Michaël Neuman & Fabrice Weissman
Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).
Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique.
1. Histoire
MSF et les débats sur la sécurité. Valorisation du danger, refus du sacrifice et logiques de professionnalisation
Michaël Neuman
Dès sa naissance, Médecins Sans Frontières a affirmé sa vocation à travailler dans des zones de guerre : la question du danger couru par ses équipes s’est ainsi posée tout au long de son histoire. Nous nous proposons ici d’examiner sous quelles formes elle s’est manifestée depuis la fondation de l’associationNotre analyse se limite à la section française de MSF.
jusqu’au tournant des années 2010, en particulier dans le cadre des discussions en conseil d’administration ainsi que dans celui des rapports annuels présentés lors des assemblées générales. Nous verrons que les débats et réflexions sur les moyens de se prémunir des dangers ont été influencés par la croissance de l’organisation, l’évolution du contexte politique, et par l’avènement d’un secteur de la « sécurité humanitaire » au sein du système de l’aide.
La période fondatrice : Les années 1970 et 1980
Valorisation du danger et refus du sacrifice
Les membres fondateurs de Médecins Sans Frontières, majoritairement marqués par leurs expériences avec la Croix-Rouge au Yémen ou au Biafra (Nigeria) dans les années 1960, sont dès les origines conscients des dangers auxquels ils s’exposeront. Il y a, dans ces premières années, une mise en scène de la confrontation au danger correspondant à une « aristocratie du risque »Bernard Kouchner, Le Malheur des autres, Odile Jacob, Paris, 1992, coll. « Points », (1re édition 1991), p. 322.. C’est cette lecture romantique que l’on retrouve dans la première charte de l’association qui stipule qu’« anonymes et bénévoles, [les Médecins Sans Frontières] n’attendent de l’exercice de leur activité aucune satisfaction personnelle ou collective. Ils mesurent les risques et périls des missions qu’ils accomplissent ».Pour un récit des origines de l’engagement des fondateurs de MSF, voir Eleanor Davey, Idealism beyond borders. The French revolutionary left and the rise of humanitarianism. 1954-1988, Cambridge University Press, Cambridge, 2015.
Dans son rapport annuel de 1976, Bernard Kouchner, faisant référence à la mission de l’association au Liban, rend ainsi « un hommage particulier aux 56 volontaires, hommes et femmes, infirmiers et médecins, chirurgiens et anesthésistes qui, au nom de Médecins Sans Frontières, connurent, volontaires quittant la quiétude française, une peur et un danger affrontés au nom de la fraternité humaine, au nom de l’action médicale ».Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1977.
En dépit du départ en 1979 de nombre des fondateurs, de Bernard Kouchner en particulier, la flamboyance, en forme d’« héroïsation », du narratif demeure ; s’y ajoute toutefois le refus du sacrifice. S’il est dit que « nous savons qu’un tribut sera à payer […] parce que rien ne se fait de grand, rien ne se bâtit, rien ne s’accomplit sans risques »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1980., l’affirmation est immédiatement suivie d’un appel à la prudence et à l’obéissance aux consignes issues des missions exploratoires. En 1981, le président en convient : « On ne nous demande pas d’héroïsme, on nous demande de faire notre travail, le mieux possible, le plus chaleureusement possible, et surtout d’en revenir. »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1981.
Les années 1980 sont pour MSF une décennie de croissance très rapide, autant pour la section française dont les recettes passent de 7,3 millions à 207 millions de francs entre 1979 et 1989, que dans son envergure internationale, puisque sont successivement créées des sections en Belgique (1980), en Suisse (1981), aux Pays-Bas (1984) et en Espagne (1986). La section française de MSF envoie en mission 600 personnes entre 1983 et 1984, soit quatre fois plus qu’au milieu de la décennie précédente.
En outre, à la fin des années 1970, l’association a commencé à travailler sous son propre drapeau. Elle s’installe dans les camps de réfugiés, puis, lorsqu’elle en a la possibilité, de l’autre côté de la frontière, dans les territoires en conflit : Afghanistan, Honduras, Salvador, Tchad, Soudan, Érythrée, Ouganda. L’exposition est bien plus importante qu’auparavant.
Dans cet environnement à risques, l’association déplore ses premiers morts : décès accidentels ou consécutifs à des maladies. Les premiers incidents de guerre sont enregistrés en 1980. Au Tchad, une équipe est prise pour cible par un tireur isolé. Un des trois médecins présents est blessé. La même année, au Zimbabwe, une voiture est mitraillée, sans qu’il y ait cette fois de blessés. En Ouganda, où l’état d’insécurité est total, « une équipe a failli être massacrée, [mais] n’a été que pillée »Médecins Sans Frontières, comité de direction collégiale, 18 juillet 1981.. Des arrestations et détentions, qui durent parfois plusieurs mois comme en Turquie en 1981, sont également à déplorerMédecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1981.. Chaque incident est considéré isolément, mais sans recul, les MSF ne s’imaginent pas établir des tendances.
Dans les années suivantes, les incidents se multiplient, sans provoquer davantage de réactions organisées de la part de l’institution. Ce que nous appellerions aujourd’hui « incidents de sécurité » inclut par exemple des équipes prises dans des bombardements aériens au Tigré éthiopien (1983), des tirs contre un avion transportant des volontaires au Mozambique (1985), des kidnappings au Tchad (de volontaires de la section belge en 1984) et en Somalie (1987), ainsi que l’ensemble des périls associés à la mission en Afghanistan (bombardements, attaques sur des convois, etc.). Des missions sont suspendues ou évacuées au Soudan, en Afghanistan, au Mozambique.
Les débuts de la mission de MSF en Ouganda, alors en proie à une famine, en 1980, illustrent en partie cette gestion locale et improvisée de la sécurité, dans un contexte très dangereux mais où l’analyse qui en est faite par MSF n’est pas politique. Les équipes sont confrontées à la criminalité, causée notamment par les trafiquants de bétail, et aux comportements imprévisibles des militaires aux barrages. C’est donc sur les routes que l’exposition est la plus grande. Les véhicules de MSF sont parfois pris pour cible. « Quand on tombait sur des coupeurs de route ou des militaires tanzaniens, on croisait les doigts. On prenait la route tôt le matin – sinon les militaires qui avaient déjà trop bu devenaient agressifs et dangereux – et en ville, on roulait vite pour éviter les embuscades », se souvient ainsi Rony Brauman, responsable de la mission aux débuts de celle-ciEntretien avec Rony Brauman, ancien responsable de la mission en Ouganda et président de MSF-France (1982-1994), 6 octobre 2014.. En 1987, l’association, confrontée à la multiplication des prises d’otages affectant les humanitaires (en Somalie notamment) et les journalistes (Liban en particulier), se demande s’il y a une « nouvelle tendanceMédecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1987.
». Mais la réponse du président est alors négative ; il n’y a pas d’évolution dans le discours de la prise de risque – et pas de dramatisation.
Toutefois, si le terme de « gestion du risque » n’est pas mentionné à l’occasion des débats, ces derniers font apparaître certaines régularités dans les pratiques de sécurité, marquées par une professionnalisation balbutiante, une forte délégation aux groupes armés, le recours à la dénonciation publique et en dernier ressort au retrait.
Volonté de professionnalisation, délégation, dénonciation, retraits
Le processus de professionnalisation entamé dès le début des années 1980 procède d’une volonté de créer une organisation structurée, dans un but d’efficacité : collecter des fonds, développer des relais dans la presse, introduire un système homogène de recueil de données et des listes de médicaments « aussi cohérentes et standardisées que possible », généraliser l’utilisation de radios, de télex, ou recourir à l’avion pour les déplacementsMédecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1984.. La fonction de « coordinateur » – qui doit être à la fois « débrouillard » et « diplomate » – émerge. Dans un contexte associatif où la bureaucratisation effraie, l’argument de la sécurité est mobilisé conjointement à celui de la qualité, car « il ne faut plus laisser des équipes nombreuses ou dispersées dans ces pays dangereux, sans contact avec la France »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1982.. Néanmoins, les moyens d’établir de tels contacts n’existent pas. Le siège de MSF est alors une toute petite structure dont les communications avec les missions de terrain sont très limitées, faute de moyens et de technologies. Peu d’informations sont disponibles sur les projets, des jours sont parfois nécessaires pour accéder à un téléphone, des lettres sont reçues et lues des semaines après avoir été envoyées, n’offrant aucune certitude sur l’état de leurs expéditeurs au moment de la réception du courrier.
En pratique, MSF délègue une large part de la gestion de la sécurité (et de la logistique) aux belligérants, qui, selon elle, doivent prendre leur part du travail de secours. En Érythrée ou en Afghanistan par exemple, les équipes traversent les frontières dans les convois de la guérilla (solution la plus évidente pour la sécurité). Cette pratique n’est pas une simple parenthèse, puisqu’en ce qui concerne l’Angola, elle se poursuivra
jusqu’au milieu des années 1990. Ces alliances de circonstance ne vont pas sans problème – la logistique ne suit pas toujours, les communications sont erratiques, les demandes financières des groupes armés parfois abusives, et la prise en charge des volontaires malades est parfois inadéquate. Mais ces difficultés ne remettent pas en cause le mode opératoire, ni sa légitimité : c’est ainsi qu’on fait les choses.
En dépit de sa croissance rapide, MSF est encore à cette époque une organisation de taille réduite dont la notoriété au-delà des frontières françaises reste limitée. Les rencontres organisées avec les groupes politiques et militaires dans les pays où MSF souhaite intervenir sont moins des moments de négociation qu’une occasion de se faire connaître. Pour renforcer leur influence et se sortir de situations périlleuses, les dirigeants de MSF parient essentiellement sur la mobilisation publique. C’est ainsi que des campagnes de dénonciation sont organisées après la détention par le pouvoir afghan prosoviétique du Dr Augoyard, médecin de l’association Aide médicale internationale (AMI) fait prisonnier le 16 janvier 1983 dans la province du Logar. Ce fut également le cas lorsqu’il s’est agi de dénoncer les bombardements, par l’armée soviétique, d’hôpitaux soutenus par des équipes étrangèresEntre 1981 et mars 1982, quatre hôpitaux MSF et deux hôpitaux AMI sont ainsi touchés.. MSF, conjointement avec l’AMI, Médecins du monde (MDM) et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), ambitionne entre 1983 et 1984 d’établir une charte pour la protection des équipes médicales. Si le projet est finalement abandonné, c’est que cette charte aurait impliqué une officialisation systématique des activités de MSF. Ce qui aurait été en contradiction avec la pratique et le souhait de l’organisation de rester officieuse dans des pays comme le Pakistan – utilisé comme base arrière de la mission afghane –, ou des régions telles que l’Érythrée et le Tigré en Éthiopie.
Enfin, la dernière modalité de réponse aux risques est le retrait. Des interruptions de programmes sont ainsi décidées, dès 1981, en Ouganda, à la suite d’incidents spécifiques, ainsi qu’en Iran en 1982, du fait d’un contexte généralisé d’insécurité et de problèmes d’accès aux populations. Ces décisions de retrait sont prises par le siège, et parfois, comme c’est le cas pour l’Ouganda en juillet 1981, contre la volonté des équipes
de terrain.
Le tournant des années 1990 : formalisation des cadres, dynamique de professionnalisation et tensions avec les pratiques
Croissance et fin de la guerre froide
La section française de MSF poursuit sa croissance. Le nombre de postes de volontaires internationaux augmentant de 275 en 1990 à 426 en 2000. Le siège prend également de l’importance, passant d’une cinquantaine à 150 employés sur la même période. MSF est également devenue une organisation internationale disposant, en 2000, de sections dans 19 pays et sa notoriété est de mieux en mieux établie. Surtout, elle se trouve confrontée, à l’instar du reste du monde, aux changements géopolitiques consécutifs à la fin de la guerre froide.
Le retrait de l’armée soviétique d’Afghanistan est pour MSF le premier signal d’un changement d’époque : « La résistance se morcelle », lit-on
dès septembre 1989Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 15 septembre 1989.. Les moudjahidin font comprendre à MSF que les choses ont changé : « Le bénéfice retiré de la présence des équipes humanitaires n’est plus assez grand pour qu’ils paient le prix d’une protection efficace des équipes […] La situation est de plus en plus complexe ; les problèmes de sécurité de plus en plus aigus sont même difficiles à penser. »
Alors que les stratégies d’alliance avec les « combattants de la liberté » se délitent, de nouveaux espaces s’ouvrent à MSF et aux humanitaires. Dans les anciens conflits bipolaires comme dans les guerres qui éclatent en Somalie, au Liberia, en ex-Yougoslavie, ou dans la région des Grands Lacs, il est désormais envisageable d’être présent de part et d’autre des lignes de front. Dans ces conditions, les pratiques d’« embedment », considérées comme un pis-aller malgré leur côté romantique, tombent progressivement en désuétude. MSF se voit contrainte d’acquérir davantage d’autonomie en matière de sécurité, dans un contexte marqué par une succession vertigineuse de crimes de masse.
MSF face à ses premiers morts du fait de la guerre
La multiplication des incidents de sécurité fait de 1988 l’« année de tous les dangers »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1989.. Et pour son président, s’ils n’ont pas fait de victimes, c’est « le résultat de la chance ». Ces craintes se révèlent exactes, puisque lors de l’assemblée générale suivante, Rony Brauman déplore la mort de deux volontaires tués lorsque leur avion a été abattu au Sud-Soudan en décembre 1989, et celle d’un troisième, assassiné en Afghanistan en avril 1990. Pour MSF, il s’agit des premiers morts du fait de la guerre. La section française met fin à ses opérations dans les deux pays.
Le conflit somalien, théâtre avec le Kurdistan d’Irak des premières interventions militaires internationales déclenchées au nom de la protection de l’assistance humanitaire, inaugure une décennie marquée par les violences de masse et l’interventionnisme onusien. Les incidents rapportés à l’occasion des conseils d’administration sont innombrables : nous n’en citerons que quelques-uns, illustrant leur variété et leur impact. « Au cours des trois derniers mois, sept personnes ont été blessées en mission : trois ont été mitraillées par un tireur isolé à Mogadiscio, quatre ont été prises sous le feu d’un hélicoptère et deux bombardiers légers au Sri Lanka », nous apprend le rapport moral de juin 1991. En octobre 1991, à Vukovar (Croatie), lors d’un convoi d’évacuation de blessés, un véhicule de MSF saute sur une mine antichar sans doute disposée intentionnellement. Quatre personnes sont blessées, dont une gravement. Au Liberia, en plus des incidents de tout genre affectant les personnes, des pillages de grande ampleur affectent l’intervention de MSF, comme celles de l’ensemble des organisations humanitaires.
Les crises en Afrique de l’Ouest et dans la région des Grands Lacs se singularisent par la nature extrême des violences contre les populations, notamment celles observées directement par les équipes au Rwanda, au Burundi et au Zaïre entre 1993 et 1997. Elles se distinguent également par l’intensité des préoccupations sécuritaires. La réunion du conseil d’administration de mai 1994 mentionne ainsi l’évacuation d’une équipe de MSF-Belgique de Butare au Rwanda, « l’hôpital ayant été vidé de ses malades, tués par les milices, les FAR [Forces armées rwandaises] et la garde présidentielle »Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 20 mai 1994., et le personnel rwandais ayant en partie été exécuté. Au cours du génocide qui se déroula entre avril et juin 1994, on estime, en l’absence de chiffres précis, à plus de 200 le nombre d’employés de MSF tués.
Puis le conflit tchétchène dans le Caucase russe provoque également son lot d’incidents, d’enlèvements contre rançons en particulier. Quatre employés internationaux de MSF, des sections belge et française, sont enlevés entre 1996 et 1997. En juin 1997, un médecin portugais est assassiné à Baidoa, en Somalie. C’est le premier mort par fait de violence parmi les volontaires internationaux depuis 1990.
La sécurité humanitaire, une préoccupation structurante du système de l’aide
Ainsi que le note Mark Duffield, le développement des opérations de MSF en zone de guerre s’inscrit dans un contexte « d’expansion de l’industrie de l’aide à tous niveaux : en termes de projection géographique, de disponibilité des financements, du nombre d’organisations impliquées ainsi que du spectre et de la complexité de leurs responsabilités »Mark Duffield, « Challenging environments: Danger, resilience and the aid industry », Security Dialogue, 43 (5), 2012, p. 475-492. Traduction de l’auteur.. Ce déploiement des acteurs de l’aide au coeur des zones de conflit augmente considérablement leur surface d’exposition. En mai 1992, un délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est tué dans une explosion en Bosnie. Au Burundi, ce sont près d’une vingtaine d’internationaux qui trouvent la mort entre 1995 et 1997. En Tchétchénie, six délégués du CICR sont assassinés froidement à proximité de Grozny en décembre 1996.
Pour les observateurs du monde de l’aide, ces événements ne relèvent plus de « l’incident isolé ». Ils sont reliés entre eux au sein d’un discours affirmant la plus grande dangerosité du monde pour les travailleurs de l’aide, expliquée notamment par les changements de nature des conflits contemporains« Security of relief workers and humanitarian space », Commission working document, European Union Commission, mai 1998.et l’affaiblissement du statut des humanitaires. Privées du cadre idéologique et stratégique de l’affrontement Est-Ouest, les guerres n’obéiraient plus qu’à des logiques de ressentiment ethnique ou religieux et de prédation économique. Leur particularité serait de cibler en priorité les populations civiles et ceux qui leur viennent en aide, estiment de nombreux acteurs humanitaires, reprenant à leur compte le discours sur les « nouvelles guerres », popularisé par Mary Kaldor et Paul CollierSur ce discours et sa critique, voir Roland Marchal, Christine Messiant, « Les guerres civiles à l’ère de la globalisation », Critique internationale, 1, 2003 (n° 18), p. 91-112..
C’est dans ce contexte que la question de la sécurité des humanitaires est mise à l’agenda des institutions internationales. Citons par exemple le communiqué final du sommet du G8 qui se tint à Denver en juin 1997, dont le paragraphe 65 exprime « de graves inquiétudes après les attaques récentes contre les réfugiés ainsi qu’à l’encontre des employés des organisations humanitaires et d’aide aux réfugiés » http://www.state.gov/www/issues/economic/summit/communique97.html. La traduction est de l’auteur.; ou la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies 52/167 concernant la sûreté et la sécurité du personnel humanitaire adoptée en 1998.
La multiplication des incidents provoque au sein du système de l’aide un véritable changement de paradigme : la Communauté européenne devient un prescripteur de pratiques en matière de gestion de sécurité. Un document de réflexion de la Commission européenne concernant la sécurité du personnel humanitaire suggère ainsi que les bailleurs exigent de leurs partenaires qu’ils démontrent leur capacité à évaluer les situations, qu’ils mènent des enquêtes concernant les incidents de sécurité, qu’ils disposent de guidelines en matière de sécurité et enfin qu’ils s’engagent à former et à briefer leur personnel « Security of relief workers and humanitarian space »..
Parmi les promoteurs d’une gestion de sécurité « nouvelle génération », Koenraad Van Brabant tient une place à part, tant cet anthropologue de formation, chercheur à l’Overseas Development Institute (ODI) à Londres, pesa sur les processus de professionnalisation de la sécurité. « Les événements récents au Rwanda, en Tchétchénie et ailleurs démontrent le réel besoin pour les organisations d’investir dans l’acquisition des compétences adéquates en matière de sécurité »Koenraad Van Brabant, « Security Guidelines : no guarantee for improved security », Humanitarian Exchange Magazine, n° 7, février 1997. Traduction de l’auteur., écrit Van Brabant, qui en cela, n’est que le précurseur d’une tendance qui s’accentuera. Car, estime-t-il, « l’évaluation du risque et la définition des comportements à même de réduire les risques sont des compétences dont peu d’employés disposent, en particulier ceux qui n’ont pas de formation militaire professionnelle ». Ibid.
Les organisations humanitaires souscrivent dans une quasi-unanimité à la nouvelle grille de lecture géopolitique de l’époque, ainsi qu’à la nécessité de repenser fondamentalement la sécurité des humanitaires Franck Schmidt, « Recommendations for improving the security of humanitarian workers », International Review of the Red Cross, n° 317, avril 1997.. Les organisations de secours recrutent leurs premiers responsables de sécurité. C’est le cas du CICR dès 1994, avec la « Stress and security unit » L’intégration du stress est tout sauf anecdotique. Elle renvoie à la place que commence à prendre au sein du secteur humanitaire la santé psychologique du personnel confronté à la violence., tandis que les initiatives des acteurs de l’aide en matière de sécurité humanitaire se multiplientInterAction’s security Advisory Group (1991), Inter-Agency Security management network (1994)…. Le marché de la sécurité humanitaire est en plein essor, développé par des militaires reconvertis dans le privé à la suite de la diminution des effectifs des armées occidentales avec la fin de la guerre froideVoir notamment Larissa Fast, Aid in Danger. The perils and promise of humanitarianism, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2014..
La formalisation des « règles d’or » et les difficultés à les respecter
Pour la première fois en 1990, le rapport annuel présenté lors de l’assemblée générale de MSF contenait une partie consacrée aux « problèmes de sécurité », « ramenés au premier plan de nos préoccupations » et qui appelaient un certain nombre de mesures : des missions plus petites (afin de limiter l’exposition), des objectifs de mission curatifs (dans la mesure où l’exposition doit être réfléchie en fonction des bénéfices médicaux qu’apportent les projets), des briefings intensifiés, des visites régulières de la part des membres du conseil d’administration. Le sentiment d’une responsabilité collective de l’association a commencé à s’affirmer, comme l’attestent le nombre et l’intensité des débats et controverses relatifs à la sécurité en Somalie pour la seule année 1991.
À la suite des attaques survenues au Sud-Soudan et en Afghanistan, la direction des opérations définit en 1990 des « règles d’or »Voir notamment Gérald Massis (dir.), « Manuel de l’administrateur/logisticien », Médecins Sans Frontières, 1990., principes généraux très éloignés de recommandations techniques et qui reprennent une partie du cadre fixé par le président la même année : comprendre le contexte, faire connaître l’action de MSF, mener en priorité des activités curatives dans les environnements dangereux, ne « jamais compter sur une immunité humanitaire ». En outre, elles réaffirment explicitement la prépondérance du siège sur le terrain en matière de décision de retrait, qui prend progressivement une signification nouvelle avec le développement des moyens de communication permettant aux responsables parisiens d’être en contact de plus en plus régulier avec les missions. En 1992, les règles d’or font l’objet d’un amendement important : elles fixent une ligne rouge selon laquelle les équipes faisant l’objet d’un ciblage spécifique devaient être retirées.
Les responsables de programme s’inquiètent d’autant plus du changement de nature de leur responsabilité qu’ils estiment régulièrement contrevenir à la règle du retrait en cas de ciblage. Ils interpellent le conseil d’administration pour faire part de leur malaise. En Somalie, le ciblage des ressources matérielles et du personnel humanitaire par les milices conduit MSF à recruter des gardes armés chargés d’assurer sa sécurité. C’est une rupture par rapport aux pratiques antérieures, afghane, érythréenne ou angolaise, la protection n’étant plus assurée par l’autorité politique de fait. Les équipes de MSF, désormais responsables de petites unités militaires, vont voir se fragiliser leur position dans les négociations avec ces employés d’un type nouveau. Les débats qui précédent et accompagnent le recours aux gardes armés sont extrêmement vifs, mais la décision de préserver la mission en Somalie, « compte tenu de son utilité pratique » et faute de « solutions alternatives » l’emporta.Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1992.
Le maintien des équipes au Burundi dans la seconde moitié des années 1990 fait également polémique. Entre 1995 et 1996, les agressions et les menaces contre les agences humanitaires s’y multiplientMédecins Sans Frontières, conseil d’administration, 24 novembre 1995.. La situation y est catastrophique, les massacres se déroulent à proximité d’équipes de MSF, frustrées de ne pas pouvoir se rendre sur place, les missions vivent au rythme des évacuations. La question de l’exposition au risque du personnel et du maintien des activités fait l’objet de nombreuses discussions au conseil d’administration. La question est ainsi posée sans précaution lors d’une réunion en juin 1996 juste après que trois délégués du CICR ont été assassinés : « Pourquoi faut-il rester alors que dix-sept étrangers ont déjà été tués ? »Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 28 juin 1996.À la question de savoir si les activités valent la peine qu’on coure des risques aussi élevés pour leur mise en oeuvre, la directrice des opérations répond qu’on prend parfois des risques quand bien même on ne soignerait pas « beaucoup de gens »Ibid.. Le directeur adjoint des opérations chargé des missions d’urgence déclare quant à lui qu’il « ne se voit pas informer quelqu’un pour le faire partir au Burundi »Ibid.. On s’interroge : pourquoi les gens sont tués ? À cause du lieu où ils se trouvaient ou parce qu’il s’agissait de personnel humanitaire ? Les débats n’offrent pas de réponses satisfaisantes à ces questions.
Deux arguments sont mis en avant par les partisans du maintien : l’importance des besoins de la population et la volonté des équipes de rester. La directrice des opérations est prise à partie par le directeur de la communication ancien responsable de programmes qui lui reproche son approche sacrificielle. Elle se heurte à son tour à plus « sacrificielle », lorsque, en visite au Burundi, elle souhaite faire sortir les équipes du Nord, contre l’avis de la chef de mission. C’est la directrice des opérations qui doit briefer elle-même les équipes en partance, « car les Ressources humaines ne voulaient plus ».Entretien avec Brigitte Vasset, ancienne directrice des opérations de MSF-France, 1er décembre 2014.
Lors du conseil d’administration de juin 1996, le président de l’association, Philippe Biberson, justifie, quant à lui, le maintien : « Tout cela répond à un réel besoin et partir ce serait abandonner les gens. » Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 28 juin 1996.Le conseil d’administration, lors d’un vote à onze voix contre quatre approuve le maintien des équipes, sous réserve qu’elles décident elles-mêmes de rester. L’option du maintien est finalement retenue, quand bien même l’association donnait parfois l’impression de conduire dans le brouillard, sous la pluie et sans phare.
Le Burundi fait ainsi voler en éclats la « règle d’or » concernant le ciblage, dont les responsables des programmes notaient depuis quelque temps le caractère inadéquat tant l’exposition était forte, en particulier dans des terrains où le personnel humanitaire était régulièrement victime d’attaques directesMédecins Sans Frontières, conseil d’administration, 30 juin 1995.. De fait, alors même que les missions de terrain étaient plongées dans de multiples situations de violence, les équipes étaient souvent maintenues, y compris dans des situations où la capacité d’extraction était nulle, comme à Kigali au Rwanda au printemps 1994 ou à Freetown en Sierra Leone à l’hiver 1998. Dans ces temps de désordres, on reste néanmoins frappé par l’intensité des discussions et l’implication des membres du conseil d’administration, dont certains étaient chargés de suivre certaines missions et qui se rendaient en visite sur le terrain (en Somalie, Yougoslavie, etc.) et partageaient leurs analyses à leur retour.
Résistance à la dynamique de professionnalisation
On pourrait attendre de la part d’une organisation qui a défini la professionnalisation comme une nécessité historiquePour une analyse, partielle, de ce mouvement de professionnalisation, on pourra se référer à Claudine Vidal et Jacques Pinel, « Les satellites de MSF », Jean-Hervé Bradol et Claudine Vidal (dir.), Innovations médicales en situations humanitaires, L’Harmattan, Paris, 2008. qu’elle fasse la part belle aux avancées techniques et bureaucratiques en matière de sécurité. D’autant que MSF est l’un des acteurs du processus de normalisation et de professionnalisation qui au sein du secteur de l’aide s’accélère sensiblement depuis les crises dans les Grands Lacs. Néanmoins, malgré la forte pression pour changer les pratiques, l’association tente d’échapper à la technicisation et à la professionnalisation de la sécurité humanitaire. En 1991, son président, Rony Brauman, insiste ainsi sur « les limites d’une réflexion globale sur la sécurité »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1991.et exprime, deux années plus tard, son scepticisme à l’égard des « constats plutôt approximatifs sur la fermeture du monde, sur un nouveau contexte international où l’action humanitaire serait de plus en plus difficile, de moins en moins acceptée »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1993.. Pour autant, MSF n’est pas épargnée par le discours sur les « nouvelles guerres ». Beaucoup partagent le constat d’un monde différent, plus dangereux, y compris pour le personnel humanitaire.
En revanche, les cadres de l’association expriment leur méfiance vis-à-vis de la dynamique de professionnalisation de la sécurité. « Après le blues de l’humanitaire, c’est la sécurité des humanitaires qui est le sujet en vogue ! Certaines organisations proposent à leurs volontaires (mais peut-on encore les appeler des volontaires ?) des formations à la sécurité – que faire quand on est pris en otage ? – par des experts en sécurité recrutés parmi les personnels retraités de l’armée. Certains préconisent ni plus ni moins que de monter, ONG et services de renseignements officiels associés, des réseaux d’information et de communication pour les zones sensibles ! »Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 1998., s’enflamme en 1998 le président Philippe Biberson, partisan du maintien d’une spécificité MSF en matière de gestion de sécurité.
Les activités d’analyse sont formalisées avec la création, en 1995, du Centre de réflexion de la Fondation MSF qui poursuit la publication des ouvrages sur les crises majeures – la série des Populations en danger – et contribue aux formations destinées
aux coordinateurs. Loin d’un stage technique, la « Semaine environnement », dont la première session se tient en 1995, est ainsi consacrée à l’analyse du contexte des acteurs – d’où son nom –, aux dynamiques politiques des conflits dont la lecture est indispensable à la gestion des opérations – et de la sécurité. Au sein du conseil d’administration est faite une place de choix à des « personnalités qualifiées », tels Jean-Christophe Rufin et le politologue Guy Hermet.
Dans le même temps, le rôle des mesures de protection et leur renforcement, comme le recours aux experts en cas de kidnapping, sont régulièrement évoquésVoir par exemple Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 11 juillet 1997 ; 30 octobre 1998 ; 29 janvier 1999.. Les procédures ne sont pas absentes de la gestion de la sécurité, bien au contraire. Les chapitres consacrés à la sécurité dans les éditions successives (1990, 1994, 2003) du guide « Aide à l’organisation d’une mission » s’étoffent. Ils évoquent le rôle de l’identification des employés et équipements, le caractère « indispensable » de la radio, comme la nécessité de « prévoir un plan d’évacuation ». Quant aux responsables de programme, ils s’alarment parfois de l’isolement croissant des équipes, ainsi que des « murs qui montent, des barbelés qui s’installent » autour des lieux d’habitation et de travail sans que le contexte semble le justifier.Entretien avec Marc Gastellu-E tchegorry, ancien responsable des missions d’urgence de MSF-France, 3 février 2015.
Face à la terreur, la tentation de l’exceptionnalisme et de la bureaucratie
La montée de la peur
Les années 2000 sont marquées par la poursuite d’une croissance importante des organisations humanitaires, tant en termes de moyens que d’ambitions à la faveur notamment de l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak et des financements humanitaires considérables qui les accompagnentFabrice Weissman, « Quelle place pour les organisations humanitaires en situation de conflit ? », L’état du monde 2015. Nouvelles guerres, La Découverte, Paris, 2014.. C’est pourtant lors de ces années de croissance que se développe le discours sur le rétrécissement de l’espace humanitaire et l’augmentation des dangers auxquels est confronté le personnel« Introduction », Claire Magone, Michaël Neuman, Fabrice Weissman, Agir à tout prix ? Négociations humanitaires, l’expérience de MSF, La Découverte, Paris, 2011.. Les attentats meurtriers contre le siège des Nations unies et celui du CICR à Bagdad en 2003 sont considérés comme emblématiques d’une augmentation sans précédent des attaques délibérées à l’encontre des travailleurs humanitaires. Les difficultés rencontrées par les organisations de secours au Moyen-Orient et au Sahel du fait de l’expansion des groupes radicaux djihadistes et de larécurrence des enlèvements contre rançons alimentent la peur. Alors que dans les années 1990 l’augmentation des attaques contre les humanitaires était associée au ciblage délibéré des civils dans les conflits, s’affirme au tournant des années 2000 un discours qui dénonce le ciblage des « humanitaires en tant que tels ».
Se construit, selon la terminologie de Larissa FastLarissa Fast, Aid in Danger. The perils and promise of humanitarianism, University of Pennsylvania Press, 2014., un récit sur l’« exceptionnalisme des humanitaires », à la fois héros et martyrs, qui s’illustre notamment par l’instauration en 2008 de la Journée mondiale de l’aide humanitaire (World Humanitarian Day), afin de rendre hommage chaque 19 août, jour de l’attentat contre les Nations unies à Bagdad, « à ceux qui font face au danger et à l’adversité pour aider les autres » Voir http://www.un.org/en/events/humanitarianday/. Le dispositif de victimisation va trouver en la statistique un allié puissant. À partir du début des années 2000, organismes d’aide et de recherche multiplient les études quantitatives sur les violences contre les travailleurs humanitaires, qui toutes concluent que l’augmentation de l’insécurité est un fait scientifiquement établi.Voir le chapitre 4, p. 105.
La gestion de la sécurité des équipes acquiert le statut de compétence sanctionnée par des formations diplômantes. L’ODI publie en 2000 un guide fondateur signé par Koenraad Van Brabant, « Operational Security Management in Violent Environments », où il décline sur près de 350 pages les bonnes pratiques en matière de sécurité humanitaireVoir le chapitre 5, p. 135.. En décembre 2004, les Nations unies instaurent le Département de la sûreté et de la sécurité (UNDSS), dont la première direction est assurée par un ancien haut responsable de Scotland Yard. Cette dynamique de professionnalisation est justifiée à la fois par l’émergence de « nouvelles menaces », mais également par la nécessité de répondre aux obligations légales qui pèsent sur les organisations humanitaires en tant qu’employeurs.
Au cours des années 2000, la section française de Médecins Sans Frontières connaît elle-même un développement soutenu. Les budgets de ses missions passent de 59 millions d’euros en 1998 à 219 millions d’euros en 2010, pour 600 postes internationaux sur le terrain, contre 400 dix ans auparavant. Le nombre d’employés nationaux sous contrat passe, quant à lui, d’environ 3 000 en 1996 à plus de 5 500 en 2012.
Ces années de croissance sont également des années de deuil et d’angoisse pour MSF, victime d’une série d’assassinats et de kidnappings. En juillet 2000, un volontaire français est enlevé en Colombie. Il restera détenu pendant six mois. En 2001, le chef de mission de MSF-Hollande en Tchétchénie est enlevé à son tour ; il est libéré quelques semaines plus tard. En août 2002, c’est au tour du chef de mission au Daguestan de la section suisse, de nationalité hollandaise, d’être kidnappéVoir le chapitre 8, p. 221.. Sa libération, au terme de presque deux années de détention, donne lieu à une controverse publique entre MSF et le gouvernement néerlandais qui poursuit l’association en justice pour exiger le remboursement de la rançon que celui-ci dit avoir versée. Entre 2004 et 2008, six expatriés sont assassinés au cours de leur mission. Cinq membres de la section hollandaise dont deux Afghans sont exécutés en juin 2004 dans la province de Badghis en Afghanistan. En 2007, c’est une logisticienne de la section française qui meurt en République centrafricaine dans une embuscade sur la route. L’année suivante, deux expatriés de la section hollandaise et un collègue somalien décèdent dans l’explosion d’un engin improvisé au passage de leur voiture à Kismayo, en Somalie.
Ces événements donnent du crédit au discours victimaire et aux statistiques sur l’aggravation de l’insécurité que MSF reprend à son compte : « Il est très important de se rappeler qu’entre 2000 et 2005, 271 travailleurs humanitaires internationaux ont été tués, […] le nombre de situations à risque, les braquages, les enlèvements ainsi que les agressions physiques dont ont été victimes nos équipes sont en hausse », déplorent en 2006 les Conseil d’administration de MSF-France et de ses « sections partenaires » (MSF-États-Unis, MSF-Australie, MSF-Japon), ces dernières s’impliquent de manière croissante dans les décisions concernant l’exécution de la mission sociale. L’internationalisation de MSF participe également à la montée des préoccupations sécuritaires. À partir de 2006, les sections « partenaires » salarient directement leurs ressortissants – jusqu’alors sous contrat avec Paris. La multiplication des employeurs signifie également la multiplication des cadres législatifs relatifs à leurs responsabilités légales (duty of care Voir le chapitre 5, encadré « À qui profite le “duty of care” », p. 153.) en matière de sécurité du personnel. Face à une pression juridique grandissante, les sections contractantes aiguisent leurs exigences.
Dans ces conditions, les débats d’assemblée générale et de conseil d’administration sont dominés par au moins trois questions : le malaise persistant créé par le décalage entre les règles instituées au début des années 1990 et les pratiques, le rôle du siège et du conseil d’administration dans l’évaluation des risques et la prise de décisions, et la légitimité du transfert de risques au personnel national ou aux nationalités moins exposées.
« Des règles d’or » obsolètes Notons que si les références aux principes contenus dans les « règles d’or » sont omniprésentes dans les débats, le terme même disparaît et n’est pas mentionné dans les discussions.?
Comment expliquer les attaques dont MSF et le CICR ont été la cible, notamment en Irak et en Afghanistan ? Pour les responsables de MSF, l’usage de la rhétorique humanitaire par les puissances occidentales, source d’une « confusion mortelle » entre ONG et forces armées étrangères, représente une source d’inquiétude. C’est en particulier le cas dans les contextes irakien et afghan et plus encore à la suite de l’assassinat de cinq membres de l’association dans la province de Badghis en Afghanistan en juin 2004, revendiqué par les talibans, qui accusent MSF « de travailler dans l’intérêt des Américains »Voir notamment Fabrice Weissman, « Militaro-Humanitaire. Une confusion mortelle », rapport annuel MSF International, 2004.. Pourtant le rapport moral de l’année 2000 nous renseigne sur la distance critique que son président, Philippe Biberson, souhaite conserver vis-à-vis d’un discours qui ferait de la « confusion des genres » la source de tous les dangers : « Si les ONG s’acoquinent aux militaires, alors elles seront logiquement considérées comme parties au conflit et prises pour cible ou interdites de séjour. […] Mais nous avons aussi des tas de situations en tête où notre sécurité dépend au contraire de l’idée qu’on se fait de nos sympathies politiques et de la quantité de gardes qui nous entourent. En réalité, et depuis la nuit des temps, ce n’est pas l’indépendance qui conditionne l’accès aux victimes, ni même la sécurité des équipes. Le plus souvent, c’est la négociation (et la logistique Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 2000.…). »
Néanmoins, ce qui semble inquiéter l’association, c’est « que les groupes extrémistes annoncent clairement que les humanitaires feront partie de leur cible » en Afghanistan et en Irak Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 24 avril 2003.. Lors du conseil d’administration qui suit l’assassinat d’un délégué du CICR en Orozgan (Afghanistan) en 2003, le président de l’association, Jean-Hervé Bradol, s’inquiète « de devoir faire des briefings où l’on doit signifier aux volontaires qui partent qu’il y a des personnes qui nous en veulent directement », ajoutant qu’« il est clair qu’entre nous, il y a dix ans, c’était une limite qui nous faisait renoncer » Ibid.. « Nous ne souhaitons pas être des martyrs de la cause humanitaire, ce serait un contresens », ajoutera-t-il quelques mois plus tard Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 29 octobre 2004..
Il s’inscrit en cela dans les traces de ses prédécesseurs et y discerne une discordance entre discours et pratique qu’il faut élucider – discordance dont on a vu qu’elle était néanmoins déjà présente dans les années 1990 Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 25 octobre 2002.. Dans la foulée de l’invasion américaine de l’Irak, alors que des débats intenses agitent l’ensemble du mouvement MSF concernant l’avenir des activités menées dans le pays, Jean-Hervé Bradol confirme : « La vérité de notre politique actuelle d’exposition aux risques est qu’elle semble assumer d’avoir des morts et des blessés graves régulièrement. » Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 24 avril 2003.Il remet d’autant plus cette dérive en cause qu’elle n’est pas justifiée par des résultats opérationnels.
Dans cette logique, c’est précisément parce qu’il juge potentiellement utile la délivrance de secours à Bagdad au moment de l’invasion américaine de l’Irak qu’il se montre favorable au maintien d’équipes. Il s’indigne que les opposants à sa position puissent le soupçonner de vouloir déployer des équipes « seulement au nom d’un idéal » : « on envoie les équipes quand on pense qu’il y a des secours concrets à apporter, ce qui est le cas dans les villes en guerre. »Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 28 mars 2003. Après les assassinats survenus à Badghis en Afghanistan, il dénonce des opérations « mal pensées et surdimensionnées ». Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 30 septembre 2004.
Faire confiance aux procédures et se méfier des hommes ?
Ces questions sont de nouveau l’occasion de réfléchir aux rôles respectifs du siège, du conseil d’administration et des volontaires de terrain dans la prise de risques. Une réunion du conseil d’administration consacrée à la Centrafrique, un peu plus d’un an après la mort d’une volontaire logisticienne, est l’occasion pour la responsable de programmes de demander aux administrateurs d’assumer collectivement les risques liés à la mission et d’appeler à leur plus grande participation aux discussions opérationnellesMédecins Sans Frontières, conseil d’administration, 29 août 2008.. L’année suivante, alors qu’il est de nouveau question de l’implication des administrations dans les discussions relatives à la sécurité, l’ancienne directrice des opérations entre 1986 et 1998 et membre de l’équipe de direction se souvient « du passage des administrateurs dans les missions comme relevant de tout ce que peut apporter un oeil neuf (mais pas inexpérimenté), qui posent des questions naïves, qui font souvent mal et qui reviennent après pour le rapporter aux autres administrateurs, pour partager, échanger avec les terrains » Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 27 février 2009.. Difficile de ne pas voir dans cette remarque une critique à peine voilée à l’égard d’administrateurs moins impliqués que ne l’étaient certains de leurs prédécesseurs dans les années 1990.
Les présidents successifs mettent tous en garde contre la place prise par les procédures et la tendance à centraliser la prise de décision au niveau du siège, au détriment du jugement des individus alors même que « la première protection est notre positionnement, notre compréhension des contextes, notre capacité à créer des relations ». De ce point de vue-là, est-il souligné, « le conseil d’administration est plutôt dans l’esprit de faire confiance à des personnes plutôt qu’à un système et à des procédures pour prendre les décisions ». Médecins Sans Frontières, rapport moral, assemblée générale, 2003.
En 2008, lors de son dernier rapport moral, Jean-Hervé Bradol distingue les responsabilités institutionnelles – assurer qu’il y ait « une certaine forme d’efficacité de l’action » et qu’« une attention particulière soit portée au détournement de nos moyens » ; poser comme limite qu’« un groupe politique, ayant de manière relativement réaliste les moyens de mettre ses menaces à exécution, annonce qu’il compte s’en prendre aux humanitaires et les assassiner » – et la décision de s’exposer, qui revient aux individus.
« Remote » et « profiling »
Dans un nombre croissant de contextes, faire « confiance aux hommes », c’est faire confiance au personnel national, à qui est de fait déléguée la gestion des activités quotidiennes, les cadres internationaux se limitant à des visites plus ou moins régulières : le « remote control », dans le jargon des organisations humanitaires. Le maintien de MSF dans des environnements tels que le Caucase russe puis la Somalie s’est ainsi fait au prix de ce mode de fonctionnement souvent perçu comme un compromis important avec son mode d’intervention traditionnel, un mode d’intervention dégradé. Le « remote control » pose la question du statut du personnel national (sont-ils des Médecins Sans Frontières comme les autres ?) et des risques spécifiques que leur engagement dans le contexte, du fait de leur proximité sociale, affective ou politique, pourrait les amener à prendre.
La mise en place du « remote control » coïncide avec une réflexion sur la place et le rôle du personnel national qui dépasse largement le cadre de la sécurité. Il s’agit en effet de la mise en place d’une politique volontariste destinée à valoriser le statut des salariés nationaux par le montant de leurs rémunérations, par l’accès à l’expatriation et aux formations mais aussi à l’associatif. Soulignons que MSF n’a recensé ses employés locaux qu’à partir de 1994 et qu’à quelques anecdotes près, il faudra encore attendre près d’une dizaine d’années pour que la question de leur sécurité fasse l’objet de l’attention de l’institution. Ces préoccupations culminent quelques années plus tard, à l’occasion d’un conseil d’administration de février 2009 où la présidente, Marie-Pierre Allié, précise : « Nous devons réfléchir aux risques pris par nos personnels et il me semble que quand nous n’avons que des personnels nationaux sur le terrain, nous n’intégrons pas suffisamment dans notre réflexion cette spécificité : leur investissement personnel vis-à-vis des populations locales peut les pousser à prendre des risques supérieurs à ce que nous souhaiterions pour eux. Nous devons veiller à ne pas sous-estimer leurs prises de risques. »Médecins Sans Frontières, conseil d’administration, 27 février 2009.L’essor des groupes islamistes radicaux – en particulier avec l’avènement des Shabaab en Somalie, ainsi que la montée en puissance d’Al-Qaida au Maghreb et dans la péninsule Arabique – contribue à intensifier les discussions sur la menace de kidnapping et le « profilage », c’est-à-dire le recrutement des volontaires en fonction de leur genre, religion, nationalité, ou couleur de peau. Ainsi, est-il expliqué, dans la mesure où il est estimé que certains profils sont moins exposés, « MSF pourrait considérer de sélectionner des expatriés “compatibles” avec la situation, notamment en “africanisant” les équipes opérant dans le Sahel » Médecins Sans Frontières, conseil d’administration conjoint, 27 janvier 2012.. Bien loin d’envisager le départ comme une option – sauf dans les situations où l’association est directement confrontée à la mort de ses volontaires internationaux, comme en Somalie et en Afghanistan –, MSF voit dans l’évolution de ses modes opératoires une réponse pragmatique destinée à assurer son maintien dans des contextes où elle est fortement exposée.
En outre, les composantes techniques et procédurales de la sécurité se développent et se centralisent. S’il est difficile de déterminer objectivement les dangers et leur aggravation, la montée de la peur, en tant que construction sociale, est en revanche un fait établi. La crainte des kidnappings en particulier pèse lourd dans l’attention que MSF porte à ce qu’elle appelle dorénavant les « contextes de haute insécurité ». Face à cela, le recours à la technique peut apparaître comme une solution rassurante. En confiant au responsable technique et logistique la responsabilité de « limiter les risques pris par les équipes, en veillant à la présence, la fiabilité et la bonne utilisation des moyens et méthodes utilisés pour la sécurité », l’édition 2003 du guide « Aide à l’organisation logistique d’une mission » témoigne d’une sectorisation et d’une technicisation grandissante de la gestion sécuritaire dans les missions. Au tournant des années 2010, la directrice des opérations reconnaît « la pression pour professionnaliser la gestion de la sécurité »Médecins Sans Frontières, conseil d’administration conjoint, 6 et 7 décembre 2013.. L’utilisation du vocabulaire issu des productions dominantes dans le secteur, telle que « l’analyse de risque » ou le triangle « acceptance, protection, dissuasion » se répand dans les missions et dans le cadre de formations internes consacrées à la sécurité qui se développent. Jusque-là rétive à la nomination d’un « référent sécurité », l’association – qui faisait figure d’exception y compris au sein du mouvement MSF – finit par céder en 2013.
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Danger, risque, sécurité et protection : des concepts au coeur de l’histoire de l’action humanitaire
Bertrand Taithe Cet article s’inspire de deux projets de recherche financés par l’Economic and Social Research Council (ESRC) : « Making Peacekeeping Data Work for the International Community » et « Charitable consumption: innovation in compassion in Britain, 1870-1912 ». Il a été présenté en 2013 à la conférence de la Humanitarian Studies Association à Istanbul, et en 2014 lors d’une conférence à MSF-France et au Congrès humanitaire de Berlin. Merci à tous les collaborateurs et collègues concernés : Roger Mac Ginty, Róisín Read, Julie-Marie Strange, Sarah Roddy, Michaël Neuman et Fabrice Weissman pour leur participation aux recherches et à la rédaction.
Les concepts de danger, de risque, de sécurité et de protection ne constituent pas de simples réalités observables. Ils ont été empruntés, forgés et réinventés pour devenir constitutifs des pratiques et de l’engagement humanitaires. Si l’on veut en saisir la portée dans les débats actuels, il convient de les replacer dans leur contexte historique. Les humanitaires ont toujours fait de leur confrontation au danger un point d’honneur (j’utilise à dessein cette terminologie issue du xixe siècle, car elle recèle les origines de nombreuses questions contemporaines). Face au danger, en situation de prise de risques, les humanitaires ont toujours veillé à leur sécurité et cherché à rendre leur travail plus sûr, souvent en associant des mesures pratiques sur le terrain à des revendications plus floues en vue d’obtenir protection pour et à travers leur travail. Pourtant, dans les situations d’extrême violence, les conditions de sécurité étaient parfois mauvaises, et les demandes de protection des humanitaires illusoires. Tant l’évaluation des risques que leur gestion – à l’origine des mesures de sécurité et d’appels à la protection – se sont révélées être pour l’historien des éléments essentiels pour se représenter et comprendre le monde dans lequel les humanitaires évoluent, et les humanitaires eux-mêmes.
Ce chapitre comprend trois parties. La première propose un bref historique des outils utilisés dans la gestion du risque et la mise en place de mesures de protection, la deuxième explore sur la durée le lien entre sécurité et protection, et la troisième, le problème dialectique que posent ces deux concepts pour les humanitaires depuis les années 1990. Il conclut par une réflexion sur la manière dont ces concepts ont influencé la notion de « terrain humanitaire » au sein même de l’action humanitaire.
Évaluation et risque
La pensée juridique et assurantielle à l’origine du concept de « risque »
C’est pour atténuer les conséquences des catastrophes et accidents industriels, en particulier les incendies, naufrages, inondations et effondrements ou explosions dans les mines que l’aide humanitaire s’est surtout déployée tout au long du xixe siècle. À maints égards, la notion de risque est étroitement liée à cette histoire. La notion d’évaluation des risques emprunte au vocabulaire juridique et assurantiel adopté au milieu du xixe siècle par les experts en sinistres et les actuaires. Leur rôle était d’anticiper les conséquences éventuelles d’une prise de risques, y compris lors d’activités dangereuses mais néanmoins assurablesAlfred H. Smee et Thomas G. Ackland, « On the assurance risk incident to professional military and naval lives; and the rates of extra premiums which should be charged for such risks. Being extracts from a joint report, made in May 1890, to the Board of Directors of the Gresham Life Assurance Society », Journal of the Institute of Actuaries (1886-1994), vol. XXX IV, n° 4, janvier 1899, p. 358-385.
. Leur principale tâche consistait à établir qui prenait le risque et dans quelle mesure l’exposition au danger pouvait s’apparenter à de la négligence. Le danger était-il évitable, et, si oui, par qui de l’employeur ou de l’employé, et sous quel délai ? La prise de risques était-elle délibérée ou inconsidérée et le résultat d’une imprudence ? Avait-on exposé des personnes au danger à leur insu ?
Ces points de droit plutôt abscons sont d’importance pour le secteur humanitaire à deux titres. Premièrement, ils indiquent que l’histoire du risque dans la société au sens large est ancrée dans celle de la réflexion politique d’ordre juridique et assurantiel (y compris les politiques de sécurité sociale). Deuxièmement, la façon dont les humanitaires et les organisations envisagent le danger s’inscrit dans l’histoire juridique des procès pour accidents et négligences criminellesRoger Cooter et Bill Luckin (dir.), Accidents in History: Injuries, Fatalities and Social Relations, Clio Medica, Amsterdam, 1997..
Il existe de nombreux exemples d’une culture du dédommagement charitable basée sur des collectes de fonds destinées à compenser la perte de victimes innocentes et aider les survivants à reconstruire leur vie. Le modèle de l’aide à la reconstruction et à la réhabilitation en temps de guerre prend son origine dans cette culture. En 1871, les quakers anglais préférèrent, à la suite des ravages de la guerre franco-prussienne, se consacrer à aider les civils à reconstruire leur vie plutôt que secourir les soldats blessés et malades (pourtant considérés alors comme les destinataires naturels de l’action humanitaireWilliam K. Sessions, They Chose the Star: Quaker relief work in France, 1870-1875, Sessions Books, York, 1991.). À l’instar d’autres travailleurs humanitaires au Royaume-Uni, ils ne s’aventuraient pas sur le terrain à la légère et, comme la plupart des sociétés caritatives et des fonds de secours, ils se fiaient aux informations rassemblées par des comptables. Ils s’appuyaient surtout sur les rapports des actuaires, une profession récemment apparue en comptabilité. Les rapports actuariels visaient spécifiquement à évaluer de manière « scientifique » les responsabilités financières dans le temps et à mesurer le risque financier afin de garantir une gestion efficace, transparente et responsable des fonds de secours levés à des fins précises. Dans ce modèle économique, le terme de « sécurité » (security en anglais signifie à la fois sécurité et biens hypothécables) faisait référence aux actifs détenus pour parer à ce risqueGraham Benjamin, David Dodd, Security Analysis, McGraw-Hill Education, New York, édition classique 1934 ; Ingvar Laurin, « An introduction into Lundberg’s theory of risk », Scandinavian Actuarial Journal, vol. 1930, n° 1, 1930, p. 84-111 ; William O. Douglas, « Vicarious Liability and Administration of Risk I », The Yale Law Journal, vol. XXXVIII, n° 5, mars 1929, p. 584-604.. Les fonds destinés à soulager les malheurs des veuves et des orphelins devaient être suffisants pour générer des dividendes ou un revenu jusqu’à la mort naturelle des bénéficiaires. Par conséquent, l’espérance de vie des bénéficiaires était considérée comme un risque pour ces fonds. Un autre risque, une sorte de « danger moral », apparut quand les fonds de secours furent jugés potentiellement trop généreux : en effet, dans les perspectives caritatives du xixe siècle, toute assistance risquait d’engendrer une dépendance, et par conséquent de créer une responsabilité illimitéeJoseph Brown, The Evils of the Unlimited Liability for Accidents of Masters and Railway Companies, Especially Since Lord Campbell’s Act: A paper read before the Social Science Association, Butterworths, 1870.. Les sociétés caritatives veillaient donc à donner assez pour suffisamment longtemps, mais sans se montrer trop généreuses. Associées aux obligations légales, ces considérations financières morales et pratiques définissaient le risque.
Les questions de sécurité financières étaient donc intimement liées aux notions de droit sur la responsabilité limitée ou illimitée. Dans le droit coutumier anglo-saxon, la codification du danger est liée à la notion de périlWilliam Colebrooke, « Negligence in Imminent Peril », The American Law Register, vol. XXX IV, 1886, p. 617-632.. À maints égards, ce terme définissait en jurisprudence le concept de danger évitable ou raisonnable, la responsabilité des individus les uns envers les autres et le degré relatif de négligence de chacune des parties impliquées dans un accident. Dans le cas d’accidents, la « doctrine » originelle de la « last clear chance » (« dernière chance évidente ») définissait la responsabilité d’une partie négligente vis-à-vis d’une autre comme étant limitée au devoir qu’a tout individu d’assister une personne en danger dans la mesure du possible (sans prendre un risque excessif) ou à sa capacité à anticiper l’accident J. S. S., « The Doctrine of Last Clear Chance in Virginia », Virginia Law Review, vol. X L, n° 5, juin 1954, p. 666-680.. L’obligation légale d’intervenir afin d’empêcher des dommages corporels fut définie par les tribunaux comme le devoir d’assistance à personne en dangerHuey B. Howerton Jr., « Tort liability for failure to assist others in peril », Mississippi Law Journal, vol. X VI, 1943, p. 379.. Ces notions juridiques (le concept français de « non-assistance à personne en danger Will D. Davis, « Doctrine of discovered peril », Baylor Law Review, vol. VI, 1953, p. 61. ») ne sont pas étrangères aux origines de l’humanitaire qui n’a fait qu’étendre ce devoir – mais non son cadre juridique – à l’échelle mondiale.
Si les notions de danger et d’obligation d’intervenir ont été posées très tôt en droit romain comme en droit coutumier, l’exposition au danger – et le cas échéant son caractère injustifié – présente une histoire bien plus complexe et polémique. Sous le terme de « doctrine humanitaireLe terme humanitaire se rattache ici à l’esprit de cette doctrine – qui s’inquiète du sort des victimes – plutôt qu’à l’action humanitaire au sens où on l’entend aujourd’hui. Cela montre néanmoins combien le concept d’humanitaire était plastique et répandu avant de devenir le monopole des organisations humanitaires ou du « droit humanitaire international ». », un nouveau concept émergea au début du xxe siècle dans le droit coutumier anglo-saxon. Il établissait que le fait de prendre des risques inutiles n’impliquait pas nécessairement une reconnaissance de responsabilité pleine et entière. En d’autres termes, lorsqu’un individu se mettait en danger du fait de sa propre négligence et que le danger lui-même avait été créé à cause de la négligence d’autres personnes (par exemple, un véhicule en mouvement ou un accident industriel), les deux actes de négligence ne s’annulaient pas l’un l’autre et la victime pouvait quand même demander réparation ou compensation. Ainsi, dans la doctrine humanitaire, la partie négligente à l’origine du danger auquel d’autres parties négligentes allaient par la suite s’exposer restait la source de l’accident. Cette doctrine signifiait que les employés ayant pris des risques ou ayant mal mesuré le danger de leur lieu de travail pouvaient tout de même se retourner contre leur employeur. Ce dernier ne pouvant prétexter de leur négligence pour excuser la sienne.
Quant à la médecine, la notion de risque y était souvent évoquée en lien avec les troubles mentaux et le danger qu’un patient pouvait présenter pour lui-même ou pour autrui, faisant de l’évaluation du risque une obligation préalable pour les internements dans des hôpitaux psychiatriques.
Les actions humanitaires de la fin du xixe siècle et la matrice humanitaire contemporaine sont le produit de ce contexte social capitaliste. La logique et la structure de ces premières interventions s’accordaient aux pratiques de leurs zélateurs.
Exposition au risque : de l’assurance à l’action humanitaire
Les fondateurs de l’action humanitaire occidentale que furent les banquiers et les juristes genevois, ou, dans l’Empire britannique, lord Sutherland et son Stafford House Committee, usaient d’un langage et d’une logique issus de leurs pratiques légales, commerciales et financièresLes archives de la Stafford House se trouvent au Staffordshire County Record Office (SCRO) dans les archives privées de Lord Sutherland. Voir Sarah Roddy, Julie Marie Strange et Bertrand Taithe, Selling Compassion, à paraître.. Ils appliquaient leurs normes professionnelles à la gestion des ressources mobilisées pour l’aide humanitaire. Les humanitaires chargés de déployer les secours médicaux en France pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, dans l’Empire ottoman lors de la guerre russo-turque en 1877-1878 et en Afrique du Sud lors de la guerre des Boers de 1899-1902 adoptaient la même prudence qu’avec leurs propres investissements. Par exemple, l’administrateur du Stafford House Committee, qui levait des fonds pour toutes sortes d’opérations humanitaires et gérait des hôpitaux de campagne durant la guerre de 1877-1878 entre la Russie et la Turquie, se montra exemplaire en termes de transparence, précision comptable et de prudence dans sa gestion.
Cela signifiait concrètement que ce comité qui, en 1877-1878, avait financé cinquante agents médicaux et vingt hôpitaux, organisé trois évacuations par train et pris en charge plus de soixante-quinze mille cas chirurgicaux, gérait prudemment ses fonds tout en évaluant la nature de son travail, la durée de ses opérations et sa stratégie de sortie conformément aux règles de la gestion du risqueStafford House Committee for the Relief of Sick and Wounded Turkish Soldiers, Report and Record of the Operations of the Stafford House Committee, Russo Turkish War, 1877-78, Spottiswoode & Co, Londres, 1879.. L’un des principaux risques pour le comité portait sur son image et la réputation du fonds. Il dut notamment réfuter les accusations de corruption que lui valut sa trop grande proximité avec des politiciens ottomansEvening Standard, 2nd September 1877 ; SCRO, réf. D593/P/26/2/7..
Cependant, à ce langage de prudence se mêlait la reconnaissance des dangers et des risques inhérents à la guerre. Ces deux attitudes étaient parfaitement compatibles car chacun savait qu’il était dangereux d’intervenir au milieu d’une guerre. Dans une certaine mesure, « péril » et « danger » appartenaient à un registre sémantique et culturel autre : ils étaient magnifiés et valorisés comme l’occasion de révéler valeur personnelle, virilité, compassion et caractère. Ce lexique du danger se retrouvait dans les récits de voyage qui souvent relataient les risques courus par les voyageurs, missionnaires et humanitaires altruistes, et leur victoire sur ces périls. L’image de l’explorateur héroïque se dressant seul face aux terribles dangers est très présente chez les grandes figures humanitaires de la fin du xixe siècle – du Dr Livingstone au général GordonVoir Max Jones, The Last Great Quest: Captain Scott’s Antarctic sacrifice, Oxford University Press, Oxford, 2004 ; Max Jones, Berny Sèbe, John Strachan, Bertrand Taithe et Peter Yeandle. « Decolonising imperial heroes: Britain and France », The Journal of Imperial and Commonwealth History, vol. X LII n° 5, 2014, p. 787-825. en passant par le plus controversé Roger Casement Andrew Porter, « Sir Roger Casement and the international humanitarian movement », The Journal of Imperial and Commonwealth History, vol. XX IX, n° 2, 2001, p. 59-74.. Au xxe siècle, l’explorateur polaire Fridtjof Nansen, incarnation des aspirations humanitaires de la Société des Nations, était lui-même un aventurier, inscrit dans cette même noble tradition d’hommes audacieux allant au-devant du danger Bruno Cabanes, The Great War and the Origins of Humanitarianism 1918-1924, Cambridge University Press, Cambridge, 2014, p. 133-188..
Cette relation entre récits de voyage, vies héroïques et action humanitaire n’a pas entièrement disparu. J’ai pu moi-même être témoin de ce respect pour les compétences du voyageur lors d’un récent entretien avec Jacques Pinel, le pionnier de la logistique chez MSF, quand il m’apprit qu’au début il recrutait essentiellement ses logisticiens parmi les « routards », dont il appréciait les valeurs de débrouillardise et d’aventureEntretien avec Jacques Pinel, 7 mars 2013..
L’importance de l’expérience de terrain, si prisée dans les cercles humanitaires, est prégnante dans les discours, non dénués parfois d’accents orientalistes, de la fin du xixe siècle. Le courage demeure, aujourd’hui encore, une vertu humanitaire très valorisée. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des récits humanitaires de cette période, tout à la gloire de leurs auteurs, soient présentés comme des « aventures R. B. MacPherson, Under the Red Crescent: or Ambulance adventures in the Russo Turkish war of 1877-78, réédition club de livres rares, 2012. Le langage de l’aventure se retrouve dans tous les écrits humanitaires, Voir par exemple Jean-Christophe Rufin, L’Aventure humanitaire, Gallimard, Paris, 1994. ». Dans la langue un peu aride des rapports et dans les récits personnels, les humanitaires insistaient lourdement sur les dangers, induisant ainsi une nouvelle économie du secours et des pratiques. Comme l’a montré Rebecca Gill Rebecca Gill, Calculating Compassion: Humanity and relief in war, Britain 1870-1914, Manchester University Press, Manchester, 2013, p. 63-65. et comme je l’ai moi-même étudié Bertrand Taithe, « Horror, abjection and compassion: From Dunant to Compassion Fatigue », New Formations, n° 62, 2007, p. 123-36., un langage de l’engagement marqué par l’émotion était compatible dans la pratique (mais non dans le discours) avec l’approche raisonnée de la compassion qu’appelait de ses voeux Henry Dunant dans son Souvenir de Solférino Jean-Henri Dunant, A Memory of Solferino, Genève, ICRC, 1862, p. 73..
Néanmoins, cette approche souffrait d’imprécision. Si dans les années 1880 il était assez bien établi par les statisticiens qu’une veuve de mineur pouvait vivre jusqu’à l’âge de 70 ans, l’estimation des probabilités de mourir du fait de la guerre relevait encore d’une science quelque peu inexacte. Le calcul du nombre précis des victimes de guerre n’était guère plus facile. Le travail de Jean-Charles Chenu, statisticien français aux origines de la Croix-Rouge française Jean-Charles Chenu, De la mortalité dans l’armée et des moyens d’économiser la vie humaine, Hachette, Paris, 1870 ; Claire Fredj, « Compter les morts de Crimée : un tournant sur l’identité professionnelle des médecins de l’armée française (1865-1882) », Histoire, économie & société, 29e année, n° 3, 2010, p. 95-108., montrait que la guerre elle-même restait une entité largement inconnue. Ainsi pour la guerre de Crimée (1853-1856). Celle-ci ayant pour théâtre (sur terre tout au moins) une péninsule accessible uniquement par voie maritime, il aurait dû être relativement facile pour les autorités de calculer le nombre de victimes dès lors que leur était connu le nombre de soldats envoyés au combat, ainsi que le nombre de ceux qui en étaient revenus. Mais il leur fallut pour cela plus de trois ans. Aujourd’hui encore, compter les victimes de guerre est source de débats et de polémiques. Même en cas de guerre ouverte, il n’est pas facile de distinguer avec exactitude ce qui résulte directement des violences de ce qui relève d’un accident, ni de distinguer les destructions volontaires des « dommages collatéraux ».
Les considérations humanitaires modifièrent la perception des risques inhérents à la guerre, qui n’apparaissaient plus simplement comme liés à l’affrontement sur le champ de bataille mais aussi, et souvent surtout, comme biologiques. Avant la Première Guerre mondiale, un travailleur humanitaire avait bien plus de chances de succomber à des maladies transmises par les soldats et les réfugiés qu’à des violences physiques. Si la littérature médicale restait le lieu privilégié de discussions sur les risques biologiques, ils constituaient un sujet d’inquiétude majeur, les balbutiements de la médecine pasteurienne n’offrant qu’une protection limitée. Les risques pris par les chirurgiens et les travailleurs de santé lors des opérations étaient extrêmement élevés (septicémie, empoisonnement du sang et autres formes de contamination croisée). Ces risques se sont à l’évidence atténués au fil du xxe siècle grâce aux nouveaux protocoles d’hygiène et de stérilisation, mais le risque de contamination lors des épidémies de typhus, de fièvre typhoïde, de choléra et de peste a perduré jusque dans les années 1940. Durant la décennie 1870, une proportion non négligeable des membres du personnel médical tombait malade dans toute intervention humanitaire d’envergure à destination de civils et de soldats. Et certains en mouraient. Ainsi, à la fin juin 1878, un tiers des trente-neuf membres du personnel médical officiant directement sous la responsabilité du directeur du Stafford House Committee, V. B. Barrington-Kennett, avaient contracté le typhus. Deux en étaient morts, aucun n’avait péri du fait de combats Stafford House Committee for the Relief of Sick and Wounded Turkish Soldiers, Report and Record of the Operations of the Stafford House Committee, Russo Turkish War, 1877-78, op. cit., p. 40. Sur la même période, sept des quarante-cinq employés du Croissant-Rouge étaient morts, et du côté de la Croix-Rouge britannique, trois sur quatorze ont été malades.. À l’aune de l’histoire, le virus Ebola et le danger qu’il représente pour les humanitaires apparaissent donc davantage comme un retour en arrière plutôt que comme l’émergence d’une nouvelle catégorie de risque.
Sécurité et protection
Un sanctuaire humanitaire inviolable ?
L’existence d’un lien entre aide médicale humanitaire et « service de secours aux blessés » en temps de guerre (que suggérait le nom d’origine de la Croix-Rouge) demande de recourir à l’histoire afin de comprendre la manière dont les concepts de « sécurité », de « danger » et de « risque » étaient convoqués et utilisés, et comment les humanitaires, qui ont toujours oeuvré sous le feu de la mitraille, se positionnaient par rapport à ces notions pour donner du sens à leurs pratiques et tenir le coup, individuellement et collectivement.
La guerre de 1870-1871 entre la France et l’Allemagne nous offre des exemples du statut de sanctuaire accordé aux hôpitaux. Cette sanctuarisation, exprimée par l’emblème de la Croix-Rouge, indiquait l’existence d’un espace de soins international au milieu des combats. L’internationalisation implicite des conflits faisait partie intégrante de l’appareil moral du dispositif genevois, et a perduré jusqu’à nos jours. Mais les exemples d’abus de ce symbole et de violations de sanctuaires abondent. En 1870, les autorités allemandes accusèrent les Français d’abuser du système en demandant, comme par exemple au Mans, la sanctuarisation des maisons particulières converties en hôpitaux de fortune (ou « ambulances », selon le terme employé au xixe siècle). Une habitation protégée par le drapeau de la Croix-Rouge ne pouvait être réquisitionnée pour le cantonnement de soldats. Devant cet abus de la convention, les Allemands refusèrent de considérer comme « ambulances » les domiciles qui n’accueillaient qu’un ou deux soldats blessés. Les autorités françaises, pour leur part, accusèrent le haut commandement allemand de bombarder les hôpitaux au mépris de la protection légale conférée par le drapeau de la Croix-Rouge Charles Duncker, Les Violations de la Convention de Genève par les Français en 1870-1871, Berlin, 1871 ; J. M. Félix Christot, Le Massacre de l’ambulance de Saône-et-Loire le 21 janvier 1871 ; rapport lu au comité médical de secours aux blessés, le 7 juillet 1871, Vingtrinier, Lyon, 1871 ; Charles Aimé Dauban, La Guerre comme la font les Prussiens, Plon, Paris, 1871 ; Bertrand Taithe, Defeated Flesh : Welfare, warfare and the making of modern France, Manchester University Press, Manchester, 1999, p. 169-73..
Pendant la guerre russo-turque de 1877-1878, d’innombrables violations de la Convention de Genève furent commises dans les hôpitaux de campagne financés par le Stafford House Committee. En janvier 1878, l’hôpital où travaillaient les Drs Beresford et Stiven à Roustchouk (devenue la ville de Roussé ou Ruse en Bulgarie) faisait l’objet de systématiques attaques au mortier :
« Nous n’avions désormais plus de doutes sur les intentions des Russes quant à notre hôpital, car les obus pleuvaient autour de nous tandis que nous nous affairions à placer les patients sous la protection du mur central dans le premier pavillon. La panique provoquée par les trois premiers obus fut si grande que tous les patients capables de marcher s’étaient enfuis à travers la plaine, recouverte à présent d’un bon mètre de neige, et tous les domestiques et les autres officiers de l’hôpital partirent à leur tour, si bien que le Dr Beresford et moi-même nous retrouvâmes bien seuls à nous occuper de quelque quatre-vingts patients et assurer leur sécurité. Nous nous acquittâmes cependant de notre tâche, et portâmes les patients dans nos bras pour les placer sur des matelas à l’abri du mur… Les Russes continuèrent à nous bombarder jusqu’au coucher du soleil. Ils avaient alors tiré entre trente et quarante obus sur notre hôpital, dont huit avaient traversé nos bâtimentsStafford House Committee for the Relief of Sick and Wounded Turkish Soldiers, Report and Record of the Operations of the Stafford House Committee, Russo Turkish War, 1877-78, op. cit., p. 50.. »
Stiven remit à la presse britannique les noms des batteries russes coupables de cette transgression (Menchikoff et Esmurda), ainsi que ceux des officiers responsables afin de les dénoncer publiquement et obtenir ainsi une forme de réparation au moins symbolique. Depuis 1870, tous les conflits regorgent d’anecdotes similaires, qui confirment le caractère vain, dans la pratique, de ces revendications de sanctuarisation ou, tout au moins, leur contestation lors d’offensives rapides R. B. MacPherson, Under the Red Crescent: or Ambulance adventures in the Russo Turkish war of 1877-78, op. cit., p. 17..
En réalité, la négociation de la neutralité et le recours à des symboles reconnaissables ont toujours été problématiques. Les félicitations adressées à l’armée japonaise pour son traitement admirable des prisonniers russes en 1904-1905 marquaient en réalité une victoire significative de la propagande de la nouvelle puissance mondialeTeresa Eden Pearce-Serocold Richardson, In Japanese Hospitals During War-time: Fifteen months with the Red Cross Society of Japan (April 1904 to July 1905), W. Blackwood and Sons, New York, 1905 ; Philip A. Towle, « Japanese treatment of prisoners in 1904-1905: Foreign officers’ reports », Military Affairs: The Journal of Military History, vol. XXXIX, n° 3, 1975, p. 115-118.. En règle générale, le respect manifeste de la neutralité humanitaire s’est toujours inscrit dans un plan stratégique plus vaste de la part des belligérants, qu’il soit fondé sur la réciprocité ou sur la nécessité pour les parties combattantes d’établir leur légitimité.
Ces outils de négociation étaient essentiels, notamment lorsque ceux-ci revendiquaient leur souveraineté en s’appuyant sur leurs responsabilités en matière de protection et d’assistance humanitaire. L’une des principales conséquences des guerres du début du xxe siècle fut l’intégration de l’aide humanitaire comme auxiliaire des structures sanitaires officielles des armées et de leurs hiérarchies. Les humanitaires portaient fréquemment des uniformes paramilitaires spécifiques et jouaient un rôle social particulier qui, bien que civil par nature, était associé au fait de soigner les blessés, de traiter correctement les prisonniers ou même, comme en Chine, de procéder aux rituels liés aux cadavres abandonnés en temps de guerre ou de désastre Caroline Reeves, « Sovereignty and the Chinese Red Cross Society: The differentiated practice of international law in Shandong, 1914-1916 », Journal of the History of International Law, vol. XIII, n° 1, 2011, p. 155-177.. En contrepartie de ces services, ils bénéficiaient, malgré leur proximité avec les militaires, de la sécurité et de la neutralité accordées au personnel médical.
Les guerres révolutionnaires et insurrectionnelles ne laissaient en revanche pas de place à de tels privilèges. Les guerres civiles regorgent d’exemples de violations de la neutralité des blessés et de remise en cause du concept de sanctuaire humanitaire. Les humanitaires eux-mêmes prenaient souvent parti, rejetant l’idée même que leur travail dût être neutre. C’est ainsi que les volontaires des ambulances de l’American Field Service qui s’étaient enrôlés dans la brigade Abraham Lincoln étaient ouvertement les auxiliaires du mouvement des Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole et donc partisans Maria del Carmen Pérez-Aguado, Eulalia Bruges, Alejandra de Leiva-Perez, Alberto de Leiva, « Medicine and nursing in the Spanish Civil War: women who served in the health services of the International Brigades (1936-1939) », Vesalius, 2010, suppl, p. 29-33.. Cependant, prendre parti ne signifie pas forcément ne pas pouvoir se réclamer de la Convention de Genève. Lors du conflit russo-turc, leurs prédécesseurs pouvaient revendiquer la neutralité de leur action (généralement en vain) en vertu de la Convention de Genève malgré le fait qu’ils ne venaient en aide qu’aux soldats et citoyens ottomans. La neutralité acquise pour les uns n’avait aucune chance d’être invoquée avec succès dans une guerre civile idéologique d’une extrême cruauté, du fait même de la nature du conflit. Dans le contexte espagnol, la prise de risques était souvent dépeinte comme indissociable de l’engagement des volontaires et comme un gage de la solidarité des forces non combattantes avec les unités combattantes.
Humanitaires et prise de risques
Si le danger et le risque affectent différemment les individus, leur impact sur les organisations est bien plus prévisible. Une organisation ne peut pas être courageuse – seuls ses membres le peuvent – et la sécurité a toujours été un souci majeur pour ceux qui ne peuvent contempler le danger que de loin. Dans les tout premiers récits héroïques mettant en scène les dangers, les organisations comme leurs responsables cherchaient déjà à négocier un passage sûr pour leur personnel humanitaire. La plupart du temps, leur protection était confiée à des tiers (jouant le rôle d’« intermédiaires » ou de « gatekeepers » – « gardiensEn anthropologie, ces termes dénotent des rôles spécifiques et des relations de pouvoir, de traduction et de médiation. ») ou au Gouvernement et aux autorités locales. Si les « qualités de courage, dévouement et endurance » Third Duke of Sutherland, préface au Report and Record of the Operations of the Stafford House Committee for the Relief of Sick and Wounded Turkish Soldiers, p. 4.demeuraient capitales, il s’agissait de les déployer dans un contexte de moindre risque.
La nature du travail humanitaire et les conditions dans lesquelles celui-ci s’exerçait, et s’exerce toujours, plaçaient souvent les volontaires face à des formes exceptionnelles de souffrances et entraînaient ainsi de nouveaux risques sur le plan personnel. La notion de risque psychologique constitua toujours une préoccupation majeure pour les humanitaires. Si la première Convention de Genève de 1864 préfigure le « tournant psychologique » de la fin du xixe siècle, le champ de bataille présentait des dangers mentaux considérables, allant de l’excès de travail à l’excès de compassion.
En effet, le premier exemple de burn-out (ou d’« épuisement au travail ») dans un contexte humanitaire est relaté par Dunant, qui le décrit encore comme la marque d’un manque de caractère d’une bonne âme par trop sentimentale, tout en reconnaissant son danger. La notion de traumatisme, qui apparaît vers la fin de l’ère victorienne et trouve son origine dans les accidents, en particulier les accidents de chemin de fer, annonce non seulement l’avènement de la médecine de catastrophe et des secours d’urgence, mais aussi celui du traitement du traumatisme mentalVoir Mark Micale et Paul Lerner (dir.), Traumatic Pasts: History, Psychiatry and Trauma in the Modern Age, 1870-1930, Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 2-27., qui partage les mêmes origines. L’exposition au risque personnel et à la souffrance d’autrui était souvent présentée comme les deux faces d’un même contexte dangereux. Journaux intimes et mémoires racontaient presque invariablement des moments d’extrême angoisse et évoquaient parfois des réseaux de soutien informels – néanmoins, il n’était jamais fait mention de processus formel de débriefing, même pour le personnel médical blessé et les prisonniers. Le terme de convalescence servait souvent à décrire le besoin de récupérer après une mission humanitaire épuisante. Cette souffrance s’exprimait généralement à travers des connotations religieuses aux résonances eschatologiques : « Nous avons traversé sans encombre cette vallée de l’ombre de la mort », écrivait dans son rapport le chirurgien de l’hôpital de Kars, site d’une victoire russe décisive mais sanglante lors de la guerre russo-turque de 1877-1878 R. B. MacPherson, Under the Red Crescent: or Ambulance adventures in the Russo Turkish war of 1877-78, op. cit., p. 119..
Tout au long des xixe et xxe siècles, cet engagement religieux ou spirituel dans des activités dangereuses – une forme d’économie de la prise de risques à la fois humble et héroïque face à des événements de plus en plus violents – domina conjointement à une vision comptable et actuaire du risque. La cohabitation de ces deux logiques apparemment contradictoires était facilitée par le caractère rudimentaire des processus bureaucratiques au sein des agences humanitaires et par l’autonomie nécessairement induite par l’éloignement du siège. Les rapports et récits rétrospectifs (y compris les lettres du terrain) attestent de la coexistence de ces deux logiques. Il est frappant de constater que le risque n’était pas quantifié et que la sécurité restait un concept flou et déflationniste. En situation de conflit, les gens étaient exposés au danger, la sécurité était relative et ceux qui vous garantissaient un passage sûr pouvaient ne plus pouvoir le faire le lendemain. L’employeur ne pouvait que s’en remettre à des tiers sans pouvoir dicter ses termes.
De plus, les accords contractuels signés avec les volontaires ne respectaient absolument pas le droit du travail. En effet, depuis la fin du xixe siècle, dans la société civile européenne, les juristes présumaient en cas d’accident que la responsabilité de l’employeur était en cause : il fallait désormais prouver que la négligence du salarié était la cause de l’accident, au lieu de simplement le supposer, comme c’était le cas par le passé. Mais cette règle ne s’appliquait pas aux bénévoles. À partir des années 1870, bon nombre d’organisations instaurèrent le versement d’un per diem, d’un salaire ou d’émoluments aux humanitaires embauchés à plein-temps. Avec ces aménagements qui relevaient davantage d’une convention informelle que du droit véritable, le bénévole était considéré comme un membre ou un associé plutôt que comme un employé de l’organisation humanitaire.
Bien sûr, ce statut d’associé était pour l’essentiel une fiction et bien des employés humanitaires ne se portaient pas volontaires pour la prise de risques. Les rapports entre l’employé mercenaire et le bénévole dans une même organisation restent souvent assez obscurs. Ainsi, le cocher d’Henry Dunant à Solférino n’avait-il pas prévu de risquer sa vie quand il a chargé son passager, pas plus que les modestes ambulanciers de Kars ne s’attendaient à être abandonnés aux mains des Russes. La culture de la prise de risques et de la confrontation au danger s’apparentait, dans une certaine mesure, à l’automythologie et à l’autoglorification : elle était davantage révélatrice de la manière dont les humanitaires racontaient leurs histoires que des réalités qu’ils rencontraient sur le terrain et des risques qu’ils faisaient prendre aux autresLes similitudes sont nombreuses avec les débuts de MSF. Voir le chapitre 2, p. 47..
Quelques années après la guerre franco-prussienne, le juriste allemand Carl Lüder publia une étude clinique de l’humanitaire qui remporta le prix Augusta du meilleur livre sur le travail humanitaire. L’ouvrage s’en prenait aux récits empreints d’autosatisfaction, et relayait des critiques cinglantes sur la pertinence et la légitimité de l’action humanitaire dans les situations de conflit M. C. Lüder, La Convention de Genève au point de vue pratique, théorique et dogmatique, E. Besold, Erlangen, 1876.. Les belligérants, lorsqu’ils gagnaient, répugnaient à s’encombrer d’humanitaires amateurs, et jugeaient leur aide peu utile quand ils étaient affaiblis Bertrand Taithe, Defeated Flesh, op. cit., p. 75-90.. Toutefois, Lüder, comme nombre de commentateurs militaires après lui, n’avait pas mesuré à quel point la nature de la guerre s’était transformée du fait de la légitimité morale des principes de Genève, et ce malgré le fait que ces derniers avaient été souvent foulés aux pieds durant la guerre elle-même. Par ailleurs, un certain nombre de récits sur la guerre franco-prussienne visaient à établir des précédents en vue de conflits à venir.
En ces débuts de l’aide internationale en situation de guerre, les récits historiques sur l’humanitaire mêlaient la promotion d’un nouvel emblème, les principes novateurs adoptés à Genève, ainsi que la valorisation du déploiement sans précédent de secours et de la nature bénévole et gratuite des services rendus. Quand le premier prix Nobel de la Paix fut décerné à Henry Dunant en 1901 André Durand, « Le premier prix Nobel de la Paix (1901) : Candidatures d’Henry Dunant, de Gustave Moynier et du Comité international de la Croix-Rouge », Revue Internationale de la Croix-Rouge/International Review of the Red Cross, vol. 83, n° 842, 2001, p. 275-285., la somme de tous ces récits héroïques – devenue dès cette époque une véritable multitude d’opuscules, de livres et de pièces de théâtre, comme The New Magdalen, de Wilkie Collins, publié en 1873 et dont l’action se déroule pendant la guerre franco-prussienne – finit par constituer le socle d’une légitimité humanitaire, expression d’une civilisation en temps de guerre. Ces récits et témoignages affirmaient l’efficacité du rôle protecteur, presque talismanique, des emblèmes humanitaires, aussi bien pour le personnel que pour les « bénéficiaires », malgré des preuves évidentes du contraire.
La dialectique sécurité-protection
Ce cadre historique brossé à grands traits permet d’éclairer le fondement des concepts de risque et de sécurité dans le milieu humanitaire aujourd’hui et montre combien ces notions sont intrinsèquement liées au mythe des origines et aux idéaux de l’action humanitaire. Ils symbolisaient le droit à la protection et ses violations. La confiance en des emblèmes pour assurer – et non simplement représenter – la protection a perduré dans un monde dominé par l’élaboration de calculs de plus en plus sophistiqués destinés à évaluer et surveiller les risques ainsi qu’à éviter les dangers. L’évaluation du risque et de la nature de la violence est à la fois le produit de calculs de probabilité et de statistiques tout en restant toujours affective.
La protection par les chiffres
La volonté statistique de quantifier le risque et l’exposition en fonction de l’échelle des violences a toujours été une préoccupation majeure de l’action humanitaire contemporaine. Les efforts actuels visant à quantifier la guerre, à l’aide par exemple de l’index d’Uppsala ou d’autres indicateurs statistiques Voir le chapitre 1, p. 15., n’ont pas grand sens « en temps réel » et prêtent rétrospectivement à controverses. Les tentatives déployées pour qualifier de génocide les guerres du Vietnam ou du Biafra ont illustré comment la dimension émotionnelle d’un discours politique pouvait prendre appui sur des éléments statistiques et justifier des décisions politiques en mêlant indignation et chiffres. Les « interventions humanitaires » prennent leur force dans cette symbiose Dans le sens anglo-saxon d’intervention militaire ou diplomatique à but expressément humanitaire, mais sans nécessairement être à l’initiative d’organisations humanitaires.. Historiquement, comme l’ont montré des historiens tels que Davide Rodogno, les interventions humanitaires puisent leurs racines dans l’engagement des puissances occidentales aux côtés des chrétiens de l’Empire ottoman. Ces origines orientalistes étaient encore prégnantes au début de la Seconde Guerre mondiale Davide Rodogno, Against Massacre: Humanitarian interventions in the Ottoman Empire, 1815-1914, Princeton University Press, Princeton, 2011 ; Alexis Heraclides et Ada Dialla, Humanitarian Intervention in the Long Nineteenth Century, Manchester University Press, Manchester, 2015.. À l’époque, on mesurait déjà, autant qu’aujourd’hui, le défi que posent les interventions humanitaires au principe de souveraineté des États. La résurgence de ces principes et pratiques à la fin de la guerre froide raviva le rêve utopique d’une action humanitaire qui soit davantage qu’un symbole et garantisse une véritable protection. Les faits nous apprennent que ce rêve échoua de manière répétée, parce que les humanitaires étaient incapables de se protéger eux-mêmes, et donc, a fortiori, de protéger les autres. De l’incapacité à protéger les populations pendant la guerre de Bosnie au massacre de travailleurs humanitaires (nationaux) au Rwanda, dans les années 1990, les exemples ne manquent pas qui illustrent l’inefficacité manifeste non seulement de la protection onusienne mais aussi de celle des emblèmes humanitaires.
Si cette capacité de protection ne fut pas à la hauteur, et de loin, des ambitions parfois attribuées à l’action humanitaire, dans l’intervalle, les inquiétudes liées à la sécurité se multiplièrent en proportion inverse. Au sein des organisations, le fait d’assimiler le danger au risque, la gestion du risque à la sécurité, et la sécurité à l’absence de danger, fit voler en éclats des catégories culturelles et linguistiques jusqu’alors distinctes. Jusqu’aux années 1990, l’évitement du risque inutile était parfaitement compatible avec la notion d’exposition au danger. James Orbinsky, ancien président du Mouvement MSF, relate dans le récit dont il est le héros un échange révélateur avec « Joni », une employée de MSF en Somalie en 1992, qui reflète certains des compromis auxquels était confrontée l’action humanitaire de cette décennie. Ayant entendu le son des mitraillettes alentour, sa collègue lui assura que le risque restait minime malgré le danger ambiant : « Si nous sommes tués, les ONG se retireront et il n’y aura plus personne pour payer le racket de la protection ou les salaires. Ils nous veulent effrayés et vivants. Tu devrais donc être effrayé et heureux, parce que ça veut dire que tu peux travailler. » James Orbinski, Le Cauchemar humanitaire, Music & Entertainment Books, Marne-la-Vallée, 2010, p. 99.
Mises en oeuvre pour évaluer et mesurer le danger, la plupart des mesures prises par les organisations depuis les années 1990 ont court-circuité cette économie de la peur et de l’héroïsme. Les compromis d’ordre économique entre les auteurs de violences et les travailleurs humanitaires restent présents, mais ne sauraient constituer le fondement de l’approche sécuritaire des employeurs. L’insécurité est devenue un concept inflationniste, à mesure que les organisations humanitaires croissaient et prenaient la pleine mesure de leurs devoirs et responsabilités en tant qu’employeurs. Graduellement, les humanitaires ont accepté les obligations légales qui allaient de pair avec l’ampleur de leurs opérations. Leur bureaucratie a engendré des politiques de ressources humaines plus en phase avec leurs budgets, resserrant de ce fait un peu plus le fossé entre la fiction du « volontariat » et leurs devoirs d’employeur. Là tout autant que sur d’autres lieux de travail, peut-être faudrait-il afficher que « les employés ont le droit de travailler sans être exposés à des menaces ou à un environnement hostile ». Avec la priorité donnée à l’évaluation des risques dans les rapports sur la sécurité, les perceptions engendrées à partir de données statistiques ont progressivement supplanté celles que l’on acquiert sur le terrain. Cette dérive semble toutefois dangereuse, puisque c’était précisément cette fiction du « volontariat » qui était la condition requise pour qu’existe « la charité sous le feu ».
Le terrain maîtrisé
Il y a un paradoxe évident à recueillir sur le terrain des statistiques relatives à la sécurité alors que, comme l’avançait la regrettée Lisa Smirl, le terrain lui-même est façonné par plusieurs filtres et frontières, visibles ou implicites : machines et espaces, incontournables 4×4, locaux façon « bunker » participent à la construction par les humanitaires de leur perception du monde Lisa Smirl, Spaces of Aid: How cars, compounds and hotels shape humanitarianism, Zed Books, London, 2015.. Ce que les humanitaires appellent le « terrain » est souvent vécu uniquement en plein jour, borné par les couvre-feux, de sorte qu’il se limite à une demi-journée dans les régions équatoriales et tropicales. De même que les vitres teintées des voitures rapides induisent une perception filtrée du monde, concevoir des programmes humanitaires intégrant dès le départ une évaluation des risques biaise la perception du terrain qu’auront les humanitaires. Depuis l’avènement dans les années 1990 de systèmes de communication rapides et abordables, le déploiement généralisé de téléphones satellites et même d’Internet, le « terrain » est devenu une notion élastique puisqu’il est partagé à travers les continents entre responsables de programme basés au siège dotés de tout un attirail sécuritaire et le personnel déployé localement. Les concepts de « remote control » et les politiques de gestion des risques identifiées par Mark Duffield sont issus de cette conviction que les événements peuvent être appréhendés et décrits aussi précisément depuis le siège que depuis le terrain : il ne s’agit plus d’une expérience vécue de première main, mais d’une gestion partagée de données Mark Duffield, « Risk-management and the fortified aid compound: everyday life in post-interventionary society », Journal of Intervention and Statebuilding, vol. IV, no 4, 2010, p. 453-474 ; Mark Duffield, « Challenging environments: Danger, resilience and the aid industry », Security Dialogue, vol. X LIII, n° 5, 2012, p. 475-492..
La production de données destinée à encoder l’expérience des équipes de terrain ne renforce le pouvoir de personne en particulierVoir le chapitre 4, p. 105 et l’encadré qui l’accompagne, p. 127.. Elle soulève en revanche de nouvelles questions liées au risque et au danger au niveau des sièges et des coordinations. La transmission verticale de l’information depuis le terrain jusqu’au siège a pour pendant la transmission, parfois en temps réel, de recommandations et de conseils en matière de sécurité. Cela se traduit fréquemment par le renforcement et l’extension des règles existantes, conformes au modus operandi inflationniste des évaluations de risque Voir le chapitre 5, p. 135..
À l’époque où la distance faisait partie intégrante de « l’aventure » humanitaire et où il fallait parfois des semaines pour acheminer une commande ou des instructions, le terrain se constituait d’une tout autre manière, essentiellement à travers une succession de petites négociations. Celles-ci garantissaient un certain degré de sécurité, grâce surtout à des « gatekeepers » sur lesquels on pouvait plus ou moins compter, et à des intermédiaires, dont chacun était soumis à l’appréciation d’équipes changeantes. La même mission pouvait être considérée comme sûre ou dangereuse par deux équipes successives, chacune ayant procédé à sa propre évaluation des risques. En réalité, ces hiatus, reflets sans surprise de la nature profondément humaine de cette activité, existent encore aujourd’hui. Mais les gardiens et les négociateurs locaux ont vu leur importance diminuée en matière de sécurité. Désormais, pour les organisations humanitaires et leurs employés, toute confiance peut s’apparenter à une forme de négligence.
Cette forme de défiance n’est pas entièrement nouvelle, bien sûr. La figure de l’intermédiaire douteux et peu fiable tirant profit de son rôle d’interface entre nouveaux arrivants opulents et autochtones hostiles remonte à l’époque coloniale. Les personnages d’escrocs et de héros populaires, à l’instar du Wangrin de Hampâté Bâ, ont au coeur de nombreux romans qui se penchent sur ce rôle d’intermédiaire dans le contexte colonial Amadou Hampâté Bâ, L’étrange destin de Wangrin ou les rogueries d’un interprète africain, Union générale d’éditions, Paris, 1973 [coll. « 10/18 », Série « La voix des autres »] ; Ralph A. Austen, « Colonialism from the Middle: African Clerks as Historical Actors and Discursive Subjects », History in Africa, vol. XXX VIII, 2011, p. 21-33.. Quand ils recrutent des employés dont le rôle est de servir de truchement à du personnel étranger de passage et profondément ignorant, les humanitaires s’inscrivent dans la droite ligne des règles de l’époque coloniale et impériale Ann Laura Stoler, « Rethinking colonial categories: European communities and the boundaries of rule », Comparative Studies in Society and History, vol. XXXI, n° 1, 1989, p. 134-161 ; Benjamin Nicholas Lawrance, Emily Lynn Osborn et Richard L. Roberts (dir.), Intermediaries, Interpreters, and Clerks: African employees in the making of colonial Africa, Madison, Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 2006..
Visant l’exhaustivité et l’objectivité scientifique, les évaluations des risques fragilisent la notion de confiance dont dépendent bon nombre de tractations humanitaires. Elles réduisent au minimum la marge de négociation, et cela d’autant plus que, transposant leurs conclusions d’un terrain à l’autre, elles impliquent un degré de suspicion toujours plus élevé.
À l’évidence, l’évolution spectaculaire décrite ici est le résultat d’une histoire. Elle reflète d’autres formes de concentration des pouvoirs dans les organisations elles-mêmes et le resserrement des chaînes hiérarchiques entraîné par l’innovation technologique. D’un côté, elle émane de la notion selon laquelle la responsabilité doit toujours impliquer la maîtrise et que la maîtrise s’obtient par une bonne gestion. Elle implique également que le devoir de diligence, ou « duty of care »Voir le chapitre 5, encadré « A qui profite le “duty of care” » p. 153., tel qu’il est inscrit dans la législation du travail, confère des droits et des devoirs écrasants à l’employeur sur le plan décisionnel tandis que, à l’inverse, l’individu n’est ni responsable ni prudent. Cette perte d’autonomie ne se limite pas au secteur humanitaire et tend à se répandre dans les sociétés occidentales. Cette maîtrise et la responsabilité qui en découle rappellent les fictions de bravoure et d’audace d’antan qui supposaient, elles aussi, une mécanique bien huilée. Face à cette machinerie bureaucratique de la sécurisation, les humanitaires créent de la solidarité dans leur travail sur le terrain par de petits actes de résistance. La désobéissance y est souvent érigée en point d’honneur. Les menues transgressions deviennent le quotidien du terrain et compensent un peu le manque d’espace opérationnel et personnel, tout en mettant chaque jour en lumière la vacuité du caractère excessif de la mise en scène des dangers.
Dans le contexte humanitaire, la tendance à une sécurisation extrême fondée sur les scénarios du pire et les plans de contingence de tous ordres conforte les critiques adressées à l’action humanitaire, qui émanent en l’occurrence souvent du secteur de l’aide lui-même. Depuis les années 1980, ces critiques accusent les ONG d’être nombrilistes et de servir leurs propres intérêts. Une bonne partie de la production littéraire humanitaire de nature critiqueNotamment Kenneth Cain, Heidi Postlewait, Andrew Thomson, Emergency Sex and Other Desperate Measures¸ Ebury press, Londres, 2005., étudiée par Lisa Smirl et d’autres, explorait notamment la façon dont les ONG abritent des employés irresponsables et infantilisés. Selon ce discours, les humanitaires sont surprotégés et, pourtant, en raison de leur impuissance et de leur manque d’expertise « véritable », ils sont exposés aux conséquences traumatisantes de leur activité. Cette analyse est certes circulaire et narcissique, mais elle s’écoule en un flot ininterrompu d’autocritiques et de doutes qui entament inexorablement la légitimité de l’action humanitaire.
Loin d’être la marque d’une plus grande professionnalisation du terrain, l’approche sécuritaire qui tend à dominer aboutit à une érosion progressive du sentiment d’autonomie et du sens des responsabilités chez les travailleurs humanitaires. Elle entérine aussi le fait que les ONG humanitaires, à l’instar des grandes multinationales, ne font pas suffisamment confiance à leurs équipes de terrain pour mener d’indispensables négociations. Si la hiérarchie assume la charge de la responsabilité morale et du devoir de protection, l’autonomie ne saurait, dès lors, être laissée aux échelons inférieurs de l’organisation.
Conclusion
Depuis 1864, l’action humanitaire moderne n’a cessé de produire des évaluations des besoins et des risques. Ce travail a toujours été encadré par une réflexion sur l’exposition au danger et les problèmes de sécurité. Un certain nombre de présupposés relatifs au risque, au bénévolat et au danger ont permis aux agents humanitaires et aux ONG de fonctionner. Leurs emblèmes incarnaient cette volonté d’oeuvrer sous la bannière protectrice du droit, tout en étant le plus souvent insuffisants pour garantir une protection à eux seuls. Ce qui permettait aux humanitaires de travailler en situation d’extrême violence était un mélange de mythes sur le courage, le caractère et l’aventure, associés aux négociations qui constituent le socle de toute gestion prudente du risque. Le passage à une ère « post-héroïque » a profondément modifié les relations entre humanitaires. L’équilibre entre l’autonomie individuelle et la responsabilité collective, entre le fait de se porter volontaire et d’exposer les personnels au danger, a toujours été délicat. Cet équilibre a basculé vers la responsabilité morale et le devoir de protection, avec l’apparition de processus décisionnels bureaucratiques (désormais préférés aux bureaucraties elles-mêmes, élément ayant de tout temps été nécessaire et utile au fonctionnement des organisations humanitaires).
L’étude de la culture spécifique à chaque ONG permettrait sans nul doute de nuancer l’argument présenté ici de façon sommaire ; l’article de Michaël Neuman retrace beaucoup plus précisément l’évolution de la perception du risque et de la gestion de la sécurité au sein de MSFVoir le chapitre 2, p. 47.. Dans une perspective historique plus large, la documentation des violences à l’encontre des humanitaires s’inscrivait dans la logique héroïque du volontariat et du sacrifice possible. Elle convoquait le spectre du droit humanitaire international, mais ce cadre juridique n’apportait pas plus de protection ou de garanties que l’adoption d’une posture héroïque. Alors qu’une logique « humanitaire » justifie bien des interventions militaires et diplomatiques sur la grande scène internationaleIntervention au Liban de la flotte franco-britannique en réponse au massacre de Maronites libanais par les Druzes. Istvan Pogany, « Humanitarian intervention in international law: the French intervention in Syria re-examined », International and Comparative Law Quarterly, vol. XXXV, n° 1, 1986, p. 182-190., les humanitaires, eux, sont restés liés aux négociations de proximité qui seules permettent de définir la durée et la nature de leur intervention, ou de leur « terrain » pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui. L’idée d’un ordre mondial fondé sur la protection a écarté ces considérations pour privilégier les processus sécuritaires, étayés par une collecte de données qui n’alimente pas nécessairement des outils de planification mais conduit à recueillir toujours plus de données Voir le chapitre 4, p. 105.. Une vision de la sécurité fondée sur des chiffres et des prescriptions comportementales qui ont toujours fait partie du paysage de l’aide humanitaire, mais qui semblent désormais exister pour eux-mêmes.
Traduit de l’anglais
par Eve Dayre et Michaël Neuman
Période
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