Deux femmes responsables de matériel MSF en Iran
Analyse

MSF face aux dilemmes des enlèvements

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique. 

Le 31 janvier s’est tenu à Sciences Po un colloque en soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal, tous les deux chercheurs au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), arrêtés en Iran le 5 juin 2019. Roland Marchal a été libéré le 20 mars 2020 en échange de la libération d’un ingénieur iranien détenu en France. Fariba Adelkhah a été condamnée le 6 mai 2020 à 6 ans de réclusion pour « propagande contre le système politique de la République islamique et collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale ». La chercheuse a refusé une libération conditionnelle contre l'arrêt de ses recherches. Le blog de son Comité de soutien est consultable ici

Le colloque du 31 janvier a réuni diplomates, journalistes, humanitaires et chercheurs, dans le but de « nourrir la réflexion sur les prisonniers et les otages, d’un point de vue politique, juridique et éthique ». Fabrice Weissman y présentait l’expérience de Médecins Sans Frontières face aux enlèvements.  
 

Les affaires

Les enlèvements sont l’un des risques les plus lourds encourus par les équipes travaillant pour des associations humanitaires. Ils sont paradoxalement plus redoutés que les homicides, du fait de leur étalement dans le temps. Les circonstances des enlèvements et de leur résolution sont pourtant peu connues du grand public et de l’immense majorité des travailleurs humanitaires en raison du secret entretenu à leur sujet par les organisations qui y sont mêlées.

Depuis 1980, MSF a recensé une centaine de cas de détention arbitraire par des autorités étatiques (51 cas) ou d’enlèvement par des groupes politiques ou criminels (64 cas), dont la moitié touchant du personnel international. 

Jusqu’à la guerre de Tchétchénie, au milieu des années 1990, la grande majorité des enlèvements, pour angoissants qu’ils soient, n’excédaient pas quelques jours, quelques semaines au plus. Ils étaient pour la plupart liés à des manœuvres d’intimidation de la part de gouvernements hostiles à notre présence, à la volonté de certains mouvements armés de se faire connaître ou de prendre des gages lors de pics de tensions politiques ou militaires. 

La Tchétchénie inaugure, pour MSF, l’ère des enlèvements de longue durée, souvent associés à des mauvais traitements et des négociations longues et difficiles pour obtenir le retour sain et sauf des captifs. Durant les deux guerres de Tchétchénie, MSF subit une quinzaine d’enlèvements dont quatre de très longue durée. 

L’enlèvement de Christophe André en Ingouchie en 1997 et son évasion au bout de 111 jours de captivité est l’une des affaires les moins secrètes. La bande dessinée réalisée par Guy Delisle à son sujet (Guy Delisle, S'Enfuir : Récit d'un otage, Dargaud, 2016)donne un aperçu glaçant de la condition d’otage, de la déshumanisation liée à la réduction à l’état de marchandise et des stratégies développées par Christophe André pour résister psychiquement jusqu’à son évasion. L’enlèvement d’Arjan Erkel en 2002 alors qu’il était chef de mission de MSF Suisse au Daghestan, petite république du Caucase russe, est un autre évènement marquant pour MSF. Il sera détenu pendant 610 jours et libéré à la suite d’une campagne d’opinion mettant en cause les parlementaires russes et la diplomatie hollandaise pour leur responsabilité directe et indirecte dans la non-résolution de l’affaire. Cette campagne a soulevé de nombreuses controverses au sein de MSF ainsi que des tensions avec la famille d’Arjan Erkel et le gouvernement hollandais hostile à cette stratégie médiatique. 

À l’issue de la libération d’Arjan Erkel, le gouvernement hollandais a poursuivi MSF devant une juridiction commerciale suisse pour réclamer le remboursement de la rançon qu’il disait avoir versé en notre nom. De manière pour le moins étonnante, la justice commerciale suisse s’est déclarée compétente pour traiter cette affaire de trafic d’être humain et a fini par condamner MSF à rembourser la moitié de la rançon.
La Tchétchénie a été aussi pour MSF la découverte éprouvante du « théâtre d’ombres des kidnappings » : l’impossibilité de savoir qui tire les ficelles, les relations étroites et parfois symbiotiques entre services de sécurité et criminalité organisée. À cet égard, il est difficile de tracer une frontière nette entre « enlèvements crapuleux » et « enlèvements politiques ». L’enlèvement d’Arjan Erkel a été réglé par une transaction commerciale. Pourtant il s’apparente à un acte de répression politique des autorités russes à l’encontre des organisations humanitaires qui mettaient en cause la brutalité de la politique contre-insurrectionnelle du Kremlin. Le FSB, le service de sécurité russe successeur du KGB, a été présent à toutes les étapes de l’affaire : de l’enlèvement proprement dit auquel deux agents qui filaient Arjan ont assisté sans réagir (prétextant qu’ils n’étaient pas armés), à la libération qui fut négociée par une association de vétérans du FSB. 

L’affaire Erkel nous a également montré que la protection consulaire (la responsabilité d’un État dans la défense et la protection de ses ressortissants à l’étranger) avait une géométrie variable en fonction des intérêts nationaux. En l’occurrence, le gouvernement hollandais était beaucoup plus soucieux de préserver ses relations et ses intérêts stratégiques et commerciaux avec la Russie que de défendre son concitoyen kidnappé.

Depuis la Tchétchénie, MSF a subi d’autres enlèvements de longue durée notamment en Colombie où un employé fut enlevé en 2000 par la guérilla de l’ELN pendant 6 mois et libéré sans condition grâce à des pressions des FARC et du Venezuela. En 2011, deux collègues de MSF Espagne ont été enlevées au Nord Kenya et détenues en Somalie pendant près de deux ans dans des conditions extrêmement éprouvantes, qui se sont durcies à l’issue d’une tentative d’évasion ratée. En République démocratique du Congo en 2013, 4 employés de nationalité congolaise de MSF France ont été enlevés lors d’une attaque du groupe ADF sur la ville de Kamongo. L’une des victimes a réussi à s’échapper après 413 jours de détention, à la faveur d’une offensive des Forces armées de RDC. Nous sommes toujours sans nouvelles des 3 autres. L’un des membres de la cellule de crise MSF, également congolais, a été condamné à 10 ans de prison pour atteinte à la sécurité nationale en lien avec ses activités pour entrer en contact avec les ravisseurs – ce qui illustre une partie des dangers qui pèsent sur les négociateurs dans ce type d’affaires. En Syrie en janvier 2014, 5 expatriés de MSF Belgique ont été enlevés par l’État islamique. Détenus dans des conditions effroyables en compagnie des autres otages occidentaux, les deux derniers otages (les hommes) furent libérés au bout de 132 jours. Une partie de leurs codétenus furent tués par leurs ravisseurs, d’autres par les forces de la coalition internationale, notamment Kayla Mueller jeune humanitaire américaine, enlevée alors qu’elle était dans une voiture MSF qui la reconduisait à un arrêt de bus, et vraisemblablement tuée dans un bombardement de l’aviation américaine. Ces derniers événements tragiques ont été à l’origine de déchirements au sein de notre association, entre partisans d’une omerta totale sur ces affaires et partisans d’une transparence minimale sur les violences et tentatives d’extorsions pratiquées à l’encontre de nos équipes par l’État islamique. 

Plus récemment, en 2018, 4 membres de MSF ont été arrêtés par une milice au Kurdistan syrien et transféré dans les prisons syriennes à Damas d’où ils sont sortis après 169 jours de détention à l’issue de tractations secrètes. 

Comment MSF fait face à ces situations ? 

Face à un kidnapping, plusieurs institutions ou entités ont, à des degrés divers, la responsabilité de porter secours aux otages : autorités locales, gouvernements, familles, employeurs. Dans notre expérience, les familles sont le plus souvent démunies ; elles n’ont pas les moyens logistiques, humains, financiers de mener les efforts nécessaires pour obtenir la libération de leurs proches. La priorité des autorités locales et des gouvernements étrangers est rarement d’obtenir la libération saine et sauve des otages. D’autres enjeux de sécurité intérieure, nationale ou de politique étrangère entrent en ligne de compte (comme illustrée par l’affaire Erkel). 

Le plus souvent, MSF fait donc le choix de prendre la tête des opérations. Nous devons alors rendre des comptes aux familles et aux États des actions entreprises. Il arrive, parfois, que nous estimions d’autres institutions mieux placées que nous pour obtenir la libération de nos collègues : la famille (ce fut le cas au Pakistan par exemple lors de l’enlèvement d’un membre du personnel appartenant à une famille très influente), l’État, l’Eglise (en 1998 en Sierra Léone, une équipe enlevée par la rébellion de RUF avec une dizaine de religieux a été relâchée suite à la médiation d’un évêque), etc. 

La façon dont nous nous organisons pour gérer ces affaires n’est pas fondamentalement différente de celle que nous employons pour gérer des opérations d’urgence : création d’une cellule de crise au siège avec des antennes sur le terrain réunissant différents spécialistes (connaisseurs du contexte, personnes ayant l’expérience de situations similaires, chargés de communication, chargé de ressources humaines, etc.). En revanche, ce dispositif a une mission singulière : obtenir la libération de nos collègues sains et saufs. A la différence d’autres institutions, nous essayons de placer l’intérêt des otages au-dessus de toute autre considération. Ainsi, nous ne faisons pas de la préservation de nos activités dans le pays un objectif prioritaire. 

Le dilemme du paiement d’une rançon

Porter secours à des collègues enlevés et séquestrés conduit à entretenir des relations avec des criminels et à suivre certaines de leurs consignes. Parmi les questions qui se posent à la cellule de crise et à la direction des ONG : faut-il céder à une demande de rançon ? 

Le paiement d’une rançon pose un certain nombre de problèmes et de risques. Un problème éthique tout d’abord, puisque que cela revient à détourner de l’argent destiné aux victimes au profit de groupes criminels souvent à l’origine de violences envers les populations que nous cherchons à aider. 

Le versement de rançon pose également un risque légal et d’image au sens où ces transferts de fonds peuvent être assimilés à un soutien matériel à des groupes déclarés « terroristes » ou « criminels » par certains États qui pourraient entamer des poursuites pénales à notre encontre. Mais ce risque est avant tout théorique. À ma connaissance, aucun gouvernement n’a encore poursuivi une ONG pour avoir versé de l’argent en échange de la vie de l’un ou l’une de ses employé(e)s. Les seules poursuites engagées contre MSF ont visé à obtenir le remboursement de la rançon que le gouvernement hollandais dit avoir payé dans l’affaire Erkel. Il existe de fait une certaine tolérance des gouvernements, à condition de rester discret. En France et en Colombie, les juridictions estiment que le caractère pénal du paiement de rançon est annulé par l’état de contrainte et de nécessité dans lequel se trouve par exemple une famille cherchant à sauver la vie d’un de ses membres. La crainte de poursuites demeure néanmoins très forte parmi les ONG, notamment celles qui dépendent des bailleurs de fonds pour leur financement.

Le dernier risque est opérationnel : la "sagesse populaire" de notre milieu, qui n’est pas complètement dénué de fondements, affirme que payer une rançon augmente le risque de kidnappings futurs. Les preneurs d’otage seront d’autant plus enclins à réitérer leurs méfaits que le crime paie – et qu’il paie bien. Sur la base de ce raisonnement, certaines organisations ou gouvernements ont pour politique de ne jamais négocier ou en tout cas de ne jamais payer, espérant que cela finira par dissuader les organisations politico-criminelles de s’en prendre à leurs employés ou à leurs ressortissants. Cette hypothèse est pourtant démentie par les faits. Les quelques études réalisées sur les enlèvements par des organisations djihadistes au Sahel et au Moyen-Orient montrent que les ressortissants de pays ayant pour politique de ne pas négocier ne sont pas moins visés que les autres. En revanche les chances de survie des otages sont beaucoup plus faibles. Ceux qui ne peuvent être marchandés sont exécutés de manière à servir la stratégie de terreur des groupes qui les détiennent. 

Le problème éthique et les risques légaux et opérationnels expliquent que MSF privilégie le règlement des enlèvements par des pressions politiques, contrairement aux conseils des compagnies de sécurité privées auxquelles de nombreuses organisations recourent dans des situations de prise d’otage et qui privilégient une transaction commerciale, plus simples selon elles à gérer. Mais lorsqu’on se retrouve dans une impasse et que la transaction commerciale devient l’unique issue, nous nous y résolvons si c’est la seule manière de libérer en vie nos collègues. L’existence d’éventuelles contreparties financières (ou autres) ne fait pas l’objet de publicité, de façon à ne pas provoquer les États qui condamnent officiellement ces pratiques et à préserver, pour d’autres groupes susceptibles de s’en prendre à nos collègues, une certaine incertitude sur nos façons d’agir. 

Le dilemme de la transparence 

La norme dans les milieux humanitaires et sécuritaires est de garder le silence absolu sur toute affaire d’enlèvement. La communication publique est présentée comme un danger majeur : pendant les affaires en cours, elle risquerait de faire monter les enchères et de faire durer les négociations. Une fois les affaires résolues, elle exposerait l’employeur (ou le négociateur) à des risques légaux, d’image et de sécurité. 

Ce n’est pas l’expérience de la section française de MSF. Pour régler les affaires en cours, la communication peut parfois s’avérer un élément clef : faire monter les enchères, c’est aussi encourager les ravisseurs à garder les otages en vie et faire pression sur les Etats, les autorités susceptibles de favoriser leur libération. C’est ce que fait aujourd’hui le CERI pour Roland Marchal et Fariba Adelkhah. Il n’y a pas de règle générale. Dans certaines circonstances, à certains moments, le silence sur les affaires en cours semble la meilleure attitude. A d’autres moments, dans d’autres circonstances, le passage par les médias, la politisation, peut-être une ressource capitale. 

Une fois nos collègues libérés, un minimum de transparence s’impose. L’analyse que nous faisons au Crash c’est que nous ne viendrons pas à bout des kidnappings par une politique de refus de négocier systématique, ni en cachant l’existence d’éventuelles transactions. Pour limiter les enlèvements, il faut commencer par limiter notre exposition au risque, ce qui suppose d’être informé de la fréquence des kidnappings dans un territoire donné. Cette information est aussi nécessaire pour permettre aux volontaires qui partent en mission de faire un choix éclairé sur les risques qu’ils sont prêts à prendre. Sans se faire trop d’illusions, on peut également espérer lutter contre les enlèvements en augmentant leur coût social et politique : il s’agit d’en faire un problème pour les groupes qui le pratiquent ou les autorités qui le tolèrent – et donc commencer par reconnaître l’existence de ces enlèvements. Enfin, les organisations humanitaires lutteront d’autant mieux contre ces pratiques de marchandisation odieuse que nous serons en mesure de partager les expériences sur les meilleurs moyens de se prémunir et de gérer ce type d’affaires.  

Tout ceci requiert un minimum de transparence. Mais ce n’est pas gagné tant la peur et l’angoisse poursuivent les organisations humanitaires bien après la libération de leurs collègues. 
 

Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « MSF face aux dilemmes des enlèvements », 18 septembre 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/msf-face-aux-dilemmes-des-enlevements

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