Djibo Camp - Burkina Fasso
Entretien

De la difficulté d'intervenir au Sahel

Hamadoun
Dicko

Chargé des questions d'accès au Sahel pour MSF.

Après une série de coups d’Etat survenus ces dernières années au Niger, au Mali ou encore au Burkina Faso, la région du Sahel est en pleine redéfinition. Dans un contexte d’insécurité élevé, quelles sont les possibilités d’accéder aux populations ? Quelles sont les conditions dans lesquelles nos équipes interviennent et peut-on en faire plus ? Cet entretien avec Hamadoun Dicko, chargé des questions d'accès au Sahel pour MSF, a été initialement publié sur le site de l'association de MSF-France.

Peux-tu d’abord nous rappeler le contexte dans lequel on intervient aujourd’hui au Sahel ?

En février 2023, deux de nos collègues burkinabés ont été tués par des groupes armés djihadistes qui ont par la suite reconnu leur erreur et se sont excusés. De leur côté, les autorités du Burkina Faso ont récemment emprisonné un de nos collègues pendant 56 jours au cours desquels il a été maltraité. C’est dans un tel contexte que nous travaillons aujourd’hui, et dans une région du Sahel où les massacres ont lieu des deux côtés et où les coups d’Etat se succèdent. Le Burkina Faso, le Niger et le Mali ont ainsi connu un ou plusieurs putschs au cours des dernières années. Ces reconfigurations politiques ont vu l’émergence de pouvoirs très militarisés et rétifs aux interventions humanitaires dans les zones rurales contrôlées par les groupes djihadistes (essentiellement le JNIM - groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans, et l’Etat Islamique au Sahel). Résultat : nous sommes aujourd’hui confrontés à des entraves opérationnelles qui nous conduisent à travailler dans les villes, et où il nous est beaucoup plus difficile d’intervenir en zones rurales. Si on réussit à négocier avec les groupes armés pour se déployer (du moins en théorie), on se heurte à la résistance des autorités qui accusent la population des zones rurales d’être complice du terrorisme. Au Niger où l’intolérance est la plus forte, on a d’ailleurs assisté à la création de zones militaires interdites aux humanitaires ou à l’imposition d’escortes armées, au risque d’être victime de dommages collatéraux en cas d’attaque de ces escortes ou d’être perçus comme partisans d’un camp. Mais ce qui est commun aux trois Etats, c’est qu’ils sont tous dirigés par des militaires dans une période de transition sans cesse prolongée. Il semble que pour ces nouveaux dirigeants, les coups d’Etat ont été faits pour entreprendre une sorte de révolution.

Comment se traduisent ces changements ?

Au Burkina Faso par exemple, la période de transition initialement prévue pour deux ans vient d’être renouvelée pour cinq ans, au terme desquels les autorités de transition seront rééligibles. Et c’est le même scénario qui se dessine au Mali. Ces Etats prennent leur temps, au prétexte de vouloir reconquérir des territoires perdus, de mettre en place des réformes institutionnelles et structurelles dans la durée et d’« africaniser » leur constitution qu’ils estiment héritée de la colonisation et non adaptée. Les autorités refusent ainsi la limitation des mandats prévus par la constitution ou remettent en cause la Déclaration universelle des droits de l’homme promue par les institutions occidentales. Elles révisent également leur diplomatie. Pour ces nouveaux pouvoirs, l’impérialisme et les occidentaux sont la cause fondamentale de l’insécurité. Il faut donc changer toutes les habitudes pour retrouver la stabilité. On parle désormais de partenariats russes, turcs ou chinois au détriment de pays comme la France ou les Etats-Unis qui sont mis à l’écart. Les militaires renouvellent par ailleurs leur discours. Parce qu’elles sont en partie responsables des précédentes destitutions, les promesses non tenues de rétablissement rapide de la sécurité laissent la place à des déclarations visant à imposer l’acceptation de l’insécurité dans la durée. Les autorités ont décidé par exemple de ne pas organiser d’élections tant que l’ensemble du territoire n’est pas sous contrôle. Elles tentent également de réorienter l’attention des citoyens vers d’autres indicateurs de mesure de bonne gouvernance (capacité à s’opposer aux occidentaux, amélioration de l’équipement de l’armée, sortie de la CEDEAO, etc.) et réduisent les espaces d’expression publique (interdiction des activités politiques et de la société civile, presse internationale souvent chassée, presse nationale sous pression, etc.).

Quelles sont les raisons pour lesquelles les groupes armés investissent les zones rurales ?

Au Mali par exemple, des grandes villes du nord comme Tombouctou, Kidal ou encore Gao étaient passées en 2012 sous le contrôle de groupes djihadistes alliés à des rebelles touaregs. Mais avec l’intervention des forces françaises en 2013, on a assisté à une forme de débâcle. Retenant la leçon, les groupes armés se tournent désormais vers les zones rurales qu’ils arrivent à mieux contrôler et préfèrent encercler les villes plutôt que de les tenir. Ils contrôlent l’approvisionnement des zones urbaines et imposent un blocus. Les axes routiers sont minés, les convois militaires sont attaqués, etc. Ils essaient ainsi d’asphyxier les villes, d’autant qu’il leur est plus facile de se disperser et d’échapper aux attaques aériennes en zone rurale.

Dans ce rapport de force, on assiste à une sorte de polarisation : des populations urbaines résidant dans les villes défendues par l’Etat, et des populations rurales ou plus nomades qui négocient leur sécurité avec les groupes armés, quitte à s’enrôler ou à leur payer une taxe pour continuer de pouvoir cultiver, d’avoir accès aux pâturages et donc à des moyens de subsistance. En quelque sorte, chacun à tendance à devenir ce que le contexte l’oblige à être : quelles que soient tes convictions, soit tu habites en zone rurale et tu soutiens les groupes djihadistes, soit tu es citadin et tu soutiens l’Etat.

Quelles sont les répercussions sur les populations ?

En conséquence de cette stratégie, les massacres se multiplient à l’encontre d’une population rurale suspecte de complicité avec les mouvements d’insurrection, ce qui nourrit encore plus le conflit. Mais les massacres ont aussi lieu du côté djihadiste, de la part du JNIM mais surtout de l’Etat islamique, suivant cette même accusation de complicité avec l’adversaire. Leurs actions compliquent également le travail des ONG et la traversée des zones rurales pour rejoindre les villes sous blocus : en dépit des possibilités de négociation, le risque pour les humanitaires est réel, et l’assassinat de nos deux collègues dans la Boucle du Mouhoun au Burkina Faso en témoigne.

Avant la mise en place du blocus de zones urbaines, les djihadistes font par ailleurs pression pour pousser les villageois à rejoindre les villes, où existent par la suite de sérieuses difficultés d’accès aux soins et aux produits de première nécessité. Quant aux zones rurales, les structures de soins y sont rudimentaires et la plupart des patients doivent être référés en ville pour être correctement pris en charge. Et si les groupes djihadistes font généralement preuve de tolérance envers le maintien de ces structures de santé gérées par l’Etat, les soignants ne se sentent pas forcément très à l’aise avec l’idée d’y rester, d’autant qu’il n’est pas facile d’être approvisionné ou de référer les patients en raison des problèmes de mobilité. De surcroît, les autorités gouvernementales ne sont pas favorables à l’assistance destinée aux populations des zones rurales, arguant qu’un tel soutien revient à soutenir les groupes djihadistes. Au Burkina Faso, elles font toutefois pression sur certaines populations rurales qui se sont réfugiées en ville pour les forcer à retourner dans leur région d’origine, et encouragent par la même occasion les acteurs de l’aide à y fournir des services. Ce qui pose à la fois le problème de notre latitude d’action, de notre capacité à faire valoir l’impartialité des secours et du risque d’être perçus par les djihadistes comme des auxiliaires de l’Etat.

Dans le même temps, les pouvoirs militaires acceptent et encouragent l’assistance aux populations des villes, où sont autorisés par exemple les atterrissages de vols humanitaires permettant de contourner les blocus et les difficultés d’accès.

Dans ce contexte d’insécurité élevée et de polarisation entre milieux urbains et zones rurales difficilement accessibles, quelles sont les questions qui se posent d’après toi pour MSF ?

Sans être exhaustif, je pose d’abord la question du profiling et de ses limites. Aujourd’hui, les « blancs » ne peuvent plus travailler au Sahel pour des raisons de sécurité. Si plusieurs nationalités du Maghreb et plus généralement africaines sont tolérées (y compris par les djihadistes), nos projets restent essentiellement composés de Sahéliens qui, pour des raisons sociologiques notamment, sont beaucoup plus urbains que ruraux. Cela influence-t-il notre appréhension du contexte ? 

Par ailleurs et en termes de communication, jusqu’où sommes-nous prêts à dénoncer des interdictions ou des exactions quand on considère quasiment par réflexe qu’elles pourraient nous mettre en tension avec les autorités ?

Enfin et dans un registre plus opérationnel, les populations rescapées des massacres sont, par la force des choses, souvent amenées à rejoindre les villes pour y trouver refuge ou obtenir des soins d’urgence. Elles ont généralement tout perdu et sont particulièrement démunies pour s’adapter au mode de vie urbain et trouver des alternatives de réinsertions socio-économiques. Là aussi, il y a peut-être un axe de travail à développer.

Pour citer ce contenu :
Hamadoun Dicko, « De la difficulté d'intervenir au Sahel », 24 juin 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/de-la-difficulte-dintervenir-au-sahel

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