Camps of internally displaced people in and around Goma
Point de vue

Les déplacés de Goma, une catastrophe pourtant si visible

Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Michaël Neuman nous décrit sa visite des camps de déplacés de Goma, où il a passé deux semaines. Il partage son désarroi en observant le faible niveau d'assistance que le secteur de l'aide fournit, en particulier lorsque l'on se rappelle que les standards Sphère, précisément nés de l’échec de la réponse humanitaire dans cette même région de Goma au milieu des années 1990 ont été conçues et défendues par tous.Ce texte a été publié le 13 juin 2023 sur le Blog de Médiapart.

Goma, Nord Kivu, République démocratique du Congo. Des centaines de milliers de déplacés y sont arrivés depuis l’année dernière, au pied du volcan Nyiragongo et au bord du lac Kivu, fuyant les combats qui ont enflammé les territoires de Masisi et de Rutshuru à la suite de la relance de l’offensive du M23. Les camps qu’ils occupent, situés dans les hautes herbes et des collines luxuriantes sont d’une précarité à pleurer. Des abris dont n’importe qui ferait des cauchemars, un repas par jour au mieux, de longues marches en forêt pour aller chercher du bois à vendre, pour construire les huttes qui leur servent de maison, pour la cuisine et en conséquence s’exposer aux violences, aux viols commis par les membres des groupes armés ou les civils.

Depuis quelques semaines, deux, quatre, parfois six mois, ces gens sont là, ils n’ont rien, et à regarder leurs conditions de vie, ils pourraient être arrivés la semaine dernière. On peut se consoler en pensant que la région entre dans sa saison sèche, il devrait pleuvoir de moins en moins, entrainant moins de destructions d’abris par le vent et la pluie, moins de moustiques et donc de paludisme. Il faut faire exister ces gens, un par un, leur histoire à chacun, celles et ceux qui disparaissent derrière les chiffres, les histoires de violence qu’ils racontent, les villages bombardés, les maris disparus, les familles décimées, la grand-mère qui prend soin de ses cinq petits-enfants dont les parents sont morts dans l’assaut de leur village, cette jeune mère de huit enfants qui doit laisser la journée son plus jeune qu’elle allaite encore pendant qu’elle va chercher du bois, racontant se faire fouetter par les gardes forestiers. Elle ne lui donne alors à manger qu’à 17h00, premier repas de la journée pour un tout jeune bébé de quelques mois. Je me rappelle aussi cette vieille femme qui expliquait avoir été bousculée pendant une distribution alimentaire il y a longtemps déjà, elle en a perdu des dents, et étant allée se faire soigner, elle n’a plus retrouvé ses sacs de vivres à son retour dans son petit abri. Tous expliquent ne manger que « par la grâce de Dieu ». Les principales sources de revenus des ménages sont la collecte de bois, la prostitution des femmes, et dans une mesure bien moindre, les travaux journaliers en ville et dans les champs. Sans intrants alimentaires, il n’y a aucune économie possible, alors toutes les formes d’exploitations et abus sont présentes, dans et en dehors des sites de regroupement. Dans les camps, les enfants sont très nombreux, des parents, des pères surtout, sont morts, et parmi les enfants, les filles sont présentes en nombre bien plus important que les garçons. Ceux-là ont souvent été enrôlés par les groupes armés.

Il y a quelque chose à dire de la performance de ce qu’on appelle le « système de l’aide » international : des promesses non tenues, ou plus souvent rien du tout. Comment est-ce possible de laisser les gens dans une misère pareille quatre, cinq mois après leur arrivée ? Au sein d’un même camp, la moitié des habitants peut avoir reçu une distribution alimentaire mi-avril, et depuis rien ; l’autre, jamais rien. Parfois, ce sont des sites entiers qui n’ont bénéficié d’aucune aide alimentaire ou de produits de première nécessité, de bâches, depuis leur installation, début février. Alors les déplacés manifestent leur mécontentement, parfois violemment, à l’égard des autorités des camps, des organisations d’aide ; c’est aussi parfois entre ceux qui ont et ceux qui n’ont rien que des affrontements ont lieu. Le gardien d’un réservoir d’eau installé par MSF a ainsi reçu un jet de pierres qui l’a conduit à être hospitalisé. Comment s’attendre à autre chose ? Certains prestataires de livraison d’eau interrompent leurs activités sans prévenir, faute de financement. Certes, ces dernières semaines, le dispositif d’assistance s’est amélioré et l’eau, les latrines, les cliniques manquent moins. Mais il reste très insuffisant. La coordination des secours est dysfonctionnelle pour ne pas dire inexistante : qui fait quoi, où ? Quand aura lieu l’éventuelle distribution tant attendue ? Personne n’en sait rien, pas plus les résidents des camps que les organisations de secours elles-mêmes. Un vieillard a acheté une bâche élimée et pleine de trous pour un peu plus d’un dollar, afin de couvrir la hutte de paille et de bois qu’il occupe avec ses quatre petits-enfants orphelins. La bâche neuve coûte entre sept et vingt dollars, ce qui est largement inaccessible à beaucoup. Une infirmière explique que la saison des pluies est propice aux viols dans les camps, car les averses tropicales qui s’abattent régulièrement sur les abris masquent le bruit des femmes. La crise résiste aux indicateurs : les épidémies sont en récession, mais la rougeole n’est pas loin et le choléra toujours présent, et la malnutrition, certes importante, n’est pas, à elle seule, en mesure de décrire l’ampleur de la catastrophe. D’autant que ces indicateurs sont peu en mesure de décrire l’hétérogénéité parfois observée au sein d’un même site. Celle-ci, en plus d’être mise sur le compte de distributions inégales, peut trouver son explication dans la provenance des déplacés : certains semblent en effet se rendre plus facilement que d’autres dans leur région d’origine, plus proche de la ville, afin d’y collecter manioc et patates douces. Enfin, les inégalités sociales préexistantes ne disparaissent pas et certains déplacés ont plus de difficultés à trouver de quoi se débrouiller dans Goma, faute de réseau ou d’expertise sur le fonctionnement de la ville. En tout état de cause, chacun et chacune des personnes déplacées ont une trajectoire particulière.

Pour qualifier la catastrophe, il y a un indice qui souvent ne trompe pas même s’il est insuffisant bien sûr : les enfants jouent-ils ? Il y a ici des endroits où les enfants sourient et courent, malgré le désordre autour d’eux. Et d’autres où leur tristesse est écrasante, les yeux accablés d’une mélancolie infinie, visuellement malnutris. Ils ne font qu’attendre, le ventre vide, leurs parents, grands frères et sœurs, partis chercher de quoi nourrir le foyer. La journée, les adultes et les plus grands sont largement absents des camps, ce qui joue, en outre, en défaveur du suivi médical des enfants.

La misère est toutefois aussi frappante que la solidarité, celle qui se déploie entre les déplacés ou qui provient des villages environnants, qui prend la forme d’un hébergement ou de dons matériels et alimentaires, et qui permet de maintenir la population en deçà d’une catastrophe sanitaire d’ampleur. Ici, une vieille dame croisée sur un chemin a reçu un peu de riz, donné par une église aux ménages les plus vulnérables. Là, c’est un ancien député qui a fait un don de nourriture. Ailleurs, une association de jeunes de la ville de Goma en a fait un autre. L’aide locale, souvent individuelle, est ainsi significative, et c’est tant mieux car s’ils devaient compter sur l’extérieur, ils seraient morts en nombre depuis longtemps. Quant à l’Etat congolais, il est largement absent des secours.

Il y a aussi quelque chose à dire de la normalisation dans les esprits de la catastrophe en RDC, pays en proie à la guerre depuis des décennies, et à ce qu’on a fini par appeler la « crise humanitaire chronique ». Lorsque la catastrophe est partout, tout le temps, elle n’est plus nulle part, même lorsque la misère et la catastrophe, justement, prennent une autre dimension, ce volume démographique et cette intensité en termes de violence. Une enquête MSF conduite en avril sur un des camps a conclu que la violence, en particulier pour les hommes, était la première cause de l’importante mortalité constatée au sein de la population déplacée pour la période de janvier à fin avril, violence dans les lieux d’origine et sur le trajet qui les a conduits à Goma. L’analogie la plus largement entendue ici est celle de la grande crise des réfugiés hutus du milieu des années 1990 à la suite du génocide des Tutsis au Rwanda. Mais on s’habitue à tout, sans doute. Le résultat est celui d’un dispositif de secours lent, anesthésié, pataud, même si certains acteurs de l’aide ne sont pas dépourvus de bonne volonté. Elohim, Nzulo, Shabindu, Rusayo, on égrène les noms de camps et les chiffres de leur population se succèdent : 11 000, 8 000, 30 000, 80 000 personnes. Un total, pour la seule ville de Goma, de plus de 600 000 personnes. Ces chiffres sont parfois surestimés mais ça n’est pas le sujet : il y a énormément de monde regroupé ici, qui partage à des degrés divers l’absence de perspectives et ce dans l’attente, dans la précarité extrême de leurs conditions matérielles. Non, ce n’est pas la routine.

La grande majorité des déplacés, issus de la région de Masisi, ne sont pas près de rentrer chez eux tant les localités d’où ils proviennent sont marquées par une insécurité forte, les risques qui pèsent sur les villages, les risques d’enrôlement forcé, les risques de représailles, les risques, toujours, de viols. Une patiente ne nous disait-elle pas : « je suis violée à toutes les guerres » ?

Pourtant, si les contraintes liées à la guerre et l'insécurité peuvent peser sur le déploiement des secours dans la province, elles sont inexistantes dans la ville de Goma et ne peuvent en aucun cas expliquer l’insuffisance ou l’inexistence de l’aide aux déplacés. La responsabilité des acteurs de l’aide est immense : aider ces gens dans un moment particulièrement difficile de leur vie, les aider à le surmonter. Il y a longtemps que je fais ce métier, et particulièrement auprès des populations déplacées : je n’avais jamais rencontré une telle combinaison de concentration de population, d’expériences de violence et de réponse humanitaire inadéquate.

Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, « Les déplacés de Goma, une catastrophe pourtant si visible », 16 juin 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/camps-refugies-deplaces/les-deplaces-de-goma-une-catastrophe-pourtant-si-visible

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