Les enfants soldats d’Afrique, un phénomène singulier ?
Jean-Hervé Jézéquel
La figure médiatisée de l’enfant soldat africain est ici mise en perspective : dans ce parcours historiographique, l’auteur la rattache au thème général de l’enfance en guerre – qui concerne aussi l’Amérique et l’Europe à différentes époques – et montre la nécessité de développer une histoire du statut de l’enfance en Afrique.
Dans le cas des conflits africains, la question de l’enfance en guerre a d’abord été l’apanage des organisations humanitaires. L’intérêt pour cette question est d’ailleurs relativement récent. Dans les années 1990, l’Afrique subsaharienne a été marquée par une longue série de conflits civils (au Libéria, Sierra Leone, Somalie, Burundi, Rwanda, « Congo-Brazzaville », « Congo-Kinshasa », Soudan, Côte d’Ivoire, etc.). L’emploi massif d’enfants soldats constitue, pour l’opinion internationale, l’une des caractéristiques majeures de ces crises africaines de l’après-guerre froide. L’image de l’enfant africain porteur d’une kalachnikov plus grande que lui est d’ailleurs devenue le symbole d’une violence typiquement africaine, symbole une violence barbare qui dépasse l’acceptable et le rationnel pour le regard occidental.
Des organisations non gouvernementales internationales, telles que Human Rights Watch, Save the Children ou Coalition to Stop the Use of Child Soldiers, ont mené une campagne active contre l’emploi des enfants soldats. Si ces organisations ont attiré l’attention sur la participation d’enfants dans des conflits d’Amérique latine (Colombie), du Proche-Orient (Palestine) ou d’Asie (Birmanie), l’Afrique est souvent présentée comme le continent le plus frappé par cette « pratique inacceptable ». Ainsi, sur les neuf rapports produits par Human Right Watch sur l’emploi d’enfants soldats dans les dix dernières années, sept concernent des pays d’Afrique subsaharienne.
Ces campagnes humanitaires ont encouragé et accompagné l’adoption par la communauté internationale de conventions restreignant le recrutement des mineurs en situation de guerre et (ré) affirmant plus généralement les droits associés à l’enfance. Si une protection spéciale est accordée aux enfants en période de guerre depuis la convention de Genève en 1949, l’enfant soldat n’a pénétré le discours humanitaire international qu’à partir de 1977 avec les protocoles additionnels. Ce n’est enfin qu’en 1989 que l’assemblée générale des Nations unies a adopté la Convention sur les droits de l’enfant, qui constitue aujourd’hui l’un des documents les plus ratifiés par les États membres. Ce corpus de conventions internationales a subi son premier test sérieux lors des conflits qui ont marqué le continent africain dans les années 1990. Il a servi de fondement juridique à la condamnation de plusieurs acteurs et mouvements armés qui avaient recours à des mineurs. Le dernier en date est la Lord’s Resistance Army (LRA) dont les dirigeants, après dix-neuf ans de combats en Ouganda, ont été accusés par la Cour criminelle internationale (CCI) de crimes de guerre et notamment de l’enlèvement et du recrutement de milliers d’enfants soldats. Cet acte d’accusation pourrait créer un précédent et servir d’appui juridique à l’armée ougandaise pour capturer les chefs rebelles actuellement réfugiés au Sud-Soudan. Le droit international sur l’enfance en guerre constitue l’un des instruments qui autorise la recomposition des relations internationales depuis la fin de la guerre froide.
Les discours humanitaires et juridiques ont aussi marqué la production du savoir sur l’enfance en guerre. Ils l’ont essentiellement orienté vers des impératifs de dénonciation des producteurs de violence et de « victimisation » des enfantsVoir, par exemple, Ilene Cohn, Child Soldiers. The Role of Children in Armed Conflicts, Oxford, Oxford University Press, 1994 ; Peter W. Singer, Children at War, New York, Pantheon Books, 2005 ; ou encore Graça Machel, The 1Impact of War on Children. A Review of Progress since the 1996 United Nations Report on the Impact of Armed Conflict on Children, Londres, Hurst, 2001.. Ces discours sont également façonnés par des approches prescriptives et normatives qui sous-tendent l’action des organisations humanitaires sur le terrain : comment réintégrer les enfants dans le tissu social et économique, comment les réinsérer dans une structure éducative, comment les aider à soigner leurs troubles psychologiques, comment redonner une enfance à ceux qui en ont été privés ?
Ce propos humanitaire sur l’enfance en guerre doit pourtant être replacé dans un champ discursif plus large. Une grande partie des discours produits par les acteurs internationauxNous entendons par ce terme aussi bien des institutions internationales,comme les agences onusiennes, que les organisations non gouvernementales, les médias ou encore les « experts ».sur les conflits africains des dernières décennies ont tendance à assimiler ces crises à des entreprises criminelles qui ont pour motivations premières, et sinon uniques, la prédation et l’accumulation des richessesVoir notamment la critique du paradigme du « néobarbarisme » dans Paul Richards,Fighting for the Rain Forest : War, Youth and Resources in Sierra Leone, Oxford, James Currey & Heineman, 1996.. Dans ce contexte, la dénonciation du recours aux enfants soldats comme pratique barbare et criminelle s’inscrit aussi dans un processus de dépolitisation et de criminalisation de la conflictualité en Afrique. En soulignant ce lien, il n’est pas question de chercher à disqualifier le savoir produit par les « experts » liés au monde humanitaire. Il semble inutile et quelque peu fallacieux de dénoncer, comme d’autres l’ont fait, le simplisme ou le caractère caricatural des études réalisées par ces organisations humanitairesAu contraire, nombre de ces études sont réalisées à partir d’enquêtes de terrain dont pourraient s’inspirer bien deshistoriens de l’Afrique.. Il apparaît qu’elles sont, d’une part, très largement influencées par des impératifs d’action à court ou moyen terme et qu’elles s’insèrent, d’autre part, dans un registre de criminalisation de la violence africaine.
L’objet de cet article est avant tout historiographique. Il ne développe aucun cas d’étude spécifique et ne dévoile aucune nouvelle approche de la question des enfants soldats. Il entend plus modestement montrer dans quelle mesure le savoir de l’histoire et, plus généralement, celui des sciences sociales peut nourrir, compléter et réviser les discours humanitaires sur la question de l’enfance en guerre. Ce faisant, il éclaire aussi les recoins obscurs ou les impensés des savoirs historiques contemporains et appelle à de nouvelles recherches sur la problématique de l’enfance en Afrique. Étant à même de replacer l’emploi des enfants soldats dans des dynamiques plus longues et de l’intégrer dans une histoire de l’enfance plus fine et plus précise, l’historien semble, dans ce cas, avoir son mot à dire. Au-delà de la question des enfants soldats, cette contribution appelle les historiens à se pencher sur une série de problématiques qui n’ont été que très superficiellement abordées et qui méritent pourtant aujourd’hui tout notre intérêt.
Les regards croisés sur l’histoire africaine et occidentale permettent d’abord de déconstruire les discours qui font de l’enfant soldat une catégorie exotique et le produit exclusif des crises africaines contemporaines. En se penchant sur l’histoire du continent dans sa longue durée, on peut ensuite chercher à comprendre les spécificités du recours à l’enfant dans les conflits contemporains. C’est l’occasion d’en appeler à une recherche historique qui rétablisse les continuités entre temps de paix et temps de guerre.
L’enfant soldat, une violence de l’autre ?
L’enfant soldat est devenu le symbole d’un continent africain à la dérive, un «cœur des ténèbres» décidément étranger à la modernité occidentale. Il devient l’objet d’une nouvelle «croisade humanitaire», d’un néo-interventionnisme occidental qui entretient bien des similitudes moralisatrices avec les missions civilisatrices des siècles précédentsVoir, par exemple, Jean-Hervé Bradol, « L’ordre humanitaire cannibale », in Fabrice Weissman (dir.), À l’ombre des guerres justes, Paris, Flammarion, 2004.. Au-delà de la sincérité des engagements humanitaires, il faut comprendre que l’enfance constitue un enjeu central dans l’effort de légitimation des interventions occidentales en Afrique. Ainsi l’intervention militaire et financière massive de la communauté internationale en Sierra Leone, qui aujourd’hui a conduit à faire de ce pays un protectorat des Nations unies, s’est en partie appuyée sur la nécessité de soulager les enfants victimes du conflit.
Le continent africain a-t-il pour autant le triste monopole de l’emploi des enfants soldats, une violence insupportable contre laquelle se justifierait le néo-interventionnisme occidental ? C’est ici que l’historien peut introduire dans le débat sur l’enfance en guerre des perspectives comparatistes heuristiques. Les discours humanitaires, ancrés dans le temps présent, font de l’enfant soldat le symptôme des crises africaines post coloniales. Ils peinent à percevoir le caractère malheureusement presque « banal » de l’ «instrumentalisation de l’enfance » en temps de guerre. Les enfants guerriers ne sont pas l’apanage du continent africain, pas plus qu’ils ne sont simplement l’expression des crises qui affectent aujourd’hui les pays du Sud dans leur transition vers la modernité.
Pour le confirmer, il n’est même pas besoin de remonter aussi loin que la « croisade des enfants » du début du 13e siècleDes historiens comme Georges Duby et Philippe Ariès estiment que la « croisade des enfants » a surtout été le fait de paysans marginalisés et désignés par le terme latin pueri, qui qualifie alors des personnes en situation de dépendance.. Sabina Loriga rappelle qu’en Prusse, « le Kantonsystem introduit en 1733 par Frédéric-Guillaume Ier, le roi-sergent, obligeait tout sujet masculin à suivre une formation militaire deux ou trois mois par an à partir de l’âge de 10 ansSabina Loriga, « L’épreuve militaire », in Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, Histoire des jeunes en Occident, Paris, Seuil, 1996, p. 21. ». Les historiens des sociétés occidentales ont également mis en évidence que, dans les grands conflits des 19e et 20e siècles, l’enfant a été à la fois auteur et victime spécifique de violences de guerre. Au cours de leurs travaux respectifs, Eleanor BishopEleanor C. Bishop, Ponies, Patriots and Powder. A History of Children in America’s Armed Forces, 1776-1916, Del Mar, The Bishop Press, 1982., Emmy WernerEmmy E. Werner, Reluctant Witnesses. Children’s Voices from the Civil War, Boulder, Westview, 1998. ou encore Dennis KeeseeDennis Keesee, Too Young to Die. Boy Soldiers in the Union Army 1861-1865, Orange, Publisher’s Press, 2001. ont bien souligné le rôle des « boys soldiers » dans la guerre civile américaine. En France, les recherches de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la première guerre mondiale montrent combien les enfants ont été victimes de violences spécifiques, rapidement passées sous silence pour éviter d’accentuer les traumatismesVoir Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi 1914-1918, Paris, Aubier, 1995 ; et id., La Guerre des enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993.. En Allemagne, Guido Knopp a écrit une monographie très intéressante sur l’emploi des enfants dans l’armée nazieGuido Knopp, Hitler’s Kinder, Munich, Bertelsmann, 2000.. Il ressort de ces différents travaux qu’en situation de conflit, les enfants sont parfois en même temps victimes et acteurs de violence. Dans un contexte de conflit moins ouvert, l’historienne Tara Zahra a mis au jour comment les nationalismes tchèques et allemands se disputaient les enfants dans l’entre-deux-guerres, prêts à les arracher à leurs familles au nom d’un droit de propriété national. En Afrique même, la violence coloniale a également fait de l’enfant une cible de prédilection. Lors de campagnes de pacification, les officiers français prenaient soin de capturer des enfants otages, de préférence parmi la progéniture des dirigeants locaux, pour les envoyer à l’école et les convertir au message colonisateurDenise Bouche, L’Enseignement dans les territoires français d’Afrique occidentale, Lille, Service de reproduction des thèses, vol. 1, 1977.. Au Soudan français (actuel Mali), l’une des premières écoles créées par l’administration coloniale a longtemps porté le nom d’«école des otages», avant d’être rebaptisée «école des fils de chefs» après la conquête. Au cours des premières années de la colonisation, alors que la «campagne de pacification» fait encore rage, la scolarisation forcée sur réquisition administrative est fréquemment vécue comme un rapt. Ainsi, dans ses mémoires, l’ancien instituteur et homme politique nigérien Boubou Hama raconte que sa propre mère a vécu son départ forcé pour l’école comme un moment de deuilVoir son récit autobiographique dans Boubou Hama, Kotia Nima, Paris, Présence Africaine, vol. 1, 1969. L’anecdote fait penser aux paysans bretons qui coupaient les cheveux de leurs enfants et les mettaient dans un cercueil avant le départ pour le service militaire (Sabina Loriga, op. cit., p. 29)..
La répression coloniale de mouvements de révolte ou de contestation a parfois visé les enfants de manière très violente. En Namibie au début du 20e siècle, les troupes allemandes ont reçu l’ordre de n’épargner personne parmi la population héréro : le général allemand von Trotha avait spécifiquement demandé à ses troupes d’exécuter tout enfant ou femme héréro qui sortirait du désert du Kalahari pour retourner sur les terres accaparées par les colons. Au Kenya, dans les années 1950, la politique de répression de l’insurrection Mau Mau a spécifiquement visé les enfants kikuyus. Ces derniers ont été enfermés dans des camps où des rituels spécifiques devaient les nettoyer du pacte Mau Mau. Pour garantir le retour à un ordre colonial durable, il convenait, dans l’esprit des autorités britanniques, de «préserver» et de «nettoyer» la jeune génération kikuyueCaroline Elkins, Imperial Reckoning. The Untold Story of Britain’s Gulag in Kenya, New York, Henry Holt & Cie, 2005.. Le mouvement Mau Mau lui-même a enrôlé de jeunes enfants, leur faisant suivre vers 8 ans le rituel du serment et leur assignant ensuite des rôles divers (renseignement, travail domestique dans les camps et parfois combat) Tabitha Kanogo, Squatters and the Roots of Mau Mau 1905-1963, Londres, James Currey, 1987..
Le recrutement ou le fait de prendre pour cible des enfants en période de guerre n’est donc pas une spécificité africaine, mais constitue un phénomène très largement répandu. Le caractère tristement banal de l’instrumentalisation ou du «ciblage» des enfants pendant les périodes de conflit ne doit cependant pas empêcher de souligner et de comprendre un certain nombre de spécificités liées à l’histoire du continent africain.
Pour une histoire de l’enfance africaine dans la longue durée
Le détour par l’histoire des sociétés occidentales et par l’histoire coloniale permet de comprendre en quoi la violence faite à l’enfance en guerre dans les conflits africains n’a rien de complètement singulier, ou du moins qu’elle ne signale en rien un quelconque atavisme barbare propre aux sociétés africaines. Il n’en reste pas moins que les enfants, acteurs ou victimes des violences, paraissent jouer un rôle plus central dans les conflits d’Afrique subsaharienne de l’après-guerre froide que dans d’autres. Si l’existence des enfants soldats n’est pas un fait nouveau, elle occuperait en Afrique une place plus importante qu’ailleurs.
Ce fait est cependant contesté par un certain nombre d’auteurs qui font justement remarquer que le phénomène des enfants soldats n’est pas une spécificité africaineIl ne s’agit pas pour eux de nier le recours aux enfants soldats dans les guerres d’Afrique. Ils estiment cependant que le regard occidental et le goût du sensationnel ont tendance à grossir la réalité statistique du phénomène. Voir, entre autres, les estimations de Stephen Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, New York, New York University Press, 1999, p. 132.. Ce qui change, c’est le discours que l’on tient sur ces enfants. Pendant la guerre civile américaine ou la première guerre mondiale, la participation d’enfants soldats était valorisée et appréhendée à travers un registre discursif bien spécifique, celui de l’enfant hérosStéphane Audoin-Rouzeau, La Guerre des enfants…, op. cit., chap. 3.. L’action de ces enfants était «héroïsée» et leur mort éventuelle perçue comme un sacrifice au nom de valeurs supérieures, telles celles attachées à la nation. À l’inverse, la participation des enfants combattants dans les guerres africaines est toujours appréhendée de manière négative, à travers les registres de l’enfant victime et de l’enfance volée. Aucune valeur ou aucun intérêt supérieur ne saurait légitimer le recours aux enfants dont l’engagement guerrier est essentiellement perçu comme le résultat de violences ou de manipulations de la part des adultes. Les travaux de Paul Richards et de Peter Krijn ont pourtant montré que les enfants soldats africains ont une conscience politique et que leur engagement guerrier, même sous la contrainte, reflète parfois une stratégie pour assurer leur propre survie ou celle de leurs prochesPeter Krijn et Paul Richards, « Youths in Sierra Leone : “Why We Fight” », Africa. Journal of the International African Institute, 68 (2), 1998, p. 183-210.. De plus, alors que la mémoire historique des sociétés européennes a largement oblitéré les violences faites aux enfantsStéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi…, op. cit., celles-ci sont au contraire mises au premier plan dans les conflits africains. Leur dénonciation participe ainsi d’une légitimation des tentations interventionnistes d’un Occident volontiers moralisateur, mais à la mémoire courte. Réintégré dans l’histoire longue du regard occidental sur le continent, ce type de discours contribue à réactiver l’image d’une Afrique barbare, miroir inversé qui conforte les sociétés occidentales dans leur conviction de représenter une civilisation plus avancéeIl faudrait ici replacer le discours sur l’enfance violée en Afrique dans l’histoire plus large du regard occidental sur les sociétés africaines. Selon Patrick Brantlinger, les discours racistes et humanitaires produits au 19e siècle en Occident se rejoignent, au-delà de leur divergence, dans la description d’une altérité africaine radicale. Celle-ci soutiendrait l’Occident dans sa certitude de constituer la civilisation la plus avancée. Patrick Brantlinger, «Victorians and Africans : the Genealogy of the Myth of the Dark Continent », Critical Enquiry, 12, 1985, p. 166-203.. Si ce type de critique fait sens, il n’est cependant pas exclusif d’autres explications qui rendent compte de l’emploi des enfants soldats en référence à certaines spécificités de l’histoire africaine contemporaine.
Les organisations internationales impliquées dans la résolution des conflits ont elles aussi tenté de comprendre l’importance des enfants soldats dans les conflits d’Afrique subsaharienne. La diffusion des armes légères est fréquemment présentée comme l’un des moteurs du recrutement d’enfants soldats : la possibilité d’accéder facilement à des armes aussi « légères » et
destructrices que les AK4722Il s’agit d’un fusil d’assaut sommaire, produit en très grand nombre, et vendu pendant la guerre froide par l’URSS et les pays du pacte de Varsovie dans le monde entier. expliquerait le recours aux enfants soudainement transformables en machines à tuer, quelle que soit leur force physique. L’argument a pourtant été remis en cause par quelques spécialistes qui soulignent que les armes contemporaines ne sont pas forcément plus légères que les armes à feu du 19e siècleLa kalachnikov est légèrement plus lourde que les fusils couramment utilisés pendant la guerre de Sécession américaine. Voir David M. Rosen, Armies of the Young. Child Soldiers in War and Terrorism, New Brunswick, Rutgers University Press, 2005, p. 15.. Un autre argument défend l’idée que les enfants ignorent la peur par inconscience et qu’il est plus facile d’obtenir d’eux une loyauté absolue. Cet argument, dont la pertinence n’est pas toujours évidentePour s’en rendre compte, on peut regarder le documentaire réalisé par Jonathan Stack et James Brabazon sur la guerre du Libéria (« Liberia : An Uncivil War », Gabriel films, San Francisco, 2005). Dans certaines scènes tournées en juillet 2003 lors de l’assaut sur Monrovia, les commandants de la rébellion fouettent leurs soldats, enfants ou jeunes adultes, pour les faire avancer. La peur se lit sur tous les visages quel que soit l’âge des combattants. Voir aussi le rôle de l’indiscipline dans les stratégies de comportement des enfants soldats dans Alcinda Honwana, «Innocents et coupables : les enfants soldats comme acteurs tactiques », Politique africaine, 80, 2000, p. 58-78., ne permet cependant pas d’expliquer pourquoi le recours aux enfants soldats serait aujourd’hui plus fort qu’hier en Afrique. À l’évidence, le regard historique est ici nécessaire pour restituer la dimension diachronique dans laquelle l’emploi des enfants dans les conflits d’Afrique subsaharienne prend un autre sens. De façon plus spécifique, il semble que l’on ne puisse comprendre le phénomène des enfants soldats sans le recontextualiser dans le cadre plus large d’une histoire à moyen et long terme de l’enfance dans les sociétés africaines.
Il est d’abord nécessaire de rappeler que l’enfance n’est pas simplement une catégorie biologique, mais constitue une catégorie sociale dont l’histoire s’énonce différemment selon que l’on se trouve en Europe ou en Afrique. Philippe ArièsPhilippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973.soutenait ainsi que la perception de l’enfance comme état d’innocence et comme une condition à part de l’âge adulte est une représentation relativement récente propre aux sociétés occidentales. Malgré leur remise en cause, ces travaux ont eu le mérite de suggérer que l’enfance était une catégorie dont il convenait de restituer l’historicité. Ainsi, la notion d’âge légal, centrale dans les sociétés occidentales comme dans les accords internationaux limitant le recours aux enfants soldats, peine encore à s’appliquer dans les sociétés africaines. Cette perception de l’enfance a sans doute commencé à pénétrer ces sociétés depuis la période coloniale, mais l’on manque de travaux pour mesurer les changements provoqués par la juxtaposition de plusieurs représentations de l’enfance. Les sociétés africaines ont développé et conservent souvent leurs propres perceptions de l’enfance. Il ressort des travaux d’anthropologues telle Marianne Ferme que l’enfance est, en Afrique subsaharienne, souvent assimilée à un moment d’ambiguïté, un état hybride et instableMariane Ferme, The Underneath of Things. Violence, History and the Everyday Life in Sierra Leone, Berkeley, University of California Press, 2001, p. 197-198.. De la même façon, le rapport de l’enfant à l’action guerrière n’a pas subi les mêmes évolutions. Selon Sabina Loriga, en Occident, la question de l’âge pour les soldats ne s’est posée que dans la seconde moitié du 17e siècle pour deux raisons essentielles : le taux élevé de mortalité chez les moins âgés, et les difficultés des officiers à discipliner leurs éléments les plus jeunes27 De manière intéressante, on inverse cette proposition dans le cas des enfants soldats africains en affirmant qu’ils sont faciles à discipliner. En réalité, on manque surtout d’études précises pour étayer ces différentes hypothèses.. Au 19e siècle, «en quelques années dans toute l’Europe, l’enfance serait expulsée de l’armée au profit de système de préparation prémilitaires distincts […]. L’association entre guerre et «virilité» juvénile a donc mûri lentement tout au long du 19e siècle, pour ne se diffuser et se consolider que dans les premières décennies du 20e siècleSabina Loriga, op. cit., p. 28 et 43. ». Au-delà de l’Europe, ce rapport renouvelé entre enfance et guerre en Occident a largement inspiré la rédaction des conventions internationales sur l’enfance. Rien ne permet pourtant d’affirmer que ce phénomène récent en Occident, et qui a connu de sérieuses entorses lors des conflits du 20e siècle, a affecté le continent africain.
La différence entre l’histoire de l’enfance en Afrique et en Occident ne s’énonce pas simplement en termes de représentations différenciées. Les structures économiques intègrent également l’enfant de manière très différente. Depuis la fin du 19e siècle, les sociétés occidentales tendent à retirer l’enfant du système de production et le construisent en tant que consommateur à part entière. Dans les sociétés africaines, l’enfant représente encore une force de travail substantielle qu’il est important de savoir mobiliser. Entre autres études, le travail de Sara Berry sur les transformations économiques et la notion de transmission dans les sociétés Yorouba montre bien que le rapport entre enfants et parents évolue, mais que la perception de l’enfant comme force de travail potentielle reste encore très forteSara Berry, Fathers Work for their Sons. Accumulation, Mobility, and Class Formation in an Extended Yoruba Community, Berkeley, University of California Press, 1985..
Les historiens s’intéressent aussi aux spécificités de la mobilisation de l’enfant comme force de travail dans les sociétés africaines. Certains auteurs soulignent ainsi que la traite atlantique a privé de nombreuses sociétés de leur main-d’œuvre et a très tôt imposé le recours au travail féminin, mais aussi à celui des jeunes enfants, comme une nécessité pour subvenir aux besoins de la communauté. Les ravages de la traite pourraient dès lors expliquer pourquoi les sociétés africaines ont fait de l’enfant une ressource importante, une force de travail ou une main d'œuvre mobilisable en temps de paix comme en temps de guerre. L’argument est toutefois loin d’être accepté par tous les historiens étudiant la traite transatlantique. Outre le fait que l’esclavage n’a pas affecté les sociétés africaines de la même manière ni avec la même acuité, certains historiens font remarquer que les enfants ont été eux-mêmes victimes de la traite. David Eltis estime par exemple qu’entre un quart et un tiers des esclaves exportés vers le Nouveau Monde étaient des enfants de moins de 14 ans. Pour Paul Lovejoy, la ligne de partage entre les esclaves exportés et ceux exploités localement se situe davantage au niveau du genre qu’au niveau de l’âge biologique. Il estime qu’au 19e siècle, les esclaves victimes de la traite transatlantique étaient des hommes à près de 70 %, avec cependant un nombre croissant d’enfantsPaul E. Lovejoy, « The Impact of the Atlantic Slave Trade on Africa. A Review of the Literature », The Journal of African History, 30 (3), 1989, p. 365-394.. Le développement de l’esclavage en Afrique même, qu’il soit en relation ou non avec la traite transatlantiqueLa question a provoqué des débats intenses entre David Eltis et Paul Lovejoy au début des années 1990., a fait de l’enfant une cible de choix dans les tactiques de capture et de mobilisation de la force de travail.
Les travaux de Rosalind Shaw sur la mémoire de l’esclavage en Sierra Leone ont montré que les traditions orales et les contes étaient pleins de ces histoires d’enlèvements d’enfants par des animaux de brousse. Des récits qui reflètent sans doute la peur de voir son enfant ravi par les trafiquantsRosalind Shaw, Memories of the Slave Trade. Ritual and the Historical Imagination in Sierra Leone, Chicago, University of Chicago Press, 2002.. L’impact de la traite atlantique, et plus largement de l’esclavage pré colonial, sur la place des enfants dans les sociétés africaines et son éventuel lien avec les logiques d’instrumentalisation de l’enfance en temps de paix ou de guerre doit cependant être étudié de manière plus détaillée. Probablement des distinctions sont à faire en fonction des différentes sociétés qui n’ont pas vécu la traite de la même manière. Il faudrait également se demander en quoi l’abolition de l’esclavage au moment de la colonisation a constitué ou non une véritable rupture pour les enfants esclaves.
Selon les historiens du travail, l’abolition de l’esclavage, loin d’être la simple expression d’une volonté humanitaire à l’égard de l’Afrique, a permis l’établissement d’autres formes de mobilisation et d’exploitation de la main-d’œuvre africaine, formes plus adaptées aux nouvelles économies colonialesVoir Frederick Cooper, From Slaves to Squatters. Plantation Labor and Agriculture in Zanzibar and Coastal Kenya, 1890-1925, New Haven, Yale University Press, 1980. Voir également la contribution de Frederick Cooper, in Frederick Cooper, Thomas C. Holt et Rebecca J. Scott., Beyond Slavery : Explorations of Race, Labor and Citizenship in post-emancipation Societies, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p. 107-150.. Les études qui portent spécifiquement sur le travail des enfants sont cependant rares. Beverly Grier souligne que pendant la période coloniale en Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe), le recours à la main-d’œuvre infantile constituait un maillon clé de l’économie coloniale, en partie lié aux structures de la société patriarcale et également facilité par la législation colonialeBeverly Grier, « Invisible Hands : The Political Economy of Child Labour in Colonial Zimbabwe, 1890-1930 », Journal of Southern African Studies, 20 (1), 1994, p. 27-52.. Hamilton Sipho Simelane arrive à des conclusions similaires dans le cas du Swaziland colonialHamilton Sipho Simelane, « Landlords, the State and Child Labor in Colonial Swaziland 1914-1947 », The International Journal of African Historical Studies, 31 (3), 1998, p. 571-593. Dans un courant de recherche similaire, voir Wiseman Chijere Chirwa, « Child and Youth Labour on the Nyasaland Plantations 1890-1953», Journal of Southern African Studies, 1993, 19 (4), p. 662-680.. Ces deux études sont malheureusement relativement isolées et ne concernent que le cas spécifique de l’Afrique australe.
Les études sur l’histoire de l’enfance dans les sociétés africaines pré coloniales et coloniales font défaut. En dehors de quelques travaux sur des catégories spécifiques, tels que les métisOwen White, Children of the French Empire. Miscegenation and Colonial Society in French West Africa 1895-1960, Oxford/New York, Clarendon Press/Oxford University Press, 1999., ou sur la place des enfants dans la propagande colonialeRuth Ginio, « Marshal Petain Spoke to Schoolchildren. Vichy Propaganda in French West Africa 1940-1943», International Journal of African Historical Studies, 33 (2), 2000, p. 291-312., l’historien est confronté à un vide historiographique. La catégorie des jeunes suscite certes un intérêt croissant parmi les historiens africanistesVoir les travaux précurseurs réunis par Odile Goerg et Hélène d’Almeida-Topor, Le Mouvement associatif des jeunes en Afrique noire francophone au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Cahiers Afrique noire – 12 », 1989. Voir aussi Achille Mbembe, Les Jeunes et l’ordre politique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1986., mais ces derniers intègrent encore rarement une étude spécifique de l’enfanceLà aussi la différence entre jeunesse et enfance est délicate à faire. Elle est affaire de conventions ou de perceptions. Cet article n’a pas l’ambition de préciser la limite entre ces deux groupes dans le cas des sociétés africaines. Les ouvrages consultés ne s’accordent d’ailleurs pas sur l’âge à partir duquel on peut faire la différence entre enfants soldats et adolescents combattants : certains choisissent 7 ans, d’autres 12 voire 16 ans.. Ce manque de travaux nourrit aujourd’hui une grande imprécision et de nombreuses généralisations sur l’histoire de l’enfance en guerre en Afrique. Ainsi, alors qu’Oliver Furley, se fondant sur l’étude des sociétés Massaï, affirme que l’Afrique pré coloniale n’a pas connu le phénomène des enfants soldatsOliver Furley, « Child Soldiers in Africa », in Oliver Furley, Conflict in Africa, Londres, Tauris, 1995, p. 28-45., David Rosen estime, à partir de l’exemple des sociétés Mende, que le recours à l’enfant guerrier est une pratique pré coloniale liée à la traite esclavagisteDavid M. Rosen, Armies of the Young, op. cit.. Dans un rapport établi pour le compte de l’Institute for Security Studies, Tom W. Bennet a produit l’une des rares études qui interrogent le recours aux enfants soldats dans une perspective explicitement historiqueTom Bennet, Using Children in Armed Conflict. A Legitimate African Tradition ?, South Africa, Institute for Security Studies, « Monograph – 32 », décembre 1998.. Son article, basé essentiellement sur des sources secondaires, remet en question l’idée que les enfants soldats représentent une ancienne «tradition africaine». Limité par ses sourcesLa restitution du passé pré colonial est rendue plus difficile par le manque de sources écrites. En dépit du recours aux sources orales, l’historien de l’Afrique reste pénalisé par l’inégale densité archivistique en regard de ses collègues européanistes ou indianistes., l’auteur peine cependant à distinguer les catégories de jeunes adultes, d’adolescents et d’enfants, ce qui restreint sérieusement la portée de son travail. Dans tous les cas, les auteurs cités précédemment fondent leurs travaux sur des études d’anthropologie ou d’histoire qui ne traitent pas spécifiquement de la question de l’enfance en guerre. Les références à l’histoire des experts contemporains apparaissent très approximatives du fait même du manque d’études précises. Au-delà du problème des enfants soldats, il y a un besoin urgent d’histoire sur la question de l’enfance en Afrique.
Les dynamiques post coloniales sont peut-être un peu mieux connues, notamment dans le cas des pays en guerre. Le rôle joué par les jeunes combattants et les enfants soldats dans ces pays a en effet encouragé sociologues, anthropologues et spécialistes des sciences politiques à interroger l’histoire récente. Les travaux d’Abdullah Ibrahim et de Patrick Muana sur la mobilisation politique de la jeunesse en Sierra Leone sont à ce titre extrêmement intéressants. Ils démontrent que le recrutement des jeunes en Sierra Leone pendant la guerre civile s’inscrit dans le prolongement d’une culture politique de la violence et d’une mobilisation des jeunes par l’élite politique depuis les années 1970. Le recrutement des enfants soldats par des entrepreneurs politico-militaires entretient, selon eux, des similitudes avec la mobilisation d’une main-d’œuvre infantile et quasi servile dans l’exploitation du diamant sierra-léonais en temps de paixIbrahim Abdullah, « Bush Path to Destruction. The Origin and Character of the Revolutionary United Front/Sierra Leone », The Journal of Modern African Studies, 36 (2), 1998, p. 203-235. Voir également Ibrahim Abdullah et Patrick Muana, « The Revolutionary United Front of Sierra Leone. A Revolt of the Lumpenproletariat », in Christopher Clapham (dir.), African Guerrillas, Oxford, James Currey, p. 172-194.. Ces travaux encouragent à relier la question des enfants soldats à une histoire plus longue du recours à la main-d’œuvre infantile dans les économies africaines coloniales et post coloniales. La figure omniprésente de l’enfant soldat, perçue comme une aberration des temps modernes, empêche de voir les continuités qui existent dans les violences faites à l’enfance en temps de paix comme en temps de guerre. Aujourd’hui la figure de l’enfant mineur, exploité dans les mines à ciel ouvert de Sierra Leone ou de l’Est congolais ne suscite pas la même émotion ou la même mobilisation internationale que les enfants soldats. Il y a pourtant des liens étroits entre ces deux figures de l’enfance africaine.
Il nous faut enfin signaler un courant de recherche prometteur, qui prend de l’ampleur en sciences politiques et en anthropologie, mais qui n’a pas encore véritablement gagné les discours historiques. Des chercheurs comme Paul Richards tentent de dépasser les discours de «victimisation» des enfants soldats. S’ils entendent dénoncer les violences faites à l’enfance en guerre, ils cherchent également à montrer que les enfants sont de véritables acteurs capables de déployer leurs propres tactiques dans un champ de contraintes imposées par les dynamiques de guerre. À l’instar des héros du film Turtles can FlyDu réalisateur iranien Bahman Ghobadi, produit par Palace films en 2005. dont l’action se déroule dans un camp de réfugiés dans le Nord de l’Irak, les enfants apparaissent comme des acteurs dont les marges de manœuvre s’avèrent finalement plus importantes que celles des générations plus anciennes. Les situations de guerre sont marquées par des phénomènes d’inversion, à travers lesquels les aînés perdent leur emprise sur les cadets et des villes entières passent dans la main de bandes d’adolescents pas toujours bien contrôlés par leurs chefs. Il ressort de travaux précurseurs tels ceux de Christian Geffray que, pour une partie de la jeunesse mozambicaine, l’engagement au sein des mouvements armés avait constitué une manière d’échapper à la marginalisation dans une société en panne d’intégration économique et socialeChristian Geffray, La Cause des armes au Mozambique : anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990. Voir aussi Paul Richards, « Rebellion in Liberia and Sierra Leone. A Crisis of Youth », in Oliver Furley, Conflict in Africa, Londres, Tauris, 1985, p. 134-170 ; ou encore Franck Van Acker et Koen Vlassenroot, « Les “Mai Mai” et les fonctions de la violence milicienne dans l’Est du Congo », Politique africaine, 84, 2001, p. 103-116.. Ces mouvements armés constituent de véritables « corps sociaux guerriers », dans lesquels les jeunes peuvent gravir, du captif au jeune soldat, une hiérarchie de rôles et de statuts bien définisChristian Geffray, op. cit. Pour une production plus récente sur la catégorie des jeunes en Afrique, on peut également voir Jon Abbink et Ineke Van Kessel, Vanguard or Vandals. Youth, Politics, and Conflict in Africa, Leiden, Brill, 2005.. Alcinda Honwana étend ce type de raisonnement aux catégories les plus jeunes parmi les combattants. Sans nier les effets de domination et de contrainte, elle met en évidence que les jeunes combattants «occupent des espaces sociaux interstitiels, entre les mondes adultes et juvéniles, qui conditionnent leurs styles de vie. Dans ces espaces ambivalents, ils ne sont pas dénués de capacité d’action. Innocents et coupables à la fois, ils sont plutôt des acteurs tactiquesAlcinda Honwana, op. cit., p. 58. ». De fait, à bien lire les fictions de Ahmadou KouroumaAhmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000. Pour une autobiographie plus récente et un point de vue féminin, voir China Keitetsi, Child soldier. Fighting for my Life, Bellevue, Jacana, 2002. ou de Ken Saro WiwaKen Saro Wiwa, Sozaboy, Port Harcourt, Saros International Publishers, 1985., on se rend compte que les enfants soldats, au-delà des violences subies, ne sont pas dénués de raison. Il s’agit là sans doute d’un recoin obscur de la recherche, difficile et délicat à explorer, mais dans lequel se joue peut-être une meilleure compréhension de l’engagement des enfants et des adolescents dans les conflits de l’Afrique contemporaine. Il y a un réel besoin d’histoire aujourd’hui pour ceux qui s’intéressent à la question de l’enfance en guerre en Afrique subsaharienne. Ce regard est nécessaire pour rompre avec les approches dénonciatrices et prescriptives des organisations humanitaires, approches qui ont leur importance mais qui gênent parfois la mesure réelle du phénomène. Cette approche par l’histoire permet d’abord de relativiser les prétendues singularités des conflits africains et de souligner, malheureusement, la tragique banalité de l’instrumentalisation de l’enfance en guerre. L’historien doit également rendre compte du rôle et des formes plus spécifiques de l’action des enfants soldats dans les conflits des années 1990. Il reste beaucoup de chemin à parcourir en ce domaine et cet article n’a pu que souligner la timidité des travaux historiques sur l’enfance, à l’opposé de la thématique des jeunes qui suscite un nombre croissant de recherches. On est encore trop désarmé pour pouvoir mesurer l’impact de la traite puis de la colonisation sur les représentations et la condition de l’enfance en Afrique subsaharienne. On peut cependant émettre l’hypothèse que l’étude des enfants soldats aurait beaucoup à gagner à être remise dans une perspective de plus long terme : la fracture entre le temps de la guerre et le temps de la paix obscurcit peut-être la compréhension du rôle et de l’instrumentalisation des enfants dans les sociétés africaines. En ce sens, l’historien peut susciter l’intérêt des perspectives humanitaires en faisant remarquer les étonnantes continuités qui existent entre la figure de l’enfant soldat en temps de guerre et celle de l’enfant mineur en temps de paix.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Jézéquel, « Les enfants soldats d’Afrique, un phénomène singulier ? », 1 janvier 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/les-enfants-soldats-dafrique-un-phenomene-singulier
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