Ukraine, virus, santé mondiale : les nouveaux enjeux de l'humanitaire - Entretien avec Rony Brauman
Rony Brauman
Cet entretien, conduit par Aline Richard Zivohlava, a été publié le 1er novembre 2022 dans le magazine Le Figaro santé.
Guerre en Europe, menaces virales, risques terroristes... L'action humanitaire a dû se transformer pour s'adapter au temps présent. Ancien président de Médecins sans frontières, Rony Brauman en est un témoin privilégié. Tout n'est pas noir, souligne-t-il : la qualité des soins est meilleure, les personnels des pays du Sud montent en puissance et la médecine humanitaire a étendu son champ d'action.
De votre point de vue de médecin humanitaire, le conflit ukrainien est-il si différent des autres ?
Une guerre, c’est à la fois toujours la même chose – des morts, des blessés, des déplacements de populations, un accès aux soins difficile – mais, en même temps, l’Ukraine est un terrain bien différent de l’Éthiopie, du Tigré ou de l’Érythrée. Du point de vue de l’acteur humanitaire, c’est un conflit armé dans un pays développé avec des ressources, des hôpitaux qui fonctionnent, des équipes médicales. Nombre de blessés ont été pris en charge dans les structures locales et MSF a apporté son aide pour la réhabilitation des opérés. C’est un enjeu de santé très important, souvent négligé : fournir des appareillages pour les amputés, engager la rééducation fonctionnelle, aider à cheminer vers la vie normale après de telles blessures. Pour la population civile, nous avons pratiqué de la médecine de camps de déplacés, en Ukraine même. Par exemple, au début du conflit, en mettant en place des équipes mobiles de soins dans les stations de métro. Et nous avons aidé les laissés-pour-compte. Ces personnes âgées, notamment, qui n’ont pas pu, ou pas voulu, prendre les chemins de l’exode, mais qui n’avaient plus personne pour s’occuper d’eux et répondre à leurs besoins médicaux et sociaux.
Autre conflit récent, la Syrie, dont MSF s’est retirée en 2015. L’intervention humanitaire est-elle plus difficile à mener aujourd'hui ?
Clairement, oui. En Syrie, nous avons été obligés de partir en raison des dangers qui pesaient sur nos équipes, menacées par des groupes islamistes pratiquant le kidnapping et la rançon. Nous y faisons aujourd’hui de l’humanitaire à distance, un mode que nous n’aimons pas beaucoup à MSF : envoi par convois de médicaments, de pansements, de matériel chirurgical avec des visites très courtes dans le pays et non programmées pour un maximum de sécurité. Sur un plan plus général, il est clair que notre travail est devenu plus compliqué parce que nos attentes sont plus élevées. Quand j’ai commencé dans l’humanitaire, on pouvait envoyer un chirurgien et un anesthésiste en Érythrée pour quelques semaines, puis dans une autre mission quelques mois plus tard. Aujourd’hui, nos interventions sont plus lourdes et plus régulières. Nous avons augmenté notre surface d’exposition, et donc notre risque. Si le racket et le kidnapping sont aussi vieux que la guerre, les étrangers sont aujourd’hui une cible. Par exemple, dans la région sahélienne, avec des groupes armés qui nous font savoir qu’ils nous tolèrent à condition qu’il n’y ait pas d’Européens dans les missions. Du coup, nous avons sur place des équipes pleinement africaines, mais à notre corps défendant puisque cette sélection nous est imposée.
L’arrivée de soignants originaires des pays du Sud dans les ONG occidentales a-t-elle changé le visage de la médecine humanitaire ?
C’est en effet une transformation majeure et bienvenue. Cela s’est fait de façon progressive, sur des années. Petit à petit, le personnel local des pays où nous intervenons a gagné en technicité et a investi les échelons supérieurs. L’Afrique a ainsi fourni des infirmiers, des chirurgiens, des infectiologues et cela a démultiplié nos capacités d’action. De même, la diversité est plus importante au siège de MSF. Dans tous les domaines, les ressortissants du Sud jouent un plus grand rôle.
Comment cela se traduit-il sur le terrain ?
Si j’emprunte une métaphore au monde des médias, je dirais qu’une mission humanitaire a besoin à la fois de correspondants locaux et d’envoyés spéciaux. Il arrive donc que les correspondants progressent et deviennent de facto des envoyés spéciaux susceptibles de s’expatrier et de travailler dans d’autres pays. Il y a là un dilemme pour notre organisation. Il est normal d’assurer l’égalité des parcours professionnels. Mais il y a un sentiment pénible de se dire que l’on déshabille certains pays en recrutant leur personnel local. Globalement, on s’y retrouve puisque ces déplacements de soignants profitent à des populations en souffrance. Il n’empêche : si des médecins congolais, formés dans les universités de leur pays, s’expatrient à l’étranger, cela prive le Congo et l’ensemble du continent africain d’une ressource précieuse. Les ONG occidentales ont une part de responsabilité dans cette situation, mais elle est surtout due à l’impéritie des structures locales qui ne payent pas, ou très irrégulièrement, leurs soignants. Pour satisfaire à leurs besoins et à ceux de leur famille, il est assez normal que ces personnes se tournent vers les organisations internationales et le privé.
Le niveau des soins prodigués par les organisations humanitaires a également évolué...
C’est là aussi un changement majeur. Les soins, aujourd’hui, bénéficient de plus de moyens, de plus de spécialistes, de plus de matériel de diagnostic pour une médecine qui s’est rapprochée des standards internationaux. Par exemple, on a des banques de sang, des chirurgiens experts en orthopédie ou en opérations viscérales. En Afrique, nous diagnostiquons bien plus précisément le paludisme et, par conséquent, nous donnons moins d’antipaludéens à mauvais escient, ce qui ralentit l’émergence de résistances à ces médicaments. Par ailleurs, nos missions s’élargissent vers de nouvelles tâches.
Quelles sont ces nouvelles activités ?
Le champ d’action de la médecine humanitaire s’est étendu. Aujourd’hui, nous nous intéressons à la tuberculose multirésistante, à l’antibiorésistance. Nous nous impliquons dans la fabrication locale de médicaments : ainsi, à Dakar, nous collaborons avec l’institut Pasteur pour une ligne de production de vaccins. En Afrique, mais aussi au Proche-Orient et en Asie, nos missions s’élargissent vers des interventions de santé publique et de surveillance épidémiologique. Mais attention, n’exagérons tout de même pas la portée de ces actions à l’échelle de la planète : même si MSF est une grosse organisation, ce n’est pas une OMS bis !
Par exemple, vous avez un rôle de vigie pour les maladies émergentes...
C’est ce qui s’est passé avec Ebola, il y a quelques années. Nous nous sommes trouvés sur la ligne de front de cette maladie au moment où il y a eu un changement épidémiologique : de petits foyers infectieux dans des villages isolés, le virus s’est diffusé dans les grandes villes de l’Afrique de l’Ouest. Nous avons lancé l’alerte, mais il a fallu six mois pour que les gouvernements locaux et l’OMS réagissent et déclarent l’urgence de santé publique internationale. Il y aura, dans le futur, de nouvelles pathologies émergentes, qui sont les produits de multiples transformations : accroissement de la population, urbanisation, changements climatiques, échanges internationaux...La pandémie de Sars-CoV-2 est un exemple de la survenue de nouveaux pathogènes à un moment historique où l’on pensait pouvoir maîtriser les maladies infectieuses du fait des traitements, des diagnostics et des vaccins.
Le virus de la polio, qui a resurgi récemment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, est-il une menace d’envergure ?
La polio répandait la terreur dans les années 1950 avec 300 000 cas par an. Aujourd’hui, on parle de quelques centaines de cas dans le monde. La poliomyélite est donc une maladie exotique, rarissime, mais ponctuellement problématique. Grâce aux campagnes de vaccination, il y a eu diminution drastique du nombre de cas et c’est là un succès énorme en santé publique. Malheureusement, des formes du vaccin peuvent poser problème. Le produit oral protège de la contamination mais, comme c’est un vaccin vivant atténué, rejeté dans la nature dans les déjections, il peut muter et redevenir virulent à l’occasion de recombinaisons génétiques. La situation est également préoccupante en Afghanistan et au Pakistan où le virus de la poliomyélite est endémique. Notamment parce que les équipes vaccinales sont confrontées au refus d’une partie de la population qui n’a aucune confiance dans les autorités. On peut évidemment les traiter d’obscurantistes, mais comprenons que lorsque les individus veulent se faire soigner au dispensaire local pour une blessure, ça n’est pas possible, et là, ils voient débarquer chez eux des inconnus qui veulent mettre un produit dans la bouche de leurs enfants pour un problème qui ne leur semble pas réel... La confiance et la concertation avec la population sont centrales dans la lutte contre les épidémies.
Y compris chez nous ?
C’est un problème universel. La confiance que l’on a vis-à-vis des autorités dans des situations d’incertitude et d’angoisse peut se transformer en défiance et en agressivité si les gouvernants ne sont pas capables de montrer une maîtrise, de la réassurance. Cela a été le cas avec le Sars-coV-2 et les controverses autour de la vaccination. Il est normal qu’il y ait eu des discussions puisqu’il s’agissait d’un virus inconnu : la médecine, ce n’est pas de la physique ! Chacun d’entre nous réagit de façon différente, en fonction de son patrimoine génétique, de ses réponses immunitaires... Les interrogations sont légitimes. Mais il y a eu un brouillage. Des déclarations gouvernementales sur les masques et les tests ont semé le trouble. Et n’oublions pas tous ces gens qui se sont pavanés sur les plateaux de télévision pour donner un avis médical sans en avoir les compétences, c’était consternant ! J’ai aussi découvert, à l’occasion de la pandémie, qu’il y avait beaucoup plus d’opposants au vaccin dans les professions de santé que je ne l’imaginais, même si les médecins « antivax » sont très minoritaires.
Notre système de santé est-il en crise ?
Si l’on compare avec d’autres pays, notamment ceux du Sud, on est encore bien soigné en France, mais c’est la tendance qui est préoccupante. J’ai eu l’occasion d’être hospitalisé il y a quelques années et j’ai constaté à quel point les infirmières passaient leur temps à remplir des papiers, à établir des barèmes...Elles n’avaient, de fait, plus de contacts avec les patients. Cela est dû, on le sait bien, au « managérisme » de la gestion hospitalière. Cela finit par dégoûter le personnel, qui, de plus, n’est pas suffisamment payé : allez vous loger à Paris avec un salaire d’infirmière ! Plus généralement, on manque de soignants et de médecins, en raison d’un certain corporatisme qui a limité des années durant l’accès à la profession. Or, les besoins de santé ne cessent d’augmenter avec une population qui vieillit.
Comment faire pour améliorer les soins ?
Sans doute faut-il revoir le système médical français. Ainsi, en ville, la pratique en cabinet individuel pourrait s’effacer partiellement au profit des maisons médicales : les jeunes médecins – et je les comprends – ne veulent pas d’une vie professionnelle taillable et corvéable à merci. La solution, ce sont ces structures médicales communes qui permettent un travail en équipe, une réflexion partagée sur les cas, la mutualisation d’un secrétariat et un meilleur accueil des patients. Je voudrais aussi évoquer une institution qui œuvre pour la santé : la Croix-Rouge. J’ai grandi dans une banlieue populaire et c’est dans un de ses dispensaires, pas loin de ma maison, que l’on m’a prodigué de premiers soins. Ces dispensaires doivent retrouver leur vigueur. Une autre voie de progrès serait une plus grande responsabilisation des soignants non-médecins. Les renouvellements d’ordonnance, les injections, le suivi des traitements peuvent être pratiqués par des auxiliaires, je pense en particulier aux infirmières. Une discipline exemplaire de ce point de vue est celle de la gynécologie-obstétrique : les sages-femmes surveillent les grossesses à risques avec efficacité. Rappelons-nous ces « officiers de santé » qui, au XIXe et au début du XXe siècle, assuraient une partie des soins, sans diplôme de médecine mais avec une formation clinique et thérapeutique. Pourquoi ne pas les réhabiliter ?