Entre compromis et compromission. Les acteurs humanitaires face aux pouvoirs
Fabrice Weissman
Ce texte est traduit et adapté du chapitre 41 de «International Organization and Global Governance» de Thomas G. Weiss & Rorder Wilkinson (ed.), International Organizations and Global Governance, 3ème Edition, 2023, Routledge.
Malgré le développement considérable de leurs ressources au cours des 30 dernières années, les organisations humanitaires déplorent une incapacité croissante à venir en aide aux victimes des conflits et des catastrophes naturelles. Instrumentalisés à des fins politiques par les gouvernements et les mouvements insurgés, les humanitaires auraient perdu la confiance des sociétés locales et des belligérants et par la même leur capacité à négocier un accès sécurisé aux victimes. Contestant l’idée selon laquelle les acteurs humanitaires peuvent agir à l’abris de la politique en vertu de leurs principes, ce chapitre soutient que la politisation de l’aide humanitaire est en réalité la condition première de son déploiement. Les acteurs humanitaires ne peuvent opérer que s’ils maintiennent un équilibre entre leurs intérêts et ceux des pouvoirs en place. Ce qui soulève une question éthique cruciale : à quel moment franchissent-ils la ligne floue mais bien réelle au-delà de laquelle l’aide devient plus utile aux pouvoirs qu’aux victimes ? Où placent-ils la frontière entre compromis et compromission ? Analysant les relations de pouvoir et d'intérêts qui relient les acteurs de l'aide, les États, les mouvements rebelles et diverses autorités, ce chapitre décrit comment les institutions humanitaires ont cherché, depuis la fin de la guerre froide, à répondre aux dilemmes éthiques découlant de leur implication inévitable dans les luttes politiques locales et globales.
Le 15 juillet 2021, le Conseil de sécurité des Nations unies organisait un débat sur « la protection de l'espace humanitaire » dans les conflits armés. Invité à s’exprimer au nom des organisations non gouvernementales (ONG), le représentant d'Action contre la faim dressa un sombre tableau des difficultés rencontrées par les « organisations guidées par les principes d'impartialité, de neutralité, d'indépendance et d'humanité » : « l'espace dans lequel nous fournissons une protection et une assistance vitales se rétrécit. Dans les zones de conflit, les belligérants et d'autres acteurs armés entravent l'accès et instrumentalisent l'aide. (...) La terrible et tragique litanie des attaques contre le personnel humanitaire semble sans finAction Against Hunger, Joint NGO Declaration: UN Security Council Discussion on the Protection of the Humanitarian Space, https://www.actionagainsthunger.org/. » Abondant dans ce sens, le vice-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires déplora pour sa part « une vague incessante d'attaques contre les travailleurs humanitaires et médicaux, et l'imposition de contraintes de plus en plus étroites sur l'espace humanitaireStatement by UN Deputy Secretary-General's remarks to the Security Council on behalf of the Secretary-General on the protection of civilians and the preservation of humanitarian space, 16 July 2021. »
Ce bilan pessimiste contraste avec la croissance rapide du système international de l'aide au cours des cinquante dernières années. À la suite de la guerre du Biafra (1967-1970), les organisations de solidarité internationale engagées dans l’aide aux victimes de conflits et de catastrophes naturelles se sont considérablement développées, en nombre et en tailleMichael Barnett et Thomas G. Weiss, "Humanitarianism : A Brief History of the Present", dans Humanitarianism in Question : Politics, Power, Ethics, eds. M Michael Barnett et Thomas G. Weiss (Ithaca : Cornell University Press, 2008.). D’abord alimenté par l’affrontement Est/Ouest,Eleanor Davey, Idealism beyond Borders : The French Revolutionary Left and the Rise of Humanitarianism, 1954-1988 (Cambridge : Cambridge University Press, 2015).le développement des organisations humanitaires s’est accéléré après la chute du mur de Berlin, concomitamment à la multiplication des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Cette croissance a été financée par les sociétés civiles et les gouvernements des pays de l’OCDE (États-Unis et Union européenne en tête), qui encouragèrent l’institutionnalisation d’un système humanitaire international articulé autour des agences des Nations unies, des grandes ONG internationales occidentales et du mouvement Croix-Rouge. Alors qu’au cours des années 1980, l’aide humanitaire se concentrait essentiellement dans les camps de réfugiés, à la périphérie des conflits, elle se déploie massivement, à partir des années 1990, à l’intérieur des pays en guerre, au cœur des zones de violence. Dans le même temps, le volume, la gamme et la qualité des services fournis (sécurité alimentaire, santé, hébergement d’urgence, eau, assainissement, nutrition, etc.) s’améliorent significativement à mesure que le secteur se professionnalise, se dotant des normes de qualité, d’instances de formation et d’évaluation spécialisées.
Selon ALNAP, le système humanitaire international employait, en 2017, 570 000 personnes sur le terrain. Son budget total dépassait les 27 milliards de dollars (les trois quarts provenant de sources gouvernementales)ALNAP, The State of the Humanitarian System 2018 - Full Report, available at https://sohs.alnap.org/help-library/the-state-of-the-humanitarian-system-2018-full-report, soit un volume financier équivalent à 20% du marché international de l'armement et à 0,1% du commerce international mondialSIPRI Year Book 2023,” "International arms transfers “, https://www.sipri.org/yearbook/2023/06/ . La réponse aux appels de fonds humanitaires de l’ONU s’est accrue de 6,7 à 18,1 milliards de dollars entre 2011 et 2020In 2020 USD value. OCHA, FTS, Appeals and response plans 2022, available at https://fts.unocha.org/appeals/overview/2022. Quant au nombre de destinataires de l’aide humanitaire recensées par les agences de l'ONU et leurs ONG partenaires, il a triplé, passant de 30 à 40 millions de personnes au cours de la première décennie du 21ème siècle, à 80 millions en 2015 et 98 millions en 2020OCHA, World Humanitarian Data and Trends 2016, disponible à l'adresse ici.. La plus grosse agence opérationnelle des Nations unies, le PAM, employait 1 500 personnes en 1995, 11 400 en 2014 et 20 600 en 2020. Les ONG financées par des donateurs privés ont connu une croissance similaire. Le budget de Médecins sans frontières (MSF), par exemple, a été multiplié par deux au cours de la décennie écoulée et atteint 2,1 milliards de dollars en 2020. Le nombre total d'employés de MSF a quadruplé depuis la fin des années 1990 et s'élève aujourd'hui à 45 260 personnes.
Reste que malgré l'augmentation massive de leurs ressources et du nombre de personnes assistées, les organisations humanitaires déplorent une incapacité croissante à venir en aide aux victimes du fait de l’insécurité et des obstacles imposées par les autorités. Elles affirment en connaître la cause : la manipulation de l'aide humanitaire à des fins politiques. « Trop souvent, l'aide est utilisée pour justifier, légitimer ou aider les États et les groupes armés non étatiques à poursuivre leurs objectifs particuliers – qu'ils soient politiques, militaires ou économiques », déplore le CICRStatement delivered by Mr. Robert Mardini, Director-General of the International Committee of the Red Cross, to the UN Security Council, "Protection of Civilians in Armed Conflict: Preserving Humanitarian Space", 16 July 2021, available at https://www.icrc.org/en/document/humanitarian-space-must-be-protected-without-exception. « Toutes ces pratiques politisent l'action humanitaire, érodent la confiance des communautés et des parties au conflit et, en fin de compte, réduisent la capacité des organisations humanitaires à fournir de l'aide », ajoute le vice-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitairesStatement by UN Deputy Secretary-General's remarks to the Security Council on behalf of the Secretary-General on the protection of civilians and the preservation of humanitarian space, 16 July 2021.
Cette analyse repose sur une fiction, largement partagée au sein du système de l’aide, selon laquelle la condition première pour venir en aide aux victimes est d’apparaître comme organisation « indépendante, neutre et impartiale », dénuée de toute influence sur les rapports de forces politiques et militaires. L’expérience quotidienne des travailleurs humanitaires déployés sur le terrain démontre qu’il n’en est rien. C’est parce que les acteurs de l’aide présentent une utilité politique, militaire, sociale, économique, médiatique, aux yeux des autorités qu’ils peuvent négocier le déploiement de leurs interventions. La liberté et la sécurité dont ils disposent résultent d’un compromis entre leurs intérêts (institutionnels, opérationnels) et ceux des pouvoirs en place. La politisation de l'aide humanitaire (son inscription dans le jeu politique) n’est pas une dérive responsable du « rétrécissement de l’espace humanitaire », mais une condition nécessaire à l’action. C’est lorsqu’elles ont une valeur instrumentale aux yeux des pouvoirs que les agences de secours sont en mesure d’aider les victimes.
A ce titre, les organisations humanitaires sont confrontées à un questionnement éthique fondamental, généralement occulté par leur discours décliniste et l’invocation de leurs « principes » : en quoi consiste, à leurs yeux, un compromis acceptable ? Quelles formes et degrés d’instrumentalisation politique et militaire sont compatibles avec les missions qu’elles se donnent ? Qu’est-ce qu’une politique d’assistance acceptable en termes de compromis sur le choix des victimes à assister en priorité, sur la qualité des programmes d’aide, sur la sécurité des équipes, sur leur contribution à l’effort de guerre des belligérants, etc. ? A quel moment considèrent-elles qu’elles franchissent la ligne floue mais bien réelle au-delà de laquelle elles deviennent plus utiles aux auteurs de violence et aux profiteurs de guerre qu’à leurs victimes ?
Ce chapitre relate comment les institutions humanitaires ont répondu à ces questions depuis la fin de la Guerre froide. Il commence par une description sommaire des acteurs de l’arène politico-humanitaireDorothea Hilhorst et Bram J. Jansen, "Humanitarian Space as Arena : A Perspective on the Everyday Politics of Aid", Development and Change 41, no. 6 (2010) : 1117-1139.et de leurs intérêts.
L'arène politico-humanitaire
Acteurs
L’arène politico-humanitaire comporte une multitude d’acteurs, du plus local au plus global. Les organisations humanitaires doivent d'abord s'entendre avec les acteurs les plus violents, ceux qui détiennent les moyens de la coercition physique : du ministère de la défense en capitale au jeune soldat qui contrôle un check-point en zone rurale ; du chef rebelle en exil aux commandants de brousse qui règnent sur son fief ; des chefs de gangs qui contrôlent un territoire aux bandits de grands chemins qui n’en détiennent aucun et entretiennent une insécurité généralisée ; du chef de police en uniforme aux milices d’auto-défense ; des compagnies de sécurité transnationales aux groupes mercenaires informels ; etc. Les acteurs humanitaires doivent également négocier avec les administrations civiles : les ministères de l'intérieur, de la santé, de l'agriculture, de l'eau, du travail, de l'immigration et des douanes et leurs représentants au niveau des provinces, des districts et des villages, ainsi que les gouverneurs, les préfets, les maires, les chefs de village et de famille, les chefs religieux, les hommes d'affaires influents, les représentants des camps de réfugiés et des bidonvilles, les partis politiques, les ONG locales, les syndicats, les groupes d'activistes, etc. Tous ces acteurs ont généralement des perceptions différentes des bénéfices et des risques associés à l’intervention d'une organisation humanitaire étrangère.
Les agences d'aide doivent également négocier avec des acteurs internationaux, à commencer par les États qui les financent. Ces derniers peuvent jouer un rôle déterminant dans la sélection des victimes à aider en priorité – notamment lorsque qu’ils sont militairement engagés et qu’ils attendent des agences d'aide qu'elles soutiennent leur stratégie contre-insurrectionnelle, comme ce fut le cas pour les donateurs occidentaux en Afghanistan et en Irak, par exemple. Craignant d'être sanctionnées pour « soutien au terrorisme », de nombreuses organisations humanitaires refusent d’intervenir dans les territoires contrôlés par des mouvements catégorisées « terroristes » par leurs bailleurs de fonds, tels que ceux contrôlés par les groupes djihadistes opérant au Sahel ou le Hamas en Palestine.
Les acteurs humanitaires interagissent également avec les missions politiques et militaires des Nations unies, les tribunaux internationaux, les organisations de défense des droits humains, les forces militaires étrangères, les agences de secours des Nations unies, les sociétés de Croix-Rouge et les ONG présentes dans le pays. Au sein du système humanitaire, il peut exister de profonds désaccords sur qui aider en priorité et comment, ainsi qu’une compétition féroce pour accéder à certains terrains, populations – ou financementsThomas G. Weiss, Humanitarian Business (Cambridge : Polity, 2013). . Comme le souligne la politiste Jennifer C. Rubenstein,Jennifer C. Rubenstein, “The Distributive Commitments of International NGOs” in Humanitarianism in Question: Politics, Power, Ethics, eds. M Michael Barnett and Thomas G. Weiss (Ithaca: Cornell University Press, 2008.)chaque agence d'aide a sa propre politique de triage, qui mobilise des considérations extérieures au contexte local et aux besoins des populations. Selon les contextes, des agences d’aide peuvent décider d’aider les « plus vulnérables » (en traitant les patients atteints de formes graves d'Ebola ou de Covid-19 par exemple), tandis que d'autres privilégieront « le plus grand bien du plus grand nombre » (en allouant la plupart des ressources aux activités de prévention comme la vaccination par exemple). Certains, comme le CICR, choisissent de limiter leur assistance aux seules « victimes de guerre » (réservant strictement des activités chirurgicales aux blessés de guerre), alors que d’autres s’adresseront à l’ensemble d’une population (admettant par exemple les victimes d'accidents de la circulation ou d'accidents domestiques dans leur filière de soins chirurgicaux). Une multitude d’autres préférences institutionnelles entrent en ligne de compte dans le choix des victimes et des programmes prioritaires : la volonté d’être présent dans les crises médiatiques, d’interagir avec toutes les parties à un conflit (quel que soient les besoins des populations), d’être présent sur tous les continents, d’assister en priorité les victimes des forces armées occidentales (comme MSF au Pakistan à la fin des années 2000Marion Péchayre, "Impartialité et pratiques de triage en milieu humanitaire. Le cas de MSF au Pakistan", Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2014/1 (N° 6), 125-142, disponible sur https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-centre-georges-canguilhem-2014-1-page-125.html), de n’aider que les victimes représentées par des institutions susceptibles de reprendre de manière « durable » les activités initiées par les organismes d’aide, etc. Bien que cruciales, souligne Rubenstein, ces critères d’arbitrage sont rarement reconnus et a fortiori débattus ouvertement par les acteurs humanitaires qui affirment n'être guidés que par « les besoins »Pour une critique de la notion de besoin dans le secteur de l’aide, cf. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La propension à la stéréotypie. L’exemple des ‘besoins », in Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et développement. Essai en socio-antrhopologie du changement social, Paris, Karthala, 1995, disponible )à : https://web.archive.org/web/20190428022239id_/http://classiques.uqac.ca/contemporains/olivier_de_sardan_jean_pierre/anthropologie_et_developpement/anthropo_et_developpement.pdf.
Les ressources dont disposent les acteurs humanitaires pour négocier leurs interventions sont de deux ordres, matérielles et symboliques. Les ressources matérielles sont les biens et services qu'ils fournissent aux populations ainsi que les liquidités qu'ils injectent dans l'économie locale. Les ressources symboliques sont liées à leur accès à la scène médiatique et politique – et à la publicité (bonne ou mauvaise) qu’ils peuvent générer pour les différentes parties prenantes.
Ressources matérielles
Les services publics fournis par les acteurs humanitaires (distribution de nourriture et d'eau, soins de santé, construction d’abris, planification des camps, etc.) sont d'une valeur inestimable pour les gouvernements et les groupes armés qui cherchent à déplacer, interner, et plus généralement contrôler des populationsFrançois Jean, "Aide humanitaire et économie de guerre", in Economie des Guerres Civiles, eds. François Jean et Jean-Christophe Rufin (Paris : Hachette Littérature, 1996), 543-589.. Dans les camps de réfugiés, les organisations humanitaires s’avèrent de précieux alliés des dispositifs policiers mis en place par les gouvernements d’accueil pour surveiller, contrôler et maintenir à distance les réfugiés jugés indésirablesMichel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008. Dans le même temps, les humanitaires contribuent fréquemment à renforcer les groupes politiques, militaires ou criminels qui se reforment à l'intérieur des camps – par exemple, les leaders du génocide qui prirent le contrôle de plusieurs camps de réfugiés rwandais au Zaïre entre 1994 et 1996, Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape, Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF (1982-1997), CNRS Éditions, 2017. ou les réseaux de passeurs qui infiltrèrent le camp de transit mis en place pour les réfugiés tentant de passer au Royaume-Uni à Grande-Synthe, dans le nord de la France, en 2017"Un an après son ouverture, les passeurs ont pris la main au camp de migrants de Grande-Synthe", Europe 1, 08h04, le 07 mars 2017, modifié à 08h16, le 07 mars 2017, http://www.europe1.fr/societe/un-an-apres-son-ouverture-les-passeurs-ont-pris-la-main-au-camp-de-migrants-de-grande-synthe-2996195..
L’aide dans les camps de personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays est exposée à des dynamiques similaires. Massivement assistés par le système humanitaire international entre 2004 et 2009, les camps de déplacés du Darfour, au Soudan, se sont transformés en bastions de l'opposition au pouvoir militaire de KhartoumClea Kahn, Conflict, Arms, and Militarization : The Dynamics of Darfur's IDP Camps (Genève : Small Arms Survey, 2008).. À l'inverse, de 2006 à 2009, le gouvernement sri-lankais est parvenu à asservir totalement les organisations humanitaires à sa politique d’enfermement et de contrôle des civils évacués des zones tenues par la rébellion séparatiste tamoule – une politique visant à supprimer toute tentative de réorganisation politique de la part des déplacés soupçonnés de sympathie pour la rébellionFabrice Weissman, « Sri Lanka : Médecins Sans Frontières dans la guerre totale », in Claire Magone, Michaël Neuman, et Fabrice Weissman (dir.), Agir à tout prix ? Négociations humanitaires : l'expérience de Médecins Sans Frontières, Paris, La Découverte, 2011.. Ces dernières années, l'armée nigériane a savamment utilisé l'aide humanitaire internationale pour soutenir sa stratégie d’internement des populations évacuées par la force des zones d’affrontement avec Boko HaramInternational Crisis Group, North-eastern Nigeria and Conflict's Humanitarian Fallout, Commentaire/Afrique, 4 août 2016. Vincent Foucher, Fabrice Weissman, " La fabrique d'une " crise humanitaire ". Le cas du conflit entre Boko Haram et le gouvernement nigérian (2010-2018) ", Politique africaine 2019/4 (n° 156), 143-170, disponible sur https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2019-4-page-143.htm..
Les secours apportés à l'extérieur des camps sont d’une grande utilité pour tout mouvement rebelle, gouvernement ou armée d'occupation cherchant à administrer un territoire et à répondre aux attentes sociales des populations. Les projets d'aide mis en œuvre par les forces internationales en Afghanistan avec le soutien de diverses organisations à but lucratif et non lucratif n'ont certainement pas eu les effets stabilisateurs escomptés Geert Gompelman, Winning Hearts and Minds? Examining the Relationship between Aid and Security in Afghanistan’s Faryab Province (Medford, MA: Feinstein International Center, 2011).. En revanche, dans les années 1980, des mouvements de guérilla tels que les Fronts de libération populaire d'Érythrée et du Tigré ont réussi à intégrer l'aide humanitaire internationale dans une politique de redistribution sélective leur ayant permis d’enrôler une partie importante de la population dans l’effort de guerreMark Duffield et John Prendergast, Without Troops & Tanks : The Emergency Relief Desk and the Cross Border Operation into Eritrea and Tigray (Lawrenceville, NJ : Red Sea Press, 1994).. A l’instar des forces militaires occidentales, cherchant à gagner les « cœurs et les esprits » des populations locales avec l’aide d’acteurs humanitaires, les mouvements djihadistes tels qu'Al-Qaida au Maghreb islamique, al-Shebab en Somalie et les Talibans en Afghanistan ont également mobilisé l'aide humanitaire internationale pour obtenir le soutien des populations locales et mettre en œuvre leurs projets de société liberticide – du moins pendant la période suivant immédiatement leur accession au pouvoirJean-Hervé Bradol, "Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l'Etat islamique", Médiapart, 1er février 2015. L'ODI-HPN a refusé de publier la version anglaise de cet article suite aux pressions exercées par MSF au Royaume-Uni, craignant des risques de sécurité et de réputation. .
Enfin, les acteurs humanitaires représentent un intérêt économique pour les autorités et les notables locaux, en mesure de prélever directement une part des ressources de l’aide via les taxes, les impôts, le contrôle des changes, ou plus prosaïquement les détournements, les vols, les pillages ou les prises d’otages. Par ailleurs, les agences de secours injectent d’importantes liquidités dans l'économie locale par le biais des salaires, des loyers, des contrats de service et des achats locaux. Ces dépenses ont un effet d'entraînement sur l'économie locale, dont les autorités sont souvent les premières à bénéficier grâce à leur mainmise sur les marchés les plus rentables (location de maisons, de bureaux et d'entrepôts, de moyens de transports, de services de sécurité privés, maîtrise des chaînes d’approvisionnement logistiques, etc.)Karen Büscher et Koen Vlassenroot, "Humanitarian Presence and Urban Development : New Opportunities and Contrasts in Goma, DRC," Disasters 34, Supplement s2 (2010) : 256-273.. La compétition pour s'approprier ces revenus sont parfois l'une des principales sources d'insécurité en Somalie (où la majorité des incidents de sécurité sont liés à la négociation de contrats de travail et de services) et en République démocratique du Congo (RDC), comme l'illustrent les incidents violents entourant la réponse à l'épidémie d'Ebola dans le Nord-Kivu (2018-2020)Emmanuel Freudenthal, "How "Ebola business" threatens aid operations in Congo", The New Humanitarian, 18 juin 2020, disponible à l'adresse https://www.thenewhumanitarian.org/investigation/2020/06/18/Ebola-corruption-aid-sector..
Ressources symboliques
Les ONG et les organisations des Nations unies sont une source d'information privilégiée pour les journalistes. Elles peuvent aussi s'engager dans le débat public et utiliser les médias pour alerter l'opinion et mobiliser des soutiens financiers et politiques. Elles contribuent ainsi à décrire les situations de crise et à les inscrire à l’agenda médiatique et diplomatique. Les acteurs humanitaires participent à la construction d'un espace public international où la conduite des acteurs politiques – à l'intérieur et à l'extérieur de leurs frontières – est soumise à l'examen critique des opinions.
Dans leur communication publique, les organisations humanitaires utilisent souvent un récit standardisé : la « crise humanitaire »René Backmann et Rony Brauman, Les Médias et l'humanitaire, Paris, Victoires, 1998.. Conçu pour mobiliser l'opinion par le biais de l'émotion, ce type de récit présente les situations de violence comme des récits moraux centrées sur la souffrance de victimes. Selon le sociologue Luc Boltanski, deux variantes permettent de rendre moralement et psychologiquement supportable le spectacle de la souffrance lointaine,Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 282 pages, 1993l'une faisant appel à la pitié (topique du sentiment) et l'autre à l’indignation et à la colère (topique de la dénonciation).
La topique du sentiment superpose au spectacle de victimes en souffrance l’image d'humanitaires en action (une infirmière au chevet d'un enfant mal nourri, des logisticiens organisant des distributions de nourriture, un médecin pansant les plaies d'un blessé). En exaltant la gratitude de la victime envers son bienfaiteur, cette représentation oriente la sympathie du spectateur vers le travailleur humanitaire, effaçant toute considération sur l'origine du désastre, imputé à une cause impersonnelle (la « folie » de la guerre renvoyée au rang de catastrophe naturelle). Réduisant le drame au couple humanitaire-victime, ce récit occulte le contexte politique. La couverture par la télévision française de l'exode en juillet 1994 vers l'est du Zaïre (aujourd'hui la RDC) et la Tanzanie de près de deux millions de réfugiés hutus rwandais – parmi lesquels de nombreux auteurs du génocide – est emblématique du pouvoir de dissimulation de la topique du sentiment. Le paradigme de la « crise humanitaire » permit de présenter les auteurs du génocide comme des « victimes » et les gouvernements qui avaient refusé d'intervenir pour mettre fin à l'extermination comme des « bienfaiteurs ». Le spectacle d'armées étrangères et d'ONG venant au secours de réfugiés décimés par le choléra permit d’effacer le consentement passif du monde à l'anéantissement antérieur des TutsisBradol et Le Pape, "Génoce et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF, 1982-97".
La topique de la dénonciation encourage un engagement plus actif dans les situations lointaines en introduisant deux autres figures : le persécuteur et le sauveur. La souffrance des victimes est utilisée pour susciter l'indignation et la colère des spectateurs ainsi encouragés à interpeller les sauveurs potentiels (nations puissantes ou organisations multilatérales), sommés de traquer, neutraliser et punir les persécuteurs. Comme le souligne Boltanski, ce récit dénonciateur repose inévitablement sur une interprétation politique plus ou moins explicite de chaque situation, établissant des liens de causalité entre la souffrance des victimes, l'action d'un persécuteur et à la passivité d'un sauveur. Exploitant la colère, et donc la violence, ce récit se prête particulièrement à la propagande de guerre. Il a fréquemment été utilisé par les organisations humanitaires demandant une intervention militaire internationale pour protéger des civils – au Darfour, au Tchad, en RDC, pour ne citer que quelques exemples des années 2000Voir, par exemple, CARE International, Christian Aid, Concern Worldwide, Islamic Relief, IRC, Oxfam et Tearfund, « Joint Agency Statement Following Tuesday's Darfur Donor Conference », communiqué de presse (plus de financement pour la force de l'Union africaine), 19 juillet 2006 ; Oxfam, « Tchad : Les États membres de l'Union européenne tardent à prendre une décision sur l'envoi d'une force au Tchad alors que 400 000 vies sont en jeu », communiqué de presse, 9 décembre 2007 ; ACAT France/CARE/COSI/FIDH/HRW/LDH/Secours Catholique Caritas France, « RD Congo : La France doit montrer l'exemple », communiqué de presse, 10 décembre 2008. Il a également été mobilisé par les Nations unies et les gouvernements occidentaux recourant à la formule « guerre humanitaire » pour justifier l’usage de la force militaire au Kosovo, en Afghanistan et en Libye notammentRony Brauman, Guerres humanitaires. Mensonges et intox, entretien avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2018..
En réduisant les crises à un récit moral à deux ou quatre personnages – la victime et le bienfaiteur dans un cas, la victime, le persécuteur, le témoin (humanitaire) et le sauveur dans l’autre – la formule « crise humanitaire » permet soit d'occulter le politique (topique du sentiment), soit de l'exalter dans sa forme la plus extrême, à savoir la guerre morale (topique de la dénonciation). Dans les deux cas, les acteurs humanitaires jouent un double rôle : celui de médiateur, permettant aux spectateurs distants de se sentir concernés par la souffrance d'autrui, et celui d'expert/témoin, attestant du statut de victime, de persécuteur, de bienfaiteur ou de sauveur. La légitimité du témoin humanitaire repose sur le désintéressement et l’impartialité qu’on lui prête, ainsi que sur sa supposée maîtrise d’une expertise permettant de distinguer « vraies » et « fausses » victimes et d’évaluer leur « degré de victimisation »Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu, éd. Mobilisations des victimes (Rennes, France : Presses Universitaires de Rennes, 2009).grâce à procédures de comptage et de qualification : dénombrement du nombre de morts, de blessés, de malades, etc. ; calcul de taux de mortalité et de morbidité rapportés à des seuils d’urgence ; mesure de la sévérité des privations (« pénurie », « crise alimentaire » ou « famine ») ; documentation des traumatismes psychologiques et physiques ; qualification des violences collectives ou individuelles (« massacre », « nettoyage ethnique », « génocide », « violence sexuelle », « torture », « crimes de guerre », etc.)
Le rôle controversé des acteurs humanitaires
Ainsi, bien qu’elles prétendent être apolitiques, les organisations humanitaires « neutres et impartiales » introduisent d'importantes ressources au cœur des crises, susceptibles de renforcer ou de fragiliser les acteurs politiques et militaires avec lesquels elles interagissent. L’influence des organisations humanitaires sur les dynamiques politiques locales et internationales a été décrite dans de nombreux essais et travaux académiques principalement axés sur les « effets pervers de l’aide ». Aux premiers pamphlets publiés dans les années 1980William Shawcross, The Quality of Mercy : Cambodia, Holocaust and Modern Conscience (New York : Simon & Schuster, 1984) ; François Jean, Éthiopie, du bon usage de la famine (Paris : Médecins Sans Frontières, 1986) ; et Jean-Christophe Rufin, Le Piège : Quand l'Aide humanitaire remplace la guerre, Paris, Jean-Claude Lattes, 1986. succède une profusion d’études la décennie suivanteParmi les ouvrages universitaires les plus influents, citons David Keen, The Benefits of Famine : A Political Economy of Famine and Relief in Southwestern Sudan, 1983-1989 (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1994) ; Mary B. Anderson, Do No Harm : How Aid Can Support Peace-Or War (Boulder, CO : Lynne Rienner, 1999) ; Fiona Terry, Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action (Ithaca, NY : Cornell University Press, 2002) ; et Peter J. Hoffman et Thomas G. Weiss, Sword & Salve : Confronting New Wars and Humanitarian Crises (Lanham, MD : Rowman & Littlefield, 2006) et War, Politics, and Humanitarianism : Solferino to Syria and Beyond (Lanham, MD : Rowman & Littlefield, 2017). . Ces publications font écho aux controverses sur le rôle et les responsabilités des acteurs humanitaires et de la « communauté internationale » dans les conflits post Guerre froide, marqués (entre autres) par les crimes de guerre commis par les troupes de l'ONU chargées de protéger les opérations de secours en Somalie (1992-1993) ; l’impuissance des acteurs de l'aide face aux politiques d'extermination au Rwanda et dans les Grands Lacs (1993-98) ; l’appropriation de l'aide humanitaire par les auteurs du génocide tutsi au Zaïre (1994-97) et par les factions armées au Libéria et en Sierra Leone (1990-1997) ; la participation (réticente mais efficace) des Nations unies et des ONG aux transferts forcés de populations dans l'ex-Yougoslavie (1991-1995) ; les politiques d'endiguement mises en œuvre par les gouvernements occidentaux dans les Balkans et en Afrique centrale où les récits de crises humanitaires ont été utilisés pour justifier auprès du public un engagement limité, etc.
Face à ces événements, deux politiques humanitaires prennent forme à la fin du XXème siècle au sein du système de l’aide. La première, parfois appelée « nouvel humanitaire »Fiona Fox, “New Humanitarianism: Does It Provide a Moral Banner for the 21st Century?” Disasters 25, no. 4 (2001): 275–289.(ou « approche wilsonienne »), affirme que le seul compromis acceptable pour les acteurs humanitaires est de s'engager aux côtés des démocraties libérales et de l’ONU dans la lutte pour les droits humains, la paix et la démocratie. La seconde, souvent appelée « approche dunantiste » - du nom du fondateur du CICR, le philanthrope suisse Henri Dunant – défend un objectif plus restreint : sauver des vies ici et maintenant, afin que la politique puisse prospérer à l'avenir.
Le nouvel humanitaire : parier sur la paix libérale
À la fin des années 1990, la grande majorité des responsables d'ONG, d'agences des Nations unies et des bailleurs de fonds, tout comme les réseaux d'experts et d'universitaires, souscrivent à l’approche wilsonienne défendue par le « nouvel humanitaire ». Leur position découle d’une critique radicale des politiques d'aide dunantistes se donnant pour unique ambition de sauver le plus de vies « ici et maintenant ». Comme l'affirment Michael Barnett et Jack Snyder, ces programmes d'aide permettent à certaines populations de survivre à la violence et aux privations mais leurs retombées directes et indirectes « alimentent les conflits et la répression »Michael Barnett et Jack Snyder, "The Grand Strategies of Humanitarianism", in Humanitarianism in Question, ed. Barnett et Weiss, 148.. Les ressources matérielles apportées par les acteurs humanitaires soutiennent l’effort de guerre des gouvernements oppresseurs et des insurgés. L’usage de la formule « crise humanitaire » par les médias et les dirigeants occulte opportunément les racines politiques des crises et de leurs cortèges de souffrance. La rhétorique et les secours humanitaires permettent ainsi aux « États extérieurs de donner l'impression de faire quelque chose pour résoudre les crises extrêmes sans avoir à intervenir par des moyens plus efficaces ». En définitive, croyant aider les populations en danger, les travailleurs humanitaires ne font que prolonger leurs souffrances. C’est pourquoi les organisations humanitaires ne peuvent se contenter de traiter les symptômes des crises mais doivent également s'attaquer à leurs « causes profondes » (« root causes ») – ou du moins faire pression sur les gouvernements occidentaux et les institutions multilatérales pour qu'elles le fassent.
Selon les « nouveaux humanitaires », les crises majeures des années 1990 ont pour racine le développement de « nouvelles guerres »Mary Kaldor, New and Old Wars. Organized Violence in a Global Era (Stanford, CA : Stanford University Press, 1999).. Souscrivant au point de vue de l’universitaire britannique Mary Kaldor (qui publie en 1999 New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era), la plupart des responsables humanitaires considèrent les conflits de l'après-Guerre froide comme plus absurdes et plus brutaux que jamais. Motivées par le fanatisme ethnique et la cupidité, et principalement financées par le commerce illégal et la prédation, ces « nouvelles guerres » tueraient beaucoup plus de civils que de combattants affirme KaldorPour une description critique cette analyse, voire Roland Marchal et Christine Messiant, " Les Guerres civiles à l'ère de la globalisation : Nouvelles Réalités et nouveaux paradigme", Critique Internationale 18 (2003) : 91-112.. Largement répandue dans le monde de l'aide, cette vision de la guerre comme scène de crime généralisé conduit les ONG et les agences des Nations unies à prôner une approche policière et judiciaire des conflits armés. Au nom de la « protection », les organisations humanitaires embrassent la lutte contre l'impunité, soutiennent la création de la Cour pénale internationale (CPI) et font campagne pour l'adoption de la « responsabilité de protéger » (R2P), doctrine enjoignant la « communauté internationale » à utiliser « tous les moyens nécessaires » (y compris militaires) pour mettre un terme aux atrocités de masse dans les États déclarés faillis ou criminelsVoir le site de la Coalition internationale pour la responsabilité de protéger à l’adresse suivante : https://www.globalr2p.org/publications/the-responsibility-to-protect-a-background-briefing/.
Réduisant la violence politique à du banditisme, ce paradigme policier cohabite avec un autre, d’apparence plus progressiste et ambitieux, décrivant la violence armée comme le symptôme de sociétés dysfonctionnelles incapables de s'autoréguler. Selon cette variante, « s'attaquer aux causes profondes des crises humanitaires » implique d’aller au-delà d'une approche purement policière et répressive pour procéder à une transformation en profondeur des institutions, des comportements et des mentalités jugés responsables de la perpétuation de la violence. L'action humanitaire doit contribuer à la transformation des « États faillis » en démocraties libérales, pacifiées, fondées sur l'État de droit, les droits humains et l'économie de marché.
Comme le souligne Mark DuffieldMark Duffield, Global Governance and the New Wars: The Merging of Development and Security (London: Zed Books, 2001) , universitaire proche du monde de l’aide, l’élargissement des ambitions promues par le « nouvel humanitaire » – de la fourniture de secours vitaux, à la lutte contre l’impunité puis à la transformation des sociétés en crise – est alors en phase avec la manière dont les démocraties libérales redéfinissent leurs préoccupations de sécurité. Dans les années 1990, les conflits et l'instabilité dans les « États faillis » sont décrits comme autant de menaces pour la sécurité des pays du Nord (criminalité organisée, entraves au commerce international, flux de réfugiés, pandémies, etc.) La transformation de sociétés en guerre en États stables et prospères devient l'objectif des politiques de développement plus ambitieuses préconisées au début du 21ème siècle par la Banque mondiale, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l'Union européenne (UE) et de nombreux ministères d'aide étrangère, dont le ministère britannique du développement international (DfID) et l'Agence américaine pour le développement international (USAID)Ibid. Les ONG sont considérées comme un instrument privilégié de cette « diplomatie transformationnelle ». A l’instar de Claire Short, ministre britannique du développement international (1997-2003), les donateurs encouragent les organisations humanitaires à « travailler avec les États et les organisations internationales qui cherchent à établir des État démocratiques, respectueux de la loi et des droits, orientés vers le marché et économiquement rationnels, qui offrent de meilleures conditions à tous leurs citoyens »Cité dans Barnett et Snyder, "The Grand Strategies", in Humanitarianism in Question, ed. Barnett et Weiss, 151..
Comme l'indique Mark Duffield, il devient alors difficile pour les agences se réclamant du « nouvel humanitaire » de « séparer leurs propres activités de développement et d'aide humanitaire de la logique omniprésente du nouveau régime de sécurité du Nord »Mark Duffield, Global Governance, p.16. D’autant que l'essor du « nouvel humanitaire » coïncide avec la multiplication des interventions armées internationales. Les opérations militaires officiellement destinées à protéger les civils au Kosovo (1999), au Timor oriental (1999) et en Sierra Leone (2000) sont suivies des invasions de l'Afghanistan (2001) et de l'Irak (2003). La fin des années 1990 et le début des années 2000 sont également marqués par le développement des opérations de maintien de la paix des Nations unies, auxquelles sont confiées des mandats de plus en plus étendus en Angola, en RDC, au Liberia, en Sierra Leone, au Soudan, au Timor oriental, en Haïti, en République centrafricaine, en Éthiopie et en Érythrée, etc. Leur mission comprend la surveillance de cessez-le-feu, la distribution de l'aide humanitaire, le désarmement et la réintégration des combattants, le rapatriement des personnes déplacées et des réfugiés, l'organisation d'élections, la réforme des armées et des forces de police nationales, la restructuration des institutions judiciaires et des services publics, le développement d'économies de marché, ainsi que la promotion de la bonne gouvernance et la défense des droits humains et des droits des femmes.
A l'exception de l'Irak en 2003, où les ONG européennes et américaines se divisent sur la légitimité de l’invasion étatsunienne, la grande majorité des organisations humanitaires soutient les politiques de « pacification » menées par des forces armées étrangères au Kosovo, au Timor oriental, en Sierra Leone, en Afghanistan, en RDC, au Soudan, etc. Si les financements institutionnels considérables constituent une incitation, les humanitaires pensent également contribuer à l’objectif « qui seul peut se définir comme réellement humanitaire : hâter la fin d’une guerre » et « remplacer au plus vite un régime mortifère par un gouvernement civilisé », selon les termes d'un volontaire humanitaire lors de la chute des Talibans en Afghanistan en 2001Michael Barry, " L'Humanitaire n'est jamais neutre ", Libération, 6 novembre 2001..
Au début du 21ème siècle, la grande majorité des organisations d'aide humanitaire consolident ainsi une alliance avec les démocraties libérales et les Nations unies autour d’un objectif commun : assister et protéger les populations en danger, punir les criminels de guerre et transformer les sociétés dysfonctionnelles en démocraties pacifiques et prospères. Cette alliance apparaît alors comme le seul compromis acceptable pour contenir les « effets pervers » de l’aide.
Cette alliance n'est pas dénuée de tensions, les organisations humanitaires reprochant alternativement aux gouvernements occidentaux de les négliger dans l'attribution des financements ou de ne pas consacrer suffisamment de ressources militaires aux opérations de pacification. En Afghanistan, par exemple, une coalition d'ONG appelle en 2003 au renforcement des troupes de l'OTAN « pour que la démocratie puisse s'épanouir »International Council of Voluntary Agencies, “Afghanistan : A Call for Security", 17 juin 2003.; puis, en 2008, demandent une réorientation des financements internationaux en leur faveur au nom des « liens entre développement et sécurité » et de leur contribution à la « stabilité du pays »"Falling Short : Aid Effectiveness in Afghanistan", 28 mars 2008, disponible ici. . Les ONG critiquent également les gouvernements occidentaux pour leur réticence à s'impliquer dans des pays où leurs intérêts nationaux ne sont pas directement en jeuOxfam, Protection of Civilians in 2010: Facts, Figures, and the UN Security Council’s Response (Oxford: Briefing Paper, 2010), 28.ou lorsqu’ils « empiètent » sur leur propre terrain d’action en fournissant une aide matérielle aux populations dans le cadre de campagnes contre-insurrectionnelles visant à gagner « les cœurs et les esprits » des populationsCARE, “On World Humanitarian Day, CARE Asks: Why Is It More Dangerous to Be an Aid Worker than a Peacekeeper?”, 19 août 2009.
L’humanitaire dunantiste ou la politique de survie
Bien qu'idéologiquement proche du « nouvel humanitaire » pendant la Guerre froide,Cf. Fabrice Weissman, « Silence on soigne… Un aperçu des prises de position publiques de MSF, de la guerre froide à la guerre contre le terrorisme », in Claire Magone, Michaël Neuman, et Fabrice Weissman (dir.), Agir à tout prix ?MSF fait partie des organisations qui commencent à s'en éloigner au milieu des années 1990. Considérant les conflits comme la continuation de la politique par d'autres moyens, plutôt que comme banditisme généralisé ou pathologie sociale, les dirigeants de la section française affichent leur scepticisme face aux projets de transformation des sociétés en guerre en démocraties libérales. Ils y voient une forme de messianisme révolutionnaire hérité de la croyance coloniale en la « mission civilisatrice » de l'OccidentRony Brauman, "Les Nouveaux Lénines de l'humanitaire", Alternatives Internationales, juin 2011. . Les succès limités des opérations de l'ONU et les conséquences désastreuses des invasions de l'Afghanistan et de l'Irak, montrent à quel point « protéger des populations » et imposer une paix libérale par les armes est une entreprise périlleuse et coûteuse en vies humaines, font-ils valoirJean-Hervé Bradol, “L’ordre international cannibale et l’action humanitaire”, Fabrice Weissman (dir.), A l’ombre des guerres justes, Paris, Flammarion, 2003. . Après avoir été un fervent défenseur de la justice pénale internationale et de la responsabilité de protéger dans les années 1990, la section française de MSF s’en dissocie clairement dans les années 2000Fabrice Weissman, "Humanitarian Aid and the International Criminal Court : Grounds for Divorce' " Making Sense of Sudan, http://africanarguments.org/2009/07/20/humanitarian-aid-and-the-international-criminal-court-grounds-for-divorce-1/, juillet 2009 ; Fabrice Weissman, " Not in Our Name : Why Médecins Sans Frontières Does Not Support the 'Responsibility to Protect'", Criminal Justice Ethics 29, no. 2 (2010) : 194-207. Éric Dachy, "Justice et action humanitaire : un conflit d’intérêt", dans Fabrice Weissman (dir.).
Les organisations dunantistes défendent la légitimité d’une action humanitaire dont l'objectif, limité en apparence, n’est pas de policer ou de résoudre les conflits mais de créer des « oasis d'humanité »Rony Brauman, "Oasis of Humanity and the Realities of War. Uses and Misuses of International Humanitarian Law and Humanitarian Principles", Journal of Humanitarian Affairs, Volume 1, Issue 2, 19 août 2019, disponible à l'adresse https://doi.org/10.7227/JHA.017.au milieu de la violence, augmentant ainsi les chances de survie d’une partie des populations. Pour autant, reconnaissant la possibilité que l'action humanitaire soit utilisée contre les personnes qu'elle est censée aider, MSF insiste sur l'importance de négocier un « espace de liberté minimum » et « d’action autonome » – un « espace humanitaire » au sens restrictif du terme initialement défini par Rony Brauman en 1992Johanna Grombach Wagner, "An IHL/ICRC perspective on 'humanitarian space'", Humanitarian Exchange 32, décembre 2005, disponible à l'adresse https://odihpn.org/wp-content/uploads/2006/01/humanitarianexchange032.pdf. – permettant de savoir à quelle politique les humanitaires participent et d’évaluer si les compromis qu’ils passent avec les pouvoirs restent acceptables. Selon Brauman :
« Trois conditions sont nécessaires pour qu’existe un espace d’action autonome : d’une part la liberté de dialogue avec les personnes que nous cherchons à aider, sans que soit imposée la présence systématique d’un représentant des pouvoirs. C’est une question élémentaire de dignité, en ce qu’elle seule permet de faire la différence entre la maintenance de physiologies défaillantes et une transaction humaine, autrement dit entre un gardien de zoo et un volontaire humanitaire. D'autre part la liberté de circulation et d'évaluation des besoins, dans toute la mesure où les conditions pratiques le permettent, bien sûr. On comprend qu’en situation de conflit et d’insécurité, cette possibilité soit restreinte, mais elle ne peut être nulle (…) Cette condition est essentielle si l’on veut éviter de devenir un simple auxiliaire logistique, exécutant des choix du pouvoir local. Troisième condition, enfin, la liberté de vérification de la distribution des secours, nécessaire pour éviter que ceux-ci ne deviennent une simple contribution au maintien du pouvoir en place. »
Et il ajoute :
Il n'y a évidemment pas d'instrument permettant de mesurer l'étendue de cet « espace humanitaire », son appréciation ne pouvant qu'être laissée au jugement des équipes humanitaires. Et il ne faut pas s'attendre à ce qu’il soit accordé d'emblée. Il ne s'agit pas de libertés octroyées, mais toujours de libertés à « conquérir » et à défendre, parce qu'elles contredisent les visées de ceux qui détiennent le pouvoirRony Brauman, "Responsabilité humanitaire", MSF Crash, 1er novembre 2001, disponible à l'adresse https://msf-crash.org/en/publications/humanitarian-actors-and-practices/humanitarian-responsability.
Dans cette perspective, interpeller publiquement les pouvoirs par voie de presse et/ou s'abstenir d'intervenir apparaît comme la seule option décente lorsqu’il s’avère impossible de dégager un « espace de liberté minimum » ou lorsque les opérations de secours sont manifestement enrôlées au service de politiques criminellesBradol et Marc Le Pape, Aide humanitaire, chapitre 3. C’est ainsi qu’en 2014, par exemple, MSF a pris la décision de ne pas intervenir dans les territoires sous contrôle de l'État islamique d'Irak et du Levant (ISIL ou ISIS ou Da'esh) en Syrie et en Irak, en raison de l'impossibilité d’évaluer les besoins de manière indépendante et d'exercer un minimum de contrôle sur ses ressources.
Déterminer à quel moment l'action humanitaire passe du compromis à la compromission – au point d’être plus nuisible que bénéfique aux personnes qu’elle cherche à aider ou d'exposer les travailleurs humanitaires à des dangers excessifs – suscite des débats acerbes et passionnés entre organisations humanitaires et au sein de celles-ciPour une illustration des controverses entre MSF et le CICR, voir Rony Brauman, "Médecins Sans Frontières et le CICR : des questions de principe", in Revue internationale de la Croix-Rouge 94, Numéro 888 (2012) : 1523-1535.. La manière dont l'aide humanitaire a été distribuée en Syrie a fait l'objet en 2013 d'une controverse publique entre MSF et le CICR, les deux organisations s'accusant mutuellement de complaisance coupable à l'égard des restrictions imposées par le gouvernement syrien et par l'oppositionPierre Krähenbühl, "There Are No 'Good' or 'Bad' Civilians in Syria-We Must Help All Who Need Aid", in The Guardian, 3 mars 2013 ; et Marie-Noëlle Rodrigue et Fabrice Weissman, "Syrie : Briser l'embargo humanitaire contre les zones rebelles", in Le Temps,13 mars 2013..
Conclusion
Le 30 août 2021, les dernières troupes américaines quittaient l'Afghanistan, suivies de milliers de travailleurs humanitaires estimant ne plus être en sécurité depuis le retour au pouvoir des Talibans. Une poignée d’organisations humanitaires décida néanmoins de maintenir ses activités dont le Norwegian Refugee Council (NRC), le CICR, Médecins sans frontières et le Programme alimentaire mondial.
Si le départ des troupes internationales d'Afghanistan signe vraisemblablement la mort du « nouvel humanitaire » et de l’idéal wilsonien, croire que les organisations « dunantistes », comme MSF, sont capables de continuer leurs activités grâce à leur « approche apolitique » et leur « respect des principes humanitaires » est trompeur. Tout comme le Programme alimentaire mondial, MSF et le CICR sont tolérés par les Talibans parce qu’ils ne remettent pas en cause l'ordre moral liberticide des nouvelles autorités et parce qu’ils les aident, dans une certaine mesure, à asseoir leur pouvoir.
Contrairement à ce qui s'était passé en 2004, lorsque les Talibans vaincus avaient déclaré MSF « cible légitime » et revendiqué le meurtre de cinq membres de l’association dans la province de Baghdis, MSF se retire d'Afghanistan, communiqué de presse, 28 juillet 2004, disponible à l'adresse suivante : https://www.msf.org/msf-pulls-out-afghanistanles travailleurs humanitaires sont aujourd'hui plus utiles vivants que morts aux Talibans victorieux. L'Émirat afghan a besoin des services de santé gérés par MSF, de la nourriture distribuée par le PAM, et de l'argent injecté par les organisations humanitaires dans son économie exsangue. Les objectifs politiques des Talibans sont, pour l'instant, alignés sur ceux des organisations humanitaires.
Dissimuler cette réalité derrière un récit enchanté présentant les principes humanitaires comme un talisman garantissant aux organisations humanitaires « neutres et impartiales » la possibilité d’opérer librement dans l’intérêt des populations est doublement dangereuxChristopher Stokes, Jonathan Whittall, "Will we talk to the Taliban ? Why not, we always have", Al Jazeera, 26 août 2021, disponible à l'adresse https://www.aljazeera.com/opinions/2021/8/26/will-we-talk-to-the-taliban-why-not-we-always-h.: pour la sécurité des équipes, et pour celles des victimes, contre qui l’aide humanitaire pourrait imperceptiblement se retourner.
Lectures complémentaires
- Michael Barnett et Thomas G. Weiss, eds, Humanitarianism in Question : Politics, Power, Ethics (Ithaca, NY : Cornell University Press, 2008).
- Mark Duffield, Global Governance and the New Wars : The Merging of Development and Security (Londres : Zed Books, 2001).
- Michel Feher, éd. Nongovernmental Politics (New York : Zone Books, 2007).
- Claire Magone, Michaël Neuman et Fabrice Weissman, eds, Humanitarian Negotiations Revealed : The MSF Experience (Londres : Hurst & Co, 2011). Agir à tout prix? Négociations Humanitaires, l’expérience de MSF (Paris : La Découverte 2011)
- David Rieff, Un lit pour la nuit. Humanitarianism in Crisis (New York : Simon & Schuster, 2003).
- Thomas G. Weiss, Humanitarian Business (Cambridge : Polity Press, 2013).
- Michael Neuman, Fabrice Weissman, Saving Lives and Staying Alive. Humanitarian Security in the Age of Risk Management (Londres : Hurst & Co, 2016). Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques (Paris: Editions du CNRS, 2016).
Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Entre compromis et compromission. Les acteurs humanitaires face aux pouvoirs », 19 décembre 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/entre-compromis-et-compromission-les-acteurs-humanitaires-face
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