Couverture du livre Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF
Chapitre
Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Introduction : avec le regard des équipes de terrain

En 1994 et au cours des années suivantes, les équipes humanitaires furent directement confrontées à un génocide et des crimes de masse, au Rwanda et dans les pays voisins. Considérant l’histoire de l’action humanitaire depuis la décolonisation, ce fut une expérience singulière et, vingt ans plus tard, elle le demeure.

Le choc politique et moral provoqué par le génocide des Rwandais tutsis a agi comme catalyseur de changements majeurs dans les réactions de la « communauté internationale » aux crises extrêmes. En effet, les événements du Rwanda furent une tragique démonstration du désengagement des États et institutions internationales lorsqu’il s’agissait de mettre fin à des actes de violence radicale à grande échelle. Ce fut déjà le cas, pendant l’après-guerre froide, notamment au Soudan, en Tchétchénie, en Angola, dans l’ex-Yougoslavie. Il faut ajouter que les événements survenus au Rwanda mirent au jour les failles des organismes internationaux de secours qui ne purent délivrer à temps les aides appropriées, ni prévenir le détournement d’une proportion non négligeable de ces aides par les acteurs de l’économie de guerre, à des fins criminelles ou d’enrichissement personnel.

À l’approche des cérémonies du vingtième anniversaire du génocide des Rwandais tutsis, les deux auteurs de cet ouvrage se doutèrent qu’ils seraient interrogés sur les initiatives et engagements humanitaires pris par MSF au Rwanda avant, pendant et après le génocide d’avril-juillet 1994, puis dans les pays voisins où affluèrent des réfugiés rwandais : Burundi, Zaïre, Tanzanie. En effet, il est rare que les travailleurs humanitaires soient témoins de scènes où des individus identifiables (des militaires, des miliciens) tuent sous leurs yeux un très grand nombre de personnes qui ne les combattent pas (des civils) ou qui ont cessé de le faire (des prisonniers et des blessés). Dans la majorité de leurs interventions auprès des victimes de guerre, les humanitaires agissent à distance des lieux où les massacres sont perpétrés. Le plus souvent, ils accueillent les survivants qui cherchent refuge et assistance à l’intérieur de sites en principe à l’abri d’agressions armées, parfois de l’autre côté d’une frontière. Lorsque les équipes médicales interviennent en situations de tueries, les exécuteurs opèrent le plus fréquemment à distance de ces témoins gênants qui cherchent à s’informer, et les tueurs ainsi que leurs chefs restent généralement anonymes. Au moment des faits et peu après, des informations locales permettent parfois de les identifier. Elles sont recueillies sur place par les ONG humanitaires, par d’autres institutions nationales et internationales (organisations de défense des droits de l’homme, médias, religieux, etc.).

Au cours des années 1990 et auparavant, les deux auteurs de cet ouvrage (l’un sociologue, l’autre médecin) ont effectué des visites de travail au Rwanda et dans les pays limitrophes. Ils intervenaient en fonction de leurs domaines respectifs de compétences, la recherche sociologique et la médecine humanitaire. En 1994, Marc Le Pape était chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et au Centre d’études africaines de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Jean-Hervé Bradol était alors responsable de programme pour le Rwanda au siège de Médecins Sans Frontières à Paris. Notre collaboration débuta en 1995 et provoqua un intérêt réciproque pour la discipline de l’autreJean-Hervé Bradol a contribué au numéro spécial de la revue Les Temps modernes intitulé « Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi 1994‑1995 ». Claudine Vidal et Marc Le Pape étaient responsables de ce numéro. Voir Les Temps modernes, n° 583, juillet-août 1995, p. 126‑148..

Le médecin humanitaire commença à participer à des travaux de réflexion critique sur l’action médicale humanitaire et le sociologue devint membre du conseil d’administration de MSF en France (1998‑2008).

En 2014, avant la commémoration du génocide, nous nous demandions si nous pourrions répondre à trois questions précises portant sur la période 1990‑1997 au Rwanda et dans la région des Grands Lacs : Où les équipes de MSF travaillaient elles ? Quelles activités menaient-elles ? Quelles difficultés de leur travail étaient discutées et parfois communiquées publiquement ?

Un constat s’imposa alors : nous manquions de données pour répondre à ces questions, pour construire un récit minutieux et global, à l’écart des écrits de célébration et de ceux où la sélection et le montage des sources ont pour principal objectif de confirmer des points de vue généralement critiques sur l’action humanitaire. Ce constat nous donnait un motif pour entreprendre de lancer des enquêtes et d’écrire un livre.

Les sources de notre enquête et le principe du « regard rapproché Voir Carlo Ginzburg, « Microhistory: two or three things that I know about it », Critical Inquiry, vol. 20, n° 1, 1993. Une traduction de ce texte a été publiée dans Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 361‑405. L’expression « regard rapproché » provient de cette traduction (en anglais l’expression « close up look » marque clairement un parallèle entre la microhistoire et le gros plan au cinéma) : appliqué à un événement et, à plus forte raison, à
tout processus historique, « le regard rapproché nous permet de saisir quelque chose qui échappe à la vision d’ensemble et réciproquement » (p. 389). Nous adhérons à ce « et réciproquement » (en anglais « and vice versa ») et restituons donc, dans les limites de nos sources, des « visions d’ensemble » influentes à l’intérieur des associations MSF au cours des
années 1990‑1997, car elles permettent de saisir ce qui échappe à la vision rapprochée.
»

Pour caractériser notre démarche fondée sur le principe du « regard rapproché », nous sommes partis du constat que les contextes où observer les actions de MSF étaient nombreux et variés. Notre enquête portait sur plusieurs pays où vivaient des populations rwandophones, qu’elles soient exilées, avec un statut de réfugié ou non, ou que leur présence soit ancienne, datant de l’époque coloniale. Outre le Rwanda, nous avons suivi les rwandophones en Ouganda, au Zaïre (puis en République démocratique du Congo), en Tanzanie, au Burundi. Dans chaque pays et au même moment, plusieurs équipes et plusieurs lieux d’intervention étaient concernés. Précisons que nous n’avons pas eu pour objectif de revisiter l’ensemble des programmes humanitaires sur tous ces terrains d’action.

Lors de notre dépouillement des archives et d’autres sources documentaires, nous avons d’abord privilégié une démarche rapprochée et circonscrite, une échelle d’observation permettant d’appréhender la conduite des programmes d’assistance. Notre champ d’enquête s’est d’abord centré sur l’espace de travail et de négociations d’une équipe, à partir de quoi nous avons suivi le cheminement des messages du terrain aux responsables de MSF du pays où se déroulait l’intervention, puis aux responsables dans les sièges des sections. Les questions suivantes ont orienté notre sélection de données : Comment ont été conduites les activités, dans des situations instables où ont eu lieu meurtres de masse, opérations militaires, bouleversements politiques, déplacements forcés de population ?Comment s’orienter dans ce type de situations, quels repères privilégier ?

Nous avons travaillé sur le fonds d’archives conservé au siège de MSF à Paris. Nous y avons consulté des documents issus de toutes les sections opérationnelles du mouvement MSF Les noms des intervenants de MSF sont indiqués dans les documents que nous avons étudiés et que nous citons. Nous avons cependant choisi de ne pas les reproduire. Par ce choix, nous espérons éviter les effets des mises en cause individuelles et les justifications qu’elles provoquent en retour. . Nous avons d’abord pris connaissance d’une sélection de ces archives grâce au travail effectué sur celles-ci par Laurence Binet Journaliste et directrice d’études à Médecins Sans Frontières., qui en fit une première revue puis les organisa en récits. Il s’agissait alors de restituer les dilemmes ayant marqué l’histoire des prises de parole publiques du mouvement MSF. Les quatre premiers récits ont été publiés à partir de 2004, ils portaient sur la région des Grands Lacs pendant et après le génocide des Rwandais tutsis Laurence Binet a assuré ce travail au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (Crash, centre de réflexion de MSF à Paris), dont font également partie Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape. Elle a créé un site où les études de cas et de nombreuses archives sont en libre accès. Voir http://speakingout.msf.org/fr. . Pour notre part, nous avons recouru à plusieurs séries  documentaires. Tout d’abord celle constituée par les rapports ou « sitreps » (situation report) envoyés régulièrement par les équipes de terrain au siège de la section MSF qui dirige les opérations ainsi que les rapports des « missions exploratoires » – ces dernières sont initiées par les sièges en vue de décider si des actions doivent être entreprises et lesquelles engager dans la région où l’enquête est menée. Les listes de destinataires des sitreps varient selon les moments et en fonction de coordinations établies entre plusieurs sections MSF, en fonction également des hiérarchies de responsabilité et de la division du travail entre  départements dans les sièges. Aux cours de crises graves, ces messages sont quotidiens. Certains sont courts (une page ou deux), et divisés en rubriques standardisées. D’autres rédacteurs mettent l’accent sur les contacts et le contenu des entretiens avec les autorités locales, commentent leurs décisions, leurs directives et évaluent les conséquences de celles-ci sur les programmes en cours. Ils livrent le récit et l’analyse d’événements meurtriers sur les lieux où MSF intervient. Face à ces événements, ils proposent aux sièges des initiatives opérationnelles et médiatiques ou, à l’inverse, expriment des réserves sur les décisions que des responsables centraux leur demandent de mettre en oeuvre.

Il arrive également que des équipes de terrain s’indignent et condamnent la publication d’interviews, de communiqués de presse, de rapports mettant en cause des acteurs politiques et militaires avec lesquels, simultanément, elles dialoguent localement pour rendre possibles leurs activités, garantir l’accès et donc l’aide aux réfugiés ou déplacés. À l’inverse la critique peut porter sur des politiques du silence. En effet, il est apparu dans plusieurs cas à la lecture des archives que les rapports de mission rendaient compte d’attaques ou de crimes systématiques contre des civils, mais que ces violences avaient été tues dans les prises de position publiques. Par exemple, cette consigne de silence fut exprimée par une chargée de communication de MSF en avril 1997 à propos d’opérations militaires conduites par le Rwanda contre les réfugiés rwandais présents dans la région du Sud-Kivu au Zaïre : « Vous trouverez à la suite le rapport dont je vous ai parlé hier. C’est donc un rapport interne et confidentiel. Merci de ne pas le diffuser, de ne pas citer des passages qui permettent d’identifier MSF comme source, et de ne pas l’emmener avec vous, si vous vous rendez sur place ! » Sur le rapport est ajouté à la main, en lettres majuscules, « NOT FOR RELEASE»Le rapport à ne pas communiquer porte sur une mission exploratoire effectuée au Sud-Kivu fin mars 1997. Ce document a circulé, à l’intérieur du mouvement MSF, le 16 avril 1997. Il rendait compte des exécutions de réfugiés rwandais qui sortaient de la forêt pour accéder aux secours
humanitaires. Des militaires venus du Rwanda menaient ces opérations
meurtrières.
.

Une autre série privilégiée pour notre enquête a été celle constituée par les recueils de données médicales. Il s’agit par exemple d’enquêtes épidémiologiques sur la mortalité et la morbidité menées dans un camp de réfugiés, dans un hôpital ou dans un centre nutritionnel traitant les enfants de moins de 5 ans. Le suivi des activités en cours dans les hôpitaux, les dispensaires et les centres nutritionnels en fait aussi partie : à cet égard, nous disposons de relevés quotidiens, ainsi que de présentations synthétiques, de graphiques rassemblés dans des rapports périodiques adressés aux sièges. Cette série contient également des indications sur les aspects logistiques des programmes médicaux, comme l’installation des dispensaires, des hôpitaux de campagne, des « camps choléra », les travaux d’assainissement et d’aménagement des dispositifs d’accès à l’eau, les constructions en dur et les réhabilitations de bâtiments.

Les sièges sont évidemment producteurs de nombreux documents.Nous avons pris appui d’une part sur les messages adressés aux terrains pour en orienter les programmes, d’autre part sur différents types d’archives ayant un lien avec les opérations que nous avons choisi d’observer : comptes rendus de réunions, analyses des situations et des stratégies, communiqués de presse, rapports (publics ou non) présentant des données issues du terrain. Concernant ces rapports, nous avons privilégié ceux qui synthétisaient les observations et témoignages sur des moments de violences extrêmes. Ces derniers étaient associés à une interrogation récurrente : Comment réagir et comment agir dans ces conditions ?

Nous avons consulté d’autres sources que les archives et les témoignages de MSF. Ainsi avons-nous tiré parti de travaux ayant utilisé des sources jusqu’alors inexplorées. Citons comme exemple la thèse d’Arnaud Royer consacrée au « destin croisé des réfugiés burundais et rwandais dans la région des Grands Lacs africains depuis 1959 ». En parallèle de son emploi au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à l’époque des faits, il a étudié en tant que sociologue les interventions de l’agence onusienne dans la région des Grands Lacs. Les archives de celle-ci sont l’une des sources principales de cette recherche Arnaud Royer, De l’exil au pouvoir, le destin croisé des réfugiés burundais et rwandais dans la région des Grands Lacs africains, depuis 1959, thèse de sociologie soutenue à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne, mars 2006.. Citons également le travail effectué par 52 chercheurs et consultants à l’initiative du ministère danois des Affaires étrangères en 1994. Les enquêtes réalisées en vue d’une évaluation des opérations humanitaires ont été conduites dans tous les pays de la région des Grands Lacs, après le génocide des Tutsis au Rwanda John Borton, « Évaluation commune de l’aide d’urgence au Rwanda : point de vue du responsable d’équipe », in Adrian Wood et al. (éd.), Évaluer l’action humanitaire. Points de vue de praticiens, Paris, Karthala, 2002, p. 115‑150.. L’une des études a pour objet « l’aide humanitaire et ses effets » sur une période s’étendant d’avril 1994 à juillet 1995 au Rwanda, en Tanzanie et au Zaïre. À propos de l’aide aux réfugiés dans ces deux derniers pays, cette étude donne accès à nombre de données, de documents et d’entretiens, de résultats d’enquêtes, la plupart inédits. Il s’agit d’une observation à la fois globale et rapprochée des opérations de secours, celles de contingents militaires, d’ONG locales et internationales, d’agences des Nations unies, il s’agit aussi d’un bilan de l’assistance logistique et de son coût John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, La Réponse internationale au conflit et au génocide : enseignements à tirer de l’expérience au Rwanda. Étude 3. L’aide humanitaire et ses effets. Évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda, Londres, ODI, 1996..

Autres regards rapprochés, ceux de personnes ayant eu une expérience directe des drames de la région des Grands Lacs. Nous disposons de trois types de témoignages : ceux enregistrés et parfois publiés au moment des faits par des intervenants humanitaires ou des journalistes lorsqu’ils suivaient les événements, ceux qui ont été suscités ultérieurement par des documentaristes, des militants, des tribunaux et des chercheurs, ceux écrits après coup par ou avec des acteurs et témoins directs Voir François Lagarde, Mémorialistes et témoins rwandais (1994‑2013), Paris, L’Harmattan, 2013. Il recense et analyse les témoignages de Rwandais publiés entre 1994 et 2013.. Concernant la validité des témoignages, trois attitudes étaient possibles : « une position neutre » et un traitement au cas par cas, « un doute systématique, tant qu’on ne nous a pas prouvé que les témoignages ne sont pas suspects », ou enfin le choix d’« accepter le témoignage de prime abord », c’est-à-dire « tant que l’on n’a pas de bonnes raisons de croire le contraire Pascal Engel, « Faut-il croire ce qu’on nous dit ? », Philosophie, n° 88, hiver 2005, p. 63‑64. ». Pour notre part, nous avons privilégié le traitement au cas par cas, autrement dit, nous avons tenu compte des circonstances dans lesquelles ont été produits les témoignages, des intentions exprimées par les auteurs, des schèmes narratifs et des preuves de vérité auxquels recourent les rédacteurs de témoignages. Enfin, si nous faisons intervenir des témoignages, ce n’est pas pour combler les lacunes des archives, ni pour soutenir ou condamner des témoins, mais pour connaître les épreuves auxquelles ils ont été confrontés et comment ils les ont traversées.

Enfin, nous avons consulté les rapports et les prises de position publiques d’ONG internationales (médicales et autres), du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), du HCR et d’autres agences des Nations unies présentes dans la région des Grands Lacs entre 1990 et 1997. Nous nous sommes efforcés de montrer comment les équipes MSF, de manière générale, coopéraient avec d’autres intervenants sans s’interdire de les critiquer, négociaient avec eux leurs champs d’action, discutaient des mesures de sécurité, échangeaient des informations.

À partir d’avril 1994, plusieurs titres de la presse internationale ont régulièrement publié des articles sur la région des Grands Lacs africains. En effet, plusieurs reporters ont dès lors enquêté dans cette région, parfois de manière continue, durant plusieurs années. Nous avons suivi les journalistes publiés en France par Libération et Le Monde, aux États-Unis par The New York Times et The Washington Post, au Royaume-Uni par The Guardian, en Belgique par Le Soir ; nous avons en outre consulté les dépêches d’agences de presse, en particulier celles de l’AFP et de Reuters. Des exemplaires de ces articles et dépêches étaient gardés dans des cartons d’archives, et ils étaient connus des responsables de MSF qui dirigeaient les opérations entre 1990 et 1997.

Depuis 2012, François Lagarde de l’Université du Texas à Austin recense les écrits consacrés au Rwanda à partir de 1990. Quatre volumes sont en accès libre sur internet https://www.univ-paris1.fr/fileadmin/BibliographieRwanda1990‑2011/RWANDA_2014_Bibliographie.pdf (lien vérifié le 15 juin 2016). La liste des auteurs, la connaissance de leurs qualifications et celle des thèmes abordés permettent de repérer quels objets et quelles approches ont été privilégiés. Ces précieuses bibliographies ordonnées selon des catégories analytiques aident à s’orienter dans cette masse de publications. Le premier volume (écrits publiés entre 1990 et 2011) consacre une catégorie aux témoins humanitaires, elle comporte 42 titres. Les volumes suivants ne conservent pas l’entrée « Humanitaires ». Il reste que les activités humanitaires sont présentes dans d’autres rubriques du premier volume telles que « Réfugiés », « Génocide », « Traumatismes », « Santé », etc. Dans l’ensemble des volumes, on s’aperçoit que les relations entre actions politiques, militaires et humanitaires font l’objet de nombreuses publications de sciences politiques. Quant aux études qui concernent l’aide humanitaire à proprement parler, elles sont également nombreuses, elles analysent les résultats de l’aide internationale et le fonctionnement de ses mécanismes de coordination à l’échelle du Rwanda et de ses voisins (Ouganda, Tanzanie, Burundi et Zaïre) chez qui se trouvent des populations de langue rwandaise. Un petit nombre de recherches s’intéressent à des techniques particulières de l’action médicale humanitaire (par exemple les hôpitaux mobiles de campagne ou la prise en charge des traumatismes psychiques). Quelques publications restituent les points de vue des humanitaires sur des contextes sociaux, politiques et culturels où ils interviennent. On trouve des écrits plus rares où les humanitaires partagent certains éléments de leurs parcours ainsi que leurs réflexions morales et politiques. Enfin, un ensemble réduit de travaux s’intéressent aux liens entre l’action humanitaire, la défense des droits humains et la justice pénale internationale. Il ressort de ce parcours bibliographique que peu de publications académiques décrivent historiquement l’action humanitaire à l’échelle des expériences d’une ou de plusieurs équipes de terrain.

La région des grands lacs. Editée par les auteurs à partir de la carte publiée in Evaluation conjointe de l'aide d'ugence au Rwanda, Rapport de synthèse, Copenhague, 1996, p. 8.
Carte Intro.1. Editée par les auteurs à partir de la carte publiée in Evaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Rapport de synthèse, Copenhague, 1996, p. 8.

Éléments de l’histoire rwandaise

Quelques éléments de l’histoire du Rwanda doivent être rappelés. Ce sont des événements et des politiques, des réalités dont la connaissance aidera le lecteur à mieux appréhender les contextes d’intervention et à repérer les partis pris des schémas interprétatifs en vigueur notamment parmi les acteurs (humanitaires et autres) présents dans la région des Grands Lacs. Nous livrons ici un premier exposé. Il sera ensuite complété dans chaque chapitre par un rappel des faits historiques et la description précise de la situation dans laquelle eurent lieu les opérations humanitaires.

À la fin des années 1980, le Rwanda, petit pays (26 338 km2) de hautes terres montagneuses, compte, selon un recensement publié en 1991, une population d’environ 7,1 millions d’habitants, dont 93 % sont des ruraux. La densité moyenne, une des plus fortes d’Afrique, dépasse 250 habitants au kilomètre carré. Le pays fait face à une grave raréfaction des terres agricoles, provoquée par une croissance démographique élevée. En dépit d’un remarquable savoir-faire paysan, l’accroissement continu de la population fragilise de plus en plus la sécurité alimentaire. L’émigration dans les grands pays voisins aurait pu soulager cette extrême pression foncière, mais l’histoire politique post-indépendance en interdit la pratique. Au début des années 1990, le Rwanda est l’un des pays les plus pauvres du monde.

Au xixe siècle, le Rwanda était un royaume dominé par une dynastie tutsie. La population comprenait une majorité d’agriculteurs, les Hutus, et une minorité de pasteurs, les Tutsis. Tous parlaient la même langue, vivaient sur les mêmes territoires et adhéraient à une commune culture du sacré. Le souverain gouvernait par l’intermédiaire de chefs issus de lignages royaux et formant une aristocratie dont le pouvoir s’exerçait autant sur les pasteurs que sur les agriculteurs. D’abord colonisé par les Allemands, le pays fut placé sous mandat belge après la Première Guerre mondiale. Les autorités coloniales et l’Église catholique, qui avait obtenu le monopole de l’enseignement, choisirent de former des chefs issus de l’aristocratie tutsie qui recevaient un enseignement « spécialisé ». Cependant, les établissements religieux admirent aussi des séminaristes hutus qui purent mener des études supérieures.

Durant les années 1950, cette élite d’origine hutue formée dans les séminaires commença à lancer des campagnes dénonçant les privilèges de l’oligarchie tutsie. À cette époque, les cartes d’identité établies par l’administration coloniale mentionnaient la catégorie sociale d’origine qualifiée d’ethnie : selon ce critère, 17,5 % des Rwandais étaient tutsis. En 1959 furent créés des partis politiques en vue d’élections communales qui, l’année suivante, donnèrent une large majorité aux formations soutenant les revendications portées par les leaders hutus. À l’automne 1959, des groupes de paysans hutus menèrent des actions violentes contre des chefs et des sous-chefs tutsis : meurtres, incendies, pillages. Commença alors l’exode de Tutsis qui se réfugièrent par dizaines de milliers dans les pays limitrophes à mesure que les exactions à leur encontre se développaient. Le 28 janvier 1961, la monarchie fut renversée et la République établie avec l’assentiment des autorités belges. L’indépendance du Rwanda fut proclamée le 1er juillet 1962.

Des raids contre le Rwanda furent lancés à plusieurs reprises par des guérilleros tutsis basés au Burundi. Ils ne remportèrent aucun succès militaire, mais, chaque fois, les autorités déclenchèrent en représailles des massacres qui firent un grand nombre de victimes au sein de la population tutsie. Au début de l’année 1973, des campagnes violentes furent menées contre les fractions sociales tutsies occidentalisées : les étudiants furent chassés des établissements d’enseignement, les employés de l’administration et des sociétés privées furent sommés de quitter leur emploi, il y eut des maisons incendiées et des meurtres dans certaines préfectures. Ces campagnes avaient pour but de créer des troubles dont le général Juvénal Habyarimana, ministre de la Défense, tira prétexte pour s’emparer du pouvoir le 5 juillet. Un nouvel exode de populations tutsies vers les pays limitrophes s’ensuivit.

La IIe République instaura un parti unique, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), dont chaque Rwandais était membre dès sa naissance. Le pays était étroitement contrôlé par un quadrillage administratif serré, que redoublait un encadrement du MRND représenté par des comités formés à tous les échelons du maillage territorial de la population et dans chaque établissement laïque ou religieux.

Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), une formation de Rwandais tutsis nés en exil, attaqua le Rwanda à partir de l’Ouganda. Son offensive fut repoussée par les Forces armées rwandaises (FAR), que soutenait un renfort zaïrois et français. À partir de ce moment, le soutien militaire français se révéla décisif pour éviter la défaite totale d’une armée rwandaise sans expérience du combat face à une rébellion dont les cadres se rangeaient parmi les vainqueurs de la guerre civile ougandaise aux côtés du président Yoweri Museveni. Des pogroms contre les Tutsis furent perpétrés dans les préfectures du Nord. En juin 1991, une nouvelle Constitution introduisit le multipartisme et des opposants furent libérés. Cependant, la violence gagnait tout le pays. Le FPR reprit, en 1992 et 1993, ses attaques dans le nord du Rwanda avec des succès grandissants et commit des exactions meurtrières contre les civils, ce qui entraîna le déplacement vers le sud du pays de centaines de milliers de Hutus. La criminalité politique s’aggrava rapidement : assassinat de dirigeants locaux et nationaux, incitations médiatiques à la haine ethnique, tueries répétées de Tutsis, exactions des milices créées par les partis. Sous la pression internationale, un accord de paix fut signé entre le FPR et le gouvernement rwandais à Arusha, en Tanzanie, le 4 août 1993. En octobre, le Conseil de sécurité des Nations unies créait la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), chargée de « contribuer à la mise en oeuvre » des accords d’Arusha. L’armée française quitta le pays, à l’exception d’un petit contingent de conseillers militaires.

Le 6 avril 1994 se tint, à Dar es-Salaam en Tanzanie, un sommet régional consacré aux crises du Rwanda et du Burundi. Le soir même, l’avion qui ramenait le président rwandais, Juvénal Habyarimana, et le président burundais, Cyprien Ntaryamira, fut abattu lors de sa phase d’atterrissage à Kigali à 20 h 22. Durant la nuit, une faction de putschistes profita de la confusion consécutive à l’assassinat du président Habyarimana pour s’emparer du pouvoir, faire assassiner les personnalités susceptibles de s’opposer à leur projet (notamment la Première ministre et trois autres ministres), commettre des massacres de Tutsis dans la capitale et les préfectures du Nord, imposer finalement la formation d’un gouvernement intérimaire qui entra en fonction trois jours plus tard. Les troupes du FPR reprirent immédiatement l’offensive. Le 12 avril, le gouvernement intérimaire engagea une politique de génocide : il annonça par communiqués radiodiffusés qu’il fallait désormais « attaquer » (c’est-à-dire tuer) les civils tutsis en tous lieux du Rwanda. Le 21 avril, le Conseil de sécurité adopta la résolution 912 réduisant les forces de la Minuar à 120 civils et 150 militaires.

La guerre s’acheva par la victoire du FPR, qui chassa les FAR de la capitale le 4 juillet 1994, puis déclara le cessez-le-feu (18 juillet). Un nouveau gouvernement dont la composition s’inspirait de l’accord d’Arusha fut formé et prêta serment le 19 juillet.

MSF en mission dans la région des Grands Lacs

Quand Médecins Sans Frontières (MSF) intervient pour la première fois au Rwanda, en 1982, l’association existe depuis une dizaine d’années. Fondée en 1971 à Paris, MSF se donne pour but de regrouper « exclusivement des médecins et des membres des corps de santé » pour venir en aide aux « victimes de catastrophes naturelles, d’accidents collectifs et de situations de belligérance Première charte de MSF, archives du conseil d’administration, Paris, MSF, 1971. ». Dans la pratique, ses premières actions consistent à envoyer des paramédicaux et des médecins travailler à l’étranger pour d’autres institutions Voir Anne Vallaeys, Médecins Sans Frontières. La biographie, Paris, Fayard, 2004, p. 127‑150.. Ainsi, en 1982, l’envoi de volontaires français au Rwanda répond à des demandes formulées par le HCR, l’ambassade de France et la Croix-Rouge rwandaise. À l’époque où MSF intervient pour la première fois dans les camps de réfugiés rwandais en Ouganda (1984), son autonomisation professionnelle et politique est en progression aussi bien pour les missions d’urgence et les missions auprès de réfugiés que pour les missions au long cours, dites d’assistance technique. Le nombre des missionss’accroît au cours des années 1980 en même temps que sont créées de nouvelles sections nationales en Belgique, en Suisse, en Espagne, aux Pays-Bas. 

Avant le déclenchement de la guerre au Rwanda (1990), des missions de MSF sont déployées au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), au Rwanda, au Burundi, en Tanzanie et en Ouganda. Au Rwanda, MSF apporte une expertise en néphrologie, en soutien au ministère de la Santé. Au Burundi voisin, les médecins européens de MSF occupent des fonctions administratives de médecin responsable de la santé chargé de mettre en oeuvre le plan national de santé publique à l’échelle provinciale. Les équipes qui mènent ces actions d’assistance technique sont aussi confrontées à des urgences (par exemple, la campagne de vaccination de l’ensemble de la population burundaise contre la méningite en 1992). 

De nouveaux métiers apparaissent tant au siège que sur le terrain : recruteur, logisticien, mécanicien, administrateur, coordinateur médical, coordinateur vaccination et nutrition, responsable des opérations au siège (responsable de programme ou desk officer). L’ensemble des départements des sièges et des « satellites » sont mobilisés en appui aux équipes déployées dans la région des Grands Lacs Les « satellites » sont des institutions créées par MSF et dotées d’une certaine autonomie afin de développer des métiers. Au cours des missions dans la région des Grands Lacs, durant les années 1990, certains satellites furent tout particulièrement impliqués : les deux centrales logistiques et le Centre d’épidémiologie d’intervention (Épicentre). Voir Claudine Vidal et Jacques Pinel, « Les “satellites” de MSF. Une stratégie à l’origine de pratiques médicales différentes », in Jean-Hervé Bradol et Claudine Vidal (dir.), Innovations médicales en situations humanitaires. Le travail de Médecins Sans Frontières, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 27‑40.. Cela permet à ces équipes de se renforcer en personnels, de recevoir de l’argent, du matériel sous forme de kits standardisés prêts à l’emploi assemblés dans les centrales logistiques, d’avoir le soutien d’une expertise en épidémiologie pour des enquêtes de terrain (dénombrement de population, taux de mortalité, prévalence de la malnutrition, description d’épidémie, efficacité de certains antibiotiques et antipaludéens), de participer à la conception de documents écrits, audio et vidéo nécessaires à la communication sur le terrain comme dans les sièges européens. À cette époque, les communications sont rendues possibles, sous formes orale comme écrite, par des liaisons radios hertziennes (phonie et radio télex), le téléphone filaire ou satellitaire et le fax, qui sont tous utilisés par les équipes de MSF au Rwanda.

À l’échelon des différents sièges en Europe, les responsables ne sont pas toujours en accord bien que, depuis la création du Conseil européen de MSF en 1988, ils soient invités à se coordonner. En réalité, ils jouissent les uns vis-à-vis des autres d’une réelle autonomie opérationnelle et politique. En conséquence, de nombreuses voix s’expriment au nom de MSF dans la sphère publique, qu’il s’agisse de membres des équipes de terrain ou de capitale répondant spontanément à des journalistes, de communiqués de presse officiels diffusés par le siège d’une section nationale de MSF, de tribunes publiées dans la presse ou d’un entretien donné à un média par des responsables de l’association en Europe. Ainsi, les différents porte-parole du réseau MSF sont-ils à la fois dispersés géographiquement et simultanément actifs si bien qu’il est difficile, voire impossible, lors d’un examen rétrospectif, de savoir qui, au sein du personnel des sièges ou du terrain, d’une section ou l’autre, a pris la décision de qualifier de génocide les tueries massives d’avril 1994 au Rwanda.

Dans les faits, la décision de démarrer une activité est prise à la suite de demandes d’autres organismes d’aide (par exemple, le HCR en 1984 pour une intervention dans les camps de réfugiés rwandais en Ouganda), de gouvernements (par exemple, l’ambassade de France à Kigali en 1982 pour assister des rwandophones expulsés au Rwanda par l’Ouganda) ou à l’initiative des équipes de terrain et des responsables de MSF dans les sièges européens, notamment en réaction à des informations recueillies auprès de journalistes, de travailleurs d’autres organismes d’aide, d’autorités locales officielles ou rebelles, de notables et d’habitants de régions en crise. Par exemple quand la crise burundaise consécutive à l’assassinat du président Melchior Ndadaye (1993) commence, les premières équipes arrivent en renfort à partir de l’Europe mais aussi des pays limitrophes. Lorsqu’une intervention est décidée, une proposition écrite détaillant les actions choisies et les moyens requis pour les mener à bien est adressée aux autorités. Si un accord est trouvé, les sièges de MSF envoient le personnel international, les moyens matériels et l’argent nécessaires.

Au cours des années 1980 et 1990, les ressources financières de MSF sont principalement le résultat de contrats passés avec des organismes publics d’aide internationale européens et américains. Cependant, la collecte d’argent auprès de donateurs privés connaît dès cette époque une forte croissance que la guerre et le génocide au Rwanda ont encore amplifiée. Les dépenses engagées par MSF en 1994 n’avaient jamais été égalées auparavant : à MSF-France, sur un budget global de 430 millions de francs, 88 millions de francs furent destinés, du 6 avril au 31 décembre 1994, à la « crise rwandaise» et à ses effets au Zaïre et en Tanzanie. L’ensemble du mouvement MSF, du 1er juillet au début du mois de septembre, a consacré 165,5 millions de francs à ses programmes d’assistance aux Rwandais réfugiés et déplacés. Grâce aux fonds privés, le travail dans les camps de réfugiés et dans les hôpitaux rwandais put débuter dès l’accord des autorités sans qu’ait été reçu celui des financeurs publics. À partir de la fin des années 1980, en raison d’un accès plus important à des fonds publics européens et américains, les équipes de MSF ont désormais la possibilité de recruter localement un nombre de plus en plus grand de personnels nationaux pour délivrer les soins et les secours. Les équipes nationales et internationales sont sous la responsabilité d’un coordinateur de terrain et, à l’échelon national, sous celle d’un chef de mission. Ce dernier répond au responsable de programme du siège européen qui, lui-même, est sous l’autorité d’un directeur des opérations.

L’enquête

Nous prenons comme point de départ la première intervention de MSF au Rwanda en 1982 et poursuivons l’étude jusqu’à la fin de l’année 1997. Après cette date, les violences de masse ne cessèrent pas dans la région des Grands Lacs, mais 1997 est la dernière année où l’ampleur des massacres qu’elles subissent distingue les populations rwandophones des autres populations de la région affectées par les violences politiques.

Dans un premier chapitre, nous traitons des années 1982‑1994. Nous distinguons quatre moments. D’abord celui des opérations conduites, au cours des années 1980, auprès des Rwandais tutsis exilés en Ouganda. Puis nous observons comment MSF, entre octobre 1990 et avril 1994, porte secours, à l’intérieur du Rwanda, aux déplacés internes fuyant l’avancée militaire des exilés tutsis (organisés dans le Front patriotique rwandais) ainsi qu’aux réfugiés burundais à partir d’octobre 1993 (260 000 réfugiés installés dans des camps). Ensuite, nous étudions la période du génocide et le travail médical dans des conditions où plus de 200 employés MSF de nationalité rwandaise furent exécutés. Enfin, nous traitons de l’appel à une intervention armée au Rwanda et plus spécifiquement de l’opération militaire française conduite à partir de juin 1994 principalement dans le sud-ouest du Rwanda.

Au deuxième chapitre, il est question des Rwandais fuyant leur pays dès avril 1994. Ils se concentrèrent dans d’immenses camps, tout particulièrement en Tanzanie et au Zaïre. Les intervenants humanitaires et le HCR y furent rapidement présents et actifs. Les activités de secours, du point de vue de MSF, eurent pour principal objectif de répondre aux catastrophes sanitaires qui furent fréquentes, notamment au moment de l’ouverture des camps. La situation impliquait en outre des décisions d’ordre politique. En effet, parmi les réfugiés se trouvaient des responsables et des exécutants du génocide des Rwandais tutsis. Or les archives attestent que les équipes de MSF de terrain et les sièges observèrent rapidement que ces responsables avaient conservé dans les camps leur emprise sur la population. Les acteurs de terrain furent ainsi confrontés à des situations où il fallut choisir : soit renoncer aux activités de secours en considérant qu’elles contribuaient au renforcement des responsables du génocide, soit poursuivre des activités utiles à une population de civils auxquels il n’était pas question d’attribuer une culpabilité collective.

Le troisième chapitre concerne la situation du Rwanda après la victoire militaire du FPR en juillet 1994. L’armée française, sous mandat des Nations unies, contrôla jusqu’à fin août le sud-ouest du pays où des camps de Rwandais hutus fuyant l’offensive de la rébellion s’étaient formés. La situation sanitaire y était désastreuse. De novembre 1994 à avril 1995, la nouvelle armée rwandaise ferma ces camps de déplacés par la force, au prix de massacres de plusieurs milliers de personnes. Par ailleurs, les équipes de MSF, investies dans la remise en fonction des hôpitaux et des centres de santé du pays, furent témoins de la répression exercée dans les communes par le nouveau pouvoir. Enfin, MSF a apporté une aide médicale dans les prisons surpeuplées où les taux de mortalité étaient catastrophiques.

Au quatrième chapitre nous retrouvons les réfugiés rwandais présents au Zaïre. Entre 1994 et 1996, aucune initiative internationale n’avait réussi à enclencher un processus de retour. En octobre 1996, le Rwanda et des mouvements d’opposition au président Mobutu engagèrent une offensive militaire dans l’est du Zaïre puis en direction de Kinshasa. Quelles furent les conséquences de cette offensive pour les réfugiés ? Comment réagirent-ils ? Une importante partie d’entre eux fut rapatriée au Rwanda tandis que d’autres, nombreux, s’enfuirent vers l’intérieur du Zaïre. Ce chapitre traite des actions humanitaires à partir de la destruction des camps en octobre-novembre 1996 jusqu’aux derniers épisodes de la fuite des réfugiés à la frontière entre le Zaïre et le Congo-Brazzaville, après 2 000 km de marche pour échapper à leurs poursuivants.

Le chapitre final a pour objectif de mettre l’accent sur certains des problèmes que durent affronter et traiter les intervenants humanitaires dans les situations décrites auparavant. Nous retenons trois difficultés auxquelles eurent à répondre les praticiens humanitaires qui intervenaient sur les lieux et aux moments où étaient commises des violences de masse : Comment, dans l’urgence, saisir les dynamiques politiques et sociales propres aux différentes situations de violences extrêmes ? Comment éviter de devenir victime ou auxiliaire des forces criminelles ? Comment rester efficace dans de telles situations ?