visuel genocide et crimes de masse
Chapitre
Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Epilogue Efficacité de l'aide et répétitions des crimes de masse

Les équipes de MSF se sont déployées dans la région des Grands Lacs africains plus de dix ans avant le génocide des Rwandais tutsis. C’est en Ouganda pour venir en aide aux populations victimes d’une famine frappant le nord-est du pays qu’eut lieu la première intervention, en 1980. L’association pérennisa son action dans ce pays puis l’étendit aux pays voisins (Burundi, Rwanda, Tanzanie et Zaïre) en s’investissant non seulement dans la réponse en urgence à des catastrophes (épidémies, disettes et famines, afflux soudain de blessés, arrivées massives de déplacés ou de réfugiés de guerre) mais aussi, à la demande du HCR et plus durablement, en établissant une présence médicale de plusieurs années auprès de réfugiés et de déplacés installés dans des camps. Au cours des années 1980, MSF s’engagea également dans des programmes d’assistance technique en soutien aux administrations publiques de la santé (envoi de personnel qualifié, administration de districts ou de provinces sanitaires, approvisionnement en produits de santé de réseaux de soins, lutte contre de grandes endémies). Ainsi certains des médecins étrangers envoyés par MSF se virent confier des postes importants par les administrations nationales, par exemple celui de responsable de la santé publique à l’échelle d’une province du Burundi.

Dès 1982, MSF réalisa des missions exploratoires ou mena en continu des activités sur presque tous les lieux où étaient signalées des crises sanitaires dans cette région, au Rwanda comme dans les quatre pays voisins. Au sein de cet ensemble d’activités, les enquêtes portèrent une attention particulière aux crises qui se déroulèrent pendant la période 1990‑1997, quand la violence politique devint la première cause de mortalité parmi la population rwandophone.

À partir d’avril 1994, les MSF ne furent plus seulement confrontés aux conséquences indirectes de la guerre, à savoir disettes et épidémies déclenchées par des déplacements massifs et brutaux de population. Ils devinrent de manière récurrente les témoins oculaires de meurtres et de massacres. En ce qui concerne les employés rwandais, ils furent aussi les victimes et, parfois, les complices ou les coauteurs de ces crimes. Les récits trouvés lors de la consultation des archives relatent la répétition à un rythme rapide d’une expérience extrême, inédite dans l’histoire de l’association : celle de la présence humanitaire au moment où s’effectuait le tri entre ceux qui allaient mourir et ceux qui seraient épargnés Rappelons cependant qu’une équipe de MSF était présente à Srebrenica en juillet 1995 au moment du massacre de plusieurs milliers d’hommes de la ville par les soldats de Ratko Mladić, commandant en chef de l’armée de la République serbe de Bosnie. Plusieurs patients et des membres du personnel local de MSF furent exécutés.. À ces moments-là, ce que les tueurs exigeaient des humanitaires, voire ce qu’ils imposaient sous la menace, c’était au mieux la facilitation de leurs entreprises et au pire la participation directe aux exécutions. Pendant le génocide, les miliciens exigeaient ainsi des employés hutus de MSF qu’ils dénoncent, voire qu’ils tuent leurs collègues tutsis.

La répétition des crimes de masse en présence d’équipes humanitaires provoqua deux réactions non exclusives l’une de l’autre de la part de MSF. La première fut d’essayer de maintenir une présence opérationnelle alors que les violences politiques entraînaient simultanément une explosion des besoins d’aide et une réduction de la capacité des humanitaires à travailler. La deuxième fut de tenter de résister aux tentatives d’enrôlement de l’aide par les entrepreneurs de violence politique, au risque d’être traités par les autorités (légales ou rebelles) comme des indésirables et de se voir entravés dans leur travail, voire expulsés ou exécutés. Les menaces n’étaient pas vaines : rappelons que, durant la nuit du 18 janvier 1997, trois membres du personnel international de Médecins du Monde (MDM) Espagne furent assassinés à Ruhengeri dans le nord-ouest du Rwanda Le 6 février 2008, le juge Fernando Andreu Merelles de la Cour nationale du royaume d’Espagne lança des mandats d’arrêt à l’encontre de 40 hauts responsables de l’APR pour des crimes commis au Rwanda et en RDC entre le 1er octobre 1990 et 2002. Il mettait nommément en cause quatre hauts gradés de l’APR pour avoir pris la décision d’éliminer les trois membres de Médecins du Monde parce que ces derniers avaient été témoins de massacres commis contre la population civile hutue dans la région de Ruhengeri. Aucun procès n’a eu lieu jusqu’à présent.. « Il s’agit d’une véritable exécution puisque les membres de MDM ont été mis à genoux et on leur a tiré une balle dans la tête. Une rafale de mitrailleuse a touché l’Américain [un médecin membre de l’équipe de MDM] dans les jambes. Il a été amputé d’une jambe MSF-France, lettre de l’adjointe responsable de programme, Assassinat des trois membres de MDM Espagne à Ruhengeri, 20 janvier 1997.. » Peu auparavant, cette même nuit, des hommes armés tirèrent des rafales à proximité du compound de MSF-Hollande mais ils ne forcèrent pas l’entrée du bâtiment où s’étaient enfermés cinq membres du personnel international et un Rwandais MSF, Rapport sur l’attaque du compound de MSF-Hollande, Kigali, 20 janvier 1997..

Les secours humanitaires à l’épreuve de violences extrêmes

Quand le conflit rwandais débuta en 1990, MSF avait déjà connu une première vague de « professionnalisation ». Les savoir-faire acquis dans les camps de réfugiés d’Asie du Sud-Est, d’Amérique centrale et d’Afrique au cours des années 1980 donnaient à l’association un sentiment de confiance quant à sa capacité à garder sous contrôle la situation sanitaire d’importants groupes de personnes déplacées ou réfugiées. Les connaissances pratiques jugées nécessaires pour atteindre cet objectif étaient présentées dans des articles ou des guides et étaient sur le point d’être regroupées sous la forme d’un manuel, qui fut publié en 1997 MSF, Refugee Health. An approach to emergency situations, Macmillan, Oxford, 1997.. Les sièges européens s’étaient dotés de départements techniques (opérations, médical, logistique, finances, recrutement, communication) et d’associations satellites contrôlées par MSF (Liberté Sans Frontières pour la réflexion critique sur l’aide internationale, Épicentre pour l’épidémiologie de terrain, MSF Logistique et Transfert pour le développement de kits d’intervention et leur acheminement). Des stages de formation avaient été conçus pour transmettre aux volontaires les connaissances capitalisées ainsi que les bonnes façons d’utiliser les rouages de la logistique et des appuis techniques spécialisés disponibles à l’échelon des sièges.

C’est donc avec une certaine confiance en leurs compétences et capacités techniques que les équipes de MSF s’investirent dans les camps de la région des Grands Lacs. La confrontation avec les réalités du terrain fut rude. De gigantesques déplacements de population furent provoqués par des massacres de grande ampleur qui firent plus de morts que de blessés. La violence était devenue la principale cause de mortalité parmi les civils Michael J. Toole et Ronald J. Waldman, « The public health aspects of complex emergencies and refugee situations », Annual Review of Public Health, vol. 18, 1997.. Les camps de réfugiés s’ouvraient, se fermaient ou étaient détruits à un rythme rapide. Dès qu’une situation s’améliorait après des mois d’efforts, les violences politiques reprenaient et entraînaient la destruction des infrastructures humanitaires et de nouveaux mouvements de populations. En conséquence, la situation sanitaire ne pouvait être que rarement contrôlée pendant les premiers mois après l’installation des sites où se regroupaient personnes déplacées ou réfugiés. Cela se traduisit par des saignées démographiques difficilement mesurables mais dont l’ampleur peut néanmoins être appréciée à partir d’estimations réalisées à l’époque des faits : 10 000 morts pour 260 000 personnes (environ 3,8 %) les trois premiers mois après l’arrivée des réfugiés burundais au Rwanda à la fin de l’année 1993, 50 000 morts (environ 6 %) les premières semaines après l’arrivée de 850 000 réfugiés rwandais à Goma au Zaïre Ces estimations sont parfois retrouvées dans des rapports de synthèse ou sont construites par MSF à partir des relevés hebdomadaires de mortalité effectués dans les conditions précaires des camps. Ce ne sont pas les résultats de calculs effectués avec rigueur à partir de données de bonne qualité collectées sur le terrain. Ce sont des approximations et des extrapolations à partir de données fragiles et fragmentaires qui indiquent quels pourraient être les ordres de grandeur des conséquences démographiques du conflit..

L’incapacité à endiguer les crises sanitaires fut discutée par les équipes humanitaires. Cela fut d’abord une préoccupation des praticiens sur le terrain. Ils rendirent compte des insuffisances des soins et des secours à leur hiérarchie. Ils formulèrent des remarques et des requêtes adressées aux équipes de coordination en capitale et en Europe qui documentèrent elles-mêmes ces situations au cours de visites sur les sites des activités. Ce travail entrepris pour améliorer les soins et les secours bénéficiait en outre de la mobilité professionnelle des cadres opérationnels entre les différents organismes d’aide. Du point de vue de MSF, le médecin de l’Unicef qui présidait les réunions de coordination médicale de l’ensemble des organismes d’aide impliqués dans les camps de réfugiés burundais au Rwanda (1993) était avant tout un « ancien de la maison » ayant travaillé en Éthiopie avec MSF-France, au milieu des années 1980. Le responsable de l’aide alimentaire au Rwanda pour l’Union européenne et le coordinateur médical du CICR avaient tous les deux travaillé pour la même section de MSF en Thaïlande quelques années plus tôt. La coordinatrice médicale du HCR à Goma en 1995 était l’une des cadres historiques des opérations de MSF-Belgique, dont elle était cofondatrice. Le responsable des techniques médicales au siège du HCR à Genève était lui aussi un ancien de MSF.

Malgré les efforts des organismes d’aide pour mieux se coordonner et améliorer leurs services, le décalage entre besoins des « populations en situation précaire » et performances du « système de l’aide » était trop important pour que la recherche de solutions se cantonne à la seule dynamique interne des organismes d’aide intervenant déjà sur le terrain. Ce fut le Danemark qui, en septembre 1994, au moment du décès par dizaines de milliers des réfugiés rwandais à Goma, prit le premier l’initiative d’une évaluation de la réponse internationale en tant que pays donateur de l’aide. La première réunion de l’Évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda se tint en novembre 1994 à Copenhague et réunit les principaux pays donateurs de l’aide, les agences des Nations unies, le mouvement Croix-Rouge et quelques ONG. Le travail fut divisé en quatre études : l’histoire du Rwanda, les signaux d’alerte et la gestion du conflit, l’aide humanitaire et ses effets, l’aide à la reconstruction du Rwanda après le génocide. La première visite de terrain des équipes de l’Évaluation conjointe eut lieu au printemps 1995, au moment du massacre de Kibeho. Les résultats de l’ensemble de ce travail furent rendus publics en mars 1996, quelques mois avant l’attaque des camps de réfugiés au Zaïre par l’APR et ses alliés zaïrois. L’Évaluation avait mobilisé une cinquantaine de chercheurs et fut soutenue parune quarantaine d’institutions. Son coût, 1,7 million de dollars (dépenses de communication incluses), ne représentait qu’un peu plus de 0,1 % du total des dépenses de l’aide internationale: 1,4 milliard entre avril et décembre 1994 John Borton, « The joint evaluation of emergency assistance to Rwanda », Humanitarian Exchange Magazine, Londres, avril 2004. Voir aussi le numéro spécial consacré à l’Évaluation conjointe par Disasters, vol. 20, n° 4, 1996.. La troisième étude, qui portait sur l’aide humanitaire et ses effets, soulignait en premier que cette dernière ne pouvait pallier l’absence de réponses politiques et militaires appropriées de la part des États : « L’empressement avec lequel la communauté internationale semblait financer les programmes d’aide humanitaire contraste avec le manque d’efforts concertés pour trouver des solutions politiques à la crise John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, La Réponse internationale au conflit et au génocide : enseignements à tirer de l’expérience au Rwanda. Étude 3. L’aide humanitaire et ses effets. Évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda, ODI, Londres, 1996, p. 15.. » En outre, l’Évaluation conjointe recommandait que le Conseil de sécurité des Nations unies se dote désormais d’un sous-comité aux affaires humanitaires et les auteurs préconisaient que :

  • les pays donateurs financent des mesures de préparation aux urgences ;
  • les organismes d’aide renforcent leur coordination ;
  • la possibilité d’utiliser la logistique et les moyens du génie militaire soit étudiée ;
  • les ONG améliorent leurs performances ;
  • les organismes d’aide rendent des comptes au sujet des résultats de leurs opérations, y compris vis-à-vis des destinataires de l’aide internationale ;
  • la sécurité des camps soit mieux assurée ;
  • la qualité des produits, de la logistique et de la distribution de l’aide alimentaire soit améliorée ;
  • les organismes d’aide apprennent à mieux gérer leurs relations avec les médias dans le but d’améliorer les secours ;
  • l’impact négatif des réfugiés sur les communautés hôtes soit compensé par des actions spécifiques.

Quelques mois après la remise du rapport de l’Évaluation conjointe, en novembre 1996, dans le contexte de l’attaque des camps de réfugiés au Zaïre, du rapatriement forcé de plusieurs centaines de milliers de réfugiés en quelques jours et de l’exode de centaines de milliers d’autres vers l’intérieur du Zaïre, la revue médicale The Lancet émit, sous la forme d’un éditorial, un jugement sévère sur les performances des organismes d’aide médicaux : « L’aide médicale d’urgence n’est pas pour les amateurs ».

Il y a aussi des équipes d’aide médicale organisées par des institutions caritatives nationales ou internationales. Mais est-ce que ceux qui donnent si généreusement en ont pour leur argent ? Trop souvent, non. Dans la débauche d’activités de l’aide d’urgence, les institutions caritatives peuvent envoyer des équipements d’une manière inadéquate et inappropriée, les organisateurs peuvent être ignorants des langues et des cultures de la région et les médecins manquent souvent des compétences pour intervenir comme de l’expertise pour savoir quelles interventions ont des chances d’être efficaces (certains organismes caritatifs incluent des étudiants en médecine dans leurs équipes d’aide d’urgenceÉditorial, « Emergency medical aid is not for amateurs », The Lancet, vol. 348, n° 9039, 23 novembre 1996, p. 1393.).

Le remède proposé par la revue médicale britannique était la création d’une nouvelle agence internationale spécialisée dans les interventions en cas de catastrophes sanitaires et dirigée par un conseil d’administration composé d’experts. Dans leur réponse, deux dirigeantes de MSF-Belgique formulèrent un autre point de vue sur l’origine de la nouvelle catastrophe sanitaire qui se développait au sein de la population rwandaise réfugiée au Zaïre.

« Bien sûr, nous sommes d’accord avec vous que ce type de travail n’est pas pour des amateurs. Cependant nous contestons fortement la suggestion de créer une nouvelle institution internationale pour prendre en charge l’aide médicale d’urgence. Cela résulterait en une organisation de type ONU quelle que soit sa localisation. […] Une meilleure coordination est nécessaire mais vous portez à peine attention au rôle central du gouvernement rwandais dans ce processus de rapatriement. […] Si la communauté internationale doit retenir une leçon de ce retour massif, pas vraiment spontané, des Rwandais, c’est qu’un engagement de la communauté internationale plus authentique, plus courageux moralement et plus efficace, en faveur des plus faibles et des plus pauvres de cette planète est nécessaire. Il devrait répondre non seulement aux conséquences mais aussi aux racines du problèmeMarleen Boelaert and Myriam Henkens, « Emergency medical aid for refugees », The Lancet, vol. 349, n° 9046, 18 janvier 1997, p. 213. M. Boelaert et M. Henkens étaient respectivement présidente et directrice médicale de MSF-Belgique.. »

Comme l’illustre le contenu de cette lettre, les dirigeants de MSF étaient en général réticents à aborder la question de possibles améliorations de la réponse humanitaire internationale aux conflits armés à partir de discussions limitées à des propositions techniques ou managériales (définition de normes techniques à atteindre et renforcement des mécanismes de coordination). Outre la crainte que les normes techniques retenues soient d’une qualité inférieure à celles déjà adoptées par MSF, ils jugeaient surtout que cette approche faisait écran au problème principal : « l’inaction des États ». En effet, en cet après-guerre froide propice à la formulation de nouvelles utopies, MSF espérait que le « nouvel ordre international » puisse offrir la possibilité aux États, réunis en une « communauté internationale», de s’entendre afin de contenir au plus vite les violences commises contre les non-combattants lors des guerres civiles comme celles de l’ex-Yougoslavie, de la Somalie, du Soudan, de l’Angola, de la Tchétchénie, du Libéria et de la Sierra Leone. Selon cette interprétation de l’évolution souhaitable des relations internationales, les États avaient désormais de nouvelles possibilités d’agir mais ils n’en avaient pas la volonté et se défaussaient de leurs responsabilités en répondant par des initiatives humanitaires à des situations qui relevaient d’une action diplomatique énergique, voire d’une intervention militaire pour protéger les civils Rony Brauman, « Introduction », in François Jean (dir.), Populations en danger, Paris, Hachette, 1992, p. 15..

MSF, comme d’autres organismes caritatifs, déclarait refuser d’être « l’alibi humanitaire » de cette « inaction des États ». Cette approche politique se manifesta notamment en juin 1994 quand l’association fit campagne pour une intervention internationale contre les auteurs du génocide en déclarant « On n’arrête pas un génocide avec des médecins. »

La formulation de recommandations d’ordre politique et militaire adressées par MSF à des États témoigne aussi de la porosité entre le monde politique et celui de l’action humanitaire. À l’échelon individuel, le phénomène était déjà remarquable dès la fin des années 1980. En effet, certains responsables de l’association avaient accédé à des fonctions gouvernementales ou parlementaires. D’autres étaient sur le point de le faire à la faveur des événements du Rwanda. En France, plusieurs exprésidents de MSF s’étaient vu attribuer des postes gouvernementaux  Claude Malhuret celui de secrétaire d’État chargé des Droits de l’homme (1986‑1988), Bernard Kouchner celui de ministre de la Santé et de l’Action humanitaire (1992‑1993), Xavier Emmanuelli celui de secrétaire d’État chargé de l’Action humanitaire d’urgence (1995‑1997). En Belgique, Alain Destexhe, secrétaire international du mouvement international MSF en 1994, fut élu sénateur en 1995 et devint membre de la Commission d’enquête parlementaire Rwanda (cette commission fut installée le 30 avril 1997). Reginald Moreels, président de MSF-Belgique en 1994, fut nommé secrétaire d’État à la Coopération et au Développement (1995‑1999), Georges Dallemagne, directeur des opérations à MSF-Belgique, devint sénateur en 1999 puis député fédéral. Aux Pays-Bas, Jacques de Milliano, président de MSF en 1994, entra au Parlement en 1998.

En parallèle au débat sur le rôle politique et militaire que devait adopter la « communauté internationale », le constat du manque de compétences et de capacités des organismes d’aide humanitaire pour faire face aux crises qui se multipliaient dans les années 1990 faisait progressivement l’objet d’un large consensus. Plusieurs objectifs furent formulés par les ONG, les organisations internationales et les États : la création de normes techniques dans différents domaines (la nourriture, l’eau, l’assainissement, les abris et la santé), l’adoption de principes pour mieux guider l’action humanitaire, la standardisation des prérequis concernant les qualifications professionnelles des personnels, l’amélioration des processus de coordination et des démarches de rendu de compte au sujet de l’exécution des opérations, tout particulièrement en direction des personnes bénéficiaires de l’aide. En 1994, le Steering Committee for Humanitarian Response (SCHR) adopta le Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONG lors des opérations de secours en cas de catastrophes, qui comprenait une dizaine de principes Le SCHR fut institué en 1972 par Oxfam, la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge, le World Council of Churches, la Lutheran World Federation et Catholic Relief Services pour améliorer la collaboration entre les principaux organismes humanitaires. Save the Children adhéra en 1983, MSF en 1997 et le CICR en 1999.. La même année, quatre organismes d’aide britannique soumirent une proposition à l’Overseas Development Administration (Agence pour le développement outre-mer) dans l’idée d’établir des standards minimum en matière de recrutement de personnel humanitaire. En 1995, aux États-Unis, InterAction, la plateforme de coordination des organisations privées de volontaires, présenta un projet à l’Office of U.S. Foreign Disaster Assistance (OFDA, Bureau d’assistance aux catastrophes à l’étranger) ayant pour objectif de créer une formation spécifique des personnels qui réponde aux besoins de la réponse aux « urgences humanitaires complexes ». Toujours en 1995, Oxfam, en s’appuyant sur les résultats de l’Évaluation conjointe, prépara une déclaration pour promouvoir l’adoption du Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONG lors des opérations de secours en cas de catastrophes, en lui associant un ensemble de normes techniques à atteindre en matière d’assistance matérielle.

Ce sont le SCHR et InterAction qui, en s’appuyant également sur le rapport final de l’Évaluation conjointe, formulèrent la proposition la plus aboutie : le projet Sphere Margie Buchanan-Smith, How the Sphere Project Came into Being. A case study of policy-making in the humanitarian aid sector and the relative influence of research, document de travail n° 215, Londres, ODI, juillet 2003.. En 1997, ils proposèrent de compléter le code de conduite de la Croix-Rouge et des ONG par une charte humanitaire et un ensemble de normes à atteindre dans quatre domaines clés de l’aide d’urgence : l’approvisionnement en eau et l’assainissement, la nourriture, les abris et la santé. La charte humanitaire attachée à cet ensemble de normes techniques était une reformulation des principes de l’action humanitaire issus du droit international humanitaire. L’approche retenue par cette charte soulignait les droits qui découleraient de son application pour les récipiendaires et l’obligation de redevabilité des organismes d’aide à leur égard http://www.spherehandbook.org/fr/la-charte-humanitaire/ (lien verifié en juin 2016).. MSF participa au processus d’écriture et la première édition, dite préliminaire, du manuel Sphere fut achevée en 1998 James Orbinski, « On the meaning of Sphere standards on States and other humanitarian actors », conférence donnée à Londres le 3 décembre 1998, http://www.msf.fr/sites/www.msf.fr/files/1998‑12‑03-Orbinski.pdf (lien vérifié en juin 2016)..

Hormis la diffusion des principes de l’action humanitaire et des standards techniques de l’aide, l’autre grande préoccupation des observateurs et des évaluateurs était l’absence de mécanismes de coordination appropriés. En effet, ni les États destinataires ou bailleurs de l’aide, ni les agences onusiennes (DHA, HCR, PAM, Unicef, OMS), ni le mouvement Croix-Rouge, ni les ONG n’avaient réussi à créer des plateformes de coordination dotées de l’autorité nécessaire pour faire appliquer leurs décisions. En particulier, les performances du Département des affaires humanitaires des Nations unies pour gérer les tâches de coordination de l’aide étaient jugées insuffisantes aussi bien par les bailleurs de fonds que par les organismes d’aide. Cela conduisit en 1998 à une réforme aboutissant à la création par les Nations unies de l’Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA, Bureau de la coordination des affaires humanitaires).

Du côté de MSF, à la suite des intenses controverses survenues au moment du départ de la section française des camps de réfugiés rwandais (fin 1994) et au moment des attaques contre les réfugiés en fuite au Zaïre (avril-juin 1997), la majorité des responsables prit position en faveur d’une meilleure coordination internationale. Ainsi, en 1997 fut adopté un texte qui précisait la mission sociale et codifiait les formes d’organisation du mouvement international des MSF MSF, Principes de référence du mouvement Médecins Sans Frontières, Bruxelles, 1997.. Cette initiative d’ordre programmatique n’a pas été la seule. L’autre réaction a été pragmatique : elle s’est inscrite dans la continuité des décisions prises à la fin des années 1980 et de celles suggérées par les bilans d’opérations réalisées au début des années 1990 dans des contextes d’intervention contemporains du conflit rwandais (Somalie, Libéria, Irak, Ex-Yougoslavie…). Il s’agissait d’apprendre à faire ce qui, selon MSF, n’était pas bien fait par d’autres. Pour atteindre cet objectif, l’association envisageait de recruter des professionnels qui viendraient élargir l’éventail des métiers pratiqués en son sein. Ainsi de nouvelles fonctions apparurent dans l’organigramme des équipes de terrain et du siège : chargé des relations presse sur le terrain, responsable juridique sur le terrain, chargé de la sécurité, responsable de l’approvisionnement en produits alimentaires… Afin que certains de ces métiers puissent prendre toute leur place dans le fonctionnement interne sans que ce processus d’intégration soit bridé par les corporations et les pouvoirs internes déjà bien en place, l’intégration de nouvelles compétences aboutit dans certains cas à la création d’institutions et d’instances satellites de l’association. C’est ainsi que fut créé, en 1997, Urgences et développement alimentaire (UDA) pour faire face en priorité aux situations de pénuries alimentaires. En 1996, à la suite d’une conférence organisée à Paris sur la réponse aux épidémies et aux grandes endémies, une cellule « médicaments » fut ouverte pour tenter d’identifier les mécanismes à l’origine de la pénurie de médicaments efficaces contre les infections rencontrées lors des interventions des années 1990, notamment au Rwanda. Cette initiative deviendra en 1999 la Campagne d’accès aux médicaments essentiels, qui poursuit aujourd’hui ces activités.

Reconnaître les crimes de masse et y réagir

Les événements relatés dans cet ouvrage montrent à quel point la relation entre humanitaires et acteurs politiques criminels se développa sur un temps long, en des lieux (camp de réfugiés ou de déplacés, hôpitaux, églises, orphelinats, écoles…) où ceux qui étaient menacés se regroupèrent pour chercher refuge et assistance. Les criminels étaient le plus souvent les détenteurs de l’autorité de l’État ou de celle instaurée de fait par la rébellion. En conséquence, la collaboration avant d’être un choix était une nécessité pour être autorisé à travailler. Elle s’engagea au Rwanda pendant le régime du président Habyarimana dans le cadre de l’aide au développement. Et, pour les bailleurs de fonds et les nombreux opérateurs de cette assistance, les persécutions à l’encontre des Tutsis ne furent que rarement un motif de contentieux avec les autorités rwandaises Peter Uvin, Aiding Violence. The development enterprise in Rwanda, West Hartford (USA), Kumarian Press, 1998.. Puis au début du conflit armé en 1990, quand les pogroms contre les Tutsis s’intensifièrent, l’aide alimentaire destinée aux déplacés internes fut détournée au profit de leaders extrémistes liés à la présidence John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, op. cit., p. 31.. À partir de ce moment-là, une discussion s’engagea au sein des organismes d’aide au sujet de l’existence de détournements de l’assistance alimentaire à des fins politiques ou d’enrichissement personnel. Quant à la relation entre humanitaires et rebelles, elle était antérieure à la fondation du FPR en 1987. Elle commença dès 1984 dans les camps de réfugiés rwandais d’Ouganda, qui serviront à la rébellion armée de berceau puis de sanctuaire.

Après la restauration du multipartisme en 1991, de nombreux Rwandais s’investirent dans une vie publique dès lors caractérisée d’une part par la diversité des partis politiques et d’autre part par celle des associations oeuvrant dans différents domaines, par exemple celui de la défense des droits de l’homme. Dans ce contexte d’une vie démocratique émergente, l’intensité des pressions exercées par les entrepreneurs de violences politiques sur les organismes d’aide ne doit pas faire oublier que ces derniers trouvaient de multiples soutiens au sein de la société. Nombreux sont les « Rwandais ordinaires » qui se manifestèrent pour porter secours à leurs compatriotes ou aux réfugiés burundais en refusant la logique politique de l’extrémisme, celle de la construction d’une opposition radicale entre Hutus et Tutsis. Ces personnages dits « modérés » apparaissent dans tous les épisodes dramatiques auxquels furent confrontées les équipes de MSF. Sans leur concours, les activités des organismes d’aide n’auraient pu se déployer. Ce furent par exemple les nutritionnistes rwandaises (tutsies) qui se joignirent au travail de MSF dans le Bugesera pour conduire la réhabilitation nutritionnelle des enfants burundais (hutus) qui mouraient de faim et de dysenterie dans des camps de réfugiés – souvenons-nous qu’à cette époque le simple fait de travailler dans de tels lieux mettait les Tutsis en danger de mort. Ce fut également le cas de l’officier de liaison (hutu) des FAR auprès du CICR, dont l’action permit plusieurs fois pendant le génocide d’éviter le pire à des humanitaires qui faisaient face à des miliciens désireux d’en finir avec les Tutsis et les opposants. La grande majorité des employés rwandais de MSF, plusieurs milliers de personnes en l’occurrence, appartenait à cette catégorie de « Rwandais ordinaires » solidaires de leurs compatriotes. Pour autant, distinguer les tueurs de ceux qui étaient prêts à s’engager au péril de leur vie dans des actes de solidarité n’était pas toujours aisé pour le personnel international de MSF sans la participation de ses collègues rwandais.

Ce travail était handicapé par l’asymétrie des relations entre personnels nationaux et internationaux. Ces derniers étaient des membres de l’association et détenaient un droit de vote lors des assemblées générales annuelles. Ils avaient également l’essentiel des prérogatives en matière décisionnelle sur le terrain. Les autres, les Rwandais ou les Zaïrois, nombreux dans les équipes, ne participaient qu’exceptionnellement aux réunions internes de coordination tenues en capitale ou sur le terrain. Ils étaient considérés comme de simples employés à qui leurs chefs, le plus souvent des Européens mais en tout cas des étrangers, transmettaient des instructions L’une des innovations mise en oeuvre lors de cette opération a été l’envoi de personnel national malgache de MSF en tant que membre du personnel international au Rwanda. Certains ont occupé des postes de coordination, tel le poste de coordinateur médical pour l’ensemble du pays.. Pour compléter cette esquisse des relations entre les membres du personnel national et ceux du personnel international, il faut insister sur la relative brièveté du séjour de ces derniers, de quelques semaines à quelques mois. Le clivage résultant de l’ordre hiérarchique interne et des courtes durées de séjour des étrangers limitait grandement des échanges qui auraient pu s’approfondir entre des personnes du même âge, de mêmes professions, réunies par un travail concret d’assistance et partageant le plus souvent des motivations semblables.

Cette distance entre membres du personnel était d’autant plus dommageable que le recueil et l’analyse d’informations au sujet de l’évolution des dynamiques politiques, militaires et criminelles étaient des tâches importantes du quotidien. Ainsi, dans les camps de Goma, Bukavu et Ngara, les MSF assistèrent à des lynchages de réfugiés rwandais ou en furent informés. Ils cherchèrent à en reconstituer les circonstances, non pour faire un travail d’auxiliaire de police, mais pour tenter de saisir ce que ces meurtres disaient de la réalité des camps et agir en conséquence. Il fallait alors se renseigner auprès de contacts rwandais, apprendre d’eux ce qui s’était passé. Pour la plupart de ces interlocuteurs, le seul fait d’être tutsi suffisait à expliquer les exécutions. Autre stigmatisation qui entraînait la mort : être accusé d’espionner au profit du FPR. Certains messages du terrain relatent la démarche d’investigation sur les circonstances des meurtres et parfois précisent le parcours des informations y compris lorsqu’il s’agissait de rumeurs : des patients parlaient à des membres rwandais du personnel de MSF qui eux-mêmes parlaient au personnel international qui avertissait le coordinateur ; enfin, ce dernier rédigeait un récit qu’il adressait aux sièges concernés. L’information suivait un parcours réglé, prédéfini par l’institution.

« Situation Kabira. 5/11/ Menaces de pillage de l’hôpital MSF. Ces menaces ne sont pas directes mais plusieurs personnes venues en consultation ont rapporté à certains membres du personnel que nous employons des tutsis (2 personnes de l’hôpital sont visées, probablement elles ont le nez trop fin ou sont trop grandes), et que les milices se proposent de piller l’hôpital et régler leur compte aux soi-disant tutsis. On nous rapporte également que certains patients
en voyant la tête du pharmacien sont repartis sans prendre leur traitement, et la rumeur veut que certains refusent de venir se faire soigner à l’hôpital parce que nous employons des tutsisMSF Bukavu, fax, 6 novembre 1994.. »

La plupart des travailleurs humanitaires internationaux apprenaient sur le terrain à connaître le contexte où ils agissaient Ils n’étaient pas les seuls. Ainsi Howard French, reporter pour The New York Times, affirme que lors du début de la guerre, fin 1996, « la presse occidentale comprenait bien peu » Il ajoute « combien il était normal pour les reporters d’opérer sur ce continent dans l’ignorance quasi totale de leur environnement. L’Afrique restait terra incognita pour la plupart au sein de la profession ». Concernant les diplomates américains, il estime « qu’ils prenaient parti dans le conflit et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour éviter de le reconnaître ». Howard W. French, A Continent for the Taking, The tragedy and hope of Africa, New York, Alfred A. Knopf, 2004, p. 128. Howard French était le correspondant du New York Times en Afrique centrale durant la guerre de 1996‑1997.. Nouveaux venus dans la région des Grands Lacs, ils découvraient la situation au cours de leur travail et de leurs discussions avec des volontaires déjà présents, avec des Rwandais, avec d’autres acteurs de l’aide. Quant aux coordinateurs de terrain, leurs connaissances des contextes provenaient en outre de leurs négociations avec les autorités dont dépendait la poursuite des activités, des réunions de coordination entre ONG, des échanges avec les institutions et organisations internationales (CICR, HCR, PAM, Unicef, ONG), avec les ONG locales d’assistance, enfin de leurs relations avec les journalistes.

Les équipes humanitaires étaient exposées à une constante incertitude menaçante, qui suscitait inquiétude, détresse et parfois colère. Certains messages écrits par des acteurs de terrain au moment du génocide puis à propos du sort des réfugiés en témoignent. Le constat fait par la responsable de MSF à Bukavu en novembre 1994 en est un exemple : « La situation [du camp] de Kabira semblait beaucoup plus sous contrôle apparemment. L’organisation souterraine réelle ou non nous a complètement échappé MSF Bukavu, fax, 6 novembre 1994.. » En d’autres circonstances, lorsque les désaccords entre sections MSF se développèrent, le conflit porta sur la légitimité des dénonciations publiques. Le niveau de validité des preuves justifiant une dénonciation fut rehaussé pour les besoins d’une argumentation polémique Jean-Hervé Bradol et Claudine Vidal, « Les attitudes humanitaires dans la région des Grands Lacs », Politique africaine, n° 68, 1997, p. 69‑77.. Ainsi, le 26 avril 1997, MSF-France publia un communiqué de presse dénonçant « la politique de liquidation totale des réfugiés rwandais du Kivu MSF, « Trois propositions pour mettre un terme à la politique d’extermination des réfugiés rwandais au Zaïre », Paris, 26 avril 1997. ». Les responsables des opérations à Bruxelles et Amsterdam exprimèrent le jour même leur désaccord. Selon eux, le communiqué parisien, à plusieurs reprises, passait outre l’incertitude. À l’affirmation qu’une « élimination totale » des réfugiés était en cours, ils objectaient : « Nous ne sommes pas des témoins directs et par conséquent nous pouvons seulement dire qu’il est étrange que ni la protection ni l’assistance [aux réfugiés] ne soient tolérées. […] Nous ne savons même pas si et combien de personnes pourraient avoir été tuées par les forces militaires Directeur des opérations de MSF-Belgique, directeur des opérations et responsable du desk urgence de MSF-Hollande, « Comments on today press communiqué from Paris about refugees », 26 avril 1997.. » À quoi la directrice des opérations à Paris répondit : « Nous ne voulons pas taire ce que nous avons vu Directrice des opérations à Paris à l’attention de toutes les opérations à Bruxelles, Paris, 1er mai 1997. Elle concluait ainsi : « Sans faire de révisionnisme, sans comparer avec le génocide de 94, ce qui se passe depuis novembre dans le Kivu et au Rwanda (et Burundi) depuis 3 ans est hors de l’ordinaire et on ne peut pas continuer à ne voir que des victimes à assister. MSFement vôtre. ». » Elle s’appuyait sur les récits de trois membres du personnel international de MSF-France revenant de Kisangani. Ils témoignaient d’un massacre récent de réfugiés dans les camps où ils travaillaient. En outre, un chauffeur employé par MSF en avait été le témoin direct. Des militaires qu’il identifia par leur langue comme des Rwandais lui avaient ordonné de participer aux exécutions (il refusa) puis d’aider à ensevelir les cadavres (il obéit). En vue d’afficher et affirmer leur sens de la responsabilité, deux sections opérationnelles (Belgique, Hollande) déclarèrent : « Nous ne sommes pas des témoins directs. » Elles signifiaient ainsi qu’aucun membre de l’association MSF n’avait été présent au moment même des massacres.

Dans d’autres circonstances, les entraves au travail humanitaire empêchèrent réellement les membres du personnel international d’être en position de témoins directs. Et ces entraves, en particulier les interdictions temporaires d’accès à certains sites au Rwanda et au Zaïre – camps, villes, communes rurales, régions, forêts – furent multiples. Dans ces conditions, les travailleurs humanitaires se trouvaient dans l’impossibilité de porter secours ainsi que de répondre à une question : que se passait-il là où il était interdit d’aller ?

Face aux situations critiques vécues par les Rwandais, les rapports entre sections ne furent pas toujours conflictuels. Ainsi toutes les sections de MSF s’accordèrent-elles sur la qualification du génocide des Tutsis, elles militèrent ensemble pour sa reconnaissance et pour la critique des responsabilités de l’État français. Il y eut également accord sur les mesures concrètes à prendre pour porter secours aux réfugiés rwandais à l’intérieur du Zaïre puis au Congo-Brazzaville, tout en dénonçant constamment l’emprise de leaders extrémistes et de miliciens sur cette population, ainsi que leurs détournements de l’aide alimentaire. Il y eut donc nombre d’accords tant sur les plaidoyers que sur les ajustements opérationnels en urgence. Il y eut enfin des prises de position exceptionnelles pour MSF : trois appels à des interventions armées internationales durant la période 1994‑1997. Le premier au printemps 1994 : « Un génocide appelle une réponse radicale, immédiate. On n’arrête pas un génocide avec des médecins Appel de MSF-France au président de la République, publié dans Le Monde, 18 juin 1994. Le président de la République et le gouvernement français engagèrent en juin, sous mandat des Nations unies, l’opération Turquoise. Voir Nations unies, Résolution 929, adoptée par le Conseil de sécurité le 22 juin 1994. Cette résolution autorise « une opération multinationale» ayant « des objectifs humanitaires ».. » Dans le second cas, début novembre 1994, l’ensemble du mouvement MSF adressa un appel au Conseil de sécurité des Nations unies, demandant la mise en place immédiate d’une force de sécurité internationale pour protéger les réfugiés rwandais de la violence et des menaces exercées dans les camps par des responsables du génocide et leurs miliciens MSF, « Appel pour une action immédiate dans les camps de réfugiés rwandais », New York, 7 novembre 1994.. Cette force ne fut jamais déployée au Zaïre. Troisième cas enfin : en novembre 1996, MSF-France et MSF-Hollande appelèrent au déploiement en urgence, dans l’est du Zaïre, « d’une force militaire internationale qui permettrait de mettre en place des espaces de protection et un accès des secours aux populations MSF-France, MSF-Hollande, « Call for immediate dispatch of an armed intervention force to protect civilians », 15 novembre 1996.». Cette intervention militaire n’eut jamais lieu.

Une contribution historique et pratique

Le champ polémique concernant le Rwanda se caractérise par des controverses, mais aussi par des réquisitoires que nous connaissons. Ils n’ont pas cessé depuis 1994, ils impliquent des universitaires, d’anciens acteurs politiques et humanitaires, des journalistes, des militants, les autorités rwandaises. Nous ne doutons donc pas que des critiques, voire des accusations, nous seront adressées. Cela nous a encouragés à une lecture minutieuse des sources.

En effet, nous avons consulté les documents produits par les membres de MSF comme s’ils avaient été conservés à titre de sources pour des travaux d’historiens. Lorsque, malgré la pression de l’urgence, des acteurs humanitaires prennent le temps d’écrire ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent dire, ce qu’ils mesurent également, leur but est de combattre l’incertitude, de désigner les auteurs de violences, de discerner des possibilités d’intervention. Ce faisant, ils ne considèrent évidemment pas leurs écrits comme des « sources » pour de futurs historiens. Nous imaginons même que la passion qui caractérise leur investissement dans les moments de violence extrême, sentiment qui parfois submerge le ton objectif d’un rapport, pourrait leur rendre insupportable l’idée de constituer des documents pour l’histoire. Et pourtant, des années plus tard, lorsque de tels événements suscitent révisions, négations, lorsqu’ils deviennent l’objet de propagandes mystifiantes, les sources « humanitaires », produites par des témoins oculaires, sont alors capitales pour les historiens qui travaillent à en constituer la connaissance.

Jamais MSF n’avait été confrontée à un génocide et à la répétition de crimes de masse comme ce fut le cas au Rwanda. Ce caractère exceptionnel justifiait une enquête : face à de tels événements, comment une association de secours humanitaire pouvait-elle agir, avait-elle agi ? L’objectif de connaissance historique était inséparable d’une intention pédagogique : il fallait donc se concentrer sur les problèmes pratiques et politiques qu’avaient affrontés les intervenants humanitaires et sur les conséquences de leurs actions. D’où une question finale : tout en ayant maintenu l’objectif de connaissance, sommes nous utiles aux travailleurs humanitaires qui s’interrogent sur les limites mais aussi sur les acquis de leurs interventions ? Nous l’espérons, car si la situation de violence était exceptionnelle, nous reconnaissons pourtant des problèmes communs à toutes les opérations humanitaires lors de conflits armés : la relative inefficacité de l’action au regard des besoins de groupes humains subissant des attaques particulièrement graves, l’emploi par les criminels de guerre de discours victimaires pour masquer leurs forfaits, les détournements de l’aide et enfin les lourdes pertes subies par les personnels humanitaires dans de telles situations. Revenir sur cette expérience comme à un foyer de problèmes toujours actuels et en même temps faire valoir l’analyse historique, voilà ce que nous avons tenté de faire.