Couverture du livre Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF
Chapitre
Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Chapitre II Les camps de réfugiés rwandais en Tanzanie et au Zaïre (1994-1995)

Quand des centaines de milliers de réfugiés rwandais affluèrent en Tanzanie et au Zaïre au cours du printemps et de l’été 1994, une double inquiétude tenaillait les responsables et les équipes de MSF. En effet, dans les immenses camps de réfugiés établis en Tanzanie puis au Zaïre, la mortalité fut d’abord catastrophique. Or à l’intérieur du Rwanda avant avril 1994, l’assistance humanitaire aux déplacés internes et aux réfugiés burundais n’avait pas réussi à contrôler, pendant les premiers mois, des mortalités très élevées dues principalement à la dénutrition et aux infections. L’action des organisations de secours permettrait-elle d’éviter cette fois le décès de dizaines de milliers de personnes lors de la période initiale d’installation des camps de réfugiés ?

Les activités dans les camps suscitaient une autre crainte de la part des équipes de MSF : celle de coopérer avec des notables responsables du génocide des Tutsis au Rwanda et de légitimer ainsi leur pouvoir, de paraître ou devenir leurs complices, des complices involontaires.

Les réfugiés rwandais en Tanzanie 1994‑1995

Au nord-ouest de la Tanzanie, l’arrivée massive de réfugiés rwandais, des Hutus dans leur immense majorité, fut observée le 27 avril 1994 et, début mai, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estima leur nombre à 250 000 Le chiffre de 250 000 correspondait à une importante surestimation ; ultérieurement fut adopté « le chiffre de 170 000 comme étant plus précis ». Voir John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, La Réponse internationale au conflit et au génocide : enseignements à tirer de l’expérience au Rwanda. Étude 3. L’aide humanitaire et ses effets. Évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda, Londres, ODI, 1996, p. 110.. Ils se regroupèrent alors dans le camp de Benaco (district de Ngara, région de Kagera) à 16 km de la frontière avec le Rwanda. Ils fuyaient l’avancée des combattants du Front patriotique rwandais (FPR) dont le commandement avait privilégié l’offensive par l’est du Rwanda : « […] Les rebelles, dont l’effectif augmentait avec la poursuite des combats, furent environ 25 000. Ils progressaient par l’est du Rwanda en se dirigeant vers le sud rapidement mais prudemment, de manière à consolider leur percée Steve Vogel, « Student of war graduates on battlefields of Rwanda ; rebel leader ran a textbook operation », The Washington Post, 25 août 1994.. »

Cette première vague de réfugiés provenait principalement des préfectures de Byumba et Kibungo, où le génocide des Tutsis avait débuté dès le 7 avril. On retrouvait ainsi parmi les réfugiés du camp de Benaco Jean-Baptiste Gatete, ancien bourgmestre de Murambi (préfecture de Byumba), et Sylvestre Gacumbitsi, bourgmestre de Rusumo (localité de la préfecture de Kibungo située à la frontière tanzanienne), qui furent dans leurs communes des meneurs du génocide. Sylvestre Gacumbitsi n’hésitait pas à s’afficher en public. Un rapport de MSF décrivait la situation à Benaco en ces termes : « Des leaders reconnus, comme le bourgmestre de Rusumo, déambulent dans le camp, en prenant le pouls de la situation […]. Personne ne contrôle le camp excepté les Rwandais MSF-Hollande, équipe d’urgence, Report on Security and Protection of Rwandese Refugees in Kagera Region, Tanzania, 27 August-13 September 1994, 30 septembre 1994. Ce rapport rassemble des témoignages et des observations provenant de Benaco.. » La BBC, le 28 août 1994, diffusa le documentaire Journey into Darkness, réalisé par Fergal Keane, en mai, sur le génocide dans la commune de Rusumo où il avait enquêté en personne. À Benaco, où il s’était réfugié, Gacumbitsi accepta de s’entretenir avec le documentariste et n’hésita pas à être filmé. Des années plus tard, Fergal Keane intervint en tant que témoin à charge dans le procès de l’ex-bourgmestre de Rusumo, au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à Arusha, en Tanzanie MSF-Hollande, Breaking the Cycle. MSF calls for action in the Rwandese refugee camps in Tanzania and Zaire, Amsterdam, 10 novembre 1994, p. 10. Tribunal pénal international pour le Rwanda, le procureur contre Sylvestre Gacumbitsi, 17 juin 2004, § 144..

MSF, qui travaillait en Tanzanie depuis novembre 1993 dans plusieurs camps de réfugiés burundais, intervint dès le début du mois de mai 1994 à Benaco. En réponse à l’afflux de réfugiés, le travail humanitaire commença rapidement, la ville de Ngara servant de base arrière aux interventions dans les camps.

Dans un rapport du 13 juin, MSF mettait en doute les chiffres officiels retenus par le HCR selon lequel la population de Benaco aurait atteint 340 000 personnes. Les raisons de cette défiance à l’égard d’un effectif de population retenu par le HCR comme base de travail pour calculer le volume des secours n’étaient pas seulement techniques, mais également politiques. La véritable interrogation formulée par MSF était : doit-on valider le chiffrage des réfugiés établi non par le HCR mais par des bourgmestres rwandais, venant de hauts lieux du génocide ? MSF se donna donc les moyens de ne pas y recourir. À partir des données d’une enquête nutritionnelle réalisée le 7 juin et des résultats d’une campagne de vaccination contre la rougeole au cours de laquelle 75 000 enfants de 6 mois à moins de 15 ans avaient été vaccinés, elle établit sa propre estimation, selon laquelle la population de Benaco se situait entre 200 000 et 220 000 personnes Les épidémiologistes ont retenu l’hypothèse que la population de moins de 15 ans constituait en théorie 45 % de la population totale.. Il était donc probable et vraisemblable que le chiffre produit de manière conjointe par le HCR et les anciens bourgmestres surestimait la population de Benaco d’au moins 120 000 personnes MSF, sitrep du 13 juin 1994, Ngara, Tanzanie.. Or la distribution alimentaire reposait sur cette surestimation, dont tirèrent profit les notables rwandais par des détournements considérables et la vente aux commerçants tanzaniens de la nourriture ainsi captée.

Carte II.1. - Camps de réfugiés du District de Ngara (Tanzanie) 1994-96
Carte II.1. - Camps de réfugiés du District de Ngara (Tanzanie) 1994-96. Editée par les auteurs à partir de la carte de l'Evaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Etude 3, L'aide humanitaire et ses effets, Londres, ODI, 1996, p. 35.

Le 8 juin commença le transfert d’une partie du camp de Benaco vers un nouveau site, Lumasi, distant d’une dizaine de kilomètres. MSF y aménagea un centre de réception où les arrivants étaient examinés et enregistrés. Les réfugiés étaient organisés en « communes », celles d’où ils provenaient au Rwanda. Ils étaient transférés en groupes, sous la tutelle des anciennes autorités communales qui assuraient la discipline de leurs « administrés ». Dès le 28 juillet, Lumasi était peuplé de 63 000 personnes et Benaco en comptait 190 000. En juillet et en août, les Rwandais continuèrent d’affluer en Tanzanie si bien qu’à la mi-août la population de Benaco augmenta à nouveau et atteignit le chiffre de 218 000, tandis qu’à Lumasi les réfugiés étaient au nombre de 87 000 MSF, sitrep du 16 août 1994, Benaco, Ngara, Tanzanie.. Les arrivées se poursuivirent début septembre. Selon le HCR, chaque semaine, 17 000 nouveaux réfugiés entraient en Tanzanie MSF, Situation des missions au Rwanda, au Zaïre et en Tanzanie, n° 13, 5 septembre 1994.. Mi-novembre 1994, l’agence onusienne évaluait la population de Lumasi à 98 000 réfugiés (MSF retenait également ce chiffre) et celle de Benaco à 260 000 MSF, sitrep médical du 24 novembre 1994, Lumasi, Tanzanie, et HCR, Health Coordination Meeting, 11 novembre 1994..

La différence entre les chiffres de population établis par les leaders rwandais et les estimations les plus vraisemblables donne une mesure de la part de l’aide qui pouvait être captée par ces notables. Les importantes ressources ainsi détournées étaient réinvesties dans leurs activités politiques, parmi lesquelles l’entretien des milices, ou employées à des fins personnelles. Un simple calcul permet de mesurer l’ampleur du phénomène. En tenant compte d’une ration alimentaire de 0,5 kg de nourriture (environ 2 100 kcal) par réfugié chaque jour, la surestimation initiale de la population de l’ordre de 120 000 personnes dans le cas du camp de Benaco correspondrait à 60 tonnes de nourriture par jour.

Outre le fait de bénéficier à des autorités impliquées dans le génocide, l’autre résultat de ce système de détournement de l’aide alimentaire était de priver les réfugiés d’une partie des ressources qui leur étaient destinées. Cela se produisait alors que l’on observait de nouveau en Tanzanie, au cours de l’été 1994, des mortalités excessives, comme au printemps 1993 dans les camps de déplacés internes au nord du Rwanda et à l’automne 1993 dans ceux de réfugiés burundais au sud du Rwanda. Cependant, si certaines causes de la surmortalité étaient communes, la situation des camps de réfugiés rwandais en Tanzanie présentait des particularités. Les épidémies (dysenterie, choléra…) débutèrent non au moment de l’ouverture des camps mais alors qu’une bonne partie du système d’assistance était déjà en place.

D’un point de vue nutritionnel, MSF commença, début août, pour tous les enfants de moins de 5 ans, la distribution de rations sèches, sous forme de farines enrichies tenant compte de leurs besoins alimentaires spécifiques. Des centres de distribution furent ouverts à Benaco et Lumasi. En juin, une évaluation nutritionnelle réalisée à Benaco avait montré que moins de 5 % des enfants au-dessous de l’âge de 5 ans souffraient de malnutrition aiguë MSF, UNHCR, AICF, Unicef, Report of a Nutrition Survey in Benaco, 11 juin 1994.. À la fin du mois d’août, dans les camps de Benaco et Lumasi, en raison du mauvais état de santé des nouveaux arrivants, cette proportion atteignait 8,9 % UNHCR, Nutrition Survey Report. Benaco & Lumasi, Rwandan refugee camps, Ngara district, Tanzania, 27 & 29 août 1994.. Fin novembre, à Lumasi, elle était redescendue à 3,7 % MSF, Report of Nutrition Survey in Lumasi, 28 novembre 1994.. Aux pires moments, la mortalité s’est située légèrement au-dessous de 4 morts pour 10 000 réfugiés par jour à Benaco, restant bien inférieure aux taux bruts de mortalité qui avaient été observés au Rwanda dans les camps de déplacés internes ou de réfugiés burundais.

Tableau 1. Mortalité : taux brut de mortalité et taux de mortalité infanto-juvénile pour 10 000 personnes et par jour

L’installation des réfugiés rwandais au Zaïre

Après la prise de Kigali, le 4 juillet 1994, le FPR a poursuivi, avec succès, son offensive militaire vers le sud et l’ouest du Rwanda. Son avancée provoqua un départ massif de Rwandais hutus en direction du Nord et du Sud-Kivu au Zaïre ; cette fuite prit une ampleur considérable du 14 juillet au 18‑19 juillet, date à laquelle les forces du FPR bloquèrent le passage de la frontière vers Goma. Le 20 juillet, 68 expatriés de MSF intervenaient dans la zone de Goma, ils seraient 166 fin août.

À la mi-juillet, les estimations du nombre de réfugiés rwandais arrivés soudainement au Nord-Kivu variaient entre 800 000 et 1 million. C’est ce dernier chiffre que MSF a retenu en juillet : il s’agissait d’une approximation partagée par les organisations humanitaires et le HCR, tout dénombrement étant irréalisable au moment de ce déferlement. Parmi ces réfugiés, MSF constatait « la présence bien visible de militaires bien armés (20 000 ?) », membres des Forces armées rwandaises (FAR) vaincues par le FPR MSF-Belgique, Crise rwandaise. Rapport de situation 18‑24 juillet 94, 28 juillet 1994.. Les chiffres des arrivées au Sud-Kivu étaient eux aussi incertains ; alors que le HCR avait annoncé le 20 juillet un afflux de 200 000 réfugiés à Bukavu, MSF estimait, le 24 juillet, cette population de réfugiés à 50 000. L’aide humanitaire arrivait alors via l’aéroport de Goma qui était sous contrôle de l’armée française. Plusieurs forces militaires prirent part aux opérations de secours dans l’est du Zaïre, en particulier des troupes américaines (à partir du 24 juillet et jusqu’à fin août) et françaises, mais également des militaires néerlandais, israéliens et japonais ; les armées de l’air de l’Allemagne, de la Nouvelle-Zélande et du Canada transportèrent des secours Les activités de l’ensemble des contingents ont été étudiées par l’équipe de spécialistes chargés d’évaluer les opérations humanitaires au Rwanda, en Tanzanie et dans l’est du Zaïre. Voir John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, op. cit., p. 40 et 58‑69.. La présence de ces forces incita les réfugiés à s’installer dès la frontière franchie, ce qui facilita le travail des organisations humanitaires opérant à partir de Goma (Nord-Kivu) et Bukavu (Sud-Kivu) mais laissa en même temps libre cours aux responsables et exécutants du génocide pour s’organiser dans des camps proches de la frontière tout en tirant profit de l’assistance internationale.

Carte II.2. - Camps de réfugiés rwandais de la région de Goma (Zaïre)
Carte II.2. - Camps de réfugiés rwandais de la région de Goma (Zaïre). Editée par les auteurs à partir de la carte de l'Evaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Etude 3, L'aide humanitaire et ses effets, Londres, ODI, 1996, p. 39.

Au Nord-Kivu, le nombre de décès intervenus lors du premier mois ayant suivi l’arrivée des réfugiés fut estimé à près de 50 000, avec un taux moyen de mortalité entre 20 et 35 morts pour 10 000 réfugiés par jour. Cette mortalité très importante était en grande partie causée par des épidémies de choléra et de dysenterie Goma Epidemiology Group, « Public health impact of Rwandan refugee crisis : what happened in Goma, Zaire, in July, 1994 ? », The Lancet, vol. 345, n° 8946, 11 février 1995, p. 339‑344. Voir également Les
Roberts, Michael J. Toole, « Cholera deaths in Goma », The Lancet, vol. 346, n° 8987, 25 novembre 1995, p. 1431.
. L’épidémie de choléra fut confirmée le 19 juillet. MSF installa d’abord cinq centres de traitement du choléra (CTC) dans trois camps (deux à Katale, deux à Kibumba, un à Munigi) puis un centre à Goma début août. En tout début d’épidémie, la situation était catastrophique. Dans les centres de traitement, jusqu’à 1 000 admissions par jour étaient effectuées dans le camp de Munigi entre le 22 et le 30 juillet, 1 200 à Kibumba, et près de 400 à Katale.

À Katale et Kibumba, le nombre d’admissions commença à décroître le 28 juillet. Le HCR annonça que la situation n’était plus critique : « L’épidémie de choléra dans les camps de réfugiés rwandais de Goma peut être considérée comme terminée, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus de choléra dans les camps, a estimé jeudi Ray Wilkinson, porte-parole du HCR. Le taux de mortalité continue de décroître pour se fixer à 500 morts par jour, contre près de 2 000 la semaine dernière AFP, « L’épidémie de choléra pratiquement terminée, selon l’UNHCR », Goma, 4 août 1994.. » Cependant, fin août, les équipes médicales de MSF n’étaient pas au bout de leur peine, loin de là : selon l’association, dans les camps où elle travaillait, « l’épidémie de choléra [était] contrôlée », mais une épidémie de méningite s’était déclarée à partir de fin juillet ; quant à l’épidémie de dysenterie, qui avait fait son apparition dès juillet, elle continuait de progresser. Le taux de malnutrition aiguë globale était de 21,3 % parmi les enfants de moins de 5 ans.

En août et septembre, MSF intervenait dans les camps de Mugunga, Kibumba, Katale ainsi qu’à Goma-ville. MSF prit en charge l’approvisionnement en eau à Kibumba (depuis le 28 juillet). Au mois d’août, dans les camps, les centres de traitement du choléra furent progressivement transformés en hôpitaux. Les principales activités menées en août et septembre furent des vaccinations contre la rougeole et la méningite, l’aménagement d’hôpitaux et de dispensaires, la réalisation d’enquêtes épidémiologiques (portant sur la démographie, la mortalité, la morbidité, la nutrition, la couverture vaccinale, les activités médicales), la distribution de rations sèches pour tous les enfants de moins de 5 ans, l’ouverture de centres nutritionnels dans les camps, l’assainissement. À Goma-ville, MSF assurait la prise en charge nutritionnelle d’enfants non accompagnés malnutris. La situation nutritionnelle dans les orphelinats y était dramatique, comme l’avaient montré les résultats d’une évaluation menée par les épidémiologistes d’Épicentre : un centre de réhabilitation nutritionnelle fut ouvert le 24 août.

Tableau 2

Au Sud-Kivu, MSF opéra à Bukavu à partir du 22 juillet. La majorité des réfugiés s’installa d’abord dans la ville en plein air. Début août, les premières interventions de MSF concernaient donc la ville où il y avait alors approximativement 50 000 réfugiés. Ainsi, le 23 août, sur le site d’Alphagéry, un collège séminaire où se trouvaient 20 000 personnes environ, MSF ouvrit un dispensaire, tandis qu’une unité d’isolement choléra/dysenterie fut aménagée à proximité de l’hôpital général. En août, face à une situation nutritionnelle dégradée et en raison de l’absence de distribution générale en ville, MSF avec d’autres ONG organisa, sur 20 sites urbains, une distribution de bouillie pour tous les enfants malnutris de moins de 5 ans et également une « soupe populaire » pour les enfants et les personnes « visiblement démunies », qu’ils soient zaïrois ou réfugiés Nicolas de Torrente, L’action de MSF dans la crise rwandaise. Un historique critique. Avril-décembre 1994, Paris, MSF, p. 57 et MS FHollande, Regional Report, 26 août 1994..

Carte II.3. - Camps de réfugiés rwandais de la région de Bukavu (Zaïre)
Carte II.3. - Camps de réfugiés rwandais de la région de Bukavu (Zaïre). Editée par les auteurs à partir de la carte de L'Evaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Etude 3, L'aide humanitaire et ses effets, Londres, ODI, 1996, p. 43.

Dès le mois d’août, le HCR fit pression pour que les réfugiés quittent Bukavu et s’installent dans des camps – mi-septembre, il restait entre 15 000 et 20 000 réfugiés en ville et MSF y poursuivit quelques actions de nutrition et d’assainissement Ibid., p. 58.. À l’extérieur de la ville, les activités furent d’abord menées à Chimanga et Kalehe, puis ultérieurement à Inera, Hongo et Kashusha. Les programmes et les durées d’intervention différaient selon les camps en fonction d’une part de la situation médicale, sanitaire et nutritionnelle, d’autre part des risques liés à la présence de militaires ex-FAR et au pouvoir exercé par des leaders rwandais organisant à leur manière la discipline (et l’indiscipline) des réfugiés. Ainsi, à Chimanga, l’équipe fut-elle évacuée dès le 7 août, lorsqu’environ 2 000 ex-FAR investirent ce site. À Kashusha, les activités furent multiples et plus durables en dépit des incidents de sécurité et de rumeurs inquiétantes. MSF y était responsable de la santé et de l’assainissement en urgence.

« À Kashusha, le chef de la sécurité aidé du chef de service du renseignement, tous deux reconnus par certains réfugiés comme ayant un passé douteux, règnent en maîtres incontestés sur le camp. Plusieurs membres de notre staff ont été plus ou moins directement menacés ou dépouillés sans que les coupables, pourtant identifiés, n’aient jamais été inquiétés. Les insinuations sur un prétendu rôle de MSF dans l’infiltration de Tutsis ou d’espions du FPR au sein du camp se sont de plus en plus préciséesMSF, Mission Bukavu-Zaïre, rapport de mission Kashusha-Inera 2, du 24 août au 24 octobre 1994.. »

Plus tardivement, l’association limita la durée de ses interventions à la période considérée comme une phase d’urgence. Ainsi prit-elle en charge l’installation des réfugiés dans le nouveau camp de Kamanyola (approvisionnement en eau, examen médical d’accueil, vaccination antirougeole), de même à Kabira à partir du 28 septembre en assurant une visite médicale à l’enregistrement des arrivants, une vaccination contre la rougeole et des activités de dispensaire. Cependant, début novembre, toute l’équipe qui y travaillait fut évacuée à la suite de menaces de mort contre un infirmier rwandais et de rumeurs annonçant que l’hôpital MSF serait pillé, que « les milices se proposent de régler leur compte aux soi-disant tutsis MSF Bukavu, situation Kabira, 6 novembre 1994. Voici les estimations de la population retenues par MSF fin septembre : 40 000 réfugiés à Kashusha, 65 000 à Inera 1 et 2, 10 000 à Kalehe, 24 000 à Hongo. Voir MSF-France, rapport d’activité au 30 septembre 1994, Bukavu. Il y a 23 000 réfugiés à Kabira, fin octobre 1994. ».

Comme en Tanzanie, le contrôle par les anciens notables rwandais de la distribution de l’aide et des listes de bénéficiaires s’accompagnait de détournements massifs de vivres et provoquait la marginalisation de certains réfugiés qui étaient, de ce fait, irrégulièrement assistés, voire tenus à l’écart des circuits d’assistance. Par exemple, à Katale (Nord-Kivu), MSF estimait que 24 % des réfugiés recevaient une ration alimentaire insuffisante (moins de 2 100 kcal par personne et par jour). Face à ces détournements, MSF préconisa la réalisation de dénombrements permettant d’apprécier les besoins et d’ajuster l’importance des distributions de vivres. Néanmoins, pendant plusieurs mois, le nombre des réfugiés a fait l’objet, selon MSF et d’autres ONG, d’estimations incertaines et « peu fiables ». La première estimation fut révisée à la baisse dès août sur la base de photos aériennes, puis à nouveau réduite fin septembre : le HCR avait d’abord utilisé le chiffre de 1,2 million de réfugiés au Nord-Kivu, fin septembre, il fut ramené à 850 000 Voir John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, op. cit., p. 110‑112.
MSF-Hollande, dès fin août, adopte, pour la région de Goma, l’estimation de 850 000 réfugiés, dont 400 000 ne vivent pas dans les camps (MSF, Rwanda Crisis. Regional report, 9‑26 août 1994).
. Ainsi les budgets de l’aide, qui, pour leur plus grande partie, étaient consacrés à des dépenses de nourriture,furent-ils d’abord fondés sur des surestimations : ils finançaient donc des surplus de nourriture qui constituaient une manne pour les leaders extrémistes ainsi renforcés, consolidés dans leurs capacités à organiser et mobiliser des partisans.

MSF et d’autres ONG n’ont cessé d’insister sur l’importance cruciale d’un enregistrement de la population réfugiée. Ainsi, dans un communiqué signé par seize organisations de secours dont trois sections MSF, le sérieux des dénombrements fut l’une des conditions posées à la poursuite de l’assistance : « La sécurité doit être établie permettant ainsi un enregistrement des réfugiés officiel et indépendant Déclaration conjointe des organisations internationales travaillant dans les camps de réfugiés de Goma, 2 novembre 1994.. » Le 7 novembre, l’ensemble du mouvement MSF plaida à nouveau en ce sens : « Un enregistrement doit avoir lieu le plus rapidement possible à Goma, afin de s’assurer que tous les réfugiés ont accès au secours humanitaire MSF-USA, MSF Appeal to the Security Council. « Call for immediate action in Rwandan refugee camps », 7 novembre 1994.. » Cette exigence était partagée par les agences des Nations unies (le HCR en particulier) et les autres organisations humanitaires. Concernant MSF, dans les camps où elle travaillait, des estimations furent calculées en prenant appui sur des enquêtes de couverture vaccinale, des sondages et des photographies aériennes du nombre d’abris.

« Pour déterminer la population du camp de Katale, estimer la mortalité depuis l’arrivée des réfugiés au Zaïre et mesurer l’état nutritionnel des enfants de moins de 5 ans, nous avons conduit, le 4 août 1994, une enquête par sondage portant sur les foyersÉpicentre, MSF-Belgique, MSF-Hollande, Demography, Mortality and Nutrition Survey, Katale camp, 4 août 1994, rapport préliminaire.. »

Peu après, à Katale, où la population était alors estimée à 110 000 réfugiés, le calcul du taux quotidien de mortalité entre le 8 août et le 11 septembre fut basé sur le compte des décès de patients. En effet, l’équipe de terrain estimait qu’« à Katale, peu de personnes seraient enterrées par leurs parents, donc ce décompte des corps donnerait une estimation raisonnable des décès ». Le rédacteur de ce dernier rapport estimait en outre qu’il ne paraissait pas nécessaire de faire intervenir Épicentre dans le cas de Katale, car les données d’Épicentre faisaient double emploi avec les recueils hebdomadaires effectués par le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) pour le compte du HCR MSF-Hollande, Report on Epidemiological Data. Katale refugee camp. Short visit to Katale/Goma : 26th August-16th September 1994. Le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention, CDC) est une agence fédérale des États-Unis..

En 1995, à l’initiative du HCR, un enregistrement fut effectué dans neuf camps du Nord-Kivu et dans la ville de Goma. Il dénombrait 721 000 réfugiés, alors que le chiffre précédemment retenu était de 850 000 HCR/Goma, sitrep n° 20, 21 mars 1995, cité par Arnaud Royer, « L’instrumentalisation politique des réfugiés du Kivu entre 1994 et 1996 », André Guichaoua (dir.), Exilés, réfugiés, déplacés en Afrique centrale et orientale, Paris, Karthala, 2004, p. 440.. Cet écart de 129 000 personnes était dû pour une part à des retours au Rwanda et pour l’autre à une surévaluation du nombre de réfugiés. Lorsque le HCR décida d’organiser des recensements, MSF fut en première ligne dans certains camps du Nord-Kivu. Il en a été ainsi à Kibumba en février 1995 où MSF fut chargée de « superviser les opérations de comptage ». Les obstructions furent graves et MSF en fit part au HCR : « À de très nombreuses reprises et sur plusieurs sites de recensement, des violences graves ont été organisées par des milices à l’encontre de la population réfugiée afin qu’elle ne se soumette pas aux modalités de recensement prévues par le HCR. […] Des menaces ont été proférées contre notre staff international, portant gravement atteinte à sa sécurité. Le recensement a dû être interrompu mercredi 26 janvier au vu des fraudes massives et de l’insécurité croissante qui régnait sur les sites de comptage MSF-Belgique au directeur pour l’Afrique, HCR, Évolution de la situation à Goma, Zaïre, Bruxelles, 6 février 1995.. » Le recensement reprit avec un contrôle renforcé et MSF y contribua. Cependant, comme l’association l’affirma le 7 février 1995 dans un communiqué de presse publié à Bruxelles, sa résistance aux « malversations » mettait en danger les membres de son équipe travaillant à Kibumba « Violences, menaces et fraudes lors des opérations de recensement des réfugiés rwandais : MSF se retire du camp de Kibumba », communiqué de presse, 7 février, Bruxelles.. Elle mit donc un terme à ses activités d’assistance dans ce camp. Ce communiqué précisait que, dans les trois autres camps du Nord-Kivu où MSF intervenait, « le recensement s’est déroulé dans des conditions différentes » : les activités à Kahindo, Katale et Kituku furent donc poursuivies.

Au Sud-Kivu, entre le 28 février et le 7 mars 1995, une première opération de recensement fut organisée par le HCR dans les camps et à Bukavu : alors qu’une estimation de 355 000 réfugiés avait été préalablement retenue par le HCR, 302 000 réfugiés furent enregistrés lors recensement, répartis sur 25 camps et quatre centres pour enfants seuls Arnaud Royer, op. cit., p. 439 et John Borton, Emery Brusset, Alistair Hallam, op. cit., p. 44 et 112..

Fin décembre 1995, un journaliste de l’AFP relata sa visite au Kivu. Il souligna que les camps paraissaient installés pour longtemps. Occupés durablement, ils devenaient couramment un espace économique où toutes sortes d’activités marchandes étaient développées : « Près d’un million de réfugiés hutus rwandais sont toujours établis au Zaïre […], les quelque 750 000 réfugiés de Goma et 200 000 à 300 000 de Bukavu restent solidement établis dans leurs camps, devenus de véritables grands villages, dotés de magasins d’alimentation, de boutiques diverses, voire même de boîtes de nuit AFP, « Près d’un million de réfugiés rwandais toujours établis au Zaïre », Goma, 28 décembre 1995.. »  L’expression « grands villages » est insolite, car la population, dans plusieurs camps, dépassait les 100 000 habitants et progressivement les grands axes de circulation, tracés au bulldozer lors de l’implantation, « devinrent des rues de commerce et d’artisanat. Il y eut même des restaurants et quelques hôtels faits de toile et de broc, des débits de boisson plus ou moins clandestins, substituts des “cabarets” du Rwanda, et des cinémas pour projections vidéo Roland Pourtier, « Les camps du Kivu ou la gestion de l’éphémère », in Véronique Lassailly-Jacob et al., (éd.), Déplacés et réfugiés. La mobilité sous contrainte, Paris, Éditions de l’IRD, 1999, p. 457‑458. Les
observations de ce géographe datent d’une mission au Kivu effectuée en février-mars 1996.
. » Des activités de jardinage furent développées soit dans les camps à proximité des abris, soit à l’extérieur. L’anthropologue Johan Pottier, qui enquêta en 1995 à Lumasi (Tanzanie), observa que « la majorité des réfugiés cultivaient autour de leurs abris » tandis qu’au Nord-Kivu, les réfugiés eurent parfois accès à des terres cultivables
hors des camps Johan Pottier, « Why aid agencies need better understanding of the communities they assist: the experience of food aid in Rwandan refugee camps », Disasters, vol. 20, n° 4, 1996, p. 331‑332..

L’insécurité, le pouvoir des leaders

Les violences commises à Benaco furent une préoccupation constante pour les intervenants humanitaires. En témoignent les correspondances des équipes de terrain de même que les déclarations et rapports produits par les responsables des sièges MSF. 

Ainsi, le 6 juin 1994, dans un rapport adressé à Paris, la coordination de MSF à Ngara constatait : « L’insécurité augmente tant dans Benaco que sur la frontière. Sur Benaco, un réfugié a été lynché à mort samedi dernier [le 4 juin] ; une enquête est en cours […]. Les vols augmentent et nous ne sommes pas les dernières victimes MSF, sitrep du 6 juin 1994, Ngara, Tanzanie.. » Une semaine plus tard, le constat à Ngara se faisait plus inquiétant : « En une semaine, cinq assassinats reconnus officiellement (quatre lynchages et une personne découpée en morceaux…). Une équipe de MSF-Hollande a assisté à la mise en pièces de la dernière victime. Il devient urgent que les équipes respectent un peu mieux les consignes de sécurité et ne traînent pas le soir pour rentrer du camp. » L’auteur de ce rapport se montrait plus que sceptique face aux mesures prises par le HCR : « Un groupe de 300 personnes a été recruté. Elles ne disposent que d’une torche et d’un insigne et n’ont le pouvoir que d’arrêter les gens et de les livrer au HCR qui se chargera de les livrer aux Tanzaniens. On n’ose pas prononcer le mot de “milice” mais avouons que ça y ressemble beaucoup MSF, sitrep du 13 juin 1994, Ngara, Tanzanie.. » Il ne s’agissait pas là d’une initiative des autorités tanzaniennes, mais d’une mesure prise par l’administration du HCR dans le camp, qui avait recruté des hommes recommandés par les leaders rwandais, sans tenir compte de leurs agissements durant le génocide. De fait, le HCR n’avait ni les connaissances ni les moyens suffisants pour trier les réfugiés en identifiant ceux qui avaient participé au génocide des Tutsis. En effet, si la Tanzanie décida, dès juin, de mettre en place dans les camps une force de sécurité, celle-ci ne fut déployée que quatre mois plus tard à la suite de pressions des organismes humanitaires internationaux.

Durant la deuxième quinzaine de juin, rien ne changea, les équipes de MSF restèrent sur le qui-vive, inquiètes face aux mobilisations violentes à Benaco et aux assassinats.

« Dans le camp de Benaco vivait un leader hutu [Jean-Baptiste Gatete] qui avait été le chef de cabinet de la ministre de la Famille [Pauline Nyiramasuhuko]. Il avait été fréquemment accusé d’implication dans le génocide. Durant la nuit du 15 juin 1994, ce leader hutu fut prié par le HCR de quitter le camp. En quelques minutes, une masse de plusieurs milliers de personnes, armées de machettes et de bâtons, encerclèrent la tente où avait lieu la discussion entre le HCR et Gatete. Cette foule violente exigeait qu’il restât dans le camp. Elle se dispersa après que la police tanzanienne eut tiré des coups de semonce. Les humanitaires qui étaient bloqués dans la tente purent alors la quitter. À la suite de cet incident, tout le personnel international des organismes d’aide fut temporairement évacué. Quant au leader hutu, il ne fut pas contraint à partirMSF-Hollande, Breaking the Cycle, MSF calls for action in the Rwandese refugee camps in Tanzania and Zaire, Amsterdam, 10 novembre 1994.. »

À Paris, le directeur général de MSF-France, qui revenait de Benaco, relata cette émeute lors d’une conférence de presse, le 17 juin : « Actuellement, nous ne pouvons revenir dans le camp, nous sommes en quelque sorte en grève humanitaire.» Il dénonça les détournements de l’aide et le trafic auxquels se livraient les leaders : « Toutes les nuits, des camions viennent dans le camp chercher ce que l’aide humanitaire apporte officiellement aux réfugiés, et c’est l’occasion d’un énorme trafic qui sert à nourrir les propres objectifs de ces leaders. […]. Nous avons assisté, et même participé, à la réhabilitation des bourreaux sur le dos de l’aide l’humanitaire internationale. C’est écoeurant AFP, « MSF dénonce l’utilisation d’un camp de réfugiés rwandais en Tanzanie, comme “base arrière” des forces hutues », Paris, 17 juin 1994.. » Ces affirmations et dénonciations ne faisaient pas l’unanimité parmi les sections MSF. Ainsi, MSF-Hollande, qui intervenait à Benaco, prit position dans une lettre adressée, le 23 juin, à MSF-France et MSF international. Cette lettre précisait les points de désaccord.

« Nous savons tous qu’en de nombreuses occasions MSF a travaillé pour des réfugiés et des personnes qui étaient suspectés de graves violations des droits humains. Pour MSF, l’assistance humanitaire à ceux qui la nécessitent est parmi les principes les plus fondamentaux de notre charte. Bien sûr, la position de MSF est que ces personnes devraient être traduites devant la justice. Cependant, établir la culpabilité des présumés génocidaires ne relève pas du mandat de MSF. Il reste évident que la prise de contrôle du camp de Benaco par des présumés génocidaires crée de sérieux risques pour toutes les agences qui y travaillent. »

Cette lettre (c’est-à-dire MSF-Hollande) concluait en souhaitant que MSF demande au HCR « de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher les présumés génocidaires de continuer à menacer sérieusement la sécurité et à contrôler le camp MSF-Hollande, MSF-H Position Regarding the Continuation of our Programmes in Benaco Camp, Amsterdam, 23 juin 1994.».

Ce désaccord illustre la différence de tonalités politiques entre les deux sections MSF. D’une part, une tonalité véhémente et indignée, d’autre part une argumentation de tonalité formaliste, fondée sur « le mandat » du mouvement MSF et celui du HCR. On pourrait croire retrouver dans ce conflit d’arguments la différence canonique entre éthique ou politique de la conviction et éthique ou politique de la responsabilité, mais ce n’est pas exactement le cas car si les langages diffèrent, les deux présentations du contexte concordent et les deux sections expriment une volonté commune de s’opposer aux suspects de crime ; les uns disent « auteurs présumés », les autres « bourreaux ».

Par la suite, les sections MSF présentes dans les camps tanzaniens ont régulièrement adressé à leurs sièges des comptes rendus sur les incidents de sécurité et les mesures prises par le HCR et les autorités tanzaniennes pour tenter d’y remédier. C’est par exemple le cas d’un rapport de MSF-Hollande sur « la sécurité et la protection des réfugiés rwandais » MSF-Hollande, équipe d’urgence, Report on Security and Protection of Rwandese Refugees in Kagera Region, Tanzania, 27 August-13 September 1994, 26 septembre 1994.. Ce rapport fait suite à une enquête de terrain effectuée entre le 27 août et le 13 septembre à Ngara et dans les camps de ce district tanzanien (principalement à Benaco), ainsi qu’à Kigali. La rédactrice rappelle d’abord les statuts du HCR et son mandat de protection des réfugiés, puis insiste sur le pouvoir bien établi des leaders et la faiblesse relative du HCR face à ces chefs et leurs dépendants : « Les leaders sont respectés par la population du camp ; la plupart des leaders ont participé au génocide. » Après avoir insisté sur le climat de « haine contre les Tutsis et le FPR », le rapport présente un résumé d’incidents dont ont été témoins des expatriés des différentes sections de MSF et du HCR. Ainsi : « Le 29 août 1994, Z. a été témoin du lynchage d’un homme qui a eu lieu en face du bureau  l’enregistrement du HCR dans le camp de Benaco. Une foule en colère jetait des pierres, criant que l’homme était un espion du FPR. Les gardes rwandais présents sur les lieux ne sont pas intervenus. […] Il fallut longtemps avant que la police tanzanienne n’arrive sur le site de l’incident. La victime a été alors transportée à l’hôpital de la Croix-Rouge allemande, où elle mourut au bout d’une heure. » Autre incident, fin août. Des réfugiés rwandais tutsis qui regagnaient le Rwanda dans un camion furent victimes d’un accident de la route. Les blessés furent transférés à l’hôpital de la Croix-Rouge de Benaco. Une foule d’hommes armés de poignards et de bâtons manifesta devant l’hôpital contre les blessés tutsis. Face à cette situation qui devenait « explosive et imprévisible », le HCR évacua les blessés au Rwanda. Dans six des huit incidents résumés parle rapport, les hommes agissaient en groupe, voire en foule et publiquement.

Les meurtres, brutalités et menaces visaient, dans les camps, d’une part des Rwandais tutsis et d’autre part des Rwandais hutus accusés d’espionnage pour le FPR. Dans la plupart des cas, ces réfugiés étaient en danger de mort. Pour attester la fréquence des meurtres, le rapport de MSF-Hollande faisait état de données communiquées par le HCR : celui-ci avait enregistré, en juillet et août, « 60 incidents de protection majeurs dont 20 meurtres » dans les camps du nord-ouest de la Tanzanie et de la zone frontalière avec le Rwanda. Une confirmation supplémentaire était enfin apportée : « Le 20 août, durant une réunion interagences, le responsable du HCR a déclaré que, la semaine précédente, 19 Tutsis avaient été tués dans le camp de Benaco. Le coordinateur de MSF-France déclara que 16 personnes avaient été tuées dans le camp de Lumasi, durant cette même semaine Ibid.. »

En août 1994, le conseil international de MSF décida l’envoi, au Zaïre et en Tanzanie, d’un volontaire chargé de la sécurité et de la protection des réfugiés. Cette initiative était fondée sur un constat critique : le HCR n’assurerait pas la sécurité et la protection des réfugiés, MSF décidait donc « d’enquêter sur les problèmes de sécurité afin de pousser le HCR à intensifier ses activités de protection ». MSF-Hollande désigna le responsable de cette mission et celui-ci, en collaboration avec ses collègues de Goma, en fixa les tâches : contacts à entretenir, interviews à réaliser, envoi hebdomadaire de rapports sur les incidents et les développements de la situation, rédaction d’un rapport de fin de mission incluant des recommandations Message adressé d’Amsterdam à MSF-Hollande à Goma, Terms of Reference for the security/protection » officer, 15 août 1994..

Dans le second rapport hebdomadaire, qui correspond à la semaine du 28 août au 4 septembre dans la région de Goma, le responsable rendait compte de sa visite dans trois camps du Nord-Kivu : Katale, Kibumba et Mugunga. Il soulignait en premier lieu que la sécurité y restait précaire et en donnait pour exemple l’effet d’une rumeur à Katale. Début septembre, selon cette rumeur, « tous les réfugiés devraient avoir quitté le Zaïre avant la fin du mois et les ONG allaient se retirer dans trois jours ». À Katale, le centre de distribution d’aide de l’ONG Care fut alors attaqué par les réfugiés. La tension baissa grâce à la médiation des scouts rwandais qui étaient en contact avec les notables du camp. Ces scouts étaient des jeunes gens principalement équipés de sifflets car responsables du trafic routier à l’intérieur des camps. Ils avaient été mis en avant par le HCR comme une alternative acceptable aux miliciens pour certaines tâches de « police ».

Toujours d’après ce rapport, le banditisme était le risque principal à Kibumba, particulièrement sur la route de Goma, quand, en début de soirée, les travailleurs humanitaires regagnaient leurs domiciles. Il y avait là une différence avec « le camp de militaires » à l’intérieur de Mugunga, où la sécurité apparaissait stable (cette partie du camp de Mugunga comprenait une concentration importante de soldats ex-FAR). Enfin, l’enquêteur de MSF soulignait qu’il n’ignorait pas les limites de ses entretiens avec quelques réfugiés qu’il avait interrogés sur la situation dans les camps : « Des incidents sont relatés mais sans que soient identifiables les instigateurs. De mon point de vue, il est extrêmement difficile d’obtenir une information fiable car les réfugiés et le personnel local présentent une vision enjolivée, peut-être par peur Volontaire chargé de la sécurité et de la protection des réfugiés, rapport de transmission préliminaire, 7 septembre 1994.. » Ce sentiment semblait partagé par la coordinatrice de MSF à Bukavu. Début novembre, elle apprit par des membres du personnel eux-mêmes informés par des patients que les milices voulaient piller l’hôpital de Kabira et « régler leur compte » à deux employés supposés tutsis. Puis,comme son collègue enquêtant à Goma, elle précisait combien il était difficile de connaître la réalité d’un camp au-delà des apparences : « La situation de Kabira semblait beaucoup plus sous contrôle apparemment. L’organisation souterraine réelle ou non nous a complètement échappé MSF Bukavu, Situation Kabira, 6 novembre 1994. Situé au Sud-Kivu, Kabira était début novembre un camp de 23 000 personnes.. » En Tanzanie, selon un responsable du HCR, « il y a une “guerre du silence” dans les camps […]. Personne n’a de certitude sur ce qui se passe en termes de violence MSF-Hollande, équipe d’urgence, Report on Security and Protection of Rwandese Refugees in Kagera Region, Tanzania, 27 August-13 September 1994, 26 septembre 1994. ». On savait dans les dispensaires et sur les chantiers logistiques que chaque camp était le lieu de rumeurs qui pouvaient soudain mobiliser des groupes violents ; il était aussi manifeste qu’une masse de réfugiés – des « citoyens ordinaires» selon les termes de l’anthropologue Johan Pottier – s’en tenaient à l’écart Johan Pottier, op. cit., p. 326..

Dans les rapports où les coordinateurs rendaient compte d’« incidents de sécurité », ils en relataient les circonstances, indiquaient quelles personnes en avaient été victimes et pour quels motifs, quels intervenants de MSF étaient présents et parfois menacés ou attaqués, quelles mesures avaient été prises par la mission pour protéger l’équipe et les patients, préserver les conditions du travail médical et logistique, avertir et impliquer les responsables du HCR. En l’absence de relevés statistiques qui synthétiseraient les données collectées pendant cette période par l’ensemble des ONG et le HCR, la série des rapports consacrés aux « incidents » relatés par la coordination MSF de Bukavu entre début septembre et fin octobre 1994 apportent des informations importantes concernant les types de violences enregistrées : meurtres de réfugiés, émeutes, agressions contre des membres du personnel humanitaire, vols, pillages et rackets. Certaines formes d’agressions n’apparaissent pas dans ces rapports, en particulier les viols (ou tentatives de viol Catharine Newbury, « Suffering and survival in Central Africa », African Studies Review, vol. 48, n° 3, décembre 2005, p. 126.). Début octobre, la coordinatrice de la section française à Ngara en apprenait l’existence mais sans que les équipes aient pu directement le constater. Elle fit ainsi part de « rumeurs de femmes violées aux points de distribution d’eau et de femmes contraintes à la prostitution Coordinateurs Ngara à Cellule d’urgence, Crise rwandaise, MSF-France, 4 octobre 1994.
. À cette époque, aucun programme spécifique consacré à la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles n’était mené par MSF dans les camps.

Maintien de l’ordre dans les camps et tentatives de rapatriement

En juillet 1994, Mme Sadako Ogata, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, s’était exprimée en faveur d’un rapatriement rapide au Rwanda, avant que, début août, le HCR ne renonce momentanément à inciter au retour. Entre la mijuillet et la mi-septembre 1994 près de 200 000 réfugiés rwandais hutus auraient néanmoins consenti au rapatriement, selon les estimations de l’agence onusienne. De son côté, le 3 août, MSF demanda « le déploiement [dans le sud-ouest du Rwanda] d’une force militaire internationale », qui constituerait « une garantie de retour dans des conditions normales », « condition essentielle pour vaincre la peur des réfugiés ». Ce message anticipait la situation future liée au départ proche des militaires de l’opération Turquoise, engagée par la France dans le sud-ouest du Rwanda, sur mandat des Nations unies, depuis le 22 juin, et qui devait prendre fin le 22 août. Le 10 août, dans un communiqué de presse publié à Bruxelles, MSF « insiste pour que les rumeurs récentes de “disparitions” du côté FPR soient investiguées d’urgence par des organisations spécialisées ». Le même communiqué, ainsi que d’autres interventions publiques MSF, affirmait que « le retour massif des réfugiés dans leur pays reste la seule solution » mais que pour que cela puisse se réaliser « les réfugiés doivent avoir l’assurance qu’à leur retour ils seront traités correctement ». C’est pourquoi, MSF préconisait « un large déploiement de praticiens des droits de l’homme » au Rwanda : « La présence massive d’observateurs permettra d’augmenter sensiblement le sentiment de sécurité. » Cette recommandation a été régulièrement avancée par MSF.

Ce même 10 août, le président du Conseil de sécurité des Nations unies affirmait que « le retour rapide des réfugiés et des personnes déplacées dans leurs foyers » était essentiel, et condamnait « les anciens dirigeants du Rwanda » qui incitaient les réfugiés à rester en exil. Puis il ajoutait que le Conseil se félicitait des engagements pris par le nouveau gouvernement rwandais, qui, concernant les réfugiés, se déclarait prêt « à assurer leur protection et le respect de leurs droits devant la loi ». À cette date, les résultats d’une initiative d’enquête prise par le HCR n’étaient pas encore connus. L’agence avait en effet nommé fin juillet une équipe chargée de conduire une investigation dans les camps de réfugiés et au Rwanda afin d’étudier quels mécanismes pourraient « accélérer » le retour des réfugiés en toute sécurité. Dirigée par Robert Gersony, l’enquête fut conduite du 1er août au 5 septembre 1994. Le contenu du « rapport Gersony » ne fut assurément pas celui escompté par ses commanditaires et le gouvernement rwandais, car les enquêteurs collectèrent des données attestant que, entre avril et août 1994, le FPR avait exécuté, dans les zones qu’il contrôlait au Rwanda, un nombre de victimes estimé à 30 000 Seul est accessible, depuis 1994, un résumé de 14 pages du rapport. Signé « UNHCR Emergency Repatriation Team », ce document a pour titre : Summary of UNHCR presentation before Commission of Experts, 10 October 1994. Prospects for early repatriation of Rwandan refugees currently in Burundi, Tanzania and Zaire. Ce rapport est publié sur le sitehttp://en.wikipedia.org/wiki/Gersony_Report,consulté le 5 juin 2016.. La diffusion publique de ce rapport fut rapidement bloquée par les Nations unies, dont certains responsables allèrent jusqu’à déclarer qu’il n’existait pas. Cependant, dès septembre, la presse internationale commença à en relayer les conclusions. Celles-ci furent connues dans les camps, ce qui entraîna un arrêt des retours et une nouvelle suspension provisoire des rapatriements par le HCR en septembre.

Ce dernier dénonça, dans un communiqué publié le 21 octobre, la « présence menaçante » des militaires, des miliciens et des anciennes autorités civiles à l’intérieur des camps : « Les réfugiés qui expriment le désir d’être rapatriés sont terrorisés et plus d’une douzaine d’entre eux ont été assassinés. » Le 2 novembre, seize ONG internationales, dont trois sections MSF, ont « fermement » et publiquement soutenu la position du HCR ; comme le HCR, elles condamnaient les violences contre les réfugiés et les menaces qui en faisaient des « otages » : « [Ils] se voient dénier le droit de rejoindre leurs lieux d’origine.» Ce thème a été repris dans plusieurs communications publiques. Ainsi, le 7 novembre 1994, un appel au Conseil de sécurité précisait : « Chaque réfugié doit être en mesure de décider librement s’il veut rester ou non dans les camps, sans craindre pour sa vie MSF-USA, MSF Appeal to the Security Council. Call for immediate action in Rwandan refugee camps, New York, 7 novembre 1994.. » Puis, le 10 novembre 1994, dans son rapport public consacré à la situation des réfugiés rwandais dans les camps du Zaïre et de Tanzanie, MSF soulignait, comme auparavant, que la situation de sécurité se détériorait et que les « leaders » menaçaient les volontaires au rapatriement : « MSF a été témoin de meetings au cours desquels les réfugiés étaient dissuadés de retourner au Rwanda. Toute personne qui met en question l’autorité des leaders est traitée d’agent du FPR et soumise à une justice sommaire MSF-Hollande, Breaking the Cycle, op. cit., 10 novembre 1994.. »

Dans leur communiqué de presse collectif du 2 novembre 1994, seize ONG signataires (dont MSF-Hollande, France et Belgique) avaient déclaré « inacceptables » leurs conditions de sécurité et de travail. Elles estimaient que les conditions de sécurité s’étaient dégradées et qu’elles pourraient « être forcées de retirer leur assistance » si rien n’était entrepris pour y remédier. Ce communiqué appuyait la prise de position du HCR publiée le 21 octobre où celui-ci dénonçait les menaces contre les intervenants humanitaires et la terreur exercée contre les réfugiés souhaitant être rapatriés. Le 7 novembre, dans son adresse au Conseil de sécurité publiée à New York, MSF demanda la mise en place immédiate d’une « force internationale de sécurité » pour maintenir « l’ordre et la sécurité dans les camps » afin de protéger les réfugiés. À cette date, les principaux contingents militaires étrangers avaient quitté le Zaïre, et la force armée déployée au Kivu pour sécuriser la situation était composée de para-commandos zaïrois (« bérets rouges »), dont le comportement avait provoqué des tensions et accru l’insécurité.

Plusieurs « solutions » furent proposées par le secrétaire général des Nations unies dans un rapport adressé au Conseil de sécurité, le 18 novembre. Il s’agissait de déployer, à l’intérieur des camps du Kivu, une force de maintien de la paix de 3 000 ou 5 000 hommes qui aurait pour objectif de « créer des zones de sécurité » à l’intérieur des camps ; ou bien, autre option, une intervention de 10 000 à 12 000 hommes qui auraient pour mission de transférer dans de nouveaux camps « les anciens dirigeants politiques, les militaires et les miliciens». Ceux-ci seraient transférés « si possible à titre volontaire», mais le rapport précisait : « On peut supposer qu’ils ne s’en iront pas de plein gré et qu’ils utiliseront vraisemblablement la force pour empêcher qu’on les déloge. » C’est pourquoi la seconde option impliquait une intervention sous le couvert du chapitre VII de la charte des Nations unies, autorisant l’usage de la force. Le Conseil de sécurité n’adopta aucune des propositions faites par le secrétaire général, auquel il fut cependant demandé de consulter les pays qui pourraient fournir un contingent pour composer une force de 5 000 hommes. Le 25 janvier 1995, le secrétaire général annonça au Conseil de sécurité qu’il était impossible de réunir les troupes nécessaires au déploiement d’une opération de maintien de la paix visant à améliorer la sécurité dans les camps, un seul pays s’étant déclaré volontaire. À la place d’une force internationale, il fut décidé de déployer des militaires zaïrois, rémunérés par le HCR : ce Contingent zaïrois pour la sécurité dans les camps (CZSC) fut actif à partir de mars 1995 au Nord-Kivu (1 000 hommes) et au Sud-Kivu (500 hommes), il était composé de militaires issus de la Division spéciale présidentielle (DSP). Aussi la proximité entre le président Mobutu et les hauts gradés des ex-FAR présents au Zaïre eut-elle pour conséquence qu’aucune initiative ne fut prise contre les leaders politiques et militaires dans les camps. En outre, ces éléments de la DSP s’engagèrent dans des activités commerciales illégales et des violences contre les réfugiés HCR Goma, sitrep n° 28, 6 décembre 1995, cité par Arnaud Royer, op. cit., p. 484‑485. .

En juillet 1995, le constat fait par MSF demeurait pessimiste. Entre décembre 1994 et mars 1995, le HCR avait convoyé 12 775 réfugiés vers le Rwanda, mais à partir d’avril le « rapatriement était pratiquement à l’arrêt car la situation à l’intérieur du Rwanda se détériorait MSF-Hollande, Deadlock in the Rwandan Refugee Crisis : virtual standstill on repatriation, Amsterdam, juillet 1995. ». MSF attribuait cet arrêt d’une part à l’influence des leaders anti-FPR, d’autre part au climat de peur lié aux arrestations arbitraires et aux « représailles meurtrières » pratiquées, notamment en avril, lors de la fermeture par la force des camps de déplacés dans le sud-ouest du Rwanda, l’APR « tuant tant de déplacés qu’il était impossible de les compter ». C’est dans ces termes que le rapport Deadlock in the Rwandan Refugee Crisis rappelait le massacre du 22 avril 1995 dans le camp de Kibeho, au sud-ouest du Rwanda, et il le rangeait parmi les principaux obstacles au rapatriement Ibid., p. 32‑34..

Après le massacre de Kibeho, le HCR suspendit les retours. En août 1995, le gouvernement zaïrois annonça que les réfugiés devraient quitter le Zaïre au plus tard le 31 décembre 1995. Le HCR développa une campagne d’information pour promouvoir le rapatriement. Elle eut peu d’effets.

Rester ou partir (octobre 1994-août 1995)

En septembre et octobre 1994, l’éventualité d’un départ des camps fut discutée entre sections MSF. Selon le compte rendu d’une réunion de toutes les sections présentes dans la région des Grands Lacs, tenue le 14 octobre à Kigali, « personne n’envisage de partir brutalement des camps dès demain ». La question du départ souleva des divergences entre sections, néanmoins il y eut consensus « sur la nécessité d’introduire – comme ultime action – la possibilité du départ des camps MSF international et MSF-Belgique, Rapport sur la visite du Conseil international dans les camps de réfugiés rwandais, 17 novembre 1994. ».

Dès cette date, la section hollandaise avait formalisé les critères pouvant justifier l’arrêt de ses opérations de secours. 

  • a) L’assistance de MSF n’atteint pas les plus vulnérables et ceux qui en ont le plus besoin.
  • b) Nous soutenons un système militarisé et notre soutien a plus d’effets négatifs que positifs.
  • c) Notre action de plaidoyer n’est plus efficace et en ce domaine nous n’avons pas de nouvelles initiatives à mettre en avant.
  • d) Autres

Mémorandum du département des affaires humanitaires de MSF-Hollande aux équipes de Kigali, Goma et Benaco, 11 octobre 1994..

Avant toute décision de retrait, il fallait donc d’abord évaluer les opérations en cours et poser publiquement les conditions de leur poursuite. Le 27 octobre, MSF-Hollande n’envisageait pas de se retirer et ce quelle que soit la décision prise par MSF-France. Ce ne fut pas une surprise pour les sections opposées au retrait (MSF-Hollande, Belgique, Suisse), lorsque le conseil d’administration de MSF-France du 28 octobre vota le retrait de tous les camps en Tanzanie et au Zaïre. En revanche, ce fut un véritable choc quand cette décision fut publiquement annoncée, le 7 novembre, sans que le mouvement ait été averti au préalable de cette sortie médiatique du président de la section française Philippe Biberson, « Pourquoi nous quittons le Rwanda », Ouest-France, 7 novembre 1994.. Dès lors, le désaccord entre points de vue évolua vers une véritable crise du mouvement MSF. Les accusations réciproques faites à l’époque témoignent de cette dramatisation.

Le coordinateur de MSF-Belgique à Goma écrivit : « Le retrait est synonyme de silence » ; puis, défendant son point de vue : « Il y a une marge de manoeuvre sur le terrain […]. Je suis pour une politique de résistance humanitaire à Goma et non pour une acceptation d’un état de fait. Cela semble naïf mais c’est tout aussi naïf de penser que MSF dans son coin va changer le cours des choses en se retirant Coordinateur de MSF-Belgique à Goma, Lettre au conseil d’administration.
URGENT URGENT URGENT URGENT URGENT, 6 novembre 1994.
. » En janvier, le même responsable soulignait : « Sans la moindre équivoque possible, [l’aide humanitaire] nourrit un monstre […]. Et ce monstre prépare son retour par les armes en se servant de la population comme bouclier et comme otage. Et si travailler dans les camps signifiait devenir complice des génocideurs ? Dilemme. » Il répondait à cette dernière interrogation en préconisant à nouveau la « politique de résistance humanitaire », qu’il opposait avec force au choix de partir et aux accusations de « collaboration ».

« Sommes-nous complices ? Je réponds définitivement non. MSF dispose d’une marge de manoeuvre pour influer sur le contexte, en collaboration avec les principales ONG. Il faut définitivement aller jusqu’au bout de nos ressources opérationnelles. Cependant, le jour où cette marge de manoeuvre disparaîtra (problèmes d’insécurité, absence d’impact réel), les conditions de notre présence à Goma disparaîtront et un retrait s’imposeraCoordinateur Goma, « Goma, le monde tourne, le génocide continue », 23 janvier 1995.. »

Quant à la décision de retrait prise par MSF à Paris, elle fut justifiée publiquement par une condamnation radicale du maintien : de ce point de vue, rester, c’était laisser libre cours aux agents du génocide, c’était les légitimer, en devenir complices Sur les allégations de complicité dans le contexte des camps de réfugiés rwandais, voir Chiara Lepora et Robert E. Goodin, On Complicity and Compromise, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 135‑136.
Selon ces auteurs, l’accusation de collaboration est dans ce cas inadéquat : « Connivence semblerait être une description mieux adaptée du comportement des ONG humanitaires. »
. Cette justification de l’arrêt des secours prend appui sur un constat identique à celui du coordinateur belge à Goma que nous venons de citer : l’aide humanitaire nourrit un « monstre ». Ce constat justifie donc à la fois la « résistance» (MSF-Belgique) et la primauté du discours dénonciateur accompagnée de l’arrêt des opérations (MSF-France). Cependant, les deux points de vue concordent sur la continuité entre le passé génocidaire d’hommes identifiables et la nature de leurs pratiques dans les camps (détournements de l’aide, propagande trompant les réfugiés, actes criminels, organisation de milices, appels à la guerre, blocage du rapatriement). Dans plusieurs déclarations, les porte-parole de MSF-France ont insisté sur cette continuité : les génocidaires n’ont pas changé de programme, ils se renforcent dans les camps, ils pourraient poursuivre le génocide au Rwanda. Cette ligne de communication et la position de lanceur d’alerte furent adoptées lors du départ de la Tanzanie. Celui-ci fut annoncé à Nairobi, le 20 décembre, lors d’une conférence de presse au cours de laquelle MSF déclara à nouveau nécessaire le déploiement d’une force de police internationale. Une dépêche de l’AFP a restitué l’argument principal alors mis en avant : « Est-il acceptable de continuer à procurer assistance à un “sanctuaire” d’où une force militaire peut lancer une attaque au Rwanda et peut-être finir le génocide commencé en avril AFP, « Après le Zaïre, MSF-France quitte les camps de réfugiés rwandais en Tanzanie », 20 décembre 1994.. »

Dès lors, présenter le maintien de l’assistance comme une complicité avec les génocidaires devint une constante de la communication, caractéristique de MSF-France. En voici un exemple supplémentaire. Le 24 décembre 1994, le responsable des programmes à Paris, dans une lettre adressée au responsable HCR pour la Tanzanie afin de lui annoncer la fermeture du programme médical à Lumasi, s’exprimait dans ces termes : « Nous n’estimons pas possible pour notre association de continuer à participer à une opération d’assistance qui donne une nouvelle légitimité aux auteurs du génocide et les place matériellement en position de recommencer. » Parmi les membres de l’équipe de terrain en Tanzanie, cette prise de position des responsables de la section française fut reçue avec réticence. Le fait que, d’un point de vue démographique, la population des camps fut aux trois quarts composée de femmes et d’enfants de moins de 15 ans ne leur semblait pas pris en compte. Devait-on priver d’aide la majorité des réfugiés parce que leurs dirigeants étaient impliqués dans le génocide des Tutsis ?

Quelques mois plus tard, en juillet-août 1995, MSF-Belgique estima que la présence de l’association n’était plus indispensable du point de vue médical et nutritionnel, l’arrêt du programme d’assistance fut voté le 2 août 1995 par le conseil d’administration en Belgique. L’association avertit le HCR et l’informa en même temps qu’elle allait « effectuer une recherche pour de nouvelles initiatives orientées principalement vers l’appui au rapatriement et vers le dialogue transfrontalier MSF-Belgique, lettre au HCR, Directeur Bureau Afrique, 7 août 1995.». De son côté, le conseil d’administration de MSF-Hollande décida, le 8 août 1995, de cesser ses « activités médicales » autour de Goma (camp de Katale, Zaïre) et dans le district de Ngara (Tanzanie). Les arguments avancés en appui de cette décision étaient de deux ordres. D’une part : « L’urgence médicale est terminée. » Cet argument concernait Katale et Benaco, l’intervention devait être maintenue dans les camps de la zone d’Uvira au Sud-Kivu où « la situation médicale [était] toujours instable ». D’autre part politique : « Les responsables du génocide au Rwanda contrôlent toujours la population des réfugiés dans les camps » et « l’impunité règne toujours, personne n’a été arrêté pour l’instant ». Depuis le début de la formation des camps en Tanzanie et au Zaïre, MSF n’avait cessé de dénoncer cette situation, mais ces alertes étaient restées sans effet. « Des tueurs se promènent en liberté » et se préparent à « une nouvelle attaque » contre le Rwanda ; en outre, l’aide humanitaire a « un impact négatif en consolidant la situation actuelle – les structures de pouvoir qui fournissent des bases au génocide – dans les camps ». Enfin « les activités de plaidoyer, depuis plusieurs mois, n’ont apporté aucun changement visible à la situation MSF-Hollande, Decision Board with Respect to Presence in the Camps in Tanzania and Zaire, 8 août 1995 et Withdrawal from Rwandese Refugee Camps, Fax message to all MSF sections, 27 août. ».

Zaïre, Tanzanie, Burundi

Sur le choix du maintien de l’assistance ou du retrait, sur les raisons de continuer à agir, les sections MSF furent momentanément en conflit. Cependant, ces désaccords entre la section française et les autres sections opérationnelles ne portèrent pas sur toutes les interventions. Au Burundi, où MSF assurait la prise en charge de 93 000 réfugiés rwandais, sa présence ne fut pas remise en question, l’accusation de complicité sous le couvert de l’action humanitaire ne fut pas proférée MSF-Belgique, Report on the Situation for Rwanda, 26 août 1994. Selon un rapport de MSF-Hollande, les réfugiés rwandais au Burundi étaient 210 000, dont 150 000 dans des camps (MSF-Hollande, Regional Report Rwanda Crisis 4, 26 août 1994).. Il y avait deux raisons à cette modération : d’une part, les réfugiés n’étaient pas militarisés, ils n’étaient pas considérés comme menaçants car ils étaient surveillés, isolés dans les camps par des militaires de l’armée burundaise proches du nouveau pouvoir rwandais ; d’autre part, il fallait parer au risque de catastrophe sanitaire.

À l’opposé, au Zaïre, les camps de réfugiés représentaient une menace : des militaires et des miliciens y étaient regroupés à proximité de la frontière avec le Rwanda, ils disposaient d’armements, s’entraînaient, affichaient leurs intentions criminelles et guerrières, ils menaçaient et exécutaient des compatriotes qu’ils qualifiaient d’ennemis parce qu’ils étaient ou paraissaient tutsis, issus de mariages mixtes ou considérés comme des espions du FPR. Toutes les sections MSF faisaient ces constats. Pourtant leurs choix politiques et pratiques ont différé entre octobre 1994 et juillet-août 1995. Dans quelle mesure était-il possible de résister aux anciennes autorités civiles et militaires, sans mettre en danger les équipes ? Pourrait-on parvenir à ce que les Nations unies déclenchent une intervention internationale armée qui aurait pour objectif de cantonner les anciens militaires, les miliciens et leurs leaders en les séparant des autres réfugiés ? Une section ne croyait plus ces issues possibles en octobre 1994, les autres y crurent encore pendant quelques mois.

Les camps de Tanzanie constituaient un cas différent des deux précédents. Ils ne paraissaient pas contenir une force militarisée menaçant le Rwanda. La frontière était du reste fermement contrôlée par l’APR et la Tanzanie ne manifestait pas envers les anciens dirigeants rwandais la complaisance dont faisait preuve, au Zaïre, le président Mobutu. D’un camp à l’autre, l’état sanitaire de la population variait et si la présence d’urgentistes ne paraissait plus nécessaire dans certains d’entre eux, ailleurs le risque de dégradation sanitaire n’était pas jugulé. Enfin, certaines sections ne dissociaient pas leur prise de position par rapport aux camps du Zaïre et celle vis-à-vis des camps de Tanzanie même si les situations différaient : une décision de retrait global ou au contraire une décision de maintien global pouvait être prise. Finalement, le 27 août 1995, dans un message adressé à l’ensemble du mouvement, MSF-Hollande, à propos du retrait des camps, faisait le constat suivant : toutes les sections « partagent désormais une position commune en cette matière ».

En octobre-novembre 1996, les camps de réfugiés rwandais au Zaïre furent tous, du Sud au Nord-Kivu, attaqués par l’APR, alliée à des forces congolaises opposées au régime du président Mobutu. En 1996 également, les autorités tanzaniennes annoncèrent la fermeture des camps à la fin du mois de décembre. Mi-décembre, les réfugiés furent refoulés en masse vers le Rwanda. Certains, nombreux, tentèrent de fuir vers le Kenya ou le Malawi, car ils craignaient le retour ; ils furent pour la plupart reconduits dans les camps puis à la frontière par les forces armées tanzaniennes.