Couverture du livre Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF
Chapitre
Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Chapitre IV Des réfugiés en fuite dans le Zaïre en guerre 1996-1997

En 1996, au Zaïre, les leaders du génocide des Tutsis et leurs partisans avaient les mains libres dans les camps de réfugiés. Ils avaient engagé une stratégie de combat, et menèrent de plus en plus d’incursions meurtrières visant des civils à l’intérieur du Rwanda. En octobre et novembre 1996, tous les camps établis dans l’est du Zaïre, au Nord et au Sud-Kivu, furent détruits par l’Armée patriotique rwandaise (APR) et des rebelles zaïrois De nombreux livres et articles ont été publiés sur les enjeux politiques, économiques, militaires de l’intervention rwandaise au Zaïre en 1996‑1997. Voir notamment Thomas Turner, The Congo Wars: Conflict, myth & reality, Zed Books, Londres, New York, 2007 ; Filip Reyntjens, La Grande Guerre africaine. Instabilité, violence et déclin de l’État en Afrique centrale (1996‑2006), Paris, Les Belles Lettres, 2012 ; Timothy Longman, « The complex reasons for Rwanda’s engagement in Congo », in John F. Clark (éd.), The African Stakes of the Congo War, New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 129‑144.. Parmi ces derniers se trouvaient des Tutsis congolais d’origine rwandaise, les Banyamulenge, installés au Sud-Kivu depuis des générations JJean-Claude Willame, Banyarwanda et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l’identitaire au Kivu, Bruxelles, Cahiers africains, Institut africain, Paris, L’Harmattan, 1997.. À la mi-novembre, ces forces prirent le contrôle du camp de Mugunga au Nord-Kivu, près de Goma, vers lequel avaient fui de nombreux réfugiés en provenance des zones déjà conquises par le mouvement rebelle et l’APR. Cette attaque provoqua, le 15 novembre, un retour massif : de Mugunga, les réfugiés furent canalisés vers Goma, à la frontière, d’où ils passèrent à Gisenyi, au Rwanda.

Craignant de se trouver sous le feu des rebelles et surtout de l’APR, une masse de réfugiés fuirent vers l’intérieur du Zaïre. Simultanément, les forces de l’APR et de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL) ne se contentaient plus d’établir un glacis protecteur aux frontières du Rwanda L’AFDL fut créée le 18 octobre 1996 par quelques personnalités politiques zaïroises, dont plusieurs leaders banyamulenge. Laurent Désiré Kabila fut désigné comme porte-parole du mouvement. Le protocole d’accord créant l’Alliance fut daté de Lemera, au Zaïre, dans la région où les Banyamulenge avaient mené leurs premières attaques début octobre 1996 ; l’hôpital de Lemera fut l’une des premières cibles.
Des leaders banyamulenge faisaient partie du groupe dirigeant de l’AFDL. Voir Gauthier de Villers et Jean-Claude Willame, République démocratique du Congo. Chronique politique d’un entre-deux-guerres, octobre 1996-juillet 1998, Tervuren, Paris, Cahiers africains, Institut africain-Cedaf, L’Harmattan, 1998.
. Avançant sur plusieurs fronts, elles prirent le dessus sur l’armée zaïroise et triomphèrent, le 17 mai 1997, à Kinshasa. Quant au président Mobutu, il avait quitté la capitale et perdu les pouvoirs dont il s’était emparé à partir du coup d’État de 1965.

Ce chapitre aborde la période de la première guerre internationale qui se déroula au Zaïre en 1996‑1997. Durant cette guerre, l’AFDL reçu l’aide militaire de l’Angola, de l’Ouganda et du Rwanda, ainsi que le soutien politique et logistique du Burundi, de la Zambie, du Zimbabwe et des USA Sur la perception dominante du conflit aux USA, voir Johan Pottier, Re-Imagining Rwanda. Conflict, survival and disinformation in the late twentieth century, Cambridge University Press, Cambridge, 2002, p. 53‑108.. Les praticiens humanitaires se retrouvèrent alors confrontés à des situations où l’incertitude prédominait dans les contextes où ils projetaient d’agir comme dans ceux où ils déployaient des opérations.

Au cours de cette guerre, que devenaient les réfugiés qui, au début du conflit, vivaient dans les camps de l’est du Zaïre mais n’acceptèrent pas de retourner dans leur pays ? Ils fuyaient. Plusieurs récits ont été publiés sur cette fuite. L’universitaire François Lagarde a procédé à un recensement systématique des mémoires et témoignages de Rwandais publiés entre 1994 et 2013 François Lagarde, Mémorialistes et témoins rwandais (1994‑2013), Paris, L’Harmattan, 2013, p. 165‑221. Voir également Bogumil Jewsiewicki, La Première Guerre du Congo-Zaïre (1996‑1997). Récits de soldats AFDL et FAR, Paris, L’Harmattan, 2012.. Treize de ces récits, dont les auteurs étaient tous adultes au moment de la fuite, ont été édités en français. Ils relatent les conduites adoptées pour survivre et échapper aux poursuivants (les forces de l’AFDL et l’APR). Ils évoquent aussi les secours apportés par des ONG internationales. Ces témoignages permettent de saisir l’état physique et moral dans lequel se trouvaient les réfugiés au moment où ils furent assistés par des praticiens humanitaires.

Marie Béatrice Umutesi fuit la ville de Bukavu (Sud-Kivu, est du Zaïre) le 28 octobre 1996. De Bukavu à Mbandaka (province de l’Équateur), elle parcourt à pied environ 2 000 km, puis parvient finalement à atteindre Kinshasa en novembre 1997. Puis elle quitte le pays qui porte désormais le nom de République démocratique du Congo (RDC) : elle part pour l’Europe Le 17 mai 1997, Laurent-Désiré Kabila, porte-parole de l’AFDL, se proclame président et déclare que le Zaïre se nomme désormais République démocratique du Congo (RDC).. Son récit est constamment minutieux. L’auteure précise le nom des lieux qu’elle a traversés (villages, villes, fleuves), la chronologie et la durée des moments de repos ou des marches d’un camp provisoire à un autre ; elle rend compte de la recherche de nourriture, d’eau, de soins, de secours, de refuges ; elle décrit les milieux naturels auxquels elle a été confrontée : forêts denses, fleuves, pluies tropicales ; elle relate les conditions de vie dans les villages qu’elle a traversés et dans les camps où elle s’est momentanément fixée avec ses proches. C’est dans ces camps où se groupaient les fuyards qu’elle a observé le travail humanitaire Marie Béatrice Umutesi, Fuir ou mourir au Zaïre, Paris, L’Harmattan, 2000. À propos du livre de Marie Béatrice Umutesi, voir les articles de Aili Mari Tripp, René Lemarchand, Aloys Habimana, Aliko Songolo, Catharine Newbury, Danielle de Lame in African Studies Review, vol. 48, n° 3, décembre 2005, p. 89‑141. Voir également Jason K. Stearns, Dancing in the Glory of Monsters. The collapse of the Congo and the great war of Africa, New York, PublicAffairs, 2011, p. 33‑38, 127‑131, 134‑135. Dans son livre, Jason K. Stearns commente ce récit de fuite et le situe dans le contexte de guerre.. Ce témoignage ainsi que quelques autres relatent les périls rencontrés lors de la fuite et les conduites adoptées pour y faire face.

Ce chapitre s’organise en cinq épisodes. Le premier revient sur le début de la guerre et l’attaque des camps de réfugiés dans l’est du Zaïre en septembre-novembre 1996. Le deuxième relate la fuite d’une partie des réfugiés vers l’intérieur du Zaïre et leur fixation, jusqu’en février 1997, sur un site nommé Tingi-Tingi. Le troisième traite d’une nouvelle phase de fuite, de fixations provisoires et de massacres entre mars et juillet 1997. Un quatrième concerne les conditions de rapatriement au Rwanda des réfugiés qui se trouvaient au Zaïre et en Tanzanie. Enfin, le dernier décrit la situation des Rwandais ayant refusé le rapatriement et marché jusqu’à Mbandaka pour ensuite passer au Congo-Brazzaville.

La fin des camps au Zaïre (septembre-novembre 1996)

Que savait MSF du contexte politico-militaire au Nord et au Sud-Kivu en septembre-octobre 1996 ? Un rapport de situation (« sitrep ») daté du 24 octobre dans lequel figure en annexe un document rédigé à Amsterdam par la « Context Unit » de MSF-Hollande, chargée de collecter des données et mener des analyses de contexte MSF, sitrep Kivu Explo 003, 24 octobre 1996., conclut à l’absence probable de résolution diplomatique des affrontements en cours entre les divers acteurs politiques et militaires au Sud-Kivu. La question cruciale est celle de l’importance des soutiens militaires obtenus par la rébellion. Du point de vue des objectifs humanitaires, « la principale préoccupation porte sur ce que sera l’attitude des réfugiés (hutus) au Zaïre ». Dans quelles directions vont-ils fuir les zones de combat ? Risqueront-ils d’être pris au piège si les combats s’étendent ? Comment et où les secourir ?

Le 26 octobre, le bulletin d’information Irin Bulletin d’information régional créé le 26 octobre 1996 par le Département des affaires humanitaires des Nations unies. Il devient quotidien le 31 octobre sous le nom Irin Emergency Update on Eastern Zaïre puis Irin Emergency Update on the Great Lakes à partir du n° 54 du 11 décembre 1996. se montrait nettement plus affirmatif quant à la capacité militaire de l’AFDL. La ville d’Uvira était tombée aux mains des rebelles dans la nuit du 24 octobre et rapidement leurs forces contrôlèrent presque en totalité la zone du Sud-Kivu comprise entre Uvira et Bukavu ainsi que la frontière avec le Rwanda Sur la faiblesse des Forces armées zaïroises et les conflits politiques internes au Kivu, voir René Lemarchand, The Dynamics of Violence in Central Africa, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 226‑230.. Des réfugiés fuyant les camps d’Uvira arrivèrent progressivement dans la région de Bukavu. Les agences humanitaires de l’ONU projetèrent de leur fournir eau et biscuits protéinés au long de la route. Dans cette première période, les observateurs et les acteurs de terrain présentaient ces forces armées comme agissant pour la cause des Banyamulenge, opprimés par le pouvoir zaïrois et menacés de génocide par les Hutus constitués en milices armées dans les camps Rappelons que, le 7 octobre 1996, le vice-gouverneur du Sud-Kivu déclara que tous les Banyamulenge devraient avoir quitté la province dans un délai d’une semaine.. Un sitrep du 23 octobre suggérait néanmoins que le conflit pouvait impliquer d’autres forces que celles des Banyamulenge : ce document évoquait l’existence de « combattants non identifiés », il signalait en outre des rumeurs selon lesquelles un conflit ouvert entre le Rwanda et le Zaïre était sur le point de s’engager MSF, sitrep Kivu Explo 001, 23 octobre 1996..

Après la prise d’Uvira par les rebelles (24‑25 octobre), le conflit armé s’étendit rapidement à l’ensemble du Kivu et tous les camps (5 camps dans la région de Goma, 22 dans celle de Bukavu, 13 dans celle d’Uvira) furent progressivement attaqués et détruits. Des centaines de milliers de réfugiés prirent la fuite. Au nord de Goma par exemple, le camp de Kibumba, qui comptait environ 200 000 réfugiés, fut vidé en quelques heures après avoir été bombardé à partir du Rwanda le 26 octobre. Ce même jour, tous les acteurs internationaux furent évacués de Bukavu à l’exception de trois membres du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de religieux. Les équipements logistiques des ONG et du CICR furent pillés. Selon un porte-parole du HCR, près d’un demimillion de réfugiés se mirent en mouvement. Ceux de Kibumba se dirigèrent vers le camp de Mugunga situé à 13 km à l’ouest de Goma Reuters, Stephen Powell, « Human tide of refugees on the move in Zaire », 27 octobre 1996.. Le porte-parole du HCR déclara, le 28 octobre, que 420 000 réfugiés y étaient entassés. Il précisa également que le HCR n’avait plus d’accès direct qu’à deux camps : Lac Vert et Mugunga Reuters, « Zaire rebels advance, refugees report many dead », 28 octobre 1996.. MSF intervint à Mugunga pour faire face à l’afflux des réfugiés ayant fui d’autres camps : elle participa à la mise en place de dispensaires d’urgence et de structures sanitaires.

Les rebelles annoncèrent le 30 octobre qu’ils contrôlaient Bukavu et combattaient pour prendre Goma. Le 31 octobre, MSF accusait « les États occidentaux de non-assistance à population en danger » et demandait « l’ouverture d’un espace de protection où les civils aient accès à l’aide » : selon ce communiqué, le nombre de personnes dans la région des Grands Lacs exposées à la malnutrition, aux épidémies et aux massacres était estimé à plus de 2 millions. Le 2 novembre, les six expatriés de MSF quittèrent Goma en raison de la dureté des combats et arrivèrent à Kigali. Ils relatèrent des assassinats de réfugiés et de civils zaïrois mais ne s’adressèrent pas immédiatement aux médias. Le 4 novembre, Laurent Désiré Kabila, porte-parole de l’AFDL, annonça un cessez-le-feu unilatéral de trois semaines débutant aussitôt. Il déclara contrôler les villes d’Uvira, de Bukavu et de Goma. Enfin, il donnait trois semaines aux réfugiés pour retourner au Rwanda. À cette date, plusieurs journalistes constatèrent la participation des forces de l’APR aux combats pour la prise de Goma.

Ainsi, entre le 14 octobre et le 4 novembre 1996, les rebelles s’étaient emparés des trois principales villes du Nord et du Sud-Kivu. Les réfugiés avaient pris la fuite, et seuls deux camps proches de Goma subsistaient. Un sitrep du 5 novembre concluait, après avoir résumé les informations disponibles sur la situation, les actions en cours et les projets : « On n’en a pas fini avec le scénario catastrophe MSF, sitrep Kivu Explo 011, 4‑5 novembre 1996.. »

Le 7 novembre, alors que les acteurs humanitaires n’avaient pas accès au camp de Mugunga, les journalistes firent état de préparatifs militaires en vue de l’attaque du camp. Le 8 novembre, une dépêche de Voice of America (VOA) signala que des combats avaient eu lieu durant la nuit dans le camp de MugungaVoice of America (VOA), « Outsiders have been turnes away from Mugunga camp », 8 novembre 1996..

Le 11 novembre, les autorités rwandaises permirent, pour une seule journée, le passage de Gisenyi à Goma d’un convoi humanitaire et de 70 journalistes internationaux. Un message de MSF rédigé le 11 au soir rendit compte de la journée : le passage de la frontière avait pris trois heures, puis l’ensemble du convoi avait été dirigé vers le stade. Cependant, l’équipe de MSF laissa ses véhicules à l’extérieur du stade ce qui lui permit de se déplacer en ville. Elle se rendit à l’Association régionale d’approvisionnement en médicaments essentiels (Asrames) où les entrepôts avaient été entièrement pillés, puis à l’hôpital de la communauté baptiste où elle déposa des médicaments et des vivres. Après quoi, vers 18 heures, elle retourna au stade où les autres ONG attendaient toujours le résultat de la rencontre avec les autorités. Les MSF décidèrent de retourner sans attendre à Gisenyi. Selon leur récit, la ville semblait passablement désertée, il y avait de nombreuses maisons détruites, des personnes de leur connaissance leur avaient dit que la population était piégée dans la ville. Cependant, aucun cas de mauvais traitement ne leur avait été rapporté et ils n’avaient pas observé d’indices physiques de carence alimentaire.

Le 14 novembre, les bombardements de Mugunga prirent fin, entraînant le mouvement de milliers de réfugiés vers Goma Reuters, « Mass of Hutu refugees head for Rwanda border »,15 novembre 1996.. Ce même jour, l’équipe de MSF se trouvant à Gisenyi déclara que 12 000 réfugiés par heure franchissaient la frontière en direction du Rwanda. Le 16 novembre à 23 heures, l’équipe de Gisenyi fit le point sur les événements de la journée: le flux était toujours de 12 000 personnes par heure. Les réfugiés étaient affamés mais il paraissait impossible d’organiser une distribution de biscuits car la foule risquait de devenir incontrôlable. Un centre de santé MSF fonctionnait. Le 18 novembre, au Rwanda, une unité de traitement du choléra fut installée dans un camp de transit à proximité de la frontière : à cette date, 50 cas étaient pris en charge par MSF et 50 par l’ONG Medical Emergency Relief International (Merlin). Plusieurs postes de secours furent mis en place sur la route entre Gisenyi et Ruhengeri (80 km), chacun étant doté des moyens de traiter les cas de choléra. Cependant, le gouvernement rwandais s’opposait à la formation de camps à Gisenyi et sur les routes du retour. Il exigeait que les réfugiés regagnent leurs communes le plus rapidement possible. Le 20 novembre, ordre fut donné de fermer tous les postes de secours. Dans l’un de ces postes, proche de Gisenyi, les forces militaires agirent brutalement pour faire partir les patients par camions, suscitant une protestation de MSF auprès du HCR et des autorités. Selon une estimation du HCR, publiée le 18 novembre, en trois jours, 500 000 réfugiés avaient franchi la frontière HCR, « Zaire Crisis at a glance », 18 novembre 1996.. Simultanément, plusieurs organisations et journalistes soulignèrent que la situation d’au moins 500 000 réfugiés restait partiellement inconnue.

Avant ce retour massif, le contexte de guerre au Kivu avait fait craindre le pire pour les réfugiés, et certaines ONGs internationales ainsi que des États avaient commencé à envisager la nécessité d’une intervention militaire internationale. Après son appel lancé le 31 octobre pour demander l’ouverture d’un espace de protection, MSF organisa au Rwanda, le 4 novembre, une conférence de presse suivie d’un communiqué appelant « à la mise en place de zones de protection par une intervention armée internationale ». Du point de vue de l’association, l’urgence à ce moment était d’apporter assistance et sécurité aux réfugiés et non d’établir un corridor qui pourrait être utilisé pour les contraindre au retour. Ce fut la troisième fois de son histoire que MSF appelait à une intervention militaire Le premier appel à une intervention militaire internationale avait été lancé le 24 avril 1994 après l’évacuation du Rwanda de l’équipe de Butare. Voir chapitre 1..

Le 9 novembre, le Conseil de sécurité affirma dans sa résolution 1078 son soutien à la création « d’une force multinationale à des fins humanitaires dans l’est du Zaïre ». La résolution 1080 adoptée le 15 novembre précisa le caractère provisoire de cette force, dont l’objectif était de « faciliter le retour immédiat des organisations à vocation humanitaire » et « le rapatriement librement consenti et dans l’ordre des réfugiés par le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies ».

Le 22 novembre, plusieurs organisations internationales d’assistance protestèrent contre l’indécision des grandes puissances quant à la forme militaire ou civile qu’il faudrait donner à l’opération d’assistance, en dépit du fait que des informations fiables, provenant de missionnaires et de photos aériennes, permettaient de localiser 700 000 réfugiés United States Information Agency, Transcript: Canadian general briefs press on Zaire crisis after Stuttgart, 23 novembre 1996.. De leur côté, le nouveau pouvoir rwandais et l’AFDL faisaient campagne contre le projet d’une opération militaire au Zaïre. Finalement, le 14 décembre, alors que les premiers éléments de la force multinationale étaient prépositionnés au Rwanda et en Ouganda, les Nations unies leur ordonnèrent de se retirer. Avec cette décision prit fin le projet d’un engagement militaire international au Zaïre, sous mandat des Nations unies. Le principal argument avancé publiquement contre cet engagement fut que les images-satellites dont disposaient les autorités politiques et militaires américaines ne permettaient pas d’observer, selon elles, d’importants mouvements de population se dirigeant vers l’intérieur du Zaïre Pour un historique du projet d’intervention militaire au Zaïre, voir Patrick Dupont, « La communauté internationale face à la question de l’intervention humanitaire lors de la rébellion au Kivu (octobre-décembre 1996) », L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire 1996‑1997, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 205‑220..

Carte IV.1. - La fuite des réfugiés (1994-1997)
Carte IV.1. - La fuite des réfugiés (1994-1997). Editée par les auteurs à partir de HCR, Les Réfugiés dans le monde : Cinquante ans d'action humanitaire, Paris, Autrement, 2000, p. 270.

La fuite des réfugiés jusqu’à la prise du camp de Tingi-Tingi, fin février 1997

Depuis les 6 et 7 novembre 1996, plusieurs agences des Nations unies dont le HCR réclamaient avec insistance et en vain un accès aux images satellite produites notamment par les États-Unis. En effet, le 8 novembre, des photos aériennes prises lors d’un vol d’Action by Churches Together (ACT) montraient une grande concentration de personnes dans la forêt en direction de Walikale. Le 20 novembre, le HCR estimait que 475 000 réfugiés étaient revenus au Rwanda tandis que 700 000 se trouvaient encore au Zaïre. Le HCR affirmait disposer d’informations collectées au cours de reconnaissances aériennes lui permettant de les localiser USAID, Rwandan Returnee Numbers and Flows, 22 novembre 1996.. Ce même jour, Paul Kagame, alors vice-président du Rwanda, accusa les agences d’aide de surestimer le nombre de réfugiés encore présents au Zaïre. Toujours le 20 novembre, le CICR publia le témoignage de l’un de ses employés zaïrois : comme des milliers d’autres, il avait fui Bukavu le 30 octobre et était arrivé à Kisangani, chef-lieu de la Province-Orientale, le 16 novembre, après une marche de 355 km ICRC News 46, « Displaced: a Zairian’s firsthand account », 20 novembre 1996..

L’administration américaine elle-même était divisée sur le sujet. L’ambassadeur des États-Unis au Rwanda déclara que la plupart des réfugiés encore au Zaïre étaient des Burundais ou des déplacés zaïrois et que le nombre des réfugiés rwandais encore au Zaïre était infime par rapport à celui que les agences de l’aide mettaient en avant. Mais de son côté, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) relayait le nombre de 700 000 réfugiés rwandais restés au Zaïre qu’avait communiqué le HCR.

Le coordinateur de MSF à Kisangani fit part, le 10 décembre, d’une observation aérienne selon laquelle 50 000 réfugiés marchaient en direction de Kisangani Reuters, « Red Cross finds refugees in bad state in Zaire », 10 décembre 1996.. Cinq jours plus tard, le Département humanitaire des Nations unies (UNDHA) indiqua que les forces armées zaïroises avaient bloqué 100 000 réfugiés rwandais sur un site dénommé Tingi-Tingi, situé à 240 km de Kisangani. Le responsable de l’Unicef, alors présent à Tingi-Tingi, estima que près de 121 000 réfugiés, dans un état de santé déplorable, s’y étaient regroupés Unicef, « Great Lakes region update », 18 décembre 1996.. Il annonça également que, l’accès à ce site étant difficile, une piste d’atterrissage pour des petits avions était en cours d’aménagement.

De son côté, MSF avait détaché dès le 9 novembre un médecin et un coordinateur à Kisangani, pour une mission qui développa rapidement une assistance aux déplacés zaïrois. L’association, prévoyant un afflux de déplacés et de réfugiés, projeta donc d’installer une base de travail à Kisangani : les possibilités d’action étant alors limitées, le coordinateur proposa de s’en tenir à une équipe légère de trois personnes (un responsable d’équipe, un logisticien-administrateur et un médecinMSF, Rapport de mission Kisangani (9‑30 novembre 1996), 3 décembre 1996. ).

Fin décembre, l’équipe estimait à plus de 70 000 le nombre des réfugiés massés à Tingi-Tingi et constatait que les arrivées ne cessaient pas. La différence entre ce chiffre et celui avancé par l’Unicef est caractéristique des écarts constamment observés dans les estimations du nombre des réfugiés au cours de cette période, chaque organisation internationale d’assistance ayant ses propres méthodes et exigences en matière de dénombrement. MSF avait installé, dans le camp de Tingi-Tingi, sept postes de santé et une unité médicale centrale ainsi qu’un centre nutritionnel thérapeutique et deux centres de supplémentation. Simultanément, des praticiens de MSF intervenaient dans l’hôpital de Lubutu (ville où logeait également l’équipe, à 7 km du camp). Selon leurs observations, la population de Tingi-Tingi pouvait être répartie en trois tiers : population forte (hommes jeunes), population moyenne, population faible (femmes seules avec enfants MSF, compte rendu de conversation téléphonique avec Kisangani, 21 décembre 1996.). L’équipe avait été renforcée : elle comprenait cinq personnes à Kisangani et sept à Lubutu-Tingi-Tingi.

Toujours fin décembre, un scénario catastrophe était redouté. La ligne de front progressant vers Kisangani, la tension montait en ville, de nouveaux pillages étaient prévisibles et les possibilités d’évacuation devenaient incertaines. La décision fut donc prise de réduire l’équipe de Lubutu à trois personnes. L’Unicef s’était retirée de Tingi-Tingi où ne restait plus que MSF. Les responsables de l’équipe de MSF à Kisangani affirmaient qu’il fallait d’une part se préparer à évacuer l’équipe de Lubutu-Tingi-Tingi et d’autre part penser aux conditions du retour : MSF ne devait pas se retrouver seule dans cette zone en guerre à assister « une population réfugiée qui n’intéresse personne MSF, coordination Kisangani, situation à Lubutu/Tingi-Tingi, 27 décembre 1996. ».

Un très long fax du 30 décembre, envoyé par les trois membres de l’équipe restant à Lubutu, décrit la situation du camp de Tingi-Tingi MSF, fax de Lubutu, 30 décembre 1996.. À ce moment, les autorités administratives et militaires de Lubutu restaient favorables à la présence de MSF. Nombre de réfugiés avaient fui les camps de Bukavu et d’Uvira au Sud-Kivu. Le premier problème à traiter était l’insuffisance de nourriture, les stocks du PAM, de MSF et de l’Unicef ne permettant que de distribuer des rations réduites, dans l’attente d’un convoi de dix camions de 10 tonnes. Ainsi fut-il inévitable de réduire de 30 % la quantité de BP-5 Ration alimentaire, sous forme de biscuit, d’une valeur nutritive élevée, distribuée dans les situations d’urgence. distribuée au personnel de MSF contre son travail. Le camp était auto-organisé, la population se regroupant par préfectures d’origine au Rwanda. La structure de représentation comportait un président, un comité de direction, les représentants des « quartiers », etc. Au cours d’une réunion entre l’équipe de MSF et les représentants, ces derniers évoquèrent, pour la critiquer, une émission de Radio France Internationale (RFI) où un journaliste interviewant une responsable de MSF à Paris avait souligné la présence de miliciens dans le camp. La discussion se déroula néanmoins, selon MSF, « sur un ton courtois ». En conclusion, la rédactrice du fax constatait que la situation sanitaire se dégradait et deviendrait encore plus difficile si la nourriture n’arrivait pas « dans la semaine ». L’avenir des secours à Tingi-Tingi paraissait inquiétant : tout pouvait changer dans les heures qui venaient. L’équipe estima cependant qu’il fallait continuer en restant toujours prêt à évacuer.

Malgré tout, l’assistance humanitaire internationale fut renforcée, en particulier par l’engagement du PAM. Début janvier 1997, étaient également présents à Kisangani et actifs dans la région de Kisangani-Lubutu : le HCR, Médecins du Monde (MDM), Action contre la faim Nouveau nom d’Action internationale contre la faim, à partir de 1996. (ACF), Unicef ainsi que Caritas International. Le 14 janvier 1997, il y avait plus de 75 expatriés humanitaires de diverses organisations à Kisangani et Lubutu. Cependant, la quantité de nourriture fournie par le PAM était trop faible en regard du nombre de réfugiés à Tingi-Tingi Début février 1997, Howard W. French, journaliste au New York Times, suit la visite de Sadako Ogata (Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés) à Tingi-Tingi. Il relate ses entretiens avec quelques réfugiés.
Voir Howard W. French, A Continent for the Taking. The tragedy and hope of Africa, New York, Alfred A. Knopf, 2004, p. 144‑149
. Ce ne fut pas sans conséquence. Ainsi, le coordinateur de MSF à Kisangani relate un épisode où l’équipe dut arrêter son travail et quitter le camp précipitamment à cause de l’extrême tension qui y régnait : « C’est vraiment  impressionnant de voir des milliers de personnes se regrouper et commencer à gronder parce qu’elles ont faim. »

Dans son récitPhilippe Mpayimana, Réfugiés rwandais entre marteau et enclume. Récit du calvaire au Zaïre (1996‑1997), Paris, L’Harmattan, 2004, p. 57‑63., Philippe Mpayimana, arrivé à Tingi-Tingi en décembre 1996, décrit comment les leaders et leurs employés détournaient la nourriture à leur profit : « En connivence avec les responsables du camp, les gardiens des stocks vendaient les biscuits réservés aux enfants sous-alimentés. » Dans le camp, « les statistiques étaient largement arbitraires. Injustices et falsifications émaillaient les recensements effectués en vrac par les premiers arrivants et gérés par un comité restreint de dignitaires non moins régionalistes. » Pour contrecarrer ces chiffrages, le PAM fit ses propres estimations et réduisit tous les chiffres de moitié. À la suite de cette mesure, « les séances de distribution devinrent une épreuve de force, mais aussi de brutalité primitive pour les uns et de fragilité pour les autres […]. Ainsi, certaines personnes parvinrent-elles à quintupler la quantité de grammes de vivres prévue pour un individu, tandis que d’autres, faibles ou trop honnêtes, rentraient bredouilles, ou avec un dixième de la ration hebdomadaire […]. J’observais ce combat, auquel je participais malgré moi, et m’avouais que la route à faire était encore longue ».

En février 1997, un rapport de MSF sur la situation nutritionnelle à Tingi-Tingi signale un taux de mortalité supérieur au seuil d’alerte et en augmentation : entre le 18 décembre et le 7 février, le taux brut de mortalité était passé de 0,88/10 000 personnes par jour à 2,44/10 000/jour ; et de 1,82/10 000/jour à 9,17/10 000/jour pour les enfants de moins de 5 ans. Les principales causes de mortalité étaient la malnutrition et le paludisme. Les rations alimentaires étaient de 330 kcal/personne/jour, donc très au-dessous de la ration minimale journalière – qui devrait être, selon la norme en usage, de 2 200 kcal/jour. Ce rapport du 20 février, faisant le point sur les activités entre décembre 1996 et février 1997, précise que pour nourrir 80 000 réfugiés à Tingi-Tingi il faudrait disposer de 40 tonnes de vivres par jour, ce qui ne nécessiterait que deux camions MSF, Health and Nutritional Situation of Rwandan and Burundese Refugees in Tingi-Tingi, Eastern Zaire, between December 1996 and February 1997, 20 février 1997..

Les intervenants de MSF à Tingi-Tingi ont régulièrement évoqué la présence des Interahamwe et de militaires Il s’agit des militaires ayant appartenu aux Forces armées rwandaises (FAR) avant la victoire du FPR et sa prise de pouvoir.. Ces derniers, en particulier les chefs, organisaient et contrôlaient le camp en association avec des lettrés, ce qui nuisait dangereusement à une répartition équitable des rations alimentaires, les plus vulnérables risquant de devenir les plus sous-alimentés. En outre, les secouristes de MSF à Tingi-Tingi et Kisangani rapportaient que nombre de réfugiés souhaitaient être rapatriés au Rwanda mais le disaient secrètement car ils craignaient les leaders du camp, opposés au retour, comme ce fut le cas en 1994‑1995. Cependant, certains membres de l’équipe de terrain critiquaient l’insistance de MSF à communiquer sur la présence d’éléments armés impliqués dans le génocide Administrateur MSF à Kisangani, « Après 3 mois à Kisangani, coups de coeur et quelques questions », 20 février 1997.. Pour eux, cette insistance était exploitée par des États pour justifier leur non-intervention alors que la mortalité des personnes vulnérables et particulièrement des enfants n’avait cessé d’augmenter.

Nombre de témoins rwandais ont évoqué la présence et les agissements des ex-FAR dans les camps et lors des déplacements de population. Ainsi, après avoir fui Tingi-Tingi, les réfugiés durent-ils traverser un pont, la route était tellement encombrée que l’attente pour arriver au pont était très longue.

Dans son récit, Benoît Rugumaho se souvient de son avancée vers le pont : « Les ex-FAR, qui faisaient passer les réfugiés en petit nombre et en ordre, ne faisaient que sélectionner les leurs, les membres de la famille de tel ou tel ainsi que les familles des anciens dirigeants du RwandaBenoît Rugumaho, L’hécatombe des réfugiés rwandais dans l’ex- Zaïre. Témoignage d’un survivant, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 83. . »

À propos du même épisode, Philippe Mpayimana écrit : « Les jeunes gens, se considérant comme les plus recherchés par l’ennemi, ne toléraient pas de voir devant eux des femmes et des enfants. […] Cédez la voie au lieutenant et sa famille, dégagez le milieu, le colonel passe ! tonnaient deux jeunes en arrachant le pagne de ma mère, sans pouvoir dissimuler leur allure de fraîches recrues. […] Ceux qui ne faisaient pas partie de la caste en armes dégageaient la piste en grognant que les grades ne servaient plus à rienPhilippe Mpayimana, op. cit., p. 81.. »

Les troupes de l’AFDL se rapprochaient de Tingi-Tingi. Le 9 février, elles contrôlaient déjà le camp d’Amisi. Celui-ci se trouvait à 60 km de Tingi-Tingi vers où fuyaient les réfugiés capables de marcher AFP, Pierre Briand, « Les rebelles zaïrois se rapprochent de Tingi-Tingi, dernier camp de réfugiés », 9 février 1997.. Mi-février, après plusieurs jours de repli à Kisangani des travailleurs humanitaires expatriés, un convoi de 80 camions parti de Kisangani atteignit Tingi-Tingi en vingt-quatre heures (« un temps record ») : une distribution de 430 tonnes de nourriture fut engagée le 16 février, ce qui correspondait à plusieurs jours d’alimentation. À cette date, le HCR estimait que la population réfugiée sur ce site était de 160 000 personnes après que 30 000 l’eurent rejoint, fuyant l’avancée des combats. Un peu plus tard, 410 tonnes de nourriture furent transportées par camions jusqu’au camp. Le 24 février, en dépit de très difficiles conditions de transport dues à la saison des pluies, le PAM réussit à faire la plus grande distribution de nourriture jusqu’à cette date : une ration pour sept jours contenant du maïs, des haricots, du Corn Soy Blend (mélange de maïs et de soja), de l’huile PAM, « More food reaches Zairean refugee camps amid new constraints », 25 février 1997..

Confrontée à une distribution qui n’était pas faite « équitablement », Marie Béatrice Umutesi organisa un comité des femmes. « Les premiers à arriver dans le camp de Tingi-Tingi étaient des jeunes. Ils avaient pris l’initiative d’organiser le camp en quartiers et sous-quartiers, en s’allouant, cela s’entend, les postes de responsabilités. Au moment de la distribution, ils furent les mieux servis […]. C’est en grande partie pour trouver une solution à ce problème que les femmes ont envisagé de s’organiser pour jouer un rôle plus important dans la distribution de l’aide alimentaire. » Le Comité des femmes se donna aussi pour tâche de repérer les isolés : « Des personnes qui vivaient seules ou accompagnées d’enfants en bas âge ne pouvaient ni manger, ni se faire soigner quand elles tombaient malades […] il était très important que les femmes dans les quartiers connaissent les personnes seules […] afin d’intervenir dans les meilleurs délais. […] Malheureusement, cette organisation n’a jamais pu être fonctionnelle car nous venions à peine de la mettre en place qu’il a fallu quitter le camp en catastropheMarie Béatrice Umutesi, op. cit., p. 174‑176.. »

Un représentant de l’AFDL déclara le 28 février que leurs troupes se trouvaient à 6 km de Tingi-Tingi Reuters, « Zaire rebels say near camp, took part of town », 28 février 1997.. Vingt-deux expatriés furent alors évacués du camp par avion sur injonction de l’armée zaïroise et des ex-FAR. Les forces de l’Alliance s’emparèrent de Lubutu et du camp de Tingi-Tingi les 1er et 2 mars.

De Tingi-Tingi à Kisangani : guerre et massacres, 1er mars-4 septembre 1997

Dès le 28 février, à l’annonce que la ligne de front approchait, les réfugiés abandonnèrent Tingi-Tingi et commencèrent à marcher en direction de Kisangani ; ils furent détournés de leur route et dirigés vers la ville d’Ubundu par l’armée zaïroise. Cette ville est reliée à Kisangani par une voie unique de chemin de fer (125 km). Le PAM effectua une première reconnaissance aérienne sur Ubundu dès le 6 mars et, deux jours plus tard, transporta 65 tonnes de nourriture par la voie ferrée. Afin d’atteindre Ubundu, les réfugiés devaient traverser le fleuve Congo (à l’époque fleuve Zaïre). Une fois à Ubundu, ils étaient orientés vers Obilo, un site au bord de la voie de chemin de fer où intervenait la Croix-Rouge zaïroise, à 82 km de Kisangani. Le 13 mars, une forte tempête provoqua la noyade de 30 personnes qui tentaient de traverser.

Au moment de traverser le fleuve, Marie Béatrice Umutesi raconte les risques pris : « Lassées d’attendre, certaines personnes se fabriquaient des embarcations de fortune à l’aide de bambous et de sheetings [bâches en plastique]. Cinquante de ces radeaux furent construits et des familles entières s’y embarquèrent. Très peu de ces embarcations, très difficiles à manier, parvinrent à destination. D’autres, poussées par le vent violent qui s’était levé en fin d’après-midi du premier jour, se renversèrent et leurs occupants périrent noyés. » Au bout de trois jours, un bateau de la Croix-Rouge arriva, Marie Béatrice Umutesi monta à bord avec ses prochesMarie Béatrice Umutesi, op. cit., p. 202‑203.. Tous les auteurs de témoignages ont décrit ces moments où ils arrivent aux bords d’un fleuve, tous disent l’épreuve que fut chaque traversée.

Kisangani tomba le 15 mars aux mains des autorités de l’AFDL avec lesquelles MSF devait désormais négocier. Le 17 mars, selon le HCR, 150 000 réfugiés étaient toujours massés face à Ubundu, sur l’autre rive du fleuve Congo. La traversée était dangereuse, les pirogues surchargées et il fallait payer les bateliers. Au bord du fleuve se trouvait alors le plus important regroupement de réfugiés rwandais localisé au Zaïre. Le HCR estimait à 260 000 le nombre des réfugiés dont il ignorait le sort HCR, « Great Lakes at a Glance », 19 mars 1997..

Dans la dernière semaine de mars, MSF intervint à partir de Kisangani. Le long de la voie de chemin de fer, plusieurs sites furent aménagés où se groupaient les réfugiés. Ainsi étaient-ils 25 000 dans le camp de Lula à 7 km de Kisangani, 30 000 à 40 000 aux km 25 et km 29 (Kasese 1 et Kasese 2), 20 000 à 30 000 au km 40 (Biaro), tandis qu’au km 82 (Obilo) seuls restaient les malades graves (250). Un dispensaire fut installé à Lula et, le 29 mars, des vivres furent déposés dans les regroupements entre le km 7 (Lula) et Biaro, mais pas plus loin car les militaires de l’AFDL refusèrent d’aller au-delà et d’escorter le convoi jusqu’à Ubundu. Le 30 mars, ces derniers donnèrent l’ordre de renvoyer les réfugiés en arrière, de Lula vers le km 19 où aucun aménagement n’avait été engagé. Deux volontaires de MSF présents à Lula arrivèrent à organiser le rassemblement de 700 personnes, trop épuisées pour marcher, afin de les réhydrater, les nourrir et les soigner. Elles reçurent l’ordre de partir le lendemain matin, ce qui, selon l’équipe médicale, signifiait pour beaucoup un arrêt de mort. Aussi l’équipe envisagea-t‑elle de négocier un délai de quarante-huit heures au moins. Elle s’inquiétait de cette manoeuvre des autorités de l’AFDL qui consistait à faire rebrousser chemin aux réfugiés alors qu’elles les avaient précédemment contraints à se fixer dans le camp de Lula en vue du rapatriement. L’équipe se demandait donc si les militaires refoulaient les réfugiés vers le km 19 dans l’intention de les rendre inaccessibles à l’aide en les poussant dans la forêt. Si c’était bien le cas, il s’agirait d’un massacre prémédité alors que les réfugiés arboraient un drapeau blanc pour montrer qu’ils préféraient revenir au Rwanda plutôt que de mourir dans les forêts. Le même jour (le 31), MSF décida d’alerter publiquement sur « la situation dramatique » des réfugiés se trouvant le long du chemin de fer et demanda l’accès direct à tous les réfugiés. L’équipe de Kisangani fut renforcée, passant de 6 à 22 volontaires internationaux MSF, communiqué de presse, Zaïre, « Épuisés et sous-alimentés : la situation des réfugiés rwandais est dramatique. MSF envoie des renforts à Kisangani », 31 mars 1997..

À la mi-avril, dans un rapport envoyé de Kisangani, MSF estimait « au feeling » que le nombre de réfugiés, le long de la voie de chemin de fer, s’établissait entre 65 900 et 80 900. L’estimation porte sur les cinq principaux sites de regroupement et donne la population par camps MSF, coordination Kisangani, 15 avril 1997.. Cette évaluation était inférieure à celle retenue par le HCR selon laquelle il y avait au total 93 800 fugitifs rwandais entre Ubundu et Kisangani. Comme en 1994 au Zaïre et en Tanzanie, les chiffres officiels étaient « basés sur des listes établies par les chefs de camps via les chefs de préfecture via les chefs de cellules La cellule est la plus petite unité administrative du Rwanda, elle regroupait en moyenne 50 ménages. » ; à nouveau, ces cadres produisaient des chiffres supérieurs à ceux retenus par MSF, qui adopta un « chiffre global de travail » de 80 000. Après quoi ce rapport engageait un examen des activités camp par camp.

Dans la seconde quinzaine d’avril advint un enchaînement d’événements qui démontra que les forces militaires de l’AFDL et de l’APR mettaient à exécution un plan meurtrier. Le vendredi 18 avril, à la suite de rumeurs selon lesquelles sept villageois avaient été tués par des réfugiés, les opérations d’assistance n’avaient pu avoir lieu et des pierres furent lancées contre les véhicules de l’aide. Le lendemain, un camion de MSF fut attaqué et le retour des équipes dut être protégé par des militaires ; le dimanche soir, le train venant de Kisangani fut stoppé par des militaires au km 7 ; durant la nuit, la population locale s’attroupa autour du train. Au moment du départ, des individus attaquèrent un wagon, puis restèrent à bord et, à Kasese, pillèrent les wagons restants. Il y aurait eu des bagarres entre villageois. Le lundi et le mardi, les autorités militaires déclarèrent qu’elles allaient enquêter sur ces incidents et interdirent l’accès aux réfugiés sans informer les humanitaires de la durée d’interdiction. Ces événements ont pesé sur le moral de l’équipe et le coordinateur en fait état dans sa correspondance : « Un moment super difficile plein de décisions pénibles, de sentiments de frustration, de déprime, de manipulation et de honte, d’insécurité difficilement appréciable, accumulation de fatigue physique et mentale MSF, coordination Kisangani, sitrep 12, 22 avril 1997.. » Le 23 avril, une nouvelle dramatique fut adressée par le terrain au centre  opérationnel de Bruxelles. Un chauffeur de MSF et un transporteur devaient se rendre à Kasese. Le transporteur ne vit entre les km 20 et 25 que des femmes et des enfants, il entendit des tirs, il n’alla pas plus loin. Le chauffeur, qui devait récupérer un camion au km 29 (Kasese 2), n’a vu, quant à lui, aucun réfugié sur son parcours entre le km 25 et le km 29, « seulement des cadavres, au moins 500 ». Des hommes en armes, qu’il identifia comme des Rwandais, lui ordonnèrent d’aller avec les villageois tuer des réfugiés. Il refusa. Ils l’ont alors contraint à participer à l’ensevelissement des cadavres au bulldozer dans des fosses communes. C’était la première fois que des militaires de l’APR demandaient à un membre du personnel de MSF de participer à l’exécution de réfugiés. MSF décida une évacuation partielle de l’équipe de Kisangani MSF, direction des opérations, Paris, 23 avril 1997 et MSF, Opérations, Bruxelles, 23 avril 1997..

Maurice Niwese a fait le récit des trois jours de massacres dont il a été témoin à Kasese du 22 au 24 avril. « Le 22 avril 1997, c’était encore autour de 6 h 15 […]. On entendit les mitrailleuses, les armes lourdes et individuelles […]. Le camp était complètement encerclé. Les militaires nous acheminèrent vers le chemin de fer. Ceux qui hésitaient étaient fusillés et restaient sur place. Morts bien évidemment. […] Revenons autour de 14 heures. Nous avons commencé à nous installer le long du chemin de fer et à chercher de quoi manger. […] Devant nous s’installèrent ces militaires qui nous conduisaient avec leurs mitrailleuses et les caisses d’obus. Ils tournèrent les canons sur nous. […] Sans pitié, ils ouvrirent le feu. Les gens moururent par centaines. […] D’un coup, les gens blessés ou non, commencèrent à fuir vers l’intérieur de la forêt. Je suivis le mouvement et me lançais dans la forêtMaurice Niwese, Le Peuple rwandais un pied dans la tombe. Récit d’un réfugié étudiant, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 159‑162.. »

Ces événements du 18 au 22 avril ont fait l’objet de protestations internationales. Le 24 avril, une mission des Nations unies et des journalistes constatèrent que le camp de Kasese était vide, un villageois zaïrois leur déclara avoir entendu des tirs à Kasese pendant toute la matinée du 22. L’équipe de MSF fit part, dans une longue communication interne, de son sentiment d’impuissance MSF, Kisangani, sitrep 13, 25 avril 1997.. Pendant cinq jours, l’accès aux réfugiés fut interdit par l’Alliance. Si la mission des Nations unies a constaté que Kasese était vide, elle n’apporta aucune autre précision sur le sort des réfugiés. À ce sujet, le coordinateur de MSF prit un ton dénonciateur. Il critiqua « l’impuissance » du HCR, déclarant qu’il le suspectait de « complicité » avec les nouvelles autorités. Il ajouta que ces événements prouvaient la mise en oeuvre d’un « agenda militaire caché » aux effets meurtriers. Enfin, il énonça les termes du dilemme auquel sont régulièrement confrontées les équipes de terrain dans ce type de situation : « Soit il faut essayer de témoigner tout en restant présent, soit il faut un retrait massif de la région des Grands Lacs sur dénonciation politique MSF, Kisangani, sitrep 13, 25 avril 1997.. »

En mars-avril 1997, Hubert Sauper a réalisé un documentaire au long de la voie de chemin de fer entre Kisangani et Ubundu. Il prend un train qui transporte des secours : traversant la forêt, le convoi est enserré, presque recouvert, par la végétation. Il filme les regroupements massifs de réfugiés au bord de la voie : une foule attend le train, l’arrivée des organisations humanitaires et les distributions de vivres. Il présente les images d’un camp ravagé, d’enfants abandonnés et émaciés, de cadavres au bord d’un sentier, de secouristes recherchant les survivants. Plusieurs plans signalent la présence de la Croix-Rouge, de MSF et d’agences des Nations uniesHubert Sauper, Kisangani Diary, documentaire de 45 min, 35 mm..

Un nouveau vol de reconnaissance comprenant des représentants des Nations unies, de l’Alliance et du Rwanda ainsi que des journalistes eut lieu le 25 avril : au km 41, le camp de Biaro était vide. Un massacre y fut ultérieurement découvert. CNN filma des corps en putréfaction et des mourants dans une tente d’hôpital. Les réfugiés qui avaient réussi à se cacher dirent que le camp avait été attaqué par des groupes armés. Le 28 avril, MSF et le PAM eurent de nouveau accès à Biaro mais ne purent recueillir d’informations sur les réfugiés en fuite.

Fin mars 1997, une mission exploratoire au Sud-Kivu avait été autorisée par l’Alliance. Elle avait pour objectif de déterminer où installer des centres de transit en vue du rapatriement au Rwanda. Elle eut lieu du 26 mars au 3 avril 1997. Un membre de l’Alliance faisait partie du groupe auquel participaient MSF, Care et le HCR. À Shabunda, le commandant militaire responsable des opérations contre les réfugiés était rwandais, de même que ses hommes. Il déclara : « Tous ceux qui se trouvent dans la forêt sont considérés comme des ennemis. » Plusieurs témoignages furent recueillis selon lesquels ces militaires de l’APR exécutaient les réfugiés que la présence d’organisations internationales avait rassurés et donc attirés hors de la forêt dense. De fait, dans son rapport de mission, le responsable de MSF affirma que ce commandant était chargé de l’élimination des réfugiés et de l’intimidation de la population locale afin qu’elle arrête de les aider : « Nous avons appris par la population locale et des réfugiés que les militaires nous suivaient. Quand les réfugiés apprennent notre présence dans la région et notre passage, ils se sentent en sécurité et sortent de la forêt. Après notre intervention, les militaires qui nous suivaient exécutent ces réfugiés MSF, rapport de mission exploratoire, Kigalube-Catchungu-Shabunda, avril 1997.. » Ce premier document fut transformé en un rapport qui resta d’abord confidentiel. Cependant, à partir du 24 avril, un résumé en fut diffusé à des journalistes à la condition qu’ils ne mentionnent pas MSF comme source, ce qu’ils respectèrent. L’information selon laquelle les hommes de l’APR se servaient des humanitaires pour repérer puis exécuter les réfugiés créa un choc à l’intérieur du mouvement MSF.

Rapatriements au Rwanda

Le 27 avril, organisé par le HCR, eut lieu un premier rapatriement par avion de Kisangani à Kigali (33 personnes). Le 30 avril, un second vol transportant 236 rapatriés arriva à Kigali, puis dans la journée du 1er mai, ils furent 1 113 à être transférés sur Kigali et 400 sur Cyangugu.

Il fallait d’abord transférer des camps vers Kisangani les réfugiés répartis le long de la voie de chemin de fer. Ce transfert se faisait par train et camions. Le 4 mai, le train était tellement surchargé que 91 réfugiés moururent. MSF publia un communiqué de presse condamnant la brutalité systématique imposée aux réfugiés durant le processus de rapatriement. MSF intervint dans le camp de transit, installé à 7 km de Kisangani, pour recevoir les réfugiés. Un triage médical y était pratiqué entre ceux dont l’état permettait le rapatriement et ceux que le transport mettrait en danger. Toutes les activités de MSF étaient attentivement contrôlées par le personnel politique et les forces de la rébellion zaïroise, la coordinatrice insistant pour que soient intensifiées les relations avec ces nouvelles autorités afin d’améliorer les conditions dans lesquelles étaient mis en oeuvre les secours. Un sitrep du 18 mai décrit d’abord le travail au camp de transit (désormais désigné par le terme « camp de Lula ») puis fait part du témoignage d’un membre du personnel international de MSF qui, le 6 mai, avait pris le train pour Biaro et vu « beaucoup de cadavres le long de la voie ferrée MSF, Kisangani, sitrep, 18 mai 1997. ». Le rédacteur montre aussi que la volonté des militaires et du HCR de rapatrier tous les réfugiés au plus vite entraînait de grandes brutalités à toutes les étapes du parcours y compris au moment de l’embarquement dans les avions affrétés par le HCR.

À l’aérodrome de Kigali, depuis le début des rapatriements par air, les intervenants de MSF procédaient à un premier examen médical et à un triage des arrivants : le triage médical s’en tenait aux signes physiques d’anémie sévère et d’évidente malnutrition ainsi qu’aux plaintes de ceux qui spontanément se déclaraient malades. Les cas graves ainsi détectés étaient transférés vers le Centre hospitalier de Kigali (CHK) et l’hôpital du camp de Runda (à 20 km de Kigali), où du personnel médical de MSF travaillait ; sur un site voisin du camp de transit, MSF prenait en charge les enfants dénutris. MSF opérait en outre le triage médical des rapatriés aux aéroports de Gisenyi, Cyangugu (le CICR y reprendra ultérieurement cette activité), et travaillait à Butare dans l’hôpital de campagne du camp de transit et le centre nutritionnel thérapeutique. Après des négociations, un accord fut obtenu début mai pour agir au CHK, sur le site duquel MSF installa un hôpital de campagne où l’équipe médicale intervint à partir de mi-mai.

Dès le début des rapatriements, la doctrine des autorités rwandaises fut d’éviter à tout prix que les ONG par leurs actions de secours en vivres et en soins n’entraînent la formation de camps, d’où la politique de transfert des rapatriés le plus rapidement possible dans les communes desquelles ils provenaient. Aussi les décisions médicales sur la durée d’hospitalisation des patients et de traitement des enfants sévèrement anémiés faisaient-elles constamment l’objet de pressions des autorités civiles, médicales et militaires. Les praticiens et la coordination de MSF devaient donc sans cesse négocier, non sans parfois obtenir des accords sur l’amélioration des secours et les propositions logistiques.

La coordination de MSF à Kigali nota qu’une fois les réfugiés revenus dans leurs communes, leur sort lui était inconnu : « Communes : c’est évidemment le trou noir car personne ne peut dire ce qui s’y passe » ; en effet, à plusieurs reprises depuis début mai, le coordinateur avait rendu compte d’embuscades, de meurtres, d’attentats, ainsi que de combats en particulier dans l’ouest du Rwanda : dans ce contexte, l’accès du personnel international à la plupart des communes était considéré comme impossible car trop dangereux MSF, coordination Kigali, sitrep, 22 mai 1997.. Le 17 juin, les agences des Nations unies déclarèrent qu’elles ne pouvaient garantir la sécurité des rapatriés dans l’ouest du Rwanda.

L’insécurité dans le nord-ouest n’avait pas cessé depuis janvier 1997, les intervenants humanitaires en étant victimes à plusieurs reprises : trois membres espagnols de Médecins du Monde furent assassinés à Ruhengeri, durant la nuit du 18 au 19 janvier MSF-France, adjointe responsable de programme, lettre aux missions MSF dans les Grands Lacs, Paris, 20 janvier 1997, « Infos confidentielles concernant l’assassinat des 3 membres de MDM Espagne à Ruhengeri (Rwanda) ».. La même nuit, le site de MSF puis celui de Save the Children furent ciblés par des assaillants armés mais dans ces deux derniers cas il n’y eut pas de victimes. De janvier à juin, pour poursuivre leurs interventions et préserver la sécurité de leurs personnels, ONG et agences des Nations unies recherchaient toutes les informations accessibles sur les opérations meurtrières des ex-FAR et les massacres commis dans l’Ouest par l’APR.

En juillet 1997, le HCR poursuivit les rapatriements à partir de la RDC puis, le plus rapidement possible, les retours aux communes. À la date du 23 juillet, 58 000 réfugiés avaient été transportés par air au Rwanda, dont 42 000 à partir de Kisangani et 9 000 de Mbandaka ; environ 24 000 réfugiés avaient été localisés et des équipes du HCR tentaient de les atteindre. Cependant, mi-juillet, une porte-parole du HCR déclarait qu’approximativement 200 000 Rwandais restaient introuvables en RDC Irin, Emergency Update No. 211 on the Great Lakes, 15 juillet 1997..

À Kisangani, début juillet, les activités médicales dans le camp de transit (Lula) continuaient. La rédactrice d’un sitrep du 7 juillet rappela, comme d’autres intervenants de MSF l’avaient déjà reconnu, que certains réfugiés déclaraient ne pas vouloir rentrer au Rwanda et se trouveraient, de ce fait, en danger une fois les rapatriements terminés : dans cet avenir proche, quelles seraient les activités de MSF ? La coordinatrice considérait que la mission de protection du HCR n’était pas effective : les réfugiés se trouvant au camp de Lula avaient peur car les militaires y pénétraient sans que personne ne les en empêche. Le 10 juillet, les autorités déclarèrent que le camp de transit devrait être fermé sous trois jours. Le 14, elles confirmèrent que le camp devait être vidé de tous les réfugiés y compris les malades et ceux protégés par le HCR. Alors que la coordinatrice de MSF, avec le soutien du HCR, demandait un délai de deux ou trois semaines pour les plus malades, elle s’entendit répondre : « C’est beaucoup trop, on peut perfuser dans les avions MSF, Kisangani, sitrep 37, 14 juillet 1997.. » Il restait alors 379 patients hospitalisés tandis que les réfugiés protégés par le HCR étaient au nombre de 190 ; ces derniers se trouvaient particulièrement exposés par la fermeture du camp car, à ce moment, le HCR n’avait aucune solution à leur proposer. Le 19 juillet, les évacuations médicales continuèrent. Le 25 juillet, MSF licencia son personnel congolais et arrêta les activités médicales du camp de transit. Les expatriés chargés de ces activités quittèrent Kisangani le 30 juillet.

Le 4 septembre 1997, 488 Rwandais furent identifiés par le HCR comme étant encore présents dans le centre de transit à Kisangani, certains ayant engagé une procédure pour obtenir le statut de réfugié ; le camp fut encerclé durant la nuit par des soldats, ceux qui s’y trouvaient furent transportés de force à l’aéroport et renvoyés vers le Rwanda HCR, Great Lakes Briefing Notes, 5 septembre 1997.. Le HCR condamna aussitôt cette « violation flagrante des traités internationaux sur les réfugiés ». MSF publia, dès le 5, un communiqué de presse, exprimant son soutien à la protestation du HCR et dénonçant le rapatriement forcé, puis s’inquiétant sur le précédent que pourrait constituer cette expulsion à l’égard des Rwandais toujours présents en RDC.

Rappelons que, durant les derniers mois de l’année 1996, demeuraient toujours en Tanzanie 540 000 réfugiés rwandais (selon le chiffrage du HCR), en grand nombre originaires de la préfecture de Kibungo, frontalière du district tanzanien de Ngara. Le 6 décembre, les autorités tanzaniennes firent annoncer le rapatriement et commencèrent à le préparer. Du côté du Rwanda, un système de rapatriement fut mis en place par les autorités : seules la Croix-Rouge rwandaise et la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge (IFRC) furent autorisées à intervenir sur la route du retour.

Le 22 décembre, le message d’une mission MSF, dénommée « explo Ngara », constata qu’une foule marchait vers la frontière, que de nombreux points de ravitaillement avaient été installés le long de la route entre Benaco et Rusumo (à la frontière), que cela était bien organisé et paraissait se passer sans violence ; les auteurs du message ajoutaient cependant qu’il s’agissait d’une opération « contraire aux principes de base du droit des réfugiés (car c’est un rapatriement forcé MSF, Explo Ngara, sitrep 01, 22 décembre 1996.) ». Le nombre des réfugiés rwandais en Tanzanie était évalué à 540 000, le HCR estima qu’ils étaient 470 000 à avoir été rapatriés en décembre 1996. Auparavant, en juillet-août 1996, les réfugiés rwandais au Burundi avaient été contraints au rapatriement par les autorités burundaises.

Où se trouvent les « introuvables » ? Fuite vers Mbandaka et les pays voisins

À la mi-mars 1997, les réfugiés qui se trouvaient entre Ubundu et Biaro se rendirent compte que l’avancée des rebelles leur coupait la route vers la République centrafricaine. Ils avaient alors le choix entre un transfert au Rwanda ou la marche vers l’ouest, en direction du Congo-Brazzaville. Un communiqué alarmiste fut rédigé à ce sujet par la haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés : « Les réfugiés ont connu une horrible expérience et ils sont au bout de leurs forces. Maintenant leur odyssée doit finir. S’ils vont plus loin vers l’ouest, ils aboutiront dans une nature complètement sauvage à l’ouest d’Ubundu où il deviendra alors encore plus difficile de les atteindre qu’auparavant Sadako Ogata, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, 14 mars 1997.. »

Pourtant, les perceptions et appréhensions restituées dans les témoignages de ceux qui, choisirent la forêt, diffèrent du discours tenu par le HCR, en particulier sur un point. Les réfugiés jugeaient que ce n’était pas la forêt qui était la plus redoutable, mais les rebelles congolais et leurs alliés rwandais. Néanmoins, ils avaient adopté le choix périlleux de traverser une zone de forêt dense et de parcourir encore une distance que les détenteurs de cartes estimaient à 1 500 km.

« La forêt faisait très peur à la majorité des gens. » Aucune carte « ne mentionnait un quelconque sentier la traversant, une quelconque trace d’habitat humain ou des plantations vivrières. Elle était la parfaite jungle […]. Je fis un signe de croix et me tournai en direction de la forêtPhilippe Mpayimana, op. cit., p. 97‑98.».

« Quelques personnes avaient des cartes du Zaïre, copiées à la main. La seule voie de sortie qui restait était la ville de Mbandaka, située à plus de mille cinq cents kilomètres vers l’ouest à la frontière du Congo-Brazzaville […]. Il fallait traverser cent kilomètres de forêt, sans chemin tracé. Les autochtones auprès desquels on se renseignait pour savoir si on pouvait tenter l’aventure nous dissuadaient. Pour eux, entrer dans cette forêt dans laquelle il n’y avait ni pistes tracées, ni eau, ni nourriture, c’était aller à la mort […]. Fallait-il risquer le tout pour le tout et traverser la forêt équatoriale pour se rendre aussi loin que Mbandaka ? […] Pour ma part, dès que la prise de Kisangani a été confirmée, j’ai pris la décision de continuer à fuir […] J’ai donc décidé de rentrer dans la forêtMarie Béatrice Umutesi, op. cit., p. 204‑205.. »

Le 9 mai, MSF déclara que 13 000 Rwandais environ se trouvaient à Wendji, non loin de Mbandaka. Cette ville tomba aux mains de l’Alliance le 13 mai ; deux massacres furent aussitôt commis, l’un à Wendji, l’autre au port de Mbandaka où une foule était rassemblée, attendant de traverser en barge le fleuve Congo Les réfugiés ont été fixés dans un camp à proximité de Wendji qui se trouve à 20 km de Mbandaka. Les massacres de Mbandaka et Wendji, le 13 mai 1997, ont été plusieurs fois décrits. Voir Andrew Maykuth, « Rebels murder hundreds of refugees in Congo. The news emerged as horrified townsfolk told what they had seen. The victims had trekked 750 miles », The Philadelphia Inquirer, 5 juin 1997.
http://articles.philly.com/1997‑06‑05/news/25526458_1_rwandan-huturefugees-rebels-laurent-kabila
. Le 15 mai, un contact radio, impossible la veille, fut rétabli entre Kinshasa et l’équipe de MSF de Mbandaka qui demanda à être renforcée. Le 19, elle signalait la formation d’un camp près de l’aéroport où se trouvaient environ 2 000 personnes : « Ces 2 000 personnes sont les seules qui restent du groupe de 15 000 réfugiés attaqué près de Wendji. Ceci est confirmé par les discussions avec ces personnes. Après l’attaque la plupart se sont cachés dans le bush : petit à petit, ils ont rejoint le reste du groupe près de l’aéroport MSF, Kisangani, sitrep, 19 mai 1997.. » Plusieurs récits de témoins visuels, recueillis ultérieurement au Congo-Brazzaville, ont confirmé les massacres commis par l’Alliance et ses soutiens rwandais. Dès la mi-mai, la section hollandaise de MSF avait achevé un rapport relatant la succession des massacres commis par l’AFDL de décembre 1996 à avril 1997 MSF-Hollande, Forced Flight: a Brutal Strategy of Elimination in Eastern Zaire, 16 mai 1997.. Il fut convenu que ce rapport serait remis à quelques journalistes sélectionnés par MSF. En France, il le fut à Stephen Smith, du journal Libération : le 20 mai, le quotidien titrait en première page « 190 000 réfugiés hutus disparus au Zaïre. MSF accuse ». En dépit de l’accord préalable entre directeurs des sections opérant au Zaïre, cet article suscita des messages critiques signés par des membres des équipes de terrain travaillant sous la responsabilité de MSF-Hollande et de MSFBelgique: ils considéraient que cette publication les mettait en danger et dénonçaient « l’irresponsabilité » de MSF-France MSF-Hollande, Zaïre, « Field response from MSF-H Zaire/Congo to leaked report of MSF-H to French press on 19th may 97 », 21 mai 1997.. Ce fut une controverse extrêmement virulente entre sections au point que la communication à MSF-France des sitreps adressés par les équipes de terrain aux sièges belge et hollandais fut interrompue pendant plusieurs mois. Il reste que les messages ne montrent pas quelles conséquences néfastes et durables eut cette publication À propos de la controverse provoquée par la une de Libération, voir Laurence Binet, Traque et massacres des réfugiés rwandais au Zaïre-Congo, 1996‑1997, Paris, MSF, 2004, p. 195‑209..

Outre MSF intervenaient à Mbandaka le HCR, le PAM, l’Unicef et le CICR. Le 22 mai débutait le rapatriement par air vers Kigali (par exemple, dans la journée du 27 mai il y eut trois vols transportant au total 900 personnes). À l’intérieur du camp de transit installé près de l’aéroport, les intervenants de MSF effectuaient un suivi médical ambulatoire et s’occupaient de l’approvisionnement en eau ainsi que de l’installation des latrines. Ils effectuaient le triage médical avant le rapatriement. À l’arrivée du premier vol, le coordinateur de MSF au Rwanda releva que les rapatriés étaient tous immédiatement photographiés à l’aéroport et qu’il s’agissait pour la plupart d’hommes en relativement bonne condition.

Fin juin, la recherche des réfugiés n’avait pas cessé. Le coordinateur de MSF à Mbandaka la qualifiait d’« opération compliquée (et délicate vis-à-vis des autorités) de chasse au trésor des réfugiés ». Rappelons que le HCR rémunérait les Congolais qui trouvaient des réfugiés et essayaient d’obtenir qu’ils quittent la forêt : « Ils sont payés à la journée et non au nombre de réfugiés trouvés MSF, Kisangani, sitrep, 24‑25 mai 1997.. » Le HCR déclara maintenir ses opérations de rapatriement jusqu’à fin juillet. Or la protection des réfugiés désireux de rester en RDC et assistés par MSF dépendait du HCR. Une fois le HCR parti, que deviendraient-ils ? En effet, comme MSF l’avait appris en mars 1997, l’assistance, en attirant les réfugiés, risquait de les mettre en danger, de les placer sous le feu des militaires comme ce fut le cas dans la région de Shabunda, si leur protection en vue du rapatriement n’était pas assurée ; le rédacteur conclut en lettres capitales : « C’EST UN SUJET PLUTÔT SENSIBLE MSF, Kisangani, sitrep 22 for 30 May to 1 June, 2 juin 1997.. »

La fuite ne s’arrêta pas pour tous à Mbandaka. Ainsi, un message du 6 mai 1997 annonça l’arrivée de réfugiés au Congo-Brazzaville. Il s’agissait d’un « petit groupe », une cinquantaine de personnes. Leur nombre augmenta rapidement : le 23 mai, les réfugiés rwandais, selon MSF, étaient environ 10 000, dont 1 000 à Loukoléla MSF, Projet d’assistance aux populations réfugiées au Congo, mai 1997.. À 400 km de Brazzaville, dans le nord du Congo, ils furent regroupés principalement sur deux sites, Loukoléla et Ndjoundou. Loukoléla est situé sur la rive droite du fleuve Congo, au Congo-Brazzaville face à la RDC. Pour y accéder à partir de l’intérieur du Congo, il faut traverser une zone de marais tandis que sur le fleuve les déplacements sont contrôlés par les forces du nouveau pouvoir en RDC.

Les troupes de l’AFDL demeurent un danger potentiel. Nous avons eu à plusieurs reprises des incidents où notre présence auprès des réfugiés était violemment critiquée. La tension reste vive et on sent que les responsables de l’Alliance ont une tâche de surveillance et de contrôle strict des mouvements sur le fleuve et qu’ils sont prêts à tout pour mener à bien cette tâche. Concrètement, les références chez les soeurs [il s’agit d’un hôpital tenu au Zaïre par des religieuses] restent impossibles et la circulation sur le fleuve étant très surveillée, il nous faut rester vigilant afin d’éviter tout dérapage MSF, coordinateur d’urgences, Rapport de fin de mission. Congo Brazzaville – Région Nord – Du 2 septembre au 1er novembre 1997, 9 novembre 1997..

Rappelons que, le 5 juin, des combats de rue ont débuté à Brazzaville ; le travail humanitaire dans les camps de Loukoléla, Ndjoundou et Liranga risquait de subir rapidement des problèmes de réapprovisionnement en nourriture et médicaments, à partir de Brazzaville. Des rapatriements par air à partir de Loukoléla en direction de Kigali débutèrent le 5 juillet sous la responsabilité du HCR. À Loukoléla, en août-septembre 1997, la population du camp était estimée par l’équipe de MSF à 4 800 personnes. Les activités qui y furent engagées étaient les suivantes : assistance médicale dans un dispensaire et travail à l’hôpital dépendant du ministère de la Santé ; prise en charge d’enfants dans un centre nutritionnel thérapeutique ; centre de supplémentation pour enfants et adultes, distribution générale de nourriture en partie fournie par le PAM ; travail logistique d’assainissement du camp et d’approvisionnement en eau ; construction de bâtiments. Pour ces travaux et l’aménagement du site, des réfugiés furent recrutés, parmi lesquels beaucoup avaient été militaires dans les FAR, d’anciens gradés pour certains. En échange de leur travail, ils recevaient tous de la nourriture. Cet engagement d’anciens militaires suscitait de vives discussions sur l’opportunité d’apporter des secours à des hommes susceptibles d’avoir participé au génocide des Tutsis.

En juillet 1997, un épidémiologiste d’Épicentre organisa un recueil de données médicales et mena une enquête de mortalité rétrospective à Ndjoundou afin de constituer un recueil de données objectives sur un groupe de Rwandais ayant fui les camps du Kivu. Sur les 3 370 personnes constituant la population de Ndjoundou, 266 personnes furent interrogées afin de reconstituer l’effectif de leurs familles avant la fuite du Kivu, soit 3 121 personnes ; sur ces 3 121, seules 530 se trouvaient à Ndjoundou au moment de l’enquête. Le questionnaire permettait de savoir ce qui était arrivé aux manquants : il s’agissait d’un décès par arme pour 19,7 % d’entre eux, tandis que la proportion des « perdus de vue » était de 59,5 % Médecins Sans Frontières, Épicentre, Epidemiological Survey of Rwandan Refugees in Ndjoundou Camp, Congo July 1997, Paris, septembre 1997 ; Pierre Nabeth, Alice Croisier, Mirdad Pedari, Jean-Hervé Bradol, « Acts of violence against Rwandan refugees », The Lancet, vol. 350, n° 9091, 29 novembre 1997, p. 1635.. Cette démarche avait notamment pour but d’estimer le nombre de victimes parmi les réfugiés à partir du moment où ils abandonnèrent les camps du Kivu. L’auteur établit ainsi un taux de mortalité brute de 15,5 pour 10 000 personnes et par jour, pour la période du 1er octobre 1996 au 31 mai 1997. Il précisait que la mortalité par arme était sous-estimée car la catégorie « perdus de vue » comprenait à la fois des rapatriés et des morts par arme.

Le 20 février 1998, MSF annonça à la haut-commissaire des Nations unies pour les Réfugiés la décision de quitter, à compter du 31 mars, les camps de réfugiés rwandais situés au nord du Congo-Brazzaville, « la phase d’urgence étant aujourd’hui terminée MSF, Lettre à Madame Ogata, camps de réfugiés de Loukoléla, Ndjoundou et Liranga, 20 février 1998. ».

Un champ d’action extrêmement conflictuel

Au cours de ce chapitre, nous avons traité d’une période de guerre internationale. La fulgurante avancée des rebelles de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre appuyés par l’Armée patriotique rwandaise et la déstabilisation de l’État zaïrois qu’elle provoqua en quelques mois prirent de court les acteurs internationaux. S’emparer du pouvoir n’était pas le seul objectif de la campagne militaire, les autorités rwandaises visaient aussi le retour des réfugiés tout en considérant comme ennemis à détruire ceux qui ne s’étaient pas immédiatement rendus et n’avaient pas pris le chemin du Rwanda. Les Forces armées zaïroises, après chaque défaite, fuyaient vers l’intérieur du Zaïre, tandis que l’Alliance et l’APR, après chaque gain de territoire, recherchaient, traquaient les Rwandais hutus qui, dans leur grande majorité, ne furent jamais protégés par les Nations unies, ni même, sauf exceptions, par le HCR. Environ, 500 000 réfugiés marchèrent vers l’ouest, auxquels il faut ajouter des milliers de Zaïrois tentant d’échapper aux combats.

Nous avons relaté quelques-uns des principaux épisodes de guerre, notamment les prises des villes et des camps. Nous avons observé des situations de travail humanitaire en présentant les impératifs et les interdits fixés par les vainqueurs aux organisations internationales de secours. Nous avons remarqué que des rédacteurs de sitreps ou de rapports s’évadaient parfois du style standard pour exprimer leur point de vue, leurs émotions, leurs doutes. Certains thèmes suscitèrent tout particulièrement ces expressions : le caractère forcé des rapatriements au Rwanda, les politiques du HCR, le sens de l’impartialité des secours par rapport aux génocidaires, les tensions avec les nouvelles autorités, la critique de décisions prises dans les sièges.

Durant les mois de traque puis de rapatriement, il y eut de toutes parts une recherche intense de données fiables, chaque organisme de secours travaillant à produire des preuves de fiabilité donnant force et légitimité à leurs raisons d’agir, à leurs témoignages, à leurs programmes. Se développa donc un champ extrêmement conflictuel de débats publics sur l’ampleur et même la réalité des massacres de réfugiés, sur l’impartialité revendiquée par les praticiens de l’assistance humanitaire, sur les conditions du travail humanitaire au Rwanda lors des rapatriements.