Les ONG ne sont pas les complices des passeurs
Michaël Neuman & Thierry Allafort-Duverger
Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).
Cette tribune a été publiée le 29 juin 2018 sur le site de Libération.
La Méditerranée est devenue depuis trois semaines l’arène au sein de laquelle les Etats européens s’adonnent à des jeux politiques sordides aux dépens de la vie de milliers de personnes et mettent en scène la fermeture de leur territoire. Dernier épisode en date, le 26 juin, commentant l’opération de sauvetage du Lifeline, un navire d’une organisation non gouvernementale et son débarquement accordé in extremis par Malte, le président Emmanuel Macron l’accuse d’être « intervenue en contravention de toutes les règles et des garde-côtes libyens » et ainsi d’avoir « fait le jeu des passeurs ». Poursuivant, il regrette qu'« au nom de l’humanitaire », il puisse n’y avoir « plus aucun contrôle ».
Ainsi, c’est l’ensemble des organisations humanitaires de secours en mer qui se retrouvent qualifiées de complice des trafiquants. Une accusation aussi absurde qu’inacceptable. Les ONG n’agissent en mer que sur instruction du centre de coordination des secours maritimes italien. Emmanuel Macron oublie également, à l’instar de ses homologues européens, que les opérations non gouvernementales ne secourent qu’une minorité de celles et ceux qui sont sauvés en mer, la plupart l’étant par les garde-côtes italiens et des navires marchands. Plutôt qu’encourager les migrants à prendre la mer dans des conditions périlleuses, nous disent les responsables européens, il s’agit de confier la responsabilité du sauvetage aux garde-côtes libyens, ainsi que celui de la surveillance des côtes pour empêcher les départs. Comme s’en félicite le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux,« grâce à un investissement de la France et l’Union européenne auprès des autorités libyennes », le rythme des traversées a considérablement ralenti.
Ce résultat a été obtenu au prix de mesures révoltantes. Car les Européens dans leur ensemble, et la France et l’Italie au premier chef, encouragent l’interception en mer, le refoulement et le maintien en Libye de milliers de personnes qui y ont enduré des mois, et même pour certains des années, de privations, d’extorsion, de torture et d’esclavage. Personne n’ignore plus en effet ces sévices depuis la publication de nombreux rapports, dont ceux issus de notre travail dans le pays, en Libye ainsi que la diffusion CNN de la vidéo d’un marché aux esclaves en octobre dernier. Le président Macron n’hésitait pas lui-même à qualifier de « crimes contre l’Humanité » les faits d’esclavage en Libye en novembre dernier.
Depuis le début de l’année 2018, ils sont déjà plus de 10 000 à avoir été interceptés et refoulés par les « garde-côtes libyens », bannière regroupant des groupes disparates de militaires et milices en armes. Des garde-côtes que l’Union européenne finance et forme, malgré la porosité de certains de ces groupes avec les trafiquants d’êtres humains comme cela a été largement démontré. Pour rappel, le Conseil de sécurité de l’ONU a sanctionné le 7 juin dernier six personnes, dont quatre Libyens, à la tête de réseaux de trafiquants : parmi eux, un des chefs des garde-côtes de la ville de Zawiya. Pourtant, par un tour de passe-passe tragique, la France se satisfait aujourd’hui, à l’instar de l’Italie, de sa coopération – de sa complicité ? – avec ces autorités aux contours flous et dont on sait qu’elles maltraitent les migrants et organisent elles-mêmes parfois leur passage.
Une fois reconduites dans les centres de détention, les personnes interceptées seront pour la plupart soumises à un chantage de fait : rester enfermées dans ces cages fétides des mois encore ou bien se résoudre à intégrer le programme de « retours volontaires » dans leur pays d’origine organisé par l’Organisation internationale des migrations. Bien que certains d’entre eux accueillent ces propositions avec soulagement, d’autres ne s’y soumettent que pour échapper au pire. Quelques-uns finiront par bénéficier de la protection du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, seront envoyés au Niger en attente d’une hypothétique relocalisation dans un pays européen. Mais leur nombre est terriblement faible – un peu moins de deux cents depuis la fin de l’année 2017 – au regard des dizaines de milliers de personnes reconnues demandeuses d’asile en Libye.
A ce regard, rien ne fonctionne : il n’existe aucun système d’enregistrement digne de ce nom et les activités du HCR dans le pays sont extrêmement contraintes. Enfin, une partie des personnes interceptées se retrouve à nouveau plongée dans des réseaux de criminalité et enfermée dans des prisons sauvages, où elles sont torturées pour obtenir une rançon de leurs proches. Les migrants détenus en Libye aujourd’hui se trouvent d’ailleurs majoritairement dans ces lieux de captivité clandestins, soumis aux pratiques les plus barbares et parfois tués. MSF sait, pour jouer les fournisseurs de sacs à cadavre à une association locale au nord de la Libye, que ce sont des centaines de personnes qui disparaissent ainsi chaque mois.
Dès lors, la fuite est pour ces personnes une nécessité bien plus qu’un choix. En ce sens, les opérations de secours en mer des ONG répondent autant à sauver les gens d’une noyade certaine que d’œuvrer à l’évacuation de personnes en situation de danger immédiat.
L’alternative au secours en mer n’est pas, comme feignent de le croire Emmanuel Macron et Matteo Salvini, sa disparition, mais bien plutôt une capacité accrue pour faire sortir les migrants qui le souhaitent de cette situation où ils connaissent l’enfer, et cela sans que le recours aux passeurs soit leur unique possibilité : sortir d’une logique de détention, accorder toute sa place à la demande d’asile en prenant conscience que certains d’entre eux ne pourront être rapatriés, accélérer les processus de relocalisation dans les pays tiers, y compris en Europe. Que penserait Paul Ricoeur, dont se réclame notre président, d’un de ses disciples faisant de l’ambulancier le complice de l’agresseur ?
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Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, Thierry Allafort-Duverger, « Les ONG ne sont pas les complices des passeurs », 10 juillet 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/publications/acteurs-et-pratiques-humanitaires/les-ong-ne-sont-pas-les-complices-des-passeurs
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