Rony Brauman : « Nous sommes, à Gaza, face à une situation génocidaire »
Rony Brauman
Guerres au Proche-Orient, putschs au Sahel, reflux démocratique global… Celui qui présida Médecins sans frontières de 1982 à 1994 porte un regard pessimiste sur le devenir du monde, dans un entretien paru le 26 octobre 2024 sur Jeune Afrique.
Médecin français et figure de l’humanitaire, Rony Brauman est né en1950 à Jérusalem, deux ans après la création de l’État d’Israël, refuge pour des milliers de rescapés de la Shoah, mais dont les Palestiniens se souviennent comme de la Nakba, la Catastrophe. Attaché à sa terre natale, il n’en défend pas moins avec ardeur la cause des Palestiniens, privés d’État. Bénin, Érythrée, Soudan, Rwanda, Tchad, Ouganda, Somalie… Cet humaniste engagé a, dès les années 1970, posé ses trousses de docteur partout sur le continent où les crises ont fait rage.
Alors que vient d’être commémorée la première année depuis les massacres perpétrés par le Hamas gazaoui en Israël et la réplique ultraviolente du gouvernement de Benyamin Netanyahou, il livre à Jeune Afrique une vision sans concessions de cette crise, de l’état du monde et de celui de la démocratie en Afrique.
Jeune Afrique : Quelle estimation faites-vous de la situation humanitaire à Gaza ?
Rony Brauman : Elle se dégrade un peu plus chaque jour, au rythme des déplacements forcés des populations, des bombardements généralisés des zones habitées, de l’anéantissement de cette société palestinienne de Gaza. On a beaucoup parlé de la destruction totale du système sanitaire, à juste titre, car il est essentiel, surtout dans une telle situation ; mais on n’a pas assez souligné que c’est tout ce qui fait une société qui est pilonné : cimetières, universités, écoles, archives, état civil… habitations, bien sûr. Une politique de terreur et d’anéantissement chaque jour plus profonds et étendus, Benyamin Netanyahou promettant maintenant un sort similaire aux Libanais s’ils ne livrent pas les gens du Hezbollah.
Pendant ce temps, des pogroms anti-Arabes sont encore à l’oeuvre, sous la protection de l’armée israélienne, en Cisjordanie, où des bandes de colons fascisants, de voyous, s’en prennent à des paysans, à des résidents palestiniens pour les terroriser, les chasser, détruire leurs terres et leurs cultures. Israël se conduit comme un État voyou d’une brutalité effroyable et, circonstance aggravante, il fait tout cela avec l’approbation, voire le soutien actif, des « démocraties » occidentales, qui professent un attachement essentiel au droit humanitaire et au droit international, mais qui, en invoquant méthodiquement et inlassablement le droit d’Israël à se défendre, cautionnent ces destructions. Quand elles ne les soutiennent pas, comme les États-Unis et l’Allemagne, par l’énormité des livraisons d’armes qui se poursuivent.
Vous évoquez des pogroms en Cisjordanie. D’aucuns n’hésitent pas à qualifier ce qui se passe à Gaza de génocide : qu’en est-il ?
Je constate que la Cour internationale de justice (CIJ), en ordonnant à Israël, en mai dernier, d’appliquer la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, s’est entourée de toutes les garanties d’ordre juridique pour avancer cette qualification. Cette convention est la seule disposition d’ordre juridique à mettre en avant la prévention autant que la punition : c’est dans la volonté de prévenir ce qui pourrait se transformer en génocide que la CIJ a demandé à Israël un certain nombre de provisions, de mesures pratiques montrant qu’il n’y a pas d’intention génocidaire, et même d’empêcher les moyens par lesquels ce génocide pourrait s’accomplir. Parmi ceux-ci, il y a l’assassinat des membres du groupe, la destruction des moyens d’existence, l’obstruction de l’aide humanitaire, la prévention des naissances, et il faut reconnaître que depuis janvier 2024 – plus de neuf mois –, aucune des mesures demandées n’a été prise par Israël, au contraire.
L’aide humanitaire est systématiquement obstruée, les assassinats individuels et collectifs se poursuivent, la destruction généralisée de tout ce qui permet la vie, jusqu’à la pollution des terres agricoles, qui sont, semble-t-il, attaquées avec des produits chimiques pour les stériliser, nous assistons à la destruction des moyens d’existence. Donc oui, je pense que nous sommes, en effet, aujourd’hui, face à une situation génocidaire. Pour certains, c’est inconcevable qu’un pays né des cendres d’un génocide puisse à son tour commettre un génocide.
Et moi-même, qui suis originaire de là-bas, je trouve cela absolument étourdissant et accablant, mais d’abord révoltant, car ce sont des faits qui se déroulent sous nos yeux, et dire que c’est impossible n’y change rien. Quant aux intentions israéliennes, il suffit d’écouter ce que disent nombre de dirigeants israéliens au sommet, le président de la République, les ministres de la Défense, des Finances, de la Sécurité, nombre des députés, qui vouent aux gémonies l’ensemble de la population palestinienne, dénoncée globalement comme terroriste, antisémite et tueuse de juifs, ce qui autoriserait à l’État hébreu toutes les ripostes en guise de défense.
Derrière les cris de victoire de Tel-Aviv et de ses alliés, à chaque exécution de chef ennemi, qu’est-ce qu’Israël est en train de se préparer comme avenir à long terme ?
Israël sème la haine à Gaza, en Cisjordanie, au Liban. Chaque fois qu’il prétend tuer des combattants du Hamas ou du Hezbollah, il fabrique de futurs combattants pour ces mouvements, qui seront certainement plus radicaux que ceux d’aujourd’hui. Au fil des générations, Israël ne cesse de « décapiter les mouvements terroristes », de démanteler leurs infrastructures, et chaque fois, ses batailles sont remportées.
De fait, l’armée israélienne a considérablement affaibli le Hamas et le Hezbollah, mais les projets de résistance à l’occupation israélienne et les idéologies qui les soutiennent n’ont jamais été tuées par les bombes. Elles continueront de prospérer à la mesure de la violence déployée par les Israéliens. Nous sommes ainsi face à une spirale de radicalisation qui nous pousse vers l’abîme, et l’on voit bien que si Israël gagne toutes ses batailles, il ne pourra pas remporter sa guerre contre les Palestiniens. C’est une stratégie suicidaire. D’ailleurs, de plus en plus d’Israéliens quittent le pays car il n’y a pas d’avenir pour leurs enfants, dans le contexte actuel.
À l’échelle mondiale, le recours à la violence, à la guerre, ne s’est-il pas banalisé ces dernières années, en même temps que le droit international est relativisé ?
Ce siècle a été marqué dès son début par des comportements de ce type : l’invasion de l’Irak, l’occupation militaire de l’Afghanistan, la guerre de Libye, les interventions françaises au Sahel… La tentation de la force est bien à l’œuvre ces deux dernières décennies. D’ailleurs, les énormes mensonges qui ont justifié la guerre en Libye, en 2011, sont le strict équivalent des mensonges américains de 2003 pour justifier la guerre en Irak.
Ceux qui étaient convaincus par ces mensonges, propagés à l’époque par Bernard-Henri Lévy et la propagande sarkozyste, trouvent maintenant tout à fait normal de défendre Israël et le carnage, qui, non seulement n’est pas condamné, mais est approuvé.
En Afrique, la militarisation politique du Sahel est-elle à inscrire dans ce mouvement de tentation belliqueuse ?
Revenons d’abord aux interventions armées françaises de Serval puis Barkhane dans le Sahel – qui n’étaient pas caractérisées par la même sauvagerie que celle des Américains en Irak et des Israéliens dans les territoires palestiniens. Il y avait toutefois sur le fond un projet comparable, guidé par l’idée folle de combattre par les armes des phénomènes sociaux et politiques. Et penser qu’avec 5 000 soldats français et quelques troupes africaines aguerries, on allait venir à bout de la plaie du jihadisme terroriste, est une grande illusion.
N’oublions pas que la France avait tenté d’interdire toute négociation avec les groupes armés au Mali : comment mieux illustrer la tentation actuelle du recours à la force que cette volonté de substituer à la mise en route d’un processus politique l’élimination physique des opposants ? La France a fini par payer le prix de cette politique de gribouille en se faisant exclure de la région et remplacer par l’Africa Corps russe, ce qui n’est certainement pas un gain par rapport aux méthodes de combat françaises. Cette région est en train de s’enfoncer dans la répression et la violence d’une manière très préoccupante.
On perçoit, sur le continent, l’enthousiasme d’une partie de la population, notamment des jeunes, pour la voie autoritaire, les méthodes à la Russe, « l’homme fort », qui va de pair avec un désamour pour l’idée démocratique…
Cette jeunesse désorientée qui ne croit plus à la démocratie est le reflet d’un désenchantement démocratique plus général. La démocratie s’étant manifestée ces dernières années par le soutien à des régimes sanglants et corrompus, par des interventions totalement injustifiées et désastreuses, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’elle soit réhabilitée aux yeux de ces jeunes gens. Je pense malgré tout qu’ils se trompent, car l’horizon démocratique est le seul horizon pour la résolution des conflits sociaux, notamment pour les plus faibles.
Mais, aujourd’hui, ce regard politique est totalement discrédité au profit d’une radicalité identitaire génitrice de violences internes. En Afrique de l’Ouest, la question des Peuls est tragique, les véritables chasses à l’homme dont ils font l’objet ne font que renforcer le mouvement de certains d’entre eux vers des groupes armés, jihadistes ou non : ce sont de simples mesures de protection et de survie, mais qui participent à une spirale terrible en train de se former sous nos yeux.
On a vu l’Afrique du Nord traversée par un grand sursaut démocratique en 2011. Qu’en est-il treize ans plus tard ?
Le printemps démocratique a vite laissé place à l’hiver autoritaire. Je pense que l’engouement de la jeunesse et des sociétés pour les hommes forts sera douché dans un avenir pas si lointain, mais il est en effet très fort pour l’instant. Les sociétés doivent aussi faire leur examen de conscience : les colonisations et les mauvaises manières de l’Europe post-colonisatrice vis-à-vis des ex-puissances colonisées doivent être revues ; mais ce sont également les modalités du pouvoir en Algérie, en Tunisie et en Égypte, où les extrêmes droites tiennent les commandes, qu’il faut interroger. Et la séduction des pouvoirs forts n’est pas l’exclusivité de l’Afrique du Nord, ni de l’Afrique en général : on la voit aussi à l’œuvre en Asie, en Europe, en Amérique du Nord, et si Trump gagne, ce sera bien de cela dont il s’agira. C’est donc un phénomène général et qui a sa traduction africaine comme des traductions asiatique, européenne et américaine : des modalités différentes d’une tendance, hélas, commune.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Rony Brauman : « Nous sommes, à Gaza, face à une situation génocidaire » », 8 novembre 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/rony-brauman-nous-sommes-gaza-face-une-situation-genocidaire
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