« La métaphore de la guerre sert à disqualifier tout débat »
Rony Brauman
Dans cet entretien paru dans L'Obs le 27 mars, Rony Brauman approuve les mesures de confinement, mais dénonce la réduction des capacités des hôpitaux et la rhétorique martiale du chef de l’Etat : « Qualifier les soignants de “héros”, c’est gommer les raisons de la crise sanitaire. »
Comment analysez-vous l’épidémie du Covid-19 et sa gestion par les autorités françaises?
Cette épidémie n’avait pas été prévue, mais elle avait été prédite. De nombreux épidémiologistes avaient anticipé l’apparition d’un nouveau virus se répandant à la faveur de l’accroissement démographique, de l’accélération des voyages internationaux, de l’urbanisation, du changement climatique. Cette crainte, déjà ancienne, s’était renforcée avec les épidémies de sida, le sras, le covd 2, le mers, le zika, le chikugnunya, Ebola. Nous savions que le rêve d’un monde débarrassé d’un risque infectieux était une illusion et les gouvernements successifs ne pouvaient méconnaître ces analyses. Cela ne les a pas empêché, depuis des années, de réduire les capacités des hôpitaux. Avec les effets que l’on voit aujourd’hui. Dans ce contexte, les propos du chef de l’Etat qualifiant les soignants de « héros » me semblent particulièrement mal venus. Cette qualification a quelque chose de pervers, parce qu’elle gomme les raisons de la crise sanitaire. Outre qu’elle oublie les autres professions qui continuent à travailler pour que notre vie soit encore vivable (éboueurs, livreurs, caissières, producteurs, distributeurs de produits essentiels), elle met les soignants dans une position délicate. Un héros, ça ne demande pas des journées de récupération pour s’occuper de ses enfants, de prime de risque, un salaire décent. On sait bien qu’une partie du vidage des hôpitaux vient de ce qu’on paye les gens de façon indécente. Agiter la figure du héros, c’est signifier par contraste l’espèce de médiocrité qu’il y aurait à revendiquer plus de sécurité et plus de matériel.
Pourtant, quand les gens applaudissent à leurs fenêtres à 20 heures, n’est-ce pas aussi une façon de saluer dans les soignants des figures héroïques ?
Ces applaudissements constituent un rite de reconnaissance collective vis à vis d’une catégorie qui s’exposent de façon constante, quotidienne. Mais ils ne doivent pas être séparés d’une interrogation sur les restrictions budgétaires imposées depuis des années à ceux qui sont considérés aujourd’hui comme les sauveurs de la nation. J’ajoute que, dans les propos d’Emmanuel Macron, cette héroïsation n’est que le complètement logique du discours de la guerre, la métaphore du combat engagé contre l’ennemi invisible. Cette notion ne me semble pas la bonne. A l’hôpital, il faut plutôt parler de catastrophe: les techniques de triage entre les gens qu’on va pouvoir aider à sortir et ceux pour lequel le pronostic est trop mauvais, relève typiquement de la médecine de catastrophe. De façon plus générale, dire qu’on mène une guerre contre un virus, c’est prendre le risque d’alimenter la guerre de tous contre tous. Car, depuis Pasteur, le virus place les sociétés dans une situation très tendue : dès lors que nous sommes tous potentiellement vecteur de contagion, chaque individu devient une menace pour la collectivité, chaque voisin est un risque potentiel. Mais en même temps, l’individu se sent menacé par le groupe, qui peut contenir des personnes malades, et il va donc chercher à s’isoler. Le confinement nous demande d’être à la fois solidaire et individualiste. C’est le paradoxe de l’épidémie.
Craignez-vous la restriction des libertés liée au confinement ?
J’approuve le confinement et des mesures actuellement en vigueur, qui sont le fruit, forcément instable, de la recherche d’un équilibre entre trois exigences: la sécurité sanitaire, la liberté des individus et la continuité de la machine économique. La liberté peut être restreinte, mais il est impossible de confiner tout le monde, car une partie l’activité économique doit se poursuivre, sous peine d’une morte lente générale. Je rappelle qu’une épidémie peut faire plus de victimes indirectes que directes, comme cela a été probablement le cas de Ebola : je pense aux malades qui n’ont pas pu se soigner, qui ont été conduits à une issue fatale à cause de la paralysie des régions frappées par la maladie. Pour ma part, je comprends le retard de confinement mis en œuvre en France : l’exigence de santé publique était en balance avec l’exigence de liberté et l’exigence de continuité économique. Prenons garde à ne pas porter sur les mesures du gouvernement Philippe un regard anachroniquement sévère !
Portez-vous le même regard compréhensif sur la stratégie de la France en matière de masques et de tests ?
Ce sont clairement deux loupés de la politique et de la communication gouvernementale. Autant j’apprécie les points quotidiens de Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, et son ministre Olivier Véran, qui sont très pédagogiques, didactiques, non-arrogants, autant la question des masques et des tests a été traitée de façon extrêmement grossière. Ils auraient pu reconnaître qu’il y avait un retard à rattraper - retard imputable aux gouvernements successifs et non au seul gouvernement Philippe - et qu’il fallait plus de masques et plus de tests. Au lieu de cela, ils ont décidé de tenir un discours de déni. « Pourquoi ne pas faire plus de tests ? - Parce que c’est inutile ! » « Pourquoi ne pas distribuer pas plus de masques ? - Parce que c’est inutile ! » Or, c’est faux. Les masques sont indispensables pour les personnels soignants et pour les professions exposés au public. Quant au test, on nous explique qu’il n’est utile que pour les cas graves. Mais c’est le contraire ! Dans les cas graves, il ne fait que confirmer le diagnostic clinique, alors que dans les cas moins graves ou bénins, il permet de connaître le statut viral des individus. On peut alors choisir pour chacun la solution adaptée : confinement à la maison, isolement dans des structures médicalisées (pour ne pas engorger l’hôpital) et hôpital (si nécessaire). Je suis consterné que les porte-paroles du gouvernement se soient cramponnés à cette pseudo-science. Un tel manquement est très contreproductif car il vient affaiblir la confiance que l’opinion peut avoir dans d’autres mesures gouvernementales, qui, elles, sont tout à fait pertinentes, tel que le confinement.
Derrière ce loupé, y a-t-il des dissensions internes au champ médical ? Certains scientifiques ont-ils sous-estimé l’épidémie ?
La médecine n’est pas une science, c’est une pratique scientifiquement informée. On le voit à l’échelle d’un organisme individuel : le corps n’est pas une matière inerte qui répondrait toujours de la même façon aux mêmes paramètres. Pour les questions de santé publique, c’est encore plus net, car la médecine est alors confrontée à toutes sortes d’événements inattendus et d’une variabilité extrême. La science aide à prendre les décisions, mais elle ne sait pas tout et, dans l’incertitude, ce sont les politiques qui doivent trancher.
Sur cette épidémie, il n’y a pas de consensus médical ?
La familiarité des médecins avec les réalités épidémiologiques est très limitée. Le métier des médecins est de soigner les pathologies, mais pas forcément de connaître leur diffusion. Cela relève d’un autre type de savoir : l’épidémiologie. Il y a les épidémiologistes médecins, bien sûr, mais aussi des épidémiologistes non médecins, notamment les statisticiens, les modélisateurs, qui n’ont pas la même approche que les médecins. Il peut y avoir des désaccords et une certaine sagesse politique est parfois nécessaire pour trancher. Néanmoins, sur la question des masques et des tests, il y a un consensus quasi-total pour dire qu’ils sont nécessaires.
Mais alors, pourquoi les principaux responsables de la santé en France ont-ils dit le contraire ? Après tout, Jérôme Salomon et Olivier Véran, ainsi que sa prédécesseure Agnès Buzyn, sont tous des médecins...
C’est un gros mystère. Mon hypothèse, qui est toute personnelle, est qu’il s’agit d’un effet de la propension des responsables politiques à tenir des discours extrêmement rigides. En toutes circonstances, ils veulent afficher une pseudo-assurance et prétendent s’appuyer sur de pseudo-certitudes. Toute décision doit être scientifiquement fondée et pratiquement efficace, et fermez le ban. Ils ont du mal à admettre les zones d’incertitudes, ce qui faciliterait pourtant pourtant le passage d’une décision à la décision contraire. Reconnaître la part d’aléas, d’interrogations, de difficultés, voilà qui est au-delà du pensable dans les sphères gouvernementales ou chez les spécialistes de communication. Au fond, ils sont réticents à reconnaître qu’ils ne sont pas tout-puissants.
Vous-même, avez-vous changé d’avis sur l’épidémie ?
J’ai hésité, mais j’ai été assez rapidement convaincu que le risque pandémique était bien réel, tout en considérant la réaction des pouvoirs publics en France était correcte, et que par exemple qu’on n’avait pas de raison de coller immédiatement à ce que faisait l’Italie. Il y a eu des discussions, y compris au sein de Médecins sans Frontières, où certains étaient très sceptiques. Dans ce genre de situation, le chiffre de mortalité à un instant T n’est pas très pertinent, car on peut toujours répondre que 3000 morts en Chine, c’est 10 fois plus que la grippe, 100 fois moins que les accidents cardiovasculaires. Ce qu’il faut regarder, c'est le temps de doublement des cas, qui est de 2,5 jours pour le Covid-19. Là, on comprend assez rapidement qu’on est sur une progression géométrique effrayante, surtout si on le rapporte aux mesures de confinement, qui mettent 15 jours à commencer à produire de l’effet : en 15 jours, on a six 6 fois le doublement des cas !
Que pensez-vous de la polémique sur la chloroquine ? N’est-ce pas affligeant, dans une telle période ?
Ce qui donne le caractère polémique à cette discussion, c’est le sentiment de vivre une tragédie collective dans laquelle tout désaccord prend une dimension énorme. Mais, en temps normal, c’est le lot commun du travail médical. Pour des pathologies émergentes et même pour des pathologies déjà connues, il faut des années d’essais cliniques et de traitement pour obtenir un consensus. Regardez les médicaments contre le cholestérol, qui font l’objet d’une controverse très vive depuis plusieurs années. La véhémence du débat autour de la chloroquine est donc normale et saine : ce n’est pas parce qu’on est en période d’état d’urgence sanitaire qu’il faudrait fermer la porte aux discussions contradictoires, aux critiques. Surtout pas. Nous avons besoin de cette pluralité d’avis. Cela étant dit, la façon dont Didier Raoult a présenté la chloroquine comme un médicament-miracle appartient plus à un bateleur qu’à un spécialiste de santé. Il n’y aura pas plus de médicament miracle pour le corona que pour les autres infections. Ça me rappelle l’annonce faite en 1985 par le professeur Andrieux, accompagné de la ministre de la santé d’alors, Georgina Dufoix, donnant la cyclosporine comme le médicament qui allait tout changer à partir d’un essai sur quelques cas. Pour ce qui est de la chloroquine, ses effets antiviraux et antibactériens sont bien connus, mais aussi ses effets toxiques. La dose thérapeutique et la dose toxique sont assez proches, donc la marge thérapeutique est assez étroite : c’est un médicament à manier avec beaucoup de précautions. Il a l’avantage d’être peu onéreux, par rapport aux antirétroviraux, qui sont très chers. C’est une ressource possible, il faut la tester. Le bon côté de cette controverse, c’est que la chloroquine va être jointe aux nombreux essais cliniques en cours. Mais il ne faut pas créer de faux espoirs. Didier Raoult est un chercheur sérieux, mais là, je trouve que sa façon de procéder n’est pas médicalement responsable.
Parmi les multiples réflexions suscitées par l’épidémie, il y a cette idée que la nature malmenée par la mondialisation serait en train de se venger avec ces différents virus venus du monde animal. Qu’en pensez-vous ?
Le point commun du Covid, du Sras, du Mers et de Ebola est que ces maladies sont le fruit d’un passage de la barrière virale entre les animaux et les hommes. L’extension de certaines mégapoles entraîne une interpénétration entre villes et forêts : c’est le cas d’Ebola, qui trouve son origine dans la présence de chauve-souris en ville, mangées par des humains. Mais ce paramètre, s’il faut l'avoir à l’esprit, est à manier avec une certaine retenue. Car il s’agit d’une constance dans l’histoire des épidémies : la plupart, à commencer par la peste, sont liées à ce franchissement. L’homme vit dans la compagnie des animaux depuis le néolithique, notre existence est rendue possible par cette coexistence. Mais la peste avait été importée par la puce du rat qui était disséminée sur les bateaux et les caravanes ; pour le corona, ce sont les avions qui ont ce travail. La spécificité du Covid-19, c’est sa vitesse de diffusion. Le professeur Sansonnetti, infectiologue et professeur au Collège de France, parle d’une « maladie de l’anthropocène » : en superposant la carte de l’extension du virus et celle des déplacements aériens, il montre que les deux se recouvrent parfaitement. L’enjeu est donc moins la façon dont la mondialisation malmène la nature, mais dont elle ouvre des avenues à des germes.
Allons-nous éradiquer le Covid ?
Le propre du vivant, c’est de chercher à répandre ses gènes et le virus obéit à une logique de vie, qui s’inscrit dans une dialectique entre contagiosité et mortalité. Il lui faut trouver des vecteurs – des organismes vivants - qui lui permettent de se répandre. Mais s’il tue trop vite ces vecteurs ou s’il ne trouve pas de nouveaux organismes à contaminer, il arrive à une impasse et meurt. Ce que vise le confinement, c’est à mettre le virus dans une impasse : chacun doit être le cimetière du virus.