Rotation 44 - Rescue 1
Analyse

Une brève histoire des opérations de sauvetage en Méditerranée

Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Dans la nouvelle revue "Humanitaires en mouvement" (n°25) du Groupe URD, Michaël Neuman dresse le tableau des opérations de secours en mer Méditerranée et des stratégies mises en place par MSF pour tenter de s’adapter aux contraintes imposées par les Etats.

Les traversées de personnes migrantes sur des embarcations de fortune entre la Libye et l’Europe sont un phénomène ancien puisque, dès le début des années 1990, l’Italie connut de telles arrivées. Toutefois, c’est avec la chute de Kadhafi en 2011 qu’elles acquirent leur résonnance politique et médiatique du fait de leur intensification et de la période d’instabilité qui s’ouvrit alors dans le pays.

Nous pouvons décrire en trois phases l’évolution du phénomène, à la fois au niveau des pratiques politiques sur les deux rives de la Méditerranée et de la réponse humanitaire qui les a accompagnées. Si ces phases ne sont pas marquées de manière égale par des inflexions franches, elles possèdent néanmoins des caractéristiques suffisantes pour nous permettre d’établir un rapide panorama chronologique.

La première période court de la chute de Kadhafi au printemps 2011 au naufrage d’une embarcation qui coûta la vie le 3 octobre 2013 à 366 migrants africains, au large de l’île italienne de Lampedusa. Le renversement du régime libyen a rapidement provoqué l’augmentation du nombre des traversées, le nouvel État n’étant plus en mesure d’exercer le même degré de contrôle sur ces frontières maritimes. Marquées par une baisse en 2012, les traversées s’intensifièrent à nouveau à partir de 2013, la Libye devenant, du fait de l’effondrement de l’État, un pays de transit idéal pour des migrants souhaitant rejoindre l’EuropeAbdulraham Al-Arabi, Local specifities of migration in Libya: challenges and solutions. Briefs, 2018/04, Middle East Directions (MED) - https://hdl.handle.net/1814/52585.

La deuxième période est la conséquence directe de l’émotion provoquée par le naufrage d’octobre 2013, à la suite duquel l’Italie prit rapidement l’initiative de lancer l’opération militaro-humanitaire Mare Nostrum. Son objectif était la surveillance des eaux italiennes afin d’opérer des missions de sauvetage. En moins d’un an, plus de 150 000 personnes furent ainsi repêchés par les marins italiens et ramenés sur les côtes italiennes.

Pourtant, malgré – ou plutôt du fait de – son succès, l’opération s’interrompit en novembre 2014, l’Italie s’estimant incapable de faire face seule à la charge, notamment financière, de l’opération. Une opération qui était devenue l’objet de critiques autant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger sur son coût et ses effets induits, et notamment sur le fait qu’elle encouragerait le travail des passeurs plus qu’elle ne le dissuaderait. À Mare Nostrum fut substituée l’opération Triton, lancée par le Conseil de l’Union européenne, mais bien moins ambitieuse et ne disposant pas de mandat spécifique pour procéder à des opérations de secours. Triton et sa mission cousine Eunavfor Med Sophia (mission militaire chargée de lutter contre « le trafic illicite de migrants ») procédèrent tout de même au sauvetage de plus de 100 000 migrants entre 2015 et 2016.

Toutefois, les limites du nouveau dispositif apparurent rapidement. Au printemps 2015, deux naufrages firent environ 1200 morts en l’espace d’une semaine et provoquèrent un regain d’émotion au sein des opinions publiques et des autorités. C’est d’ailleurs à la suite de ces deux naufrages que les opérations de secours commanditées par les ONG (jusqu’à 10 en 2016 dont celles Migrant Offshore Aid Station, Sea Watch et Médecins sans frontières) prirent une place centrale dans le paysage du sauvetage en mer dit SAR (pour Search and Rescue, en anglais), aux côtés principalement des garde-côtes italiens et des navires commerciaux. Ces derniers, soumis à l’obligation de porter secours aux embarcations en danger par le Droit maritime international, étaient toujours restés des acteurs majeurs du sauvetage. La présence des ONG, sous la houlette du centre de coordination des sauvetages maritimes italien (MRCC), s’est ensuite accélérée jusqu’en 2017, leurs bateaux secourant ainsi 111 478 personnes entre 2014 et 2017Eugenio Cusumano et Matteo Villa, « En eaux troubles : les opérations de sauvetage en Méditerranée centrale », in Organisations internationales des migrations, Migration en Afrique de l’ouest et du nord et à travers la Méditerranée : tendances migratoires, risques, développement et gouvernance, mai 2021..

Pour autant, les sauvetages effectués par les organisations non gouvernementales n’ont toujours constitué qu’une minorité des opérations réalisées, loin derrière ceux des navires commerciaux et des garde-côtes.

Avec l’année 2017, s’ouvrit une troisième phase marquée par une pression à la fois administrative, judiciaire et médiatique exercée à l’encontre des ONG, accusées d’inciter les migrants à traverser la mer et donc à risquer leur vie. L’année 2018 connut une accélération de ces discours et des pratiques hostiles qui les accompagnaient : l’Italie restreignit en effet progressivement les activités des ONG intervenant en Méditerranée, limitant l’accès de ses ports aux débarquements de migrants rescapés, et encourageant l’État libyen, avec le soutien des autres États européens, à organiser les interceptions et les retours des migrants sur son sol.

Cette montée des périls, qui marquait la fin d’une parenthèse de deux ans au cours de laquelle le secours en mer était devenu une activité politiquement et juridiquement légitime, connut plusieurs épisodes symboliques forts. À l’été 2017, le gouvernement italien exigea des ONG qu’elles souscrivent à un code de conduite sur le sauvetage maritime ; en août de la même année, le navire de secours Iuventa fut immobilisé, la justice italienne accusant l’organisation Jugend Rettet de collaborer avec les passeurs ; en juin 2018, les bateaux de sauvetage sous pavillon étranger furent privés d’entrée dans les eaux italiennes. Enfin, en juin 2018, l’Aquarius – navire de l’organisation SOS Méditerranée qui collaborait avec Médecins sans frontières – se vit refuser de débarquer en Italie avant de faire route vers l’Espagne, à l’invitation du Premier ministre Pedro Sánchez. Il fallut alors cinq jours à l’Aquarius pour rallier Valence dans des conditions de mer très difficiles. L’agence Forensic Oceanography, un projet visant à enquêter « de manière critique sur le régime frontalier militarisé imposé par l’Europe à travers la Méditerranée »« The European Union’s Lethal Maritime Frontier”, Institute of Contemporary Arts, https://www.ica.art/exhibitions/forensic-architecture-counter-investigations/recent-investigations/the-european-union-s-lethal-maritime-frontiera ainsi qualifié de ‘Mare Clausum’ cette politique de fermeture de la Méditerranée aux sauvetages des migrants en provenance des côtes nord-africaineshttps://content.forensic-architecture.org/wp-content/uploads/2019/05/2018-05-07-FO-Mare-Clausum-full-EN.pdf.

Un des éléments les plus marquants de l’évolution des dernières années fut la montée en puissance des garde-côtes libyens dans la récupération des migrants en Méditerranée. Coïncidant avec les efforts européens destinés à dissuader les efforts civils de sauvetage, cette situation fut permise par l’officialisation de la zone de sauvetage libyenne par l’Organisation maritime internationale en décembre 2017 et la fourniture de plus en plus intensive d’équipements et de formations des garde-côtes libyens par les Européens, et les Italiens au premier chef. Les solutions de débarquement dans les ports italiens continuèrent quant à elles de se raréfier. Parallèlement, les refoulements vers la Libye – accompagnés de violences commises par les garde-côtes à l’occasion des opérations d’interception – ne cessèrent de s’intensifier : on en dénombra plus de 32 000 en 2021 et près de 25 000 en 2022Infomigrants, Méditerranée : plus de 32000 migrants interceptés en mer et ramenés en Libye en 2021, 5 janvier 2022, https://www.infomigrants.net/fr/post/37650/mediterranee–plus-de-32-000-migrants-interceptes-en-mer-et-ramenes-en-libye-en-2021 et Emma Wallis / et Emma Wallis / Infomigrants, More than 1,000 migrants returned to Libya since beginning of the year, 12 janvier 2023 https://www.infomigrants.net/en/post/46036/more-than-1000-migrants-returned-to-libya-since-beginning-of-the-year.

Car la fermeture de l’espace méditerranéen aux opérations de sauvetage en mer n’en finit pas de s’accélérer depuis en raison de la droitisation du paysage politique italien et européen. Opportunément « appuyée » par l’épidémie de Covid-19 à partir du début de l’année 2020, en ce qu’elle constitua un prétexte supplémentaire pour ralentir la circulation des personnes, la violence d’État commise à l’encontre des migrants de Méditerranée ne cesse désormais de produire des milliers de victimes chaque année : plus de 27 000 officiellement depuis 2014.

Avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Georgia Meloni à l’issue des élections législatives italiennes de septembre 2022, cette politique d’empêchement s’est encore accélérée, et les organisations non gouvernementales de secours font actuellement face à des refus de débarquement purs et simples ou à la désignation de ports de débarquement de plus en plus éloignés des zones de sauvetage.

La difficile adaptation des sauveteurs

Depuis 2015, les organisations humanitaires de secours en mer ont été contraintes d’adapter leur dispositifs opérationnels et d’engagement avec les autorités des pays concernés à l’ensemble de ces évolutions, ainsi qu’à la fermeture progressive et continue de leur espace de travail depuis maintenant six ans. Force est de constater la faiblesse du poids politique des organisations de secours civiles, bien incapables jusque-là de contrarier les pratiques répressives de la Libye et des États européens, mais aussi de s’opposer à leurs injonctions.

Face à ces contraintes, il est important de noter que les attitudes des organisations varient. Si elles partagent « un positionnement commun : la remise en cause des politiques européennes concernant la gestion des frontières maritimes et son coût humain en termes de mortalité »Marta Esperti, “Rescuing Migrants in the Central Mediterranean: The Emergence of a New Civil Humanitarianism at the Maritime Border.” American Behavioral Scientist, 64(4), 2020, p. 436–455., la cartographie de leurs réactions indique des natures variées et des principes d’action différents, conséquence de positionnements politiques là aussi hétérogènes. Reste que, quelle que soit leur proximité avec un radicalisme, toutes font face aux mêmes menaces et que, dans un tel contexte, ce sont les logiques de « cavalier seul » menées ici et là par certaines organisations qui sont les plus mal perçues.

En ce qui concerne Médecins sans frontières, c’est en nouant des alliances que l’organisation a tenté de conquérir de l’espace de travail et de l’efficacité dans son travail de secouriste en Méditerranée. Parler d’alliance plutôt que de partenariat, mot à la mode dans le secteur humanitaire, c’est assumer la durée limitée et le périmètre circonstanciel de ces relations opportunistes. Comme nous l’expliquions il y a quelques années, c’est le combat qui doit justifier l’alliance et non l’inverseMichaël Neuman, « Afrique du Sud. MSF, une association africaine », in Claire Magone, Michaël Neuman et Fabrice Weissman (dir.), Agir à tout prix ? Négociations humanitaires. L’expérience de MSF, La découverte, Paris, 2011.. Ainsi, en 2015, c’est avec l’organisation maltaise Migrant Offshore Aid Station (MOAS) que la section hollandaise de MSF entama son aventure en Méditerranée, avant de nouer un partenariat de quatre ans avec l’organisation SOS Méditerranée. Deux collaborations qui prirent fin sur fond de divergences plus ou moins profondes, et publiques.

D’autres collaborations circonstancielles animèrent les dernières années, notamment avec les organisations d’observation aérienne qui apportent un soutien aux opérations de recherche et de sauvetage en mer en localisant des embarcations en détresse. C’est ainsi le cas avec l’organisation Pilotes volontaires. Une autre alliance basée sur une complémentarité des missions a pu être conclue avec des organisations de citoyens, telle Alarm Phone, qui permet d’orienter les secours en mer par la mise en place d’une ligne téléphonique d’urgence. Il convient donc de distinguer les collaborations informelles et les partenariats institutionnalisés, mais la forme de ces alliances ne préjuge en rien de la qualité des relations entretenues entre les acteurs.

À Médecins sans frontières, nous avons également pu nouer des collaborations portant sur des expertises particulières, comme avec l’agence Forensics Oceanography lorsqu’il s’est agi de reconstituer un épisode particulier de notre travail en Libye/Méditerranée en novembre 2018 : le refoulement de migrants en Libye par le Nivin, un navire commercial dont l’équipage et le navire furent pris en otage par les rescapés. L’épisode se solda par un assaut des forces de sécurité libyenneMédecins sans frontières, Drame du Nivin, un an après : quelles responsabilités pour l’Italie ?, 18 décembre 2019 (https://www.msf.fr/actualites/drame-du-nivin-un-an-apres-quelles-responsabilites-pour-l-italie).

Peut-être plus inattendues furent les tentatives de nouer des alliances avec des collectivités locales afin de constituer un contrepoids à la puissance de l’État. Dans le champ migratoire, ce n’est d’ailleurs pas sur le front méditerranéen que Médecins sans frontières (MSF) se lança d’abord dans un travail commun avec les municipalités mais dans le Pas-de-Calais, et plus précisément à Grande-Synthe, à quelques encablures de la ville de Dunkerque. En 2015-2016, c’est avec Damien Carême, alors maire de la ville, que MSF décida de la construction du camp de La Linière pour trouver un lieu d’hébergement aux migrants réfugiés dans le bois boueux du BasrochAngélique Muller et Michaël Neuman, « MSF à Grande-Synthe : enseignements d’une improbable coalition d’acteurs », Alternatives Humanitaires, numéro 3, 2016.. Nous avons également tenté de trouver du renfort auprès des municipalités lorsqu’il est agi de trouver des appuis durant des épisodes particulièrement difficiles de débarquement rendus impossibles par des contraintes posées par les États, principalement italien et maltais. L’Anvita, l’Association nationale des villes et territoires accueillants (créée par Damien Carême) se fit alors le relais des demandes de débarquements. D’autres alliances furent explorées, avec des autorités portuaires ou des organisations syndicales, et si elles n’aboutirent pas, elles permirent de constater que le seul choix est d’essayer : les organisations de secours en mer, parce qu’elles ne constituent qu’un maillon de la chaîne des secours, ne peuvent agir seules.

Preuve de cette nécessité d’agir en amont et en aval des sauvetages, c’est à un partenariat formel que s’est essayée la section française de Médecins sans frontières. En effet, afin de favoriser l’évacuation et l’accueil en France des personnes migrantes désireuses de quitter la Libye dans des conditions sûres, nous avons entamé des discussions avec l’organisation catholique vaticane Sant’ Egidio. Pour l’heure, faute de mobilisation des autorités françaises, les discussions n’ont pas abouti. En revanche, les discussions ont été plus concluantes en Italie, où le poids politique de l’Église catholique a permis la mise en place depuis la Libye de corridors humanitaires ayant bénéficié à plusieurs centaines de personnes.

L’outil juridique est un autre instrument qui peut ou a pu être utilisé ces dernières années. Il l’est déjà régulièrement par MSF dans le cadre de ses activités auprès des mineurs étrangers isolés, que ce soit pour obtenir leur prise en charge ou pour contester les refoulements aux frontières, notamment vers l’Italie. En 2019, nous avons également initié aux côtés de la Ligue des droits de l’Homme, d’Amnesty international et du Gisti une action judiciaire visant à contester la décision gouvernementale française de livrer des équipements à destination des garde-côtes libyens pour intercepter réfugiés et migrants en mer avant de les ramener de force en Libye. Le gouvernement a ensuite renoncé à l’opération sans même attendre l’épuisement de l’ensemble des recours juridiques.

Le plus souvent ponctuelles, ces coopérations ont également pour objectif de porter le débat et de contester les pratiques européennes et libyennes de manière publique. Il est ainsi incontestable que la place prise par la communication portant sur les opérations de sauvetage en mer, et plus largement les projets à destination des migrants et la contestation des politiques qui en sont à l’origine, ne reflète pas le poids opérationnel – marginal – que ces actions représentent. Cette place reflète en revanche la continuité des pratiques de l’organisation en tant que secouriste, expert et militantMichaël Neuman, « Médecins sans frontières – France, les tensions liées aux projets ‘migrations’ », Alternatives humanitaires, numéro 10, 2019.. Dans le domaine de la migration, la question de la neutralité – si elle a pu et est encore régulièrement discutée – reste malgré tout en marge. D’une part, le fait d’agir hors conflit, d’autre part, celui d’émettre ces propositions « depuis chez soi » permettent une latitude d’actions plus ample que dans d’autres situations de travail.

Pour conclure, il convient de noter que, si elles ont pu permettre l’obtention de victoires tactiques ponctuelles, ces modalités d’intervention originales n’ont pas permis aux acteurs du sauvetage en mer de modifier les rapports de force en place. Ceux-ci restent en effet largement dominés par la figure de l’État, souverain et maître de ses frontières. Pour l’heure, les espoirs mis dans les alliances avec d’autres acteurs de la société civile ou placés dans le municipalisme n’ont pas permis de conquérir l’espace de travail et de légitimité souhaité par les secouristes.

Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, « Une brève histoire des opérations de sauvetage en Méditerranée », 5 octobre 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/camps-refugies-deplaces/une-breve-histoire-des-operations-de-sauvetage-en-mediterranee

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