François-Xavier Daoudal, infirmier à MSF, travaille à bord de l’Aquarius
Entretien

Méditerranée : l'Aquarius dans l'aquarium

Olivier
Falhun

Ancien rédacteur en chef du blog Issuesde secours, Olivier Falhun a travaillé au Crash avant de rejoindre le département communication de MSF. 

Infirmier à MSF, François-Xavier Daoudal a travaillé au mois de juin dernier à bord de l’Aquarius quand les autorités italiennes et maltaises ont refusé au navire d’accoster. Comme dans un aquarium, l’Aquarius a fait des ronds dans l’eau pendant des jours avant de débarquer en Espagne. Un entretien qui navigue entre les récifs de la politique et la réalité vécue par les migrants.

Olivier Falhun : Avant de commencer cet entretien, tu évoquais l’état déplorable des bateaux sur lesquels embarquaient les migrants… 

François-Xavier Daoudal : Il y a quelques années, on pouvait observer l’utilisation de bateaux de pêche, conçus pour la mer malgré leur vétusté, certains allant jusqu’à chavirer sous le poids des personnes à bord. Mais aujourd’hui, on ne voit plus du tout ce genre d’embarcation. Leur prix s’est envolé et ces bateaux ont fini par disparaître à mesure que la demande augmentait. Désormais, les gens qu’on récupère en mer s’entassent à plus de 100 sur ces fameux Rubber boats, des bateaux en caoutchouc gonflables de qualité médiocre et équipés de moteurs de 25 chevaux, une puissance ridicule au regard de la charge transportée. Dans tous les cas, ce sont des rafiots qui prennent l’eau, qu’on sait inadaptés à la traversée de la Méditerranée et qui pour la plupart finiront par couler. Autrement dit, plus on s’éloigne des côtes libyennes et plus on augmente le risque de tragédie en mer. 

Comment s’organise concrètement la traversée d’un Rubber boat

D’après les explications que j’ai pu recueillir auprès des passagers de l’Aquarius, la « compagnie » des passeurs fournit le bateau. Un ou plusieurs de leurs représentants montent à bord et accompagnent les migrants au début du trajet. Soit ils traînent un canot derrière eux et s’en servent pour revenir à terre après avoir dirigé et orienté le bateau des migrants au départ, soit ils ont un complice qui vient les chercher après quelques milles marins. Ils désignent alors l’un des passagers qui s’occupe de tenir la barre. Ils lui confient également la boussole ainsi qu’un téléphone satellite, et lui demandent d’appeler les secours après un certain nombre d’heures de navigation, correspondant au moins au délai nécessaire pour sortir des eaux territoriales libyennes. Un fois assuré du sauvetage, le passager s’éloigne de la barre et jette le téléphone à la mer pour éviter d’être confondu avec les vrais trafiquants. 

Sur un plan international, de quelle façon s’organisent les secours et la désignation des zones de débarquement des migrants retrouvés en Méditerranée ?

Au niveau des SAR Zones Zone de recherche et de sauvetage, l’enchevêtrement des législations auxquelles il faut se référer pose problème. Près des côtes libyennes, la zone de recherche définie sur de nombreuses cartes est normalement sous la coordination des Libyens, mais jusqu’à juin 2018 et faute de financement, cette coordination n’était pas assurée par Tripoli mais par Malte, et par Rome. La nouveauté, c’est qu’au début de l’été 2018, l’Italie a financé la mise en place d’un centre de coordination à Tripoli. C’est là que le dernier sauvetage de 141 personnes effectué ce mois d’août par l’Aquarius est intéressant : le bateau est resté dans la SAR Zone libyenne et a récupéré les migrants sans entrer dans les eaux territoriales libyennes. Le capitaine du bateau a fait son boulot : il a appelé le centre de coordination de Tripoli auquel il est rattaché pour demander le cap à suivre de manière à rejoindre un port sécurisé. Au cours de ces échanges, le MRCC libyen n’a pas été en mesure d’orienter l’Aquarius vers un endroit sûr Maritime Rescue Coordination Center - Centre de recherche et de sauvetage en mer. Une fois de plus, c’est Malte qui a pris la situation en main. Il faut redire ici qu’un sauvetage commence au moment où on est détourné de sa route pour aller vers des naufragés, et que ça se termine au moment où on débarque les naufragés dans un port où ils ne sont pas en danger. Autrement dit, ce port de Tripoli aura beau disposer d’un centre de coordination, on aura toujours du mal à faire croire qu’il s’agit d’un « Port of safety », en tout cas dans les conditions géopolitiques actuelles. 

Remontons au mois de juin et à ton propre séjour à bord de l’Aquarius. Peux-tu d’abord nous expliquer comment se sont enchaînés les événements ?

J’ai embarqué à Catane en Sicile le vendredi 8 juin au soir. On a fait route toute la nuit vers les côtes libyennes et vers 14 heures le samedi, en plein « exercice sécu », on reçoit un appel du MRCC italien qui nous indique une target. Quand on apprend que la cible est déjà prise en charge, on est détourné vers deux autres bateaux éloignés de 5 km l’un de l’autre. On arrive sur zone vers 21h30. C’est entre chien et loup que l’opération de secours est déclenchée. Elle respecte une procédure très stricte et chronophage, consistant notamment à équiper tous les gens avec des gilets aux normes européennes de sauvetage. A partir du moment où on envoie les premiers canots vers les Rubber boats jusqu’à la montée à bord des premiers naufragés, il se passera plus d’une heure, pendant laquelle seront aussi identifiés les blessés et les personnes les plus vulnérables, ceux qu’il faudra extraire en priorité. Commence alors une série d’aller-retour entre les bateaux pour embarquer un total de 230 personnes à bord de l’Aquarius, ce dernier restant à une distance d’environ 300 mètres pour des raisons de sécurité. A ce moment-là, la radio dont nous sommes tous équipés crachouille en permanence. A nous d’être suffisamment attentifs pour capter l’info susceptible d’avoir un impact sur nos activités. Pour ce qui me concerne : le soin aux éventuels blessés, sachant que les brûlures liées au contact prolongé de la peau à un mélange d’eau de mer et d’essence est une blessure relativement inédite mais caractéristique de ce type d’intervention. 

L’opération est à peine achevée que vers 1 heure et demie du matin, la marine italienne nous contacte, et nous demande en collaboration avec le MRCC d’embarquer 400 personnes supplémentaires qu’ils ont récupérées dans la même zone, puis de faire cap au nord. A priori, une telle demande de transbordement n’a rien d’inhabituel, dans la mesure où cela permet aux autres bateaux de secours de rester dans la zone. La procédure de transfert vers l’Aquarius durera jusqu’à 4 heures du matin. Au regard du nombre de personnes, on ouvre même le pont Avant pour installer les gens. A l’aube, quand on a accueilli tout le monde, qu’on leur a fourni des vêtements et qu’on les a répartis sur le bateau, on fait enfin route au nord. Très vite, on nous informe que Malte nous refuse l’accès à son port. On se retrouve à mi-distance entre Catane et Malte quand le MRCC nous explique à son tour que personne ne veut de nous. Autrement dit, les Italiens qui nous confient d’abord 400 naufragés, nous interdisent ensuite de débarquer nos 629 passagers, en exploitant politiquement une situation qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. Trois jours après, quand le port espagnol de Valence aura été désigné pour nous recevoir, deux des navires militaires italiens qui nous avaient confié ces 400 personnes, en feront remonter 500 à leur bord, et les transporteront en compagnie de l’Aquarius jusqu’à Valence. Un comble. 

Il y a là une forme de manipulation…

Le fait qu’il y ait alors un nombre conséquent de personnes à bord de l’Aquarius explique sans nul doute l’écho de la décision prise par l’Italie d’interdire l’accès à ses ports, et l’instrumentalisation politique de la situation : 629 personnes à bord d’un seul navire, c’est un chiffre qui parle au gens. Ce que je constate aussi, c’est que c’est à ce moment-là que le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini sort de sa boîte et se fait connaître, tandis que le président français regarde ailleurs. Quant à nous, on patiente à bord de l’Aquarius qui tourne en rond pendant deux jours. On suit les événements à distance, grâce à plusieurs journalistes embarqués avec nous (El Pais, Euronews et RTE) qui flairent immédiatement l’importance de ce refus. Ils font un travail de dingue, saturant l’accès à internet pour informer et envoyer des images. Non seulement ils relaient les informations, mais ils nous aident dans les tâches quotidiennes, sans s’encombrer d’une posture de neutralité inopportune dans ces moments où il s’agit d’aider les gens et où nous sommes tous – précisément – « dans le même bateau ». Plus généralement, ils nous sont aussi précieux quand nous sommes par exemple accusés avec SOS de faire le jeu des passeurs, dès lors que nos positions géographiques comme tout ce que nous entreprenons sont des éléments qu’ils peuvent facilement vérifier et diffuser publiquement.

A propos des passeurs et des accusations régulièrement portées contre SOS et MSF, Jean-Hervé Bradol a récemment publié une tribune qui renvoie sèchement la balle dans le camp des Etats, accusés d’être les vrais passeurs puisqu’à une telle échelle, rien ne serait possible sans leur concours…

On a effectivement affaire à une véritable industrie. En Libye, les migrants qui viennent d’Afrique et du Moyen-Orient se font essentiellement embaucher dans le secteur du bâtiment par des gens qui, dans le meilleur des cas, vont les payer, mais qui sinon leur promettent un accès au réseau des trafiquants, et ainsi le passage. Tout ça devant demeurer sous contrôle et se passer dans une certaine discrétion, ces gens s’appuient également sur des centres de détention dans lesquels ne sortent pas la nuit ceux-là qui travaillent le jour. L’intérêt est ainsi de pouvoir disposer d’une main d’oeuvre peu coûteuse et sous contrôle, comme de pouvoir relâcher la pression en « libérant » de temps en temps des migrants qui de cette façon gardent l’espoir d’un avenir moins sombre. A bord de l’Aquarius, les passagers nous ont raconté qu’ils avaient retrouvé sur le bateau certaines personnes avec lesquelles ils avaient travaillé sur des chantiers, mais qu’ils ne connaissaient pas la grande majorité des gens avec qui ils avaient embarqué. Il est donc évident qu’il existe un immense réseau de recruteurs de candidats à la migration et d’organisateurs de ces passages. Faire converger 130 personnes de divers horizons et d’endroits différents, la nuit, sur une plage, tout ça en totale discrétion : il faut quand même le faire. On a par ailleurs estimé entre 100 000 et 200 000 euros le chiffre d’affaires généré par un bateau en un seul passage. On imagine la manne financière que cela représente et le nombre de pattes qu’il faut graisser en Libye et ailleurs pour que tout cela fonctionne. Avec les radars et les techniques sophistiquées qui existent aujourd’hui, on peut aussi imaginer que les bateaux seraient facilement repérables après avoir quitté la côte, du moins si on le souhaitait. Tout cela me paraît donc difficile à réaliser sans l’aval au moins tacite des autorités. 

D’une certaine manière, une logique « commerciale » se joue aussi dans les eaux internationales. La loi maritime veut qu’un marin qui identifie une embarcation en difficulté doit la signaler au centre de coordination de la zone dans laquelle il se trouve : il appartient au centre de faire intervenir le bateau le plus proche qui est en général celui qui l’a vu en premier. S’il s’agit d’un pétrolier ou d’un porte-containers, le fait de dérouter ce type de navires sera une solution coûteuse pour les armateurs et pour les assureurs, d’autant plus dissuasive que le sauvetage d’une centaine de personnes ne s’improvise pas. De ce point de vue, on comprend mieux les raisons pour lesquelles la marine italienne se déploie dans la SAR Zone libyenne. Au-delà de l’instrumentalisation politique et du marchandage d’êtres humains que l’épisode de l’Aquarius met en lumière et que l’article de Jean-Hervé Bradol éclaire à son tour, les patrouilleurs militaires italiens répondent à des intérêts vitaux mais aussi commerciaux d’armateurs qu’il s’agit ici de défendre.  

Plus généralement et au-delà du cas spécifique de la traversée de la Méditerranée depuis la Libye, ce qu’il y a d’intéressant dans cet article, c’est qu’on voit traditionnellement le passeur comme un sujet isolé, une sorte d’artisan du transfrontalier… Non ! La logistique qu’impose un tel départ demande une coordination qui tient davantage de l’organisation professionnelle contrôlée que de l’artisanat. Le prix que doit payer chaque candidat à la migration se justifie par le nombre d’intervenants à rémunérer pour organiser les départs et obtenir un minimum de garanties. Et il est évident que les passeurs prennent aussi le visage des garde-côtes ou des douaniers qui, au gré de leurs relations avec les mafias et en fonction de ce que leur hiérarchie considère comme de leur propre intérêt, interceptent, marchandent, « accompagnent » ou même facilitent cette migration. Comment expliquer sinon que la prétention à combattre les « passeurs » soit depuis tant d’années sans effet ?

Revenons à l’Aquarius et à son périple. Une fois les 629 personnes à bord, comment réagissent-elles et comment faites-vous face à la situation ?

On tente de gérer tant bien que mal la présence d’autant de gens sur le pont. On respecte des procédures particulièrement strictes pour ne jamais les laisser seuls, rassurer les plus fragiles, veiller à ce que personne ne tombe à l’eau, vérifier qu’ils vont bien, nettoyer et gérer les déchets, etc. La nuit, on assure aussi des heures de quart, d’autant que la promiscuité engendre des tensions qui virent parfois à l’incident « sécu ». Dans ces moments-là, il est d’ailleurs frappant de constater qu’une quinzaine d’entre nous se rassemblent spontanément pour faire bloc et calmer les esprits, signe que nous vivons tous un peu sur les nerfs. 

Deux autres éléments m’ont marqué : d’abord le niveau de stress des passagers à l’idée de devoir retourner en Libye. Ils en ont une peur bleue. Ceux qui y ont séjourné longtemps nous disent qu’ils préfèreraient se jeter à l’eau plutôt que d’y être renvoyés, d’autant qu’il s’agirait là d’un aveu d’échec. C’est ensuite l’incroyable niveau de dénuement de ces 629 personnes. Elles ne possèdent strictement rien, si ce n’est quelques guenilles trempées qu’elles portent sur le dos et dont elles n’hésitent pas une seconde à se débarrasser une fois sur le bateau. A son degré le plus extrême, cette indigence participe de la hantise des migrants à l’idée de retourner en Libye, où ils seront à nouveau vulnérables et exposés aux pires exploitations de la part des trafiquants.

L’Aquarius était-il conçu et équipé en conséquence ?

Le bateau peut naviguer en sécurité avec 500 personnes à bord. Au-delà, de nouvelles procédures doivent être mises en place pour assurer la stabilité du bateau. Par ailleurs, on dispose de « kits » vêtements pour tout le monde : en arrivant sur l’Aquarius, l’état des leurs est tellement miteux que tout le monde se déshabille, et se retrouve nu sur le pont avant de revêtir une tenue qui me fait ironiquement penser à celle des bagnards : une veste de survêtement, un pantalon, des chaussettes, un slip et un t-shirt blanc. L’objectif, c’est de mettre du sec et du propre. L’intimité passe après, même si on s’arrange pour que les femmes se changent à l’abri du regard des hommes, comme au cours de la séance de douches qu’on organisera et qu’on proposera à tout le monde pendant le trajet vers Valence. 

Avec 629 personnes, notre autonomie alimentaire est aussi impactée. Le ravitaillement faisait donc partie des conditions à remplir pour accueillir les 400 personnes transférées par la marine italienne. A bord, la nourriture ressemblait toutefois davantage à des rations de survie qu’à des repas équilibrés. Il s’agit essentiellement d’une sorte de gâteau huileux très friable et à forte valeur calorique. Le problème, c’est qu’on fait des miettes, et quand 600 personnes font des miettes, on imagine facilement l’état du pont, dégueulasse et glissant comme une patinoire. Et ça colle aux chaussettes ! D’autant qu’ils ne portent pas de chaussures et qu’on n’en fournit pas dans les kits. 

Que se passe-t-il quand vous apprenez que vous êtes finalement autorisés à accoster en Espagne ?

L’ensemble des passagers restera sur le bateau jusqu’au mercredi matin 13 juin. On saura la veille au soir que nous sommes autorisés à débarquer les gens à Valence, une destination qu’on atteindra cinq jours plus tard. La marine italienne revient alors pour transborder 500 passagers de l’Aquarius vers l’Orione et le Dattilo. Logiquement, ce transfert prend toutefois du temps et exige qu’on puisse expliquer la situation aux gens, leur présenter les options et ce qui va se passer. On doit notamment veiller à ne pas séparer les couples ou les familles, essayer de tenir compte des affinités et des communautés. On doit aussi respecter le souhait de ceux qui veulent rester à bord ou quitter l’Aquarius. 

On a vécu là un moment difficile, avec des discussions particulièrement houleuses entre SOS, MSF et l’équipage, ce dernier souhaitant respecter les consignes du MRCC en transférant ces 500 personnes au plus vite. Moins exposée à la pression, notre équipe insistait en revanche pour qu’on prenne justement le temps de respecter le choix des gens avant de procéder à leur répartition entre les trois navires. De son côté, le commandant devait répondre au plus vite à l’ordre de transfert qui lui était donné, et les équipes de SOS résistaient tant bien que mal aux intimidations de la marine italienne qui, dans un canot piloté par des marins habillés comme des extra-terrestres pour se protéger d’hypothétiques maladies, encerclait l’Aquarius en ronds serrés, provoquant l’inquiétude parmi les 629 personnes à bord qui ne comprenaient pas ce qui se passait. La tension était d’autant plus vive que nous avions déjà vécu le survol du navire par un hélicoptère et la visite d’un bateau de journalistes au cours des journées précédentes. 

On nous accordera finalement deux heures pour organiser ce transfert et 130 personnes resteront à bord de l’Aquarius, essentiellement les familles, les femmes et les gens les plus vulnérables. Et nous voilà partis accompagnés de l’Orione et du Dattilo en direction de l’Espagne, dans des conditions météos qui se dégradent. Les gens sont malades. On leur donne un sac de survie, rien de plus qu’un grand sac poubelle orange, pour éviter qu’ils prennent froid. Les passagers vomissent, on voit même une femme donnant le sein d’un côté et vomissant de l’autre. Tout le monde s’accroche aux cordages disposés sur le pont pour se tenir et aller aux toilettes. Ce « gros temps » durera 48 heures au cours desquelles on continuera d’assurer les distributions de nourriture et le reste, comme on peut…

Comment êtes-vous accueillis à Valence ?

On a assisté à un dispositif d’accueil impressionnant, avec deux ou trois secouristes disponibles pour chaque naufragé, et participé à une conférence de presse dans une salle où nous attendaient plus de 500 journalistes. C’est là que j’ai réellement pris conscience de l’intérêt porté à cette histoire, mais avec parfois le sentiment d’une forme de distorsion entre la manière dont l’événement était représenté et celle dont on l’avait vécu. Quand on est sur le bateau, on bosse et on ne prend pas vraiment la mesure de ce qui se passe dans le monde extérieur, qui en retour peine à se représenter la vie sur le bateau. J’ai conservé par exemple l’article d’un journal qui nous présente comme des héros, et où rien n’est dit sur le parcours autrement plus périlleux des migrants eux-mêmes. A Valence où nous sommes restés trois ou quatre jours, un journal local mettait en avant tout ce que faisait la ville pour l’accueil des migrants. Le lendemain, le même journal publiait un article dans lequel on lisait que les premiers migrants sortis des centres d’accueil avaient passé leur journée à boire des cafés et à visiter la ville en taxi, comme s’ils avaient des moyens – et les moyens de ne rien faire. J’ai aussi éprouvé parfois le sentiment d’assister à une sorte de course à l’échalote dans l’éloquence. A l’arrivée, quelqu’un a déclaré par exemple qu’"on n’est pas vraiment un marin si on n’a pas navigué sur l’Aquarius pris dans une tempête et des creux de plusieurs mètres". Or, on n’a quand même pas traversé l’océan glacial arctique en plein hiver ! Et le fait d’assurer la sécurité de129 naufragés dans les conditions de gros temps qu’on a connues pendant deux jours n’était pas hors de portée. Nous ne nous serions d’ailleurs pas lancés dans cette traversée jusqu’à Valence avec 629 passagers. Un quotidien espagnol a aussi fait paraître un article avec une photo et un portrait de chacun des personnels d’équipage. Il y a donc une tendance à l’héroïsation dont on a conscience mais qui est parfois surprenante dans le fonctionnement de certains médias – dont on ne maîtrise pas forcément les codes –, et qui provoque en retour un sentiment d’imposture face à la réalité vécue par les migrants. Je ne voudrais toutefois pas jouer les donneurs de leçon. On sait qu’il existe une forme de réciprocités d’intérêts entre nous et la presse. Et la figure du héros que nous incarnons pour certains lecteurs est aussi un vecteur entre ces derniers et les différentes formes de sensibilisation ou de mobilisation. Doit-on le regretter ? En théorie peut-être, mais on ne vit pas en théorie. 

Quelles étaient tes relations avec les migrants à bord de l’Aquarius ? 

Sur le bateau, les relations sont de la même nature que celle qu’on peut entretenir avec les patients sur d’autres missions, à ceci près qu’il est difficile d’aborder les questions liées à leur trajectoire. La plupart d’entre eux ne connaissent évidemment pas MSF, et n’ont spontanément pas envie de se livrer, de peur de prendre ainsi le risque – même s'il est infondé – de compromettre leur candidature à l’exil par des maladresses de langage ou parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases. Quand on connaît leur histoire, on les comprend. Une autre différence réside dans le fait qu’on vit ensemble en permanence, et qu’un microcosme finit par se créer où chacun met la main à la pâte, pour aider, nettoyer, participer aux tâches les plus ingrates ou distribuer ce qui doit l’être. Les passagers étaient par ailleurs très demandeurs de contacts mails ou téléphoniques qu’on hésite parfois à leur donner jusqu’au moment où on se lie d’amitié avec quelqu’un. J’ai ainsi fait la connaissance d’un homme de 28 ans qui parlait très bien anglais, et accompagné de sa femme, enceinte. Quand il a débarqué de l’Aquarius il avait inscrit sur son t-shirt « In Spain we trust » : il connaissait bien le pouvoir de la communication. D’après ce qu’il m’a expliqué récemment au téléphone, quelques-uns sont arrivés récemment dans le nord, du côté de Lille, et une grosse majorité d’entre eux sont encore à Valence. Apparemment, ils ont bénéficié d’un aménagement qui leur permet de rester sur le territoire plus longtemps que dans le cas d’une demande de statut de réfugiés classique. Ils essaient donc de mettre toutes les chances de leur côté afin de rester en Europe. Cet ami veut par exemple poursuivre ses études d’économie, mais sa priorité étant de rester en Espagne, il sait aussi qu’il lui faudra d’abord trouver du travail. Pour commencer, il apprend déjà d’espagnol à travers des cours qui lui sont proposés par le gouvernement.

Y a-t-il des éléments ou des trajectoires qui t’ont particulièrement marqué ?

D’où qu’ils viennent – et il s’agissait là essentiellement de personnes originaires d’Afrique de l’Ouest, des environs de l’Erythrée ou du Soudan du Sud –, je retiens d’abord que c’est aussi dans les pays les plus proches de chez eux qu’ils sont rejetés et qu’on leur montre la sortie le plus vite possible. Après il y a souvent la traversée du désert, qui représente pour eux l’un des moments les plus durs, auquel ils ne s’attendaient pas. Ils se font littéralement dépouiller, on les fait monter à 25 dans un pick-up, et on leur dit de venir avec deux petits bidons de cinq litres d’eau, largement insuffisants pour tenir la distance à parcourir. Si la chose est à peine croyable, tous me disent que « si tu ne bois pas ton urine, tu meurs ». Au cours de cette expérience qui dure entre 7 et 10 jours, certains apercevront des corps à moitiés ensablés sur le bord de la route. Terrible choc. Et puis il y a l’arrivée en Libye, où ils veulent très vite rejoindre la côte et trouver un bateau, et où finalement ça s’éternise, avec cette industrie de l’exploitation qui existe, et avec ses tortures « préréglées » : trois semaines sans manger, brutalités, coup de téléphone à la famille, extorsion, sinon revente au circuit « Bâtiment et travaux publics », etc. Tout cela ronronne comme une petite mécanique bien huilée. Je me souviens ainsi d’un homme qui me raconte une histoire en plusieurs fois, au cours des deux séances de pansement d’une durée d’une heure chacune. D’habitude, on essaie de garder du recul par rapport à ce que les gens nous racontent, sachant qu’ils sont dans une logique qui doit leur permettre de sortir de l’enfer, notamment libyen. Mais son récit fourmille de détails. A la fin de cette histoire, je reste interdit et sans voix. L’histoire est rocambolesque, avec des évasions, des jours cachés dans le désert sans manger, le choc de la Libye où comme les autres il est constamment humilié, où il baisse la tête en permanence devant des gamins de 12 ans déjà armés et à la gâchette facile, où le départ de Kadhafi qui permet un accès plus facile à la drogue et à l’alcool, engendre aussi une recrudescence de provocations t’enjoignant de rester bien sagement dans ton coin et à l’écart. Alors je préviens une journaliste embarquée avec nous. L’homme lui répétera patiemment cette histoire, pendant deux heures et avec les mêmes détails, pas forcément avec les mêmes mots, ni avec les mêmes gestes, mais il s’agissait bien de la même histoire, de son histoire. Tout concordait.

Pour citer ce contenu :
Olivier Falhun, « Méditerranée : l'Aquarius dans l'aquarium », 13 septembre 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/mediterranee-laquarius-dans-laquarium

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