Une équation pour mesurer l’urgence ?
Jean-Sébastien Marx, Olivier Guillard & Elba Rahmouni
Médecin urgentiste au SAMU de Paris depuis 1994. Il est responsable de l’unité fonctionnelle de régulation adulte du SAMU de Paris et du SAMU zonal d’Île-de-France.
Pédiatre au SAMU de Paris depuis juin 2020. Olivier Guillard est également diplômé d’un master en science politique de développement et aide humanitaire. Au cours de son exercice professionnel, il a travaillé sur des postes hospitalo-universitaires en cardiologie pédiatrique et réanimation cardiaque pédiatrique (Hôpital Necker – Enfants malades et Hôpital Marie Lannelongue), à Médecins Sans Frontières et comme chargé de projet au Samusocial de Paris. Il développe des projets d’assistance technique au SAMU de Paris en partenariat avec la direction des relations internationales de l’AP-HP, la ville de Paris et le Samusocial de Paris. Par ailleurs, il s’engage en faveur de l’inclusion des sciences sociales dans la recherche sur la médecine d’urgence préhospitalière.
Chargée de diffusion au CRASH depuis avril 2018, Elba est diplômée d’un master recherche en histoire de la philosophie classique et d’un master professionnel en conseil éditorial et gestion des connaissances numériques. Lors de ses études, elle a travaillé sur des questions de philosophie morale et s’est intéressée notamment à la nécessité pratique et à l’interdiction morale, juridique et politique du mensonge chez Kant.
Quel est le contexte historique de la conceptualisation de l’urgence médicale ?
Miguel Martinez Almoyna : L’épidémie de poliomyélite après la Seconde Guerre mondiale est à l’origine de la création en mai 1956 de la première unité SMUR sur l’initiative du directeur de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris. Son développement est confié au docteur Maurice Cara, alors assistant d’anesthésie-réanimation et chargé de recherche au CNRS. Il s’agit, à l’époque, de transférer les patients nécessitant une ventilation mécanique d’un service conventionnel vers une unité spécialisée de soins intensifs Pour en savoir plus : Natali, J. (2011). Éloge de Maurice Cara (1917-2009) à l’Académie Nationale de Médecine. Consulté le 23.11.2022.
Avec l’essor de la médecine d’urgence hospitalière et préhospitalière au cours des années 1960-70Pour en savoir plus : Wanecq, C-A. (2018). Sauver, protéger et soigner : une histoire des secours d’urgence en France (années 1920 – années 1980) [Thèse de doctorat]. Paris : Science Po., les SMUR participent dorénavant à la prise en charge des accidentés de la route. La régulation doit alors s’adapter aux discours téléphoniques de témoins non médicaux (policiers ou secouristes puis grand public à partir de 1979)L’enjeu ici est de passer d’une sémiologie clinique en présentiel à une sémiologie linguistique à distance.. C’est l’un des objectifs de la création en 1990 du corps des Permanenciers auxiliaires de régulation médicale (PARM), actuels Assistants de régulation médicale (ARM), calqué sur le modèle des permanenciers d’Europ Assistance. Alors médecin au SAMU de Paris et maître de conférences, je coordonne leur apprentissage avec le service de formation médicale continue de l’université Paris-Descartes essentiellement composé d’enseignants-chercheurs issus des sciences humaines.
Rapidement ces derniers constatent les limites d’une telle formation, ils m’interrogent : « Comment voulez-vous faire un choix si vous n’avez pas de concepts ? » En effet, alors que les spécialités médicales historiques possédaient une terminologie et une classification propres, la jeune médecine d’urgence n’en possédait aucune. S’impose alors, parmi une longue liste d’instruments théoriques à définir et enseigner, la priorité de conceptualiser une notion centrale de la régulation : qu’est-ce que l’urgence ? En l’absence de réponses autres que des présupposés médicaux, un ergonome de l’université Paris-Descartes, François GondriDont nous n’avons malheureusement pas réussi à obtenir les coordonnées., vient observer le fonctionnement du SAMU de Paris.
Quelles sont ses conclusions ?
Progressivement il est établi une équation à quatre éléments permettant d’évaluer qualitativement une urgence. Le premier est la gravité de la situation, c’est-à-dire son caractère dangereux qui menace la vie ou laisse des séquelles permanentes. Le second critère est l’évaluation de la quantité de soins nécessaires, leur technicité et leur spécificité médicale. Le troisième correspond à la dérivée des deux premiers dans le temps : la vitesse d’irréversibilité des séquelles et le délai imparti pour bénéficier du traitement. Ainsi, un arrêt cardio-respiratoire récent se révèle être une urgence sur les trois critères et motive l’envoi d’un SMUR sans délai ; a contrario, certains cancers, bien qu’ils puissent entrainer la mort et nécessiter un traitement de haute technicité, ne relèvent pas d’une prise en charge urgente compte tenu de la faible vitesse d’évolution de la maladie.
Ces trois critères, médicaux et quantifiables, satisfont les quatre principes éthiques de la médecine d’urgence de la déclaration de Lisbonne du 7 décembre 1990 élaborée par le European Resucitation Council La seule citation retrouvée de cette déclaration de Lisbonne est issue de : Condé N. (2013). Création du SAMU-SMUR en République de Guinée [Mémoire de master]. La Défense : ESSEC. Consulté le 23.11.2022., eux-mêmes dérivés des principes de bioéthique du rapport Belmont Office for Human Research Protections. (1979). The Belmont Report. Ethical principles and guidelines for the protection of human subjects in research. Consulté le 23.11.2022.
Qu’est-ce que la valence sociale ?
Il s’agit d’un facteur extrêmement puissant, conscient ou non, capable de transformer une situation d’urgence nulle en une situation d’urgence maximale. La valence sociale est définie comme la pression imputable à l’impact psycho-social de la situation à laquelle le médecin régulateur fait face. Elle dépend, entre autres, du nombre et de la nature des impliqués, du lieu, des circonstances, de la présence des médias, de l’intérêt du médecin pour cette situation… Concernant ce dernier point, quelques exemples : un médecin à forte affinité personnelle pour le médicosocial régulera un appel pour un sans domicile fixe de manière différente d’un confrère moins intéressé ; l’ancien cardiologue devenu régulateur sera plus minutieux sur les appels concernant des cardiopathies ; l’universitaire travaillant sur la médecine d’urgence à l’école pourra porter une plus grande attention aux appels par les établissements d’enseignement, etc.
Mais la valence sociale n’est l’exclusivité ni du médecin régulateur ni plus généralement de l’habitus de la corporation médicale. Elle reflète la société dans son ensemble. Par exemple, dans nos sociétés occidentales, toute choses égales par ailleurs, l’accident grave d’un nourrisson n’a pas le même impact que celui d’une personne âgée dépendante. Plus généralement, nous pouvons l’observer dans nos choix individuels lors des interactions de la vie quotidienne. Sans parler du racisme et du « délit de sale gueule » qui en sont des caricatures, l’affirmation suivante est une façon simple de la mettre en évidence : « C’est ton fils ou ce n’est pas ton fils, tu réagis de manière différente. » Je peux vous donner un autre exemple : dans les centres de régulation des appels de secours en Amérique du Nord (911), la proximité d’une personnalité de notoriété publique serait un argument supplémentaire d’envoi de véhicules de secours indépendamment de la gravité de la situation. Cette possibilité peut s’expliquer par la crainte de la pression que pourrait exercer une personnalité médiatique en mettant en cause l’absence d’envoi de secours, ou également par la possibilité qu’un élu témoin de cette scène puisse soutenir les services de secours lors d’une discussion ultérieure les concernant dans les instances politiques.
Quelle place accorder à cette notion ?
Une classification des urgences peut être construite à partir du produit : gravité x soins nécessaires x valence sociale rapportés au temps. Cette équation fonctionne autant pour l’urgence classique que dans le cadre d’une situation sanitaire exceptionnelle. Cependant, il n’existe pas de définition précise de la notion de valence sociale en régulation médicale. Des travaux de recherche en sociologie et psychologie des masses sont donc essentiels pour en éviter les dérives possibles et des médecins doivent s’y associer pour apporter leur expérience.
Quelle que soit notre opinion à son sujet, ignorer la valence sociale représente un biais cognitif dans toute prise de décision. Opposer la valence sociale à la justice sociale revient à avoir une vision erronée de l’égalité et de l’éthique du tri. Il me paraît urgent d’affirmer son existence et de mieux la définir pour deux raisons : son enseignement et son intégration dans les nouvelles technologies. En effet, à l’aune du contexte historique de la création de cette équation, celle-ci doit être enseignée non seulement dans les Centres de formation des auxiliaires de régulation médicale (CFARM) mais également à l’école au nom de la démocratie sanitaire : c’est le rôle des professeurs des écoles d’apprendre ce qu’est l’urgence. D’autre part, l’utilisation de l’intelligence artificielle en régulation médicale semble inéluctable ; l’urgence doit être une nouvelle fois pensée. L’étude des conversations téléphoniques avec des tiers non médicaux doit être développéeUn exemple de travail allant dans ce sens : Robert, L. (2022). Détermination interactionnelle de l’urgence et processus d’innovation en régulation médicale téléphonique au SAMU [Thèse de doctorat]. Montpellier : Université Paul Valéry.. Ainsi, à partir de certains mots ou associations de mots, on devra être capable de mesurer le degré d’urgence et donc la gravité, la technicité des soins nécessaires, le délai avant l’irréversibilité sans soins et la valence sociale afin de décider l’envoi de secours adaptés.
Pour citer ce contenu :
Jean-Sébastien Marx, Olivier Guillard, Elba Rahmouni, « Une équation pour mesurer l’urgence ? », 8 décembre 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/une-equation-pour-mesurer-lurgence
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.
ContribuerEn situation de catastrophe : s’orienter, trier et agir
03/04/2020 Jean-Hervé BradolLe 12 janvier 2010, un séisme de forte magnitude entraîna l’effondrement de nombreux édifices dans l’agglomération de Port au Prince, Haïti. Les chutes de blocs de béton provoquèrent des dizaines de milliers de morts et de blessés. Les répliques sismiques, les prévisions de certains sismologues et les rumeurs publiques alimentaient la crainte de la répétition du cataclysme. La maison, l’école, l’église, l’hôpital, les locaux professionnels, tous ces lieux qui abritaient les habitants de la capitale et leurs principales activités étaient devenus des pièges mortels et une menace permanente.
Mortalité : révisons les seuils d’alerte
25/06/2018 Fabrice WeissmanLe taux brut de mortalité (TBR) est l’un des indicateurs les plus couramment utilisés à MSF et dans le milieu humanitaire pour évaluer le degré de gravité d’une crise sanitaire au sein d’une population donnée. Il est communément admis qu’un taux supérieur ou égal à un mort pour dix mille personnes et par jour caractérise une situation d’urgence nécessitant une réponse immédiate. Or l’usage du « seuil d’urgence standard de 1/10 000/jour » est très discutable : il contrevient aux recommandations que se sont données les organisations humanitaires et ne tient pas compte de la baisse de la mortalité observée dans l’ensemble du monde au cours des 30 dernières années.
A lire : Le triage et ses modes d’existence
27/05/2021 Elba RahmouniA l’aune des débats en France autour de la saturation des services de réanimation et des mesures de confinement lors de la pandémie de la Covid-19, Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert (comité scientifique du CRASH) et Pierre-André Juven explorent la notion de triage dans un article intitulé « Le triage et ses modes d’existence : ce que la priorisation des soins révèle », récemment publié sur AOC. Ce court article passionnant permet de comprendre que si le triage clinique n’est en aucun cas une exception, c’est dans son articulation au triage systémique, à la fois politique et économique, qu’apparaît toute la profondeur et la difficulté de cette pratique. Cet article constitue également une très bonne introduction à l’ouvrage des mêmes auteurs Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, paru cette année aux éditions de La Découverte.
Période
Newsletter
Abonnez-vous à notre newsletter afin de rester informé des publications du CRASH.
Un auteur vous intéresse en particulier ? Inscrivez-vous à nos alertes emails.
Ajouter un commentaire