Mortalité : révisons les seuils d’alerte
Fabrice Weissman
Le taux brut de mortalité (TBR) est l’un des indicateurs les plus couramment utilisés à MSF et dans le milieu humanitaire pour évaluer le degré de gravité d’une crise sanitaire au sein d’une population donnéeGénéralement exprimé en « nombre de morts par 10 000 et par jour », le TBR est calculé soit à l’aide d’enquête de mortalité rétrospective portant sur l’état de santé passé ou récent d’une population, soit par le biais de système de surveillance mesurant en temps réel l’évolution de la mortalité au sein d’une population donnée.. Il est communément admis qu’un taux supérieur ou égal à un mort pour dix mille personnes et par jour caractérise une situation d’urgence nécessitant une réponse immédiate. Or l’usage du « seuil d’urgence standard de 1/10 000/jour » est très discutable : il contrevient aux recommandations que se sont données les organisations humanitaires et ne tient pas compte de la baisse de la mortalité observée dans l’ensemble du monde au cours des 30 dernières années.
Le manuel SPHERE The SPHERE Project: Humanitarian Charter and Minimum Standards in Disaster Response (qui fixe les standards minimaux d’intervention des acteurs humanitaires), ainsi que le manuel d’urgence du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), Handbook for Emergencies, Third Editionconsidèrent en effet que le seuil d’urgence est franchi lorsque la mortalité au sein d’une population est deux fois supérieure à sa mortalité « normale ». Pour le HCR, la normale correspond à la mortalité du pays d’origine ou du pays d’accueil des personnes déplacées. Pour SPHERE, la normale correspond à la mortalité « avant le désastre ». C'est seulement en l’absence de données suffisamment fiables sur la mortalité normale de la population considérée, que le HCR et SPHERE recommandent d’utiliser comme référence les moyennes nationales pour l’Afrique subsaharienne, l’Europe ou d’autres régions du monde et de s’assurer « qu’au minimum le taux brut de mortalité reste sous le 1/10000/jour »“A doubling or more of the baseline CMR indicates a significant public health emergency, requiring immediate response.” When the baseline rate is unknown or of doubtful validity, agencies should aim to maintain the CMR at least below 1.0/10,000/day.” SPHERE, p. 310..
Le choix de la valeur de référence a des conséquences très concrètes sur la façon dont les professionnels de l’aide apprécient la gravité d’une situation. Utilisant « le seuil d’urgence standard de 1 mort/10 000/jour », les épidémiologistes de MSF, par exemple, avaient estimé au premier semestre 2015 que la situation globale des habitants et des personnes déplacées dans la ville de Maiduguri au nord-est du Nigéria n’était pas catastrophique, en dépit de l’arrivée en ville de plus d’un million de paysans fuyant les exactions de Boko Haram et de l’armée nigériane. L’enquête de mortalité rétrospective qu’ils venaient de conduire dans les faubourgs de Maiduguri avait en effet estimé le taux de mortalité de la population résidente à 0,19/10 000/jour et celui de la population déplacée de 0,41/10 000/jour, soit des valeurs « inférieures aux seuils d’urgence de 1/10 000/jour défini pour les pays en voie de développement d’Afrique subsaharienneEPICENTRE, Médecins Sans Frontières, Retrospective Mortality Survey and Rapid Nutritional Assessment of Displaced Persons living in the Jere LGA, Maiduguri, Borno State, Nigeria, Paris, July 2015. ». Ces résultats, jugés rassurants, avaient été utilisés par le siège pour justifier une réduction d’activité à partir de décembre 2015.
Cette orientation était contestée par les équipes de terrain qui considéraient, sur la base de leur activités et de leurs observations, que la situation des déplacés était toujours critique. De fait, en appliquant la définition du seuil d’urgence retenue par SPHERE ou le HCR, il aurait été possible de conclure que les taux de mortalité enregistrés parmi les personnes déplacées étaient au-dessus des seuils d’urgence, puisque deux fois supérieurs à ceux des personnes résidentes – respectivement 0,41/10 000/jour (0,35-0,48) et 0,19/10 000/jour (0,15-0,24). En ce sens, les équipes de terrain avaient des raisons de contester l’interprétation rassurante des résultats de l’enquête de mortalité, selon laquelle il était normal que les habitants du Borno déplacés à Maiduguri meurent deux fois plus que leurs voisins résidents.
Le recours à la valeur seuil de 1/10 000/jour est d’autant plus discutable que ce standard a été fixé il y a plus de trente ans. Il correspond au taux brut de mortalité retenu en 1985 par le département d’État américain pour décréter une situation d’urgence sanitaire dans un camp de réfugiésBureau for Refugee Programs. Assessment Manual for Refugee Emergencies. Washington, DC: US Dept of State; 1985. Ce seuil a été entériné par le CDC en 1992Famine-Affected, Refugee, and Displaced Populations: Recommendations for Public Health Issues (supervised by Mike J. Toole, M.D., DTM&H) MMWR 1992; 41(No. RR-13). Collaborateur d’Epicentre, Mike Toole est également co-fondateur de MSF Australie.sur la base de l’hypothèse suivante : « dans de nombreux pays d’Afrique, le taux brut de mortalité (calculé à partir des données de mortalité annuelles publiées) est approximativement de 0,5/10 000/jour hors urgence. En général, les professionnels de santé doivent s’inquiéter très sérieusement lorsque le taux de mortalité au sein d’une population déplacée dépasse 1/10 000/jour ». Ainsi, le seuil de 1/10 000/jour correspond au double de la mortalité moyenne enregistrée en Afrique au milieu des années 1980.
Depuis lors, la mortalité moyenne en Afrique subsaharienne a été divisée par deux (de 0,45 à 0,25/10 000/jour selon la Banque mondialeLes données de mortalité compilées par la Banque mondiale sont sensiblement inférieures à celles de l’UNICEF. Nous ne connaissons pas l’origine de ces divergences.) alors que la mortalité moyenne à l’échelle du globe a diminué dans des proportions importantes pour atteindre 0,21/10 000/jour (cf. graphique). En continuant d’utiliser le seuil de 1/10 000/jour fixé il y a plus de 30 ans, les professionnels de l’aide signifient en pratique qu’il n’y a pas d’urgence à mobiliser des secours humanitaires tant qu’une population affectée par un désastre ne connaît pas un taux de mortalité quatre fois supérieur à la moyenne actuelle des pays africains et cinq fois supérieur à la moyenne mondiale.
Le choix des valeurs seuils qualifiant les situations d’urgence est hautement politique puisqu’il détermine le niveau à partir duquel on juge un nombre de morts excessif au point de justifier la mobilisation de moyens exceptionnels. Force est de constater qu’en utilisant de manière quasi-systématique le seuil de 1/10 000/jour comme étalon-or de la mortalité acceptable, le milieu de l’aide soutient une politique de secours contraire à ses propres recommandations et rétrograde.
Il est probable que les travailleurs humanitaires comme les responsables politiques aient besoin d’un repère universel, d’un « gold standard » utilisable à l’échelle du globe ne serait-ce que pour apprécier la gravité des situations les unes par rapport aux autres. Ce seuil d’urgence global devrait en toute logique correspondre au double de la normale au sens statistique du terme, c’est-à-dire au double de la mortalité moyenne mondiale. Et puisqu’il faut une valeur facilement mémorisable, pourquoi ne pas arrondir le seuil d’urgence global à 0,5/10 000/jour – soit la moitié de sa valeur actuelle ? Quoi qu’il en soit, la redéfinition d’un seuil d’urgence global ne doit pas faire obstacle à l’usage de seuils d’urgence locaux propres à chaque contexte, comme l’y invitent les recommandations officielles des manuels de l’aide.
Merci à Matthew Coldiron (Epicentre) qui a commenté les premières versions de ce texte et aidé à affiner le propos. Cet article n’engage que son auteur.
Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Mortalité : révisons les seuils d’alerte », 25 juin 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/mortalite-revisons-les-seuils-dalerte
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