Covid-19 : les réactions de sociologues confinés
Marc Le Pape
En France, à partir du mois de mars, de nombreux sociologues interviennent régulièrement dans les médias. Partant de ce constat, Marc Le Pape a analysé 37 articles rédigés durant la période du confinement, portant sur la pandémie de Covid-19.
Des sociologues devenant SHS-urgentistesSHS : Sciences Humaines et Sociales, dont la sociologie fait partie., cela s’est passé à partir de mars 2020, en France. J’ai donc analysé 37 articles qu’ils ont rédigés durant la période du confinement et qui portent sur la pandémie de la Covid-19Sur ces 37 articles, cinq traitent de la Chine, un de l’Inde, deux des États-Unis. Ils seront mis en valeur dans un blog futur.. Nombre de ces chercheurs avaient, avant mars 2020, mené des enquêtes sur le système hospitalier, les services de réanimation, l’accès aux urgences, l’administration de la santé publique (Agence Régionale de Santé, Santé publique France), les dispositifs de réponse aux urgences sanitaires, les conséquences néfastes des « réformes néo-managériales de ces dernières années » (Thomas Denise, Jérémy Geeraert, Déborah Ridel, « Les soignants des urgences “des pros pas des héros” », 25 mars). Dans la plupart des articles publiés à partir de mars, les auteurs prennent appui sur ces recherches pour commenter ou analyser l’événement épidémique.
Diversité des interrogations
Les textes des sociologues constituent un ensemble disparate d’interrogations exprimées à chaud et non après coup. Cette diversité tient pour une part aux spécialisations professionnelles : au fait d’être sociologues des organisations (Bergeron, Borraz, Castel, Dedieu, AOC, 2204 et 0306)2204 signifie 22 avril 2020. Les dates de publication sont indiquées dans l’ordre jour/ mois et toutes sont de l’année 2020., des systèmes hospitaliers, en particulier des urgences et des services de réanimation (Thomas Denise, Geeraert, Ridel, AOC, 2503, Thomas Denise, AOC, 0105), des connaissances médicales (Marichalar, Vie des idées, 2503, Amélie Petit, AOC, 0804), des politiques publiques (gestion des crises, des situations d’urgence, Borraz et Bergeron, AOC, 3103 et 0306), des rapports sociaux de classe et des stigmatisations de quartiers et milieux populaires (Epstein et Kirszbaum, AOC,1504, Latour, 0206), ou enfin d’être analystes des modèles mathématiques qui ont servi à prédire (ou prévoir) la dynamique de l’épidémie (Gianluca Manzo, Vie des idées, 2104, Emmanuel Lazega, Vie des idées, 0106), d’être socio-historien de la quantification (Emmanuel Didier, AOC, 1604). En résumé, les lecteurs se trouvent confrontés à de multiples manières de réagir en sociologue (confiné) à la situation de pandémie.
Le corpus
Les textes analysés proviennent de trois sites. Sur le site AOC, la première intervention traitant de la Covid-19 et signée par une sociologue date du 17 mars (Justine Rochot, « Le virus et la Nation – regard historique sur la santé publique chinoise en temps de Covid-19 ») ; mon relevé sur AOC n’est pas sélectif mais sériel« Sériel » signifie étude complète de la série des documents signés, en l’occurrence, de sociologues et relevés sur un site entre deux dates, à condition qu’ils traitent de la Covid-19. Autrement dit les textes ne sont pas sélectionnés en fonction de jugements de valeur.(ou exhaustif) jusqu’au 3 juin 2020, il porte sur 28 articlesMon dépouillement du site AOC débute le 1er janvier 2020, je me suis, par engagement professionnel, concentré sur les signataires sociologues, mais il reste que plusieurs anthropologues et historiens ont publié sur le site AOC avant et après l’article de Justine Rochot, et à propos de la Covid-19. Une étude comparative pourrait être tentée traitant des recours à l’anthropologie et la sociologie sur d’autres terrains que la France. https://aoc.media/ ; https://aoc.media/a-propos-de-aoc/. Selon la même méthode non-sélective, sept articles proviennent du dossier « Les visages de la pandémie », La Vie des idées (ils paraissent entre le 25 mars et le premier juin 2020) ; enfin deux textes de sociologues furent, durant la pandémie, publiés par la Fondation Collège de France (Pierre-Michel Menger, Didier Fassin, dossier « Face à la pandémie »). J’interromps mon enquête lorsque débute la phase 2 du déconfinement, le 3 juin. Les interventions de sociologues dans l’espace public à partir du 3 juin et jusqu’au 11 juillet (fin partielle de l’état d’urgence sanitaire en France), en période de déconfinement, diffèreront-elles de celles adoptées auparavant ? Une « page nouvelle » fut promise par E. Macron le 14 juin : dans un blog futur j’enquêterai sur les pages nouvelles de sociologues à partir du 3 juin.
Méthodologies de la sociologie confinée
Les méthodes adoptées sont de plusieurs types : examen de documents médicaux (articles scientifiques, déclarations), enquête par questionnaires, analyse des options, discours, décisions politiques, ainsi que des débats et controverses publiques.
Soit d’abord la méthode consistant en la publication de connaissances factuelles, fondées sur des documents médicaux ; ainsi Pascal Marichalar, le 25 mars, a traité d’une interrogation fréquemment publicisée par les médias généralistes : quand l’émergence de la pandémie a-t-elle été détectée puis déclarée ? La méthode de Marichalar ne consiste pas à sélectionner des sources pour justifier une posture critique, une dénonciation ; ses sources sont limitées, publiques donc vérifiables : une série d’articles parus dans Science du 3 janvier au 2 mars 2020 et les déclarations de l’OMS depuis fin décembre 2019 jusqu’au 28 février. Marichalar adopte une démarche sérielle, distanciée, définie à partir d’une question de recherche : depuis quand les réponses à la pandémie ont pu être définies en connaissance de cause ? Peu nombreux sont les auteurs qui, dans les interventions que j’étudie, font référence à des revues médicales, à la chronologie des articles consacrés au traitement du covid-19 ; quelques références apparaissent à propos des controverses sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine. La démarche d’enquête chronologique adoptée par P. Marichalar est rare. Une seconde exception, l’article de Gianluca Manzo (« Les réseaux sociaux dans la lutte contre le Covid-19 », La Vie des idées, 21 avril) ; il publie une chronologie des prévisions fondées sur des modèles mathématiques et de leur prise en compte (ou pas) par les décideurs politiques entre le 12 et le 23 mars.
Autre méthode distanciée : le questionnaire. Par exemple, celui diffusé sur internet auprès de parents d’élèves confinés (« fin mai, plus de 30000 réponses ont déjà été recueillies », Romain Delès, AOC, 28 mai). L’analyse des données permet d’appuyer la critique d’un préjugé répandu selon lequel les enfants des classes populaires seraient moins suivis, moins accompagnés par leurs parents que ceux des milieux aisés et des enseignants. Le recours à cette méthode est rare dans les sources que je commente. Cependant, au cours de la pandémie, plusieurs enquêtes de sciences sociales par questionnaires ont été conduites en France auprès d’une population importante. Il s’agit des enquêtes effectuées par l’INSEE, l’INED, l’IRD, l’Institut Pasteur, par des groupes de chercheurs du CNRS, de l’INSERM, de plusieurs Universités et Écoles (ENS, Ehess, EHESP…)Écoles normales supérieures, École des hautes études en sciences sociales, École des hautes études en santé publique.. Les auteurs des articles que j’étudie écrivaient avant que ne paraissent les résultats de ces enquêtes.
Enfin, troisième type de démarche adopté par nombre d’auteurs : analyser les justifications et les décisions des autorités de santé publique ainsi que leurs appels à des experts scientifiques. Comme je l’ai déjà indiqué, les réflexions sur la gouvernance au temps de la pandémie associent l’étude du présent à des enquêtes sociologiques conduites auparavant dans les hôpitaux et dans les administrations en particulier dans les structures de la gestion des crises sanitaires (Olivier Borraz, Henri Bergeron, « Covid-19 : impréparation et crise de l’État », AOC, 31 mars).
D’autres méthodologies d’enquête étaient-elles praticables en période de confinement ? Sans doute, comme, par exemple, celle de décrire le vécu personnel de la pandémie, en particulier durant le confinement généralisé. Dans le corpus que j’étudie ce type d’approche est peu adopté : peu de récit de soi-sociologue (à la différence des multiple témoignages publiés par des médias, traités par des livres). Cependant, dans leur démarche d’analyse, plusieurs auteurs insèrent de brèves remarques personnelles. C’est le cas d’Emmanuel Didier (« Politique du nombre de morts » AOC, 16 avril) ; il réagit aux chiffres égrenés tous les soirs : des « décomptes quotidiens, et glaçants, du nombre de morts et de personnes infectées » ; « ces chiffres ont la propriété de nous faire peur ». « Restriction des libertés publiques, malades, décès de proches, nous sommes tous affectés, plus ou moins violemment, par cette crise. »
Bruno Latour intervient sur sa manière d’être affecté par deux mois de confinement; cette expérience provoque en lui « une découverte incroyable » : « Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause », d’où une inquiétude sur l’après-crise : « La dernière chose à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. » (« Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars)
Sociologie et critique politique
Quelques sociologues adoptent des positions normatives, formulent des prescriptions.
Elles sont liées à leurs spécialisations et expériences d’enquête. Les auteurs prescriptifs proviennent en particulier du Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po)Cette unité de recherche a été fondée au début des années 1960 par Michel Crozier. https://www.sciencespo.fr/cso-50ans/fr/content/le-cso-dhier-aujourdhui.html: Borraz et Bergeron (AOC, 3103), Bergeron, Borraz, Castel, Dedieu (AOC, 0306). Ces derniers apportent des précisions sur la profusion d’organismes de gestion des crises existant avant la Covid-19 à l’intérieur du système français de santé publique ; néanmoins de nouveaux organismes et comités d’experts furent créés à partir de mars 2020 : les sociologues des organisations mettent en lumière cette dimension du pouvoir d’État, qui manifeste la volonté de renforcer la parole gouvernementale, de la légitimer par l’autorité d’experts. Il reste, comme l’observe Pierre-Michel Menger, que « l’expertise produit la confiance et son contraire » (« Forces et fragilités de la confiance en contexte critique de pandémie », 10 avril). Moins distancié, Emmanuel Didier souligne l’un des effets des paroles d’experts d’État : les chiffres communiqués chaque jour « servent à nous faire penser que le nombre de morts augmente, et nous laissent sentir que nous pourrions bien, personnellement, être l’un de ces morts recensés. Ils font planer la mort dans nos foyers. Ils nous incitent ainsi, bien entendu, à respecter les consignes gouvernementales. » (16 avril).
Nombre des auteurs adoptent des démarches critiques qu’ils appuient sur leur examen de politiques et de situations hospitalières observables avant mars 2020. Il s’agit pour eux de rendre visibles des effets sur le système de santé des politiques conduites depuis les vingt années qui précèdent l’épidémie. Les critiques diffèrent en intensité mais convergent et dénoncent : « les conditions de travail de plus en plus dures résultant des réformes néo-managériales de ces dernières années : manque de moyens, sous-effectif chronique, augmentation des cadences, etc. », « la nouvelle gouvernance hospitalière (multiplication des procédures, paiement à la performance, évaluation des pratiques, benchmark, audits, etc.) », « l’idéologie néolibérale », « des pratiques de sélection sociale» » en particulier dans « l’accès aux soins de spécialité », « la croisade anti-précautionniste » (observable depuis le milieu des années 1970Le biophysicien et médecin cancérologue Maurice Tubiana fut un puissant promoteur de cette croisade. Son action anti-précautionniste est relatée dans l’ouvrage du sociologue Sylvain Laurens, Militer pour la science, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019. Voir aussi Michel Callon et Pierre Lascoumes, « Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution », AOC, 27 mars.). Le sort des personnes âgées dans les EHPAD et dans les services de réanimation (où leur accès a été restreint) constitue un scandale que Sylvie Morel relie à la politique restrictive imposée aux hôpitaux avant la pandémie, à « la casse du siècle »Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir, 2019.(« Principes médicaux ou critères économiques : quand le système de soins choisit ses morts », 19 mai). Ce drame des EHPAD a été publicisé dans les journaux, des témoignages de soignants ont été publiés, des enquêtes paraîtront, des plaintes ont été déposées.
Les critiques politiques sont associées à la mise en œuvre de notions élaborées et légitimées dans le champ scientifique des sciences sociales, il n’est pas indifférent de le rappeler. Voici quelques-unes de ces notions : division du travail, répertoires d’action (Denise, Geeraert, Ridel, AOC, 25 mars), normes, dispositifs (Borraz, Bergeron, AOC, 31 mars), hiérarchie de crédibilité, scepticisme organisé, affiliations affinitaires (Menger, Collège de France, 8 avril), tensions épistémiques (Amélie Petit, AOC, 8 avril), panique morale (Epstein et Kirszbaum, AOC, 15 avril), vulnérabilité, inégalité, discrimination (D. Fassin, 17 avril), réseaux d’interactions, données d’interactions (Gianluca Manzo, Vie des idées, 21 avril et Emmanuel Lazega, La Vie des idées, 1 juin), rapports de classe (Latour, AOC, 2 juin). Cette diversité de concepts est caractéristique du champ des sciences sociales. Elle n’est pas, dans tous les cas, le signe de divergences, mais elle peut cependant être liée aux débats internes à la sociologie, par exemple aux discussions sur l’analyse des déterminismes de la diffusion de la Covid-19 et de ses effets sociaux. Un futur blog explicitera la valeur pratique des concepts qu’ont utilisés les sociologues dans les textes que je viens d’étudier. Ce sont des outils analytiques utiles à la compréhension de situations d’urgence, par exemple celles où travaillent les secouristes MSF.
11 juillet 2020 (fin partielle de l’état d’urgence sanitaire)
Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Covid-19 : les réactions de sociologues confinés », 22 juillet 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/covid-19-les-reactions-de-sociologues-confines
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