Niger-2018
Entretien

Un regard d’épidémiologiste sur la crise du Covid-19 Partie 1

Emmanuel
Baron

Médecin généraliste diplômé de l’Université de Nantes, Emmanuel Baron s’est engagé avec Médecins Sans Frontières de nombreuses années sur le terrain et au siège. Formé à l’épidémiologie à Londres, il a rejoint Epicentre comme directeur en 2008.

Elba Rahmouni
Elba
Rahmouni

Chargée de diffusion au CRASH depuis avril 2018, Elba est diplômée d’un master recherche en histoire de la philosophie classique et d’un master professionnel en conseil éditorial et gestion des connaissances numériques. Lors de ses études, elle a travaillé sur des questions de philosophie morale et s’est intéressée notamment à la nécessité pratique et à l’interdiction morale, juridique et politique du mensonge chez Kant.  

Situation de crise, stratégies de réponses, hydroxychloroquine, épidémiologie d’intervention, état de la recherche scientifique en Afrique : un entretien en deux parties avec Emmanuel Baron, directeur d’Epicentre le centre de recherche et d’épidémiologie de Médecins Sans Frontières, réalisé par Elba Rahmouni.

La seconde partie de l'entretien est disponible ici.
 

Une situation de crise et des stratégies de réponse

Avant de commencer cet entretien, je voudrais apporter une précision d’ordre méthodologique afin  d’éviter tout malentendu. Nous avons affaire à un événement inconnu et proprement hors normes par son intensité et son échelle planétaire. A ce stade de la pandémie, l’analyse critique est nécessaire, ne serait-ce que pour rectifier les stratégies de lutte en cours lorsqu’elles sont déficientes. Toutefois, il faut se garder de ce que j’appelle "la critique facile", faite de reconstructions a posteriori ou de croyances, alors que nous savons les incertitudes nombreuses qui persistent autour du Covid-19. Dans cette interview, j’entends partager certaines réflexions qui s’appuient sur mon expérience au sein de Médecins Sans Frontières et d’Epicentre, plutôt que de juger l’action des gouvernements qui ont à gérer l’épidémie dans toutes ses composantes et au niveau national.

Cela étant dit, en France, les gouvernements successifs ont fait des choix qui n’ont pas pris en compte la possibilité de survenue de ce genre de situation. Le stock de masques, l’évolution de l’hôpital public au sein de l’appareil sanitaire, l’importance de la prévention, l’environnement de la recherche et du développement des médicaments et des vaccins, etc. témoignent d’une déficience structurelle dont les effets se sont faits rapidement ressentir. Quand l’épidémie est arrivée, le corps médical, le corps politique et le corps social n’ont pas considéré la situation avec attention. En cela, nous n’étions également pas prêts "dans les esprits". Ce qui est propre à toute catastrophe. 

Quelle est actuellement la situation sanitaire française ?

Nous avons atteint, en France, près de 7 000 personnes en réanimation alors que les capacités standard sont dans notre pays autour de 5 000, toutes causes confondues (les grippes sévères, les polytraumatisés, les chocs septiques, les problèmes neurologiques, etc.). Les personnels des hôpitaux se sont mobilisés et ont montré une grande capacité d’adaptation. Par le confinement de la population, les autorités ont cherché à fermer le robinet du flux des patients. Mais elles l’ont fait au détriment d’autres composantes (telles que les conséquences sanitaires et sociales du confinement) et elles ont mis de côté la part extrahospitalière de la réponse. Beaucoup de corps de métier n’ont ainsi pas eu les moyens de se protéger, y compris les médecins de ville, et la situation a été tragique dans les Ehpad.Voir l'article de Jean-Hervé Bradol à ce sujet : Tout s’est passé comme si on avait d’abord répondu à un afflux de cas plutôt que de répondre à une épidémie dans ses diverses composantes.

Au sujet du confinement, je voudrais dire que les personnes confinées ont été des acteurs de la réponse au même titre que les soignants, les livreurs, les éboueurs, les caissiers, etc. Soulignons que la situation a été terriblement difficile et l’effort quotidien immense. Je pense, par exemple, aux parents d’enfants difficiles, aux enfants de parents difficiles. Et, plus généralement, à toutes les vulnérabilités et violences intrafamiliales.   

Que penser de l’alternative « immunité collective versus confinement » ?

Par définition, le confinement ne favorise pas le développement d’une immunité collective puisqu’il vise à réduire le nombre de cas. L’acquisition d’une immunité collective est un objectif incertain car les immunologistes manquent encore de recul pour estimer la nature et la durée d’une éventuelle protection individuelle. 

Si l’épidémie revient à son niveau de début mars, le président va-t-il prendre à nouveau la décision de confiner la population ? 

Notons, tout d’abord, qu’il s’agirait d’une situation "désespérante", où n’auraient pas fonctionné les gestes barrières tels que le lavage fréquent des mains, le port du masque, la limitation des transports, l’interdiction des grands rassemblements ainsi que les stratégies de suivi et d’isolement des cas. 

Plus qu’une question médicale (décider qui soigner et comment), il s’agit d’un choix de société. Le confinement est une stratégie de distanciation sociale extrême. Si elle est mécaniquement efficace pour faire baisser la transmission du virus, son coût social et économique est immense. Or, les autorités ont omis de communiquer, en France, sur l’ensemble des conséquences économiques et sociales de la décision prise de confiner. Cela a été assumé par le « quoi qu’il en coûte » du chef de l’Etat, lors de son allocution du jeudi 12 mars 2020. Cela peut s’expliquer par l’urgence de la situation. Néanmoins, aujourd’hui, alors que beaucoup de questions et d’éléments de réponses ont émergé sur les conséquences d’une telle mesure, il devrait être possible d’avoir un véritable débat public à ce sujet. 

Quels sont les différents types de tests ?

On distingue deux types de tests : le test de diagnostic par PCR qui dit si une personne est infectée. Même lorsqu’ils sont bien réalisés, les tests PCR ont 70 à 80% de sensibilité, c’est-à-dire qu’il y a 20 à 30% de faux négatifs. L’autre type de test est le test sérologique qui permet de savoir si une personne a été infectée et a produit des anticorps. 

Dans le cadre d’études épidémiologiques, le test sérologique a un intérêt pour connaître le niveau d’infection dans la population. Il pourrait par exemple, au niveau collectif, permettre de connaître la part d’infections peu ou pas symptomatiques et, au niveau individuel, permettre d’autoriser les personnes déjà infectées à circuler plus librement, en s’appuyant sur l’hypothèse qu’elles ont développé une immunité au moins temporaire contre le virus. 

Le gouvernement français a-t-il tardé à utiliser les tests de diagnostic ?

En France, nous étions dans l’incapacité de réaliser des tests à large échelle. Sur ce point, le gouvernement a manqué de clarté et a dû orienter sa réponse en conséquence.

Ceci étant, en début d’entretien, je parlais de reconstruction a posteriori. Il ne faudrait pas oublier que jusqu’au 25 février, personne n’avait conscience que le virus circulait en dehors des clusters identifiés ; j’ai du mal à croire que nous aurions tous été d’accord pour nous présenter chez le médecin et réaliser un test diagnostique devant un banal syndrome infectieux, forme la plus fréquente de la maladie. 

Quelle place occupent actuellement les tests de diagnostic dans la réponse ?

Aujourd’hui, pour réduire la transmission et la circulation du virus, le gouvernement tente une nouvelle stratégie dont les tests forment la pierre angulaire. L’objectif est de tester les cas suspects pour ensuite les isoler, possiblement dans des hôtels. A cette occasion on pourra informer les patients et leurs proches, informer et suivre les contacts. C’est aussi un moyen d'entrer en contact avec les patients et pas seulement dans une optique médicale. Cette approche, qui n’a pu être mise en place au début de l’épidémie par manque de savoir-faire et de moyens, est un pilier de la réponse habituelle de MSF en situation d’épidémie. Il serait logique que notre organisation s’y associe dans la continuité de son intervention en France.  

Que penser d’une politique de tests à large échelle ?

Je ne comprends pas bien en quoi consisterait cette politique. Vouloir prescrire des tests de diagnostic à large échelle sans en dire beaucoup plus, ça n’a pas vraiment de sens. En médecine, il n’y a pas d’examen "pour voir mais sans agir". En d’autres termes, un test diagnostique doit être réalisé pour une bonne raison. Au-delà de la capacité des Etats à réaliser ces tests à grande échelle, se pose la question de savoir qui tester. A-t-on besoin de tester les patients pour les prendre en charge ?Comme le montre notre expérience chez MSF en situation d’épidémie, ne pas confirmer un cas suspect est la règle et cela ne change pas nécessairement les décisions prises. Les soignants ne veulent pas perdre de temps avant d’orienter ou de traiter. Dans les épidémies saisonnières de grippe en France, les médecins posent le diagnostic de grippe sans confirmation ; l’admission hospitalière se décide ensuite sur des critères de sévérité de la maladie et non sur le seul diagnostic.Pouvons-nous tester toutes les personnes ayant été en contact avec un malade ? Ayant à l’esprit que certaines malades sont asymptomatiques, est-il réalisable de tester, à répétition, les personnes qui, de par leur métier, sont amener à côtoyer beaucoup de personnes ? Nous pouvons, par ailleurs, espérer que ces personnes se protégeront mieux que les autres et donc seront moins susceptibles d’être contaminées ou de contaminer. Les tests de diagnostic me paraissent utiles dans la mesure où ils s’accompagnent d’une volonté de proposer (et non d’imposer) aux personnes la possibilité de s’isoler dans des centres ou dans des hôtels.

Pour répondre à ces questions de stratégie, autant de tests que sur les priorités à opérer en matière de prévention et de précautions, et conduire une politique qui soit une réponse proportionnée, il faudrait aussi savoir comment les personnes infectées l’ont été. Qui devient malade aujourd’hui en France, où et comment ? Qui n’est pas bien protégé et pourquoi ? Je suis étonné que ces questions n’aient toujours pas de réponse.  

Où en sommes-nous de la recherche sur les vaccins ?

Schématiquement, nous pouvons dire que le diagnostic c’est pour aujourd’hui, le traitement pour demain et la vaccination pour après-demain (environ 18 mois). Et pourtant, dans cette épidémie, les scientifiques battent des records de vitesse de développement, notamment sur les vaccins à l’étude. L’OMS a encouragé les principaux chercheurs, industriels et bailleurs de fonds à conjuguer leurs efforts, ce qu’ils se sont engagés à faire. Le président américain a lancé l’« Operation Warp Speed » pour accélérer le développement de nouveaux vaccins. A ce stade, nul ne sait si ces pistes aboutiront. Et, s’il est probable qu’un jour nous aurons un vaccin, il est difficile de savoir quelle sera son efficacité. Mais sans doute que même avec un chiffre d’efficacité bas, il sera intéressant pour lutter contre la pandémie. L’enjeu sera alors industriel : il faudra, pour assurer l’accès des populations à ce vaccin, organiser la production de milliards de doses et organiser la distribution. L’un des autres aspects notables est la volonté affichée par des leaders politiques que ce vaccin devienne un bien mondial et non la propriété de tel ou tel groupe industriel.  

Que dire de la polémique au sujet de l’hydroxychloroquine ?

Il y a eu, dans cette histoire, une perte de temps considérable et regrettable. Une perte de temps en Chine où les études produites n’ont pas été de qualité suffisante pour générer des résultats probants. Puis le Pr Raoult, qui a repéré les études chinoises, a continué à perdre du temps en ne produisant pas de résultats solides. Il aurait pu immédiatement monter une étude qui permette, selon les codes de son métier, d’arriver à des résultats sur lesquels la communauté scientifique puisse discuter. Il a fait ses premières interventions publiques début février, nous sommes actuellement début mai et nous n’avons toujours pas de réponse. 

Les méthodes du professeur Raoult ont été critiquées à la fois sur un plan éthique et scientifique. Pour montrer quelque chose qui soit tangible, faire preuve et convaincre, il faut adopter les méthodes qui constituent en quelque sorte l’état de l’art de notre profession. Ces exigences ne sont en rien choquantes ; elles existent dans tout métier. En médecine elles ont été développées pour protéger les citoyens contre la prescription hasardeuse de traitements inefficaces ou dangereux. Imaginez de quoi on accuserait un laboratoire pharmaceutique qui voudrait commercialiser un nouveau médicament en produisant les données aujourd’hui disponibles sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine concernant le Covid-19. Il est incompréhensible de refuser les standards de toute une profession puis de refuser toute discussion avec ses pairs. Seule reste alors la polémique.

Je pense aussi que l’adhésion aux thèses du Pr Raoult exprime notre besoin d’être rassurés face aux incertitudes scientifiques et révèle notre difficulté à appréhender des questions complexes telles que la méthodologie des essais cliniques.  

L’urgence ne justifie-t-elle pas de s’affranchir de certaines règles ?

Notre expérience chez MSF et Epicentre montre qu’il est tout à fait possible de réaliser des études dans des situations d’urgence autrement plus compliquées que celle de la France aujourd’hui. Les exemples en situation épidémique sont nombreux : traitement de la shigellose, vaccination contre le choléra, traitement de la méningite, de la maladie Ebola, de la dénutrition infantile. Nous n’avons pas transigé avec la qualité, sinon les résultats obtenus auraient été contestés à juste titre. A l’heure actuelle, plusieurs essais cliniques sont conduits dans le monde pour le traitement du Covid-19 ; ce qui montre, encore une fois, que conduire de telles études est possible. 

En attendant le résultat de celles-ci, il est possible de traiter selon un mode dit "compassionnel". Il s’agit de donner un médicament qui a montré un minimum d’effet aux patients pour lesquels plus rien n’est possible et qui donnent leur consentement. Mais dans le cas du Covid-19, la maladie n’a pas le caractère inéluctable d’un cancer en stade avancé. Par ailleurs, l’hydroxychloroquine, a fortiori associée à l’azithromycine, n’est pas dénuée d’effets indésirables cardiaques. Le rapport bénéfice/risque ne penche donc pas clairement en faveur de son emploi selon un mode compassionnel, ou alors vraiment à un stade très avancé de la maladie. Notons qu’au rang des promoteurs de l’hydroxychloroquine ne figure pas Sanofi, le laboratoire qui le commercialise. 

Pourquoi un tel engouement de la part de certains ?

Il existe autour de ce médicament une grande part d’irrationnel qui dépasse largement la France. En Afrique, notamment au Sénégal et au Cameroun, des médecins ont été influencés par cette polémique. Il est tout à fait normal qu’il y ait parmi les populations des croyances irrationnelles. A titre individuel, chacun d’entre nous a des croyances plus ou moins établies. On a vu des gens se ruer récemment dans les pharmacies pour acheter des patches de nicotine après des résultats d’études préliminaires. Le problème, c’est quand on est irrationnel dans son propre cœur de métier. Je trouve les propos de Philippe Douste-Blazy
, qui argumente que les travaux du Pr Raoult prouvent l’efficacité de l’hydroxychloroquine, d’une légèreté stupéfiante pour un médecin qui, d’une part, a été ministre de la Santé et qui, d’autre part, a été à la tête d’Unitaid, une agence de financement qui entend faciliter l’accès aux médicaments conçus selon des règles et d’après des études reconnues. 

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Pour citer ce contenu :
Emmanuel Baron, Elba Rahmouni, « Un regard d’épidémiologiste sur la crise du Covid-19 Partie 1 », 11 mai 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/un-regard-depidemiologiste-sur-la-crise-du-covid-19-partie-1

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