Bombardements d’hôpitaux : construire la preuve par l’image
Pierre Mendiharat
Entretien avec Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations, MSF
Propos recueillis par Agnes Varraine-Leca
Depuis 2015, près de cent structures médicales MSF ou soutenues par MSF ont été bombardées, l’extrême majorité d’entre elles en Syrie, mais aussi au Yémen, en Afghanistan, en Ukraine et au Soudan. Pour MSF, établir les faits et les responsabilités derrière chacun de ces bombardements est vital afin de continuer à apporter des secours et réclamer justice et réparation. Mais comment prendre à partie les perpétrateurs quand ceux-ci nient, contestent ou minimisent leur responsabilité, qualifiant leurs attaques de simple erreur ?
MSF a récemment confié à l’agence de recherche Forensic Architecture, qui enquête sur les violences étatiques, la tâche de comprendre ce qu’il s’est passé lors du bombardement de l’hôpital de Maarat Al Numan, en Syrie il y a un an. Leur méthode : collecter et analyser les images prises lors d’un acte criminel, commis par un État, pour contribuer à établir faits et responsabilités. À l’intersection de la cartographie et de l’analyse d’images, de l’expertise judiciaire et de l’architecture, Forensic Architecture éclaire les notions de crimes et de preuves.
L’image ne semble pas pouvoir être une preuve en soi : elle peut être manipulée, utilisée de diverses façons pour soutenir une certaine version de la réalité. On peut également questionner son origine, l’impartialité de celui qui la fournit. L’image est un terrain de lutte, elle doit être replacée dans son contexte pour être comprise, elle est d’ailleurs souvent contestée. Qu’est ce qui a convaincu MSF de choisir la démarche de Forensic Architecture ?
Pierre Mendiharat (PM) : La dénonciation du bombardement de Maarat Al Numan par le président de la section française de MSF, le Dr Mego Terzian, qui accuse publiquement la Russie et la Syrie, déclenche une vive polémique au sein du mouvement MSF : sur quelles preuves la section française se base pour accuser la Russie et la Syrie ? Quelle valeur ont les témoignages sur lesquelles l’organisation s’appuie ? La rapidité de notre réaction suscite des critiques. Cela nous amène à nous poser plusieurs questions : que doit faire MSF lorsqu’elle est victime d’une agression et que l’on ne dispose pas de preuve matérielle pour incriminer l’auteur des faits ? Quels sont nos leviers pour réagir ?
L’ouverture d’une enquête interne à MSF permet de collecter les informations dont nous disposons et d’établir notre propre version des faits, de nous faire une opinion, voire de renforcer une conviction. Ensuite, au-delà d’un recours devant les tribunaux des pays impliqués, MSF peut demander l’ouverture d’une enquête indépendante et impartiale, comme dans le cas du bombardement de l’hôpital de Kunduz, en Afghanistan, par l’armée américaine. Cela nécessite l’activation de la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits (IHFFC), seul organe permanent mis en place pour enquêter de façon indépendante sur les violations du droit international humanitaire. Mais l’IHFFC ne peut agir qu’avec l’accord des Etats concernés, ce qui n’a pas été le cas pour Kunduz. L’armée américaine a mené une enquête interne sur l’attaque de l’hôpital, publiée partiellement. Mais étant donné les circonstances, cela ne pouvait être considéré comme suffisant.
La dénonciation publique des auteurs reste un recours efficace pour MSF. Pour appuyer ces dénonciations, nous explorons actuellement une nouvelle démarche avec Forensic Architecture, c’est à dire la reconstitution d’un événement en collectant et en analysant des images qui ont été prises à ce moment-là — des photographies et des vidéos qui proviennent des réseaux sociaux, ou encore des images satellites.
La guerre en Syrie est caractérisée par le bombardement systématique des établissements médicaux par les forces syriennes et russes, et par leur déni. Dans le cas de Maarat Al Numan, ceux-ci ont rejeté toute accusation et ont nié toute implication dans le bombardement, sans même prendre la peine d’argumenter davantage. Les plans de vols du 15 février 2016L’hôpital de Maarat Al Numan a été bombardé le 15 février 2016 des différents États-majors impliqués dans les opérations aériennes au Nord de la Syrie n’ont d’ailleurs jamais été divulgués.
Avec un accès restreint au terrain pour les journalistes, particulièrement en Syrie, il est difficile d’établir des preuves concrètes ou de mener des enquêtes de terrain. C’est pourquoi nous avons choisi de travailler avec Forensic Architecture.
Ce travail a plusieurs buts pour MSF. D’abord, il était important pour nous de voir s’il pouvait apporter une preuve et démontrer la responsabilité d’un ou plusieurs Etats dans le bombardement de Maarat Al Numan. Ensuite, il a un but de documentation afin d’éclairer autant que possible ce dossier. C’est aussi la volonté de diffuser ce travail pour exercer une pression médiatique et lutter contre l’oubli. C’est montrer que ce genre d’acte ne sera pas oublié, qu’il est documenté, et que peut-être un jour, cela servira à enrichir les faits et confronter les responsables.
Est-ce que MSF souhaite systématiser cette démarche, notamment quand elle est directement concernée ? Y-a-t-il d’autres projets en cours ?
PM : Cette démarche devrait être systématisée. Nous devons faire en sorte de lancer ce travail d’enquête à chaque fois que MSF sera victime d’une agression de cette nature. C’est l’un des outils qui peut nous aider à atteindre notre objectif premier : continuer à apporter des secours en diminuant le risque que les structures dans lesquelles nous travaillons soient ciblées. La seule solution que nous avons aujourd’hui est de faire en sorte que les attaques contre les hôpitaux aient un coût politique, un impact sur l’image publique de ceux qui les commettent. Le travail de Forensic Architecture participe de cette dynamique.
Nous souhaiterions donc essayer de revenir sur tous les bombardements dont ont été victimes des hôpitaux MSF ou soutenus par MSF par le passé. Ce travail permettra sûrement de dégager des tendances: la répétition du même type d’événements, présentant des caractéristiques similaires — par exemple, le double tapLe double tap est une technique militaire consistant à tirer deux fois sur la même cible, à intervalle de temps rapproché. — pourrait confirmer la nature intentionnelle des attaques, nous permettre de comprendre quelles stratégies militaires sont à l’œuvre et de les dénoncer. A ce titre, le travail de Forensic Architecture sur les attaques de drones menées par les États-Unis est éclairant.
Le 15 février 2016, l’hôpital de Maarat Al Numan soutenu par MSF a été bombardé, faisant 25 morts, dont un employé de MSF, et 11 blessés. A la suite de cette attaque, le Dr Mego Terzian, président la section française de MSF, a accusé publiquement la Russie et la Syrie. Que nous apprend le travail de Forensic Architecture sur le bombardement de l’hôpital et sur l’implication de la Russie et de la Syrie dans ces bombardements ?
PM : L’enquête de Forensic n’a finalement pas apporté de preuve matérielle définitive mettant en cause la Russie et la Syrie. Par contre, elle apporte des éléments qui nous confortent dans notre analyse initiale : par exemple, l’observation du décollage d’avions russes et syriens depuis leurs bases respectives est compatible avec l’heure et la localisation des frappes. L’analyse de la silhouette d’un avion filmé montre une ressemblance avec les MiG-23, utilisés en Syrie exclusivement par le régime syrien.
Cette enquête montre aussi très clairement une stratégie délibérée dite du double ou triple tap, c’est-à-dire la répétition de bombardements à un même endroit, à intervalle rapproché. Il y a donc un premier bombardement, puis un second lorsque les secours arrivent ; un autre hôpital où sont transportés les blessés est également ciblé. Cela illustre bien le caractère intentionnel et la férocité de cette stratégie à l’égard des civils et des organisations de secours sur place. Interviewé par Russia Today, Eyal Weizman, le fondateur de Forensic Architecture, rappelait l’importance pour les belligérants de mettre la pression à la fois sur les groupes armés ennemis et sur les populations civiles, en utilisant ce type de stratégies, notamment pour casser leur capacité de résistance.
Si cette reconstitution n’apporte pas de preuves formelles, elle ajoute de nouveaux éléments à l’appui de notre conviction première : la responsabilité des forces syriennes et russes dans le bombardement de l’hôpital de Maarat Al Numan.
Pour citer ce contenu :
Pierre Mendiharat, « Bombardements d’hôpitaux : construire la preuve par l’image », 15 février 2017, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/bombardements-dhopitaux-construire-la-preuve-par-limage
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