Situation in Borno state, November 2016
Chapitre
Judith Soussan
Judith
Soussan

Diplômée de Relations internationales (Institut d'Etudes Politiques de Paris), de Logistique humanitaire (Bioforce-Développement) et d'Anthropologie (Université Paris-I), Judith Soussan a rejoint MSF en 1999. Elle y a effectué des missions de terrain (Sri Lanka, Ethiopie, Soudan, Territoires palestiniens) avant de travailler, au siège, sur la question de la protection des populations. Après une échappée loin de MSF pendant laquelle elle pratique le reportage radiophonique et collabore à un projet sur les questions d'immigration, elle retrouve le Crash en 2015. Elle a récemment contribué à l'ouvrage "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (chapitre "Qabassin, Syrie. Une mission MSF en terre de Djihad" - CNRS Editions, 2016).

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique. 

Date de publication

Introduction

Chapitres

Le 13 juin 2016, les équipes MSF présentes dans la ville de Maiduguri, capitale de l'Etat du Borno, au nord-est du Nigéria, découvraient avec stupeur l’état de santé catastrophique de femmes et d’enfants évacués de Bama, une ville de province reprise aux mains de Boko Haram par l’armée nigériane l’année précédente. Les deux tiers des 600 enfants ramenés en bus à Maiduguri par une petite ONG nigériane souffraient d’une forme sévère ou modérée de malnutrition aiguë. Cette découverte venait confirmer les bribes d’informations alarmantes circulant à Maiduguri et dans le milieu de l’aide sur l’existence en zone rurale de camps de déplacés décimés par la malnutrition et les épidémies – informations que la majorité des responsables opérationnels de MSF n’avaient pas prises au sérieux jusqu’alors. Désormais, MSF estimait qu’entre 500 000 et 800 000 déplacés en zone rurale étaient probablement menacés par une famine.

La situation dramatique des personnes rassemblées par l’armée dans les villes de garnison était connue des autorités et d’autres acteurs de l’aide depuis septembre 2015 au moins. Comment expliquer que MSF ait pris conscience huit mois plus tard de cette catastrophe ? Quelle était la compréhension de l’environnement par la section française, implantée à Maiduguri depuis 2014 ? Comment comprendre les choix opérationnels ayant amené MSF à se concentrer sur la capitale du Borno et à négliger la situation dans les zones rurales ? Quel bilan tirer des efforts entrepris après juin 2016 pour intervenir à Bama et à l’extérieur de Maiduguri dans un contexte marqué par une grande insécurité ? Telles sont les questions à l’origine de cette enquête commanditée en 2017 par la directrice des opérations.

Pour y répondre, nous avons cherché à reconstituer de manière chronologique les informations dont disposaient les responsables opérationnels, leurs analyses et leurs intentions, les obstacles internes et externes qu’ils rencontrèrent ainsi que leurs réactions et les résultats de leur action. Notre ambition a été de restituer le point de vue et la logique de ces responsables  à trois niveaux : celui du « terrain » ou projet (coordinateurs de projet, team leaders, coordinateurs d’urgence décentralisés), celui de la capitale (chefs de mission, coordination générale, coordinateurs d’urgence) et celui du siège (cellule ou desk, départements de support et directeurs impliqués)Pour une explicitation des termes MSF ou issus du jargon humanitaire, se reporter au glossaire figurant en fin de document, page 169..

Retracer l’histoire du déploiement opérationnel MSF s’est avéré bien plus ardu qu’escompté étant donné le chaos des archives opérationnelles. Plusieurs semaines ont été nécessaires pour recenser et organiser les documents de projet. Théoriquement centralisés et conservés sur le serveur interne « myMSF », les fichiers en lien avec le Borno y sont disséminés dans plusieurs dossiers (« Nigéria », « Emergency 2016 ») au sein desquels les années et les projets sont parfois mélangésLes titres des fichiers, souvent très peu parlants (pas de nom de projet, de date, de sujets), ont ajouté à la difficulté : en pratique, il fallut ouvrir tous les dossiers et chacun des fichiers afin d’identifier ceux concernant le Borno qui, une fois triés et renommés, se sont révélés incomplets.. Cette documentation se révélant très incomplète, c’est sur les ordinateurs des responsables de cellule et de terrain que nous avons dû rechercher les archives manquantes. Les renouvellements d’équipes, conjugués à la valse des ordinateurs et à l’absence de sauvegarde systématique, ont rendu cette recherche éminemment aléatoire. Les données médicales n'ont pas été plus faciles à rassembler – l’absence d’archivage systématique et centralisé des fichiers Excel utilisés jusqu’en 2015 puis les difficultés liées au passage à un nouveau logiciel en 2016 ont transformé cette collecte en véritable travail d’enquête. Aussi ne pouvons-nous garantir avoir eu accès à tous les documents essentiels.

Un deuxième écueil tient au faible degré de formalisation des décisions opérationnelles – de la direction des opérations jusqu’au terrainS’agissant du siège, par exemple, il n’existe pas de compte-rendu détaillé de la réunion des opérations entre janvier 2014 et mai 2016, mais un enregistrement audio et des notes plus ou moins mises en forme prises à la volée par l’assistante du département. A partir du mois de mai 2016, ces notes sont remplacées par une courte synthèse rédigée en anglais sous forme de bullet points. De même, les mises à plat ne font pas l’objet de compte-rendu officiel – tout juste retrouve-t-on des présentations PowerPoint parfois accompagnées de commentaires et suivies d’échanges de courriels qui permettent de deviner quelles ont été les décisions. Quant au format « fiche projet », il n’est pas utilisé pour le Borno.. En l’absence de documents de cadrage formels sur les projets, il est souvent difficile de savoir quelles sont les hypothèses de travail des responsables opérationnels (diagnostic sur la situation, ordre de priorités, objectifs, paris, etc.) et les orientations opérationnelles retenues à l’issue de leurs discussions. Il est tout aussi ardu d’interpréter les nombreux documents intitulés « proposition d’intervention » ou « rapport d’évaluation » ou tout simplement dépourvus de titre dont ne nous connaissons ni les auteurs, ni les destinataires ni les réponses qui leur ont été apportées. A quoi s’ajoute parfois la difficulté à identifier qui sont les personnes aux commandes de l’opérationEntre 2015 et 2016, le Borno change quatre fois de cellule et chaque cellule se renouvelle. Chaque transition inter-cellule et chaque renouvellement intra-cellule est marqué par une période de flottement plus ou moins longue (jusqu’à trois mois) au cours de laquelle coexistent plusieurs chaînes hiérarchiques (cellule des urgences/régulière, ancien/nouveau responsable de cellule ; coordinateur d’urgence/chef de mission régulier, etc.) sans qu’il soit toujours possible de savoir qui est l’auteur des décisions importantes. A cet égard, l’absence fréquente de signature de documents (à quoi parfois s’ajoute l’absence de date) nous a contraints à de fastidieuses recherches pour identifier leurs auteurs de façon à reconstituer l’histoire des décisions..

Sources documentaires inestimables compte tenu de la rareté des archives sur la mission, les rapports de situation routiniers ou « Sitrep Borno » (dont le nombre et la fréquence varient en réalité grandement selon les périodes) donnent toutefois dans leur majorité une vision parcellaire, fragmentée et au final assez confuse du contexte, des intentions opérationnelles et des résultats obtenus par les équipes.

Enfin, la consultation des boîtes mails (du chef de mission régulier, du coordinateur d’urgence et du coordinateur de projet) s’est révélée moins prometteuse que nous ne l’escomptionsEn l’absence de politique d’archivage de la correspondance électronique, certains mails sont stockés sur le serveur (pour une durée limitée fixée par les administrateurs réseau), d’autres sont archivés sur les disques durs (dont ils épousent la durée de vie), d’autres sont entièrement supprimés par leurs utilisateurs. Il n’existe, par exemple, aucun courriel en provenance ou à destination de la boîte [email protected] entre janvier et mai 2016 et cinq échanges seulement pour le mois de juin avec d’autres adresses mail MSF.. Etant donné le nombre de courriels perdus ou détruits, la correspondance à laquelle nous avons eu accès ne correspond pas à la réalité des échanges électroniques. En outre, ces derniers ne capturent qu’une partie de la communication écrite entre responsables opérationnels, qui de manière croissante utilisent des applications de type WhatsApp. Nous nous sommes néanmoins appuyés sur un certain nombre de courriels jugés importants.

Les carences de la documentation écrite ont ainsi conféré une portée singulière aux entretiens réalisés en face à face, via Skype, ou par téléphone. Une trentaine d’interviews, souvent de plusieurs heures, ont été réalisées au cours de cette enquête.

Au bout du compte, voici un récit foisonnant, décrivant de l’intérieur la mécanique d’une opération – un récit qui soulève de nombreuses questions sur nos manières de faire, de penser et d’agir, par-delà le cas du Borno.

Centré sur les décideurs opérationnels, il donne une place très secondaire, pour ne pas dire marginale, aux autres acteurs de la crise, à leurs expériences, à leurs points de vue : qu’il s’agisse des MSF de « front », nigérians et étrangers, qui produisent les secours en bout de chaîne ; des patients, des déplacés, de leurs représentants ; des autorités civiles, des militaires, de la guérilla ; ou des autres acteurs de secours, à commencer par nos collègues d’autres sections MSF. Si tous ces protagonistes font bien leur apparition à un moment ou un autre, c’est à travers les yeux des coordinateurs de terrain, d’urgence, des chefs de mission ou responsables de cellule que nous les observons. En ce sens, l’histoire que nous racontons donne un aperçu du monde dans lequel vivent les responsables opérationnels et des interactions qu’ils entretiennent avec leur environnement – et une autre histoire de ce projet pourrait certainement être racontée à partir d’autres voix.

S’étalant sur plus de deux ans, le récit des opérations MSF (France) dans le Borno est un véritable feuilleton, avec ses saisons et ses épisodes. Nous invitons le lecteur à le lire par petits bouts... afin de laisser résonner en lui ou elle cette histoire, les réflexions qu’elle lui suscite, les échos avec sa propre expérience. En conclusion, nous lui soumettons les nôtres – quelques « enseignements » ou points de vigilance que nous nous sommes formulés au fil de l’écriture de cette histoire. Précisons, enfin, que les annexes de ce travail sont disponibles sur le site du Crashhttps://msf-crash.org/sites/default/files/2023-05/2023%2005%20Borno%20ANNEXES%20Final.pdf.

Bonne lecture et bon voyage dans le chaos ordinaire des opérations MSF.