De l’État passoire à l’État passeur
Jean-Hervé Bradol
Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).
Tribune publiée dans Le Monde.
De Daniel Cohn-Bendit à Marine Le Pen, en passant par Emmanuel Macron, nombreux sont les responsables politiques qui dénoncent une prétendue collusion entre les organismes d’aide aux migrants (des humanitaires) et les passeurs (des criminels). Les uns exercent leurs activités en pleine lumière, les autres agiraient dans l’ombre mais tous s’associeraient pour faire franchir en toute illégalité les frontières.
Passeur est donc un terme qui mérite clarification afin de dégager la réalité de l’aura mystérieuse qui l’enveloppe. Pour ouvrir une frontière à un candidat à l’exil, encore faut-il en avoir le contrôle. Dans ces zones frontalières, disputées et parfois dangereuses, les no man’s land n’existent pas et ceux qui y exercent le pouvoir le font les armes à la main. Qui détient les armes ? Les membres des forces de l’ordre, régulières (douane, gendarmerie, police, armée…) ou irrégulières (milices ou bandes armées pour les pays, comme la Libye, où l’Etat est faible).
Nous ne nions pas ici qu’il existe bien des artisans du contournement des postes frontières qui échappent au contrôle des fonctionnaires ou des miliciens. Mais comparée aux centaines de milliers de personnes qui empruntent les « autoroutes migratoires » contrôlées par les autorités, cette pratique artisanale reste marginale.
Comment savons-nous que les passeurs sont le plus souvent des fonctionnaires et non de mystérieux criminels ? Parce que les Médecins sans frontières (MSF) parcourent ces routes de l’exil depuis plus de quarante ans. Dans les quelques situations où il ne nous a pas été possible d’obtenir les autorisations préalables, ces frontières, nous ne les avons jamais franchies seuls. A chaque fois, nous avons formulé notre demande aux représentants locaux des forces de l’ordre. Dans certains cas, nous les avons soudoyés. En effet, le passage de frontières est une activité pour laquelle il existe un marché.
Des courtiers et des passeurs
Le plus souvent, des intermédiaires qualifiés à tort de passeurs proposent leurs services d’entremetteurs entre les voyageurs et ceux, les véritables passeurs – en grande majorité des fonctionnaires –, qui ont le pouvoir de les laisser poursuivre leur périple. Les services de ces intermédiaires ne sont pas ceux d’un passeur. Ils sont ceux d’un courtier. Pour saisir la nuance et en comprendre l’intérêt, il suffit de se souvenir de la différence entre le courtier en assurances et l’assureur. Seul ce dernier possède le pouvoir de verser une indemnité à l’assuré.
Dans notre expérience, le plus souvent, c’est le représentant des autorités qui dispose du pouvoir de faire passer la frontière. N’en déplaise à Matteo Salvini, le ministre italien de l’intérieur, c’est bien la marine italienne qui amène en Italie la majorité des personnes qui traversent la Méditerranée. L’entrée des navires affrétés par les organisations non gouvernementales dans les ports des pays riverains de la mer Méditerranée est quant à elle soumise à l’accord des autorités. Et ce sont bien des fonctionnaires italiens qui, à Vintimille et dans les Alpes du Sud, facilitent les départs pour la France.
Mais dans ce domaine, l’exemple le plus frappant est sans conteste celui de l’année 2015, qui a vu la Turquie ouvrir le passage vers l’Europe à près d’un million de personnes. Nous avons assisté ensuite à la création de voies de migration de masse pour que ces populations en mouvement puissent arriver dans les Etats disposés à les accueillir, notamment l’Allemagne et la Suède. Puis les portes se sont refermées à la suite de décisions prises par les Etats concernés, en commençant par la Turquie, puis les pays de transit des Balkans et, enfin, les Etats constituant les destinations finales.
Tout cela n’est pas le fait de mystérieux passeurs et encore moins celui d’une connivence entretenue avec les humanitaires. Cette implication massive des fonctionnaires des Etats dans la gestion des vagues de migrations explique que les passeurs, unanimement dénoncés, ne soient presque jamais arrêtés. Quand un réseau est démantelé, les affaires continuent ou reprennent vite. Les passeurs réels que sont les forces de l’ordre remplacent vite un intermédiaire, un courtier, par un autre.
Double commerce
En réalité, les passages clandestins contournant les postes de douane sont rares parce que les Etats qui contrôlent leurs frontières en font un double commerce, économique et politique. Comment pourraient-ils dédaigner les retombées financières qu’une telle activité génère ? Si les soi-disant passeurs touchent des centaines de milliers d’euros, les Etats, eux, brassent des milliards de subventions pour réguler les passages. Ces sommes importantes, rendues disponibles pour gérer les migrations, alimentent ainsi tout un secteur économique.
Ce n’est pas nouveau, ce marché porte un nom : le trafic d’êtres humains. Les bénéfices n’en sont pas uniquement financiers. Et les résultats des élections en Europe montrent que la manipulation démagogique des migrations est devenue un bon moyen d’accéder à la tête de l’Etat.
Les perdants de ces petits jeux de pouvoir et d’intérêts sont ceux qui meurent en chemin, subissent les violences et survivent dans la misère. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018, 5 773 corps ont été retrouvés et on a comptabilisé 11 089 personnes disparues en mer Méditerranée.
Ces migrants souffrent et disparaissent pour que les pays de départ, de transit et d’installation puissent optimiser ce qu’ils perçoivent comme les gains que leur participation à l’économie politique de ce trafic d’êtres humains leur octroie. En Méditerranée, cette pratique se renouvelle en se perpétuant depuis des siècles.
Que penser des dirigeants politiques à la tête des Etats qui aujourd’hui prétendent y mettre un terme dans les plus brefs délais et dénoncent les ONG comme complices d’une activité dont ils sont pourtant les principaux exploitants ?
Méditerranée : l'Aquarius dans l'aquarium
13/09/2018 Olivier FalhunInfirmier à MSF, François-Xavier Daoudal a travaillé au mois de juin dernier à bord de l’Aquarius quand les autorités italiennes et maltaises ont refusé au navire d’accoster. Comme dans un aquarium, l’Aquarius a fait des ronds dans l’eau pendant des jours avant de débarquer en Espagne. Un entretien qui navigue entre les récifs de la politique et la réalité vécue par les migrants.
Les ONG ne sont pas les complices des passeurs
10/07/2018 Michaël Neuman Thierry Allafort-DuvergerDes organisations humanitaires de secours en mer se retrouvent qualifiées de complice des trafiquants. Une accusation aussi absurde qu’inacceptable. Non seulement les opérations de secours en mer sauvent des personnes de la noyade, mais elles œuvrent à leur évacuation en situation de danger immédiat en Libye, rappelle MSF.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « De l’État passoire à l’État passeur », 10 septembre 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/publications/de-letat-passoire-letat-passeur
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