COVID-19 Project in Brussels, Belgium
Entretien

« Le confinement généralisé est profondément inégalitaire »

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Marianne

Interrogé par le magazine Marianne, Rony Brauman explique que la croyance en l’élimination des épidémies a fait écran à la vigilance des organisations internationales et des États. Il développe sa vision de la crise sanitaire que nous traversons et s'exprime sur les mesures prises pour y répondre. 

Vous êtes un bon connaisseur en épidémiologie. Et vous avez souvent alerté contre le risque encouru par les maladies émergentes, et notamment les maladies virales. Pour vous, il ne faisait aucun doute, que ce qui nous arrive, devait, en un certain sens, nous arriver

Comme tous ceux qui s’intéressent aux épidémies, je suis certain depuis longtemps, en effet, que les virus émergents sont un risque majeur global. La succession d’épidémies virales depuis l’apparition du sida (Sras, Zika, Chikungunya, Ebola etc) en est la manifestation visible. L’illusion selon laquelle les progrès de l’hygiène, de la vaccination, des agents anti-infectieux débarrasseraient l’humanité de la menace infectieuse avait connu un sommet avec l’éradication de la variole en 1979. Mais le sida est venu doucher cet espoir dès les années 1980, sans pour autant ébranler en profondeur la croyance en l’élimination de ces pathologies. J’en veux pour preuve l’obstination avec laquelle l’OMS aligne les projets éradicateurs (rougeole, paludisme, tuberculose, polio). Ce maximalisme hygiéniste avait pour lui d’être porteur d’espérance, mais il était trompeur et, dans les pays du Sud, il a eu pour effet de détourner l’attention des enjeux plus concrets, à savoir offrir des possibilités de soins à ceux qui sont malades aujourd’hui, plutôt que de prétendre terrasser la maladie en général.

Pourquoi selon vous, une société développée comme la nôtre, ne s’est-t-elle pas préparée à une telle pandémie ? 

Cette question revient à se demander pourquoi on continue de produire des 4X4 urbains, d’entretenir des arsenaux nucléaires, de détruire la biodiversité, de creuser le fossé entre les riches et les pauvres, de reproduire les conditions qui ont mené aux krach boursiers, de démanteler l’État social, de mener des expéditions impériales au nom de la démocratie… J’y vois, pour le dire brièvement, la force de la croyance dans les vertus conjuguées du marché et de la technoscience.

Quoi qu’il en soit, la question primordiale est : comment faudrait-il s’y préparer ? Et là, on peut constater combien les temps de crise sont aussi propices à la diffusion d’idées revigorantes. Je pense notamment aux interventions de penseurs tels Bruno Latour, Frédéric Keck, Didier Sicard, Claire Marin, pour ne citer que quelques unes des tribunes publiées dernièrement.

« C’est l’hôpital qui a sauvé et même créé la médecine : l’école clinique est née avec lui », disait le médecin philosophe François Dagognet (1924-2015). J’ajouterai avec lui la Sécurité Sociale. L’hôpital public et la protection sociale sortiront-ils grandis par cette crise sanitaire ? Peut-on encore sauver l’hôpital public? 

On doit sauver l’hôpital public et il ne fait aucun doute que l’État social a d’ores et déjà retrouvé sa légitimité à la faveur de cet événement critique. Notre très libéral président l’a lui-même déclaré, en contradiction avec le mépris dans lequel son gouvernement -comme les précédents- ont traité jusqu’alors les revendications des personnels hospitaliers, pour ne parler que de celles-ci. Mais on doit dire la même chose des enseignants, de la recherche, des paysans, de toutes les professions qui concourent au bien public. Rappelons-nous que, du suicide à l’obésité, de la silicose à la tuberculose et au choléra, la maladie est un puissant révélateur social. L’épidémie agit, elle comme un accélérateur, un moment où s’emballent les passions. Qu’en sortira-t-il ? Je sais ce que je souhaite, pas ce qui va se passer. Mais quand j’entends un ministre des comptes publics lancer un appel aux dons au nom de la solidarité nationale, j’y vois le pire des présages. 

Le collectif inter-hôpital a saisi le Conseil d’État, afin que des mesures drastiques soient prises, pour éviter la pénurie de médicaments symptomatiques, notamment les anesthésiants, est-ce une bonne manière d’interpeller les gouvernants ? 

Tous les moyens disponibles sont bons à utiliser ! De même, l’obstination avec laquelle les autorités françaises ont nié l’intérêt des masques et des tests biologiques pour la lutte contre l’épidémie est révoltante et il est normal qu’elles aient à en répondre. 

La métaphore de la guerre, qu’affectionnent les gouvernements, sert d’abord à discréditer toute critique -qualifiée de polémique stérile- au profit de l’impératif de « faire bloc ». La tentation autoritaire est grande en ces temps incertains où dominent la peur et son corollaire, l’envie de croire en un sauveur tout-puissant. Après Clémenceau « qui allait dans les tranchées », c’est aux rois thaumaturges que certains courtisans comparent leur champion. La peur de la maladie ne protège décidément pas de la peur du ridicule ! J’ajoute que l’admiration que l’on voit s’exprimer ici et là pour l’efficacité supposée de la dictature chinoise est inquiétante, quand on sait les lourdes conséquences qu’ont eues l’opacité et la répression du pouvoir chinois sur la marche de l’épidémie.

Nous n’en sommes pas là ? 

Bien sûr, mais il faut garder à l’esprit que la confiance dans les autorités est un atout immatériel primordial dans la lutte contre une épidémie de cette ampleur. Elle ne peut se gagner, là comme ailleurs, que dans le dialogue ouvert et la recherche de cohérence, la reconnaissance d’erreurs commises étant le premier gage de la capacité à les corriger. L’écrasant empilement quotidien de chiffres auquel se livre le Directeur général de la santé Jérôme Salomon va de pair avec sa détermination à éluder les questions posées -à distance- par les journalistes. Il ne peut tenir lieu de bilan intelligible de situation ni de réponse aux légitimes interrogations qui circulent. Notamment celles concernant les approvisionnements en masques, en respirateurs, ou encore la mortalité dans les Ehpad dont certains ont connu une hécatombe.

L’initiative du collectif inter-hospitalier, comme celle de médecins urgentistes portant plainte pour mise en danger, ou contestant certaines mesures (je pense aux moyens déployés pour transférer des malades) nous rappellent qu’il n’y a pas d’un côté ceux qui agissent et de l’autre ceux qui critiquent. Ce sont bien des acteurs de premier plan qui formulent ces critiques, et nous en avons le plus grand besoin. Mais la métaphore de la guerre induit qu’il faut y voir des traitres oeuvrant à la « fracture » de l’unité nationale.

La sortie du confinement sera tout aussi difficile que son instauration. Comment le voyez-vous se dessiner ? Que préconisez-vous ? Comment envisagez-vous le jour d’après ? Plus de test ? Mise en place du geotracking ? 

Elle sera politiquement aussi délicate, mais techniquement beaucoup plus complexe, car modulée selon plusieurs critères, notamment la localisation géographique et le statut sérologique. Elle interviendra, c’est logique, lorsque sera passé le pic épidémique. Notons au passage qu’elle ne serait pas moins logique au cas où l’épidémie poursuivrait sa progression, puisque ce serait le signe de l’échec de cette stratégie. Quoi qu’il en soit, c’est le dépistage de masse par les tests sérologiques qui permettra de guider les décisions. La géolocalisation, avec les tests, a marché en Corée du Sud et en Allemagne du fait de la précocité de leur mise en œuvre. Je ne crois pas qu’elle serait utile dans le cas français et il me semble justifié d’écarter cette mesure, comme l’a annoncé le Premier ministre. 

Des inconnues importantes devront être éclaircies entre temps comme la durée de l’immunité et de la transmission en cas de séropositivité, ainsi que l’état de l’immunité collective. Celle-ci est estimée à un niveau très bas aujourd’hui -moins de 5% selon le Pr Flahaut-, alors qu’il faudrait, toujours selon ce spécialiste, dépasser les 50% pour que le taux de reproduction soit inférieur à 1. Il est estimé à 2,5 en l’absence de mesures barrière. Je rappelle qu’il indique le nombre moyen de personnes contaminées par un porteur du virus. 

Quel serait le plus probable des scénarios ? 

En l’état actuel des savoirs, c’est un « stop and go » répété, la levée des restrictions entraînant logiquement la reprise de circulation du virus et donc une reprise partielle du confinement et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une immunité collective s’installe, par le vaccin et les contacts.

Une autre inconnue, d’ordre social, va jouer, celle de la tolérance au confinement. Celui-ci est une très rude épreuve pour une partie de la population, les mal logés ou vivant nombreux dans un espace réduit, qui est aussi celle où les pertes de revenus sont les plus dures à vivre. Le confinement généralisé est profondément inégalitaire, et je trouve particulièrement déplacés les rappels à l’ordre adressés par des gens qui le vivent dans le confort, à des gens qui le vivent dans l’enfer.

L’humanitaire existe à travers la guerre, il est né de la guerre. Diriez-vous que la solidarité naît dans l’urgence ?

L’urgence produit toujours, on le voit dans toutes les catastrophes, des comportements d’entraide. Et aussi des comportements de prédation, beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus visibles. Que va produire la peur, éprouvée pour la première fois dans l’histoire, par l’ensemble de l’humanité au même moment ? Un sentiment de commune appartenance ? La lutte de tous contre tous ? La réhabilitation de la coopération comme mode d’existence collective, ou la poursuite de la compétition généralisée, gage de notre destruction annoncée ?