« L’ordinaire devient extraordinaire »
Rony Brauman
Rony Brauman évoque pour La Croix le temps singulier du confinement causé par la propagation du Covid-19. Il encourage les débats argumentés sur les mesures prises par les pouvoirs publics, et dénonce la prise de conscience si tardive des conditions de travail des soignants : "Les éloges qui sont adressés aujourd’hui au personnel hospitalier contrastent singulièrement avec le dédain voire le mépris dans lequel leurs revendications ont été reçues ces dernières années".
Je suis confiné chez moi, dans la petite couronne parisienne. Bien que médecin, mon âge – j’ai 70 ans –, m’interdit de participer à quoi que ce soit en première ligne dans le domaine de la lutte contre le coronavirus. Je passe néanmoins une partie importante de mon temps à suivre l’évolution de cette épidémie dans un mélange d’inquiétude et de fascination.
J’ai une formation en épidémiologie et un grand intérêt pour les questions de santé publique. Je suis la progression exponentielle de la maladie, aussi inquiet de ses conséquences létales que sociales et économiques. Penser à tous ces gens qui se retrouvent sur le carreau du fait de l’arrêt progressif des activités m’empêche de dormir autant que le sort des patients.
« Des petits gestes frappés d’interdit »
J’ai été confronté dans le cadre de mon activité à Médecins sans frontières à des épidémies, des tremblements de terre et des conflits. Il m’est arrivé de me retrouver dans une ville en guerre, détruite, les artères vides, où les déplacements étaient limités dans le temps et l’espace. Mais on avait toujours l’impression qu’il existait une porte de sortie. Ce qui est angoissant aujourd’hui, c’est la dimension mondiale de la catastrophe : même pour quelqu’un qui est habitué à des situations de crise majeure, il s’agit d’une expérience inédite. L’ordinaire devient extraordinaire : embrasser ses proches, se saluer, circuler… Ces petits gestes sont frappés d’interdit, tandis que rester cloîtré pendant des semaines suspendu aux informations devient la norme. Nous vivons aujourd’hui dans notre chair cette inversion, source d’inquiétude quasi constante.
Cet état de tension me pousse à suivre l’évolution de l’épidémie heure par heure dans la presse anglo-saxonne et française, sur Internet et auprès d’un certain nombre d’amis et de collègues médecins. Je viens par exemple de dialoguer avec une médecin hospitalier dont j’avais dirigé la thèse il y a une dizaine d’années. Elle me faisait part de son questionnement autour de la nouvelle idolâtrie du corps soignant au détriment d’autres professions exposées, dont l’existence est le gage de la continuité de la société : les commerçants, les éboueurs, les policiers…
Pour le personnel hospitalier, des éloges après le dédain
Les éloges qui sont adressés aujourd’hui au personnel hospitalier contrastent singulièrement avec le dédain voire le mépris dans lequel leurs revendications ont été reçues ces dernières années… Souhaitons que le discours socialisant tenu par le président français qui contraste avec ses engouements libéraux précédents va l’emporter et que l’État social retrouve le statut qui est le sien, être d’abord une sécurité pour la population, avant d’être une dépense de « pognon dingue ». Espérons que cette idée fasse son chemin et qu’elle ne sera pas abandonnée dès qu’on aura le vaccin.
J’ai suivi le discours du président annonçant, d’ailleurs sans utiliser le mot, le confinement généralisé obligatoire. La mesure s’imposait bien sûr, faute d’autres moyens pour l’instant, mais je trouve abusif l’emploi, répété plusieurs fois, martelé, du mot « guerre ». Il s’agit d’une crise grave, d’une catastrophe. Ce sont des mots forts, justifiant des mesures d’exception, mais qui n’induisent pas la recherche d’un ennemi. Il est vrai qu’avec la guerre, viennent les « héros » dont parlait le président, une image qui a mis mal à l’aise plus d’un soignant, comme mon interlocutrice me le disait. Et puis un héros, ça ne demande pas de prime de risques, d’augmentation de salaire ou de choses triviales de cet ordre !
« Ne pas s’interdire les controverses »
J’ajoute au passage que même en période de crise, nous ne devons pas nous interdire les controverses : certes, elles induisent des incertitudes, parfois des inquiétudes excessives, mais elles sont aussi le gage d’une confiance réinstaurée dans un second temps. La recherche d’un équilibre entre des impératifs contradictoires – libertés, sécurité, continuité – est un exercice délicat, incertain et évolutif, qui ne peut être pratiqué hors de la société, par des « sachants » dont le savoir, aussi compétents soient-ils dans leurs domaines, n’est que provisoire, incomplet.
Le maintien d’un débat argumenté sur les mesures prises par les pouvoirs publics est nécessaire. Il serait par exemple préférable d’admettre qu’on ne peut pas produire des tests à diagnostic rapide immédiatement utilisables, voire des masques, plutôt que d’habiller la pénurie par des arguments pseudo-scientifiques sur le fait qu’ils ne sont pas utiles. Je trouve néanmoins que dans l’ensemble, le directeur général de la santé et son ministre de tutelle nous informent avec beaucoup de précision, sans mots inutiles, de façon concrète.
Accélération de la propagation et des moyens de lutte contre le virus
Par ailleurs, je suis frappé de la vitesse et de la vitalité de la recherche. En quelques semaines, on a identifié le virus, séquencé son génome, isolé les morceaux d’ARN permettant de mettre au point un test de diagnostic. S’il y a une accélération de la propagation du virus, il existe aussi une accélération des moyens pour le contenir, ce qui permet de se prémunir contre un certain pessimisme.
Entre discussions (notamment avec mes collègues de Médecins sans frontières) et lectures à ce sujet, mon quotidien tourne essentiellement autour du coronavirus. Si mon mode de vie n’a pas été matériellement bouleversé, – je travaille souvent chez moi et j’ai l’habitude des visioconférences –, j’ai beaucoup de mal à me concentrer sur autre chose.
Comment se rendre utile en France et à l’étranger ? MSF s’est mis à la disposition des autorités avec Médecins du monde pour les sans-abri et les migrants, et nous avons commencé à intervenir auprès d’eux. L’Iran a fait appel à nous pour les épauler face à l’épidémie qui est hors de contrôle dans ce pays. Plusieurs pays d’Afrique où des cas ont été diagnostiqués nous ont également demandé une aide. Les équipes opérationnelles de MSF y travaillent.
Parfois, quand je pense à cette catastrophe étirée, j’ai l’impression de me retrouver dans une série qui s’appellerait Contagion, un film intéressant que j’avais vu en son temps. Les séries me permettent de m’arracher à la pesanteur de cet événement qui nous ramène sans arrêt à nos écrans et nos questions. À l’instar de nombre de mes contemporains, moi et ma femme nous y consacrons une partie de nos soirées.
Ce que je (re) découvre : « La Guerre contre les virus »
En ce moment, je relis le livre de vulgarisation scientifique La Guerre contre les virus de Jean-François Saluzzo (Plon, 2002). Cet ouvrage très bien documenté décrit l’histoire de la lutte contre plusieurs maladies épidémiques à virus (variole, fièvre jaune, poliomyélite, sida, etc.), les conséquences sociales, économiques, géopolitiques, les progrès erratiques du savoir, les risques parfois effarants, aujourd’hui impensables, pris par certains chercheurs. Son auteur est un ancien chercheur de l’Institut Pasteur qui a longtemps travaillé en Afrique sur les fièvres hémorragiques virales et a participé à la production de vaccins.
Je tombe régulièrement sur des références d’ouvrages plus récents sur le même sujet, que j’ai hâte de lire mais ne peux évidemment me procurer pour l’instant. Je ne me sens pas du tout en vacances, donc je ne suis pas mentalement disponible pour lire des romans.