MSF et le système de l’aide : le choix du non-choix
Michaël Neuman & Rony Brauman
On entend souvent au sein de MSF que le système de l'aide, c'est-à-dire l'ensemble des acteurs institutionnels impliqués dans l'aide humanitaire internationale, serait incapable de fournir des secours efficaces, voire que sa capacité à le faire déclinerait.
Cette affirmation, qui laisse supposer que MSF serait extérieur au « système », se fonde sur le nombre bien réel et trop élevé de ceux qui auraient besoin d'aide et n'en reçoivent pas, ou pas assez, dans le cadre d'une opération de secours.
Or une telle appréciation négative, outre qu'elle pourrait sans peine être appliquée à des opérations dont les membres de MSF sont les plus fiers, laisse de côté les évolutions et transformations, qualitatives et quantitatives, techniques et politiques, qui déterminent les territoires et les savoir-faire de l'aide et donc les enjeux d'aujourd'hui. Pour avoir une portée pratique donc, notre critique ne doit pas être située dans l'absolu d'un monde idéal dans lequel les catastrophes ne produiraient plus de victimes, mais dans une évolution historique et des situations concrètes. Nous souhaitons ici explorer les relations de MSF avec le système de l'aide, tout en montrant l'évolution des ambitions de ce dernier.
Médecins sans Frontières, une organisation hors système ?
Commençons par constater que, loin d'être extérieure au système, MSF compte parmi les cinq plus importantes organisations ou fédérations du milieu - qui engagent à elles seules 38% des dépenses engagées par les ONG internationales (1). Qui plus est, elle est, au sein de ce groupe, la seule organisation revendiquant d'agir spécifiquement dans le domaine de la santé.
L'histoire de MSF est marquée dès sa fondation par des relations continues, parfois conflictuelles, avec certains acteurs de l'aide et par la volonté affichée de ne pas être confondue avec eux (agences onusiennes, armées, Croix-Rouge, ONG). L'attitude de l'organisation a varié selon les époques, les contextes et les sections nationales. C'est pourquoi il est nécessaire de saisir cette relation ambivalente dans le cours de son histoire, en se gardant de la confondre avec le récit institutionnel qui en est fait. Mener cet exercice nécessiterait en principe de revenir sur les controverses internes à l'organisation. Nous n'abordons pourtant pas en profondeur ces polémiques dont certaines ont fait l'objet de revues détaillées(2).
L'idée que MSF se fait de sa relation avec les acteurs de l'aide est sous l'influence plus ou moins explicite du mythe des origines de l'association, celui d'une rupture de ses fondateurs avec la Croix-Rouge lors de la guerre du Biafra (1967-1970), conséquence d'une dénonciation du « génocide » perpétré selon eux par l'armée nigériane. Bien qu'elle ne corresponde que lointainement à la réalité historique (3), cette version de l'événement est restée dominante, fournissant aux MSF une toile de fond sur laquelle inscrire leurs premières prises de position publiques et dessiner un profil spécifique dans le milieu de l'aide internationale.
Factuellement, c'est la polémique sur le détournement de l'assistance au Cambodge après l'éviction du régime Khmer rouge et la mise en place par le Vietnam d'un gouvernement à Phnom Penh, qui fut le premier clivage entre MSF et la majorité des acteurs de l'aide, en 1979-80. MSF, qui entretenait des rapports étroits avec le Fonds d'aide d'urgence de la Commission européenne (dont est issu Echo)(4), estimait que l'assistance étrangère tombait entre les mains de l'armée vietnamienne d'occupation, alors que d'autres ONG contestaient ce fait et appelaient au contraire à renforcer l'aide au Cambodge dans un contexte de famine supposée. La ‘Marche pour la Survie du Cambodge', protestation symbolique organisée à la frontière khméro-thaïlandaise avec IRC (International Rescue Committee) en février 1980 suscita une intense controverse dans les milieux de l'aide et dans la presse (5).
Ces conflits politiques et éthiques, où se retrouvait la ligne de partage de la Guerre froide, demeuraient cependant sans conséquence sur les relations de MSF avec les acteurs de l'aide dans d'autres domaines, notamment avec le HCR (United Nations High Commissionner for refugees)(6). MSF recevait des fonds de cette agence des Nations unies avec laquelle elle coopérait dans tous les camps et continuait de travailler avec le Fonds d'aide d'urgence européen, participant aux instances de coordination de l'assistance. Sur les différents terrains où elle œuvrait, MSF participait aux instances de coordination sous l'égide d'autorités locales ou des Nations unies, estimant indispensables ces échanges orientés vers l'action. Elle ne jugeait pas utile, en revanche, de rejoindre les plate-formes d'ONG en Europe, tel le SCHR (Steering Committee for Humanitarian Response (1972) ou Voice (1982) car elle n'y retrouvait pas l'écho de ses préoccupations.
Au cours des années 1980, plusieurs sections nationales de MSF furent créées (Belgique, Suisse, Hollande, Espagne), renforçant sa position dans le système de l'aide. Les relations avec celui-ci se poursuivirent, la coopération coexistant avec la critique. Elles reproduisaient les clivages politiques du moment, tels qu'ils parcouraient également l'organisation, alors en pleine croissance : la section française, puis par la suite la section hollandaise travaillaient en priorité - mais pas exclusivement - dans les situations de conflits armés, de déplacements de populations et de catastrophes naturelles, tandis que les sections belge, suisse et espagnole s'orientaient davantage vers la coopération médicale visant à développer et renforcer les structures locales de santé publique, là aussi de façon non exclusive, notamment pour la section belge. Les désaccords n'étaient pas rares entre sections, qui se divisaient sur les prises de position publiques comme sur les orientations opérationnelles, chacune cédant à la tentation de se présenter comme le « véritable » MSF.
Le mouvement a été parfois proche de la rupture, comme en témoigne l'exclusion de la section grecque en 2000 suite à la guerre du Kosovo. Les dirigeants du mouvement estimaient alors que MSF-Grèce avait été trop proche des nationalistes serbes pendant la guerre. À cette exception près, la volonté de maintenir les liens l'a toujours emporté in fine, mais de telles tensions rendaient plus difficile encore une représentation commune dans les instances de l'aide. Sur le terrain, chaque section avait sa propre représentation et son propre siège dans les instances de coordination locale. C'est encore le cas dans la plupart des pays, bien que la pression interne pour plus de mutualisation soit forte.
Des positions partagées furent cependant défendues : ainsi MSF adopta-t-elle et promut-elle la liste des médicaments essentiels de l'OMS (Organisation mondiale de la santé), qu'elle contribua à faire évoluer, tout en se prononçant contre le rôle confié par cette organisation aux « agents de santé communautaire » dans la stratégie des soins de santé primaire. De même MSF soutint activement le PEV (Programme élargi de vaccination) promu par l'OMS et l'Unicef, tout en critiquant les « journées de mobilisation vaccinale » soutenues par l'Unicef.(7)
La famine qui survint en Éthiopie en 1984 et l'opération internationale de secours qui la suivirent fut le premier moment dans l'histoire de MSF (le seul avec le Tsunami dans l'océan Indien en 2004 - 2005), de rupture nette avec l'ensemble du dispositif de l'aide, ONG et Nations unies confondues. La section française de MSF accusa le gouvernement éthiopien d'utiliser les secours pour mettre en œuvre sa stratégie de transferts forcés de populations et se confronta à l'ensemble des acteurs présents sur le terrain, UNDP (United Nations Development Program) en premier lieu.
Trois registres d'arguments toujours actuels furent opposés à MSF : rupture du principe de neutralité humanitaire, incompréhension des urgentistes face aux enjeux du développement, sabotage de la collecte des fonds en cours. À des degrés et dans des circonstances diverses, ces arguments se retrouveront plus tard au cœur d'autres polémiques publiques (notamment à la suite du tsunami de 2004). Celles-ci ne rompirent pas les liens de coopération entre MSF et ses interlocuteurs habituels, mais elles illustrent la singularité de certaines positions de MSF dans le milieu des ONG. Les principes humanitaires se prêtant à des interprétations très variables, les désaccords évoqués plus haut n'ont jamais cessé d'exister et ne peuvent que persister.
C'est dans le but de les réguler que MSF s'est engagée à la fin des années 1980 dans la mise en place d'une structure internationale avec un triple objectif : gérer la marque et le logo, se doter d'une instance de concertation, aider au règlement des différends entre sections - avec en mémoire le procès intenté par MSF-France à MSF-Belgique en 1985 - et enfin assurer sa propre représentation collective auprès des organismes internationaux. Un Conseil international fut créé (1990), composé de deux dirigeants de chaque section et un secrétariat international fut installé à Bruxelles (il sera déplacé à Genève en 2004).
S'affirmaient ici, outre le besoin impérieux d'un rapprochement de sections nationales créées au cours des années précédentes, la nécessité assumée d'entretenir des relations suivies avec les grands acteurs de l'aide et la volonté partagée de faire entendre une voix spécifique dans le milieu. Ces réformes facilitèrent la collaboration de MSF avec les autres organisations. Au cours des années 1990, MSF soutint la campagne contre les mines (en tant que simple adhérent à la coalition), participa activement à la coalition des ONG pour la Cour Pénale Internationale ainsi qu'aux débuts du Projet Sphère(8)...
Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, Rony Brauman, « MSF et le système de l’aide : le choix du non-choix », 3 juillet 2014, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/msf-et-le-systeme-de-laide-le-choix-du-non-choix
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