Retour de visite au Sud Soudan
Rony Brauman
Après vingt ans d’une guerre parfois interrompue par d’éphémères cessez-le-feu, la paix a été signée entre la rébellion du Sud Soudan et le gouvernement soudanais en janvier 2005. Trois ans de négociations, engagées et menées sous les auspices du gouvernement américain, auront été nécessaires pour l’adoption d’un compromis acceptable pour les deux parties. La confiance entre ex belligérants n’est certes pas de mise dans un pays si profondément meurtri par une interminable histoire de violences dont l’énorme coût humain reste à établir. Un million de morts, peut-être plus, trois à quatre millions de personnes déplacées – la grande majorité autour de la capitale Khartoum -, voilà qui donne une idée du désastre d’où sort le Sud Soudan et des difficultés qui l’attendent.
Ce n’est pourtant pas le deuil, mais la vie, qui se montre à Juba, centre politique et administratif du Sud. Un match de foot opposant deux équipes locales donne l’occasion à leurs supporters respectifs de sillonner la ville, maillots de joueurs, sifflets et drapeaux à l’appui, comme on le ferait à Nantes ou Manchester. Les boutiques et les restaurants se sont multipliés, les marchés sont approvisionnés et fréquentés, les gares de bus agitées et encombrées comme il se doit. La population de la ville a doublé en un an, pour le bonheur des commerçants, mais les capacités de logement n’ont pas suivi et les loyers explosent.
La présence internationale, massive, n’est pas pour rien dans cette situation. Elle saute aux yeux du nouvel arrivant dès sa sortie de l’avion à l’aéroport international de Juba. Plus d’une dizaine de gros porteurs blancs, frappés de divers logos d’agences des Nations unies, y stationnent. WFP (World Food Programme), Unicef, Unhcr, OMS et d’autres, toutes sont là, dans le cadre d’une important déploiement de 6.000 Casques bleus et 4.000 civils sous le nom d’UNMIS (United Nations Mission In Sudan). Ils sont chargés de fournir un appui à l’accord de paix, et plus précisément : de favoriser l’intégration des forces rebelles et de l’armée régulière, d’aider aux retour des réfugiés, de participer à la protection des populations civiles et de restaurer une partie des voies de communication. Des dizaines d’ONG et des agences gouvernementales d’aide sont elles aussi présentes, basées à Juba et opérant dans diverses parties de la région Sud. Des hôpitaux, des écoles, des routes et des ponts ont ainsi été reconstruits, en partie grâce aux organismes d’aide et pour une autre partie par les compagnies pétrolières – principalement chinoises - qui prospectent et exploitent les importants gisements pétroliers situés à la lisière du Nord et du Sud. Ces réalisations ne représentent toutefois qu’une faible partie d’un immense chantier, l’essentiel restant à faire.
Les nouvelles autorités, quant à elles, ont à organiser le partage du pouvoir entre les différents mouvements ayant participé à la guerre ou disposant de forces substantielles. Ces tractations ne vont évidemment pas sans tensions, notamment lorsque des combattants historiques sont écartés au profit de ralliés de la vingt-cinquième heure. Les autorités travaillent aussi à installer tant bien que mal une administration encore inexistante dans les dix Etats qui forment le nouveau Sud. La répartition des postes est, naturellement, l’enjeu de négociations difficiles. Reste que tout est à (re)construire à partir de rien et que c’est à ce vaste programme que les ONG sont invitées à fournir leur contribution. Certaines d’entre elles s’y sont déjà attelées et l’on peut voir notamment, sur de nombreux bâtiments publics et une infinité de véhicules, les drapeaux et stickers du Norwegian People’s Aid. Cette importante ONG norvégienne a fait le choix d’être un relais du gouvernement de Juba dans de nombreux domaines, du déminage à la réhabilitation d’hôpitaux en passant par l’aide à la presse et la formation professionnelle. Choix paradoxal pour une ONG - que reste-t-il de non gouvernemental dans une telle position ?- mais respectable puisqu’il est assumé en toute clarté.
En dépit des apparences, pourtant, les ONG et l’ONU ne peuvent se faire les sous-traitants de l’énorme chantier devant lequel se trouvent les Sud Soudanais. Les biens publics –santé, éducation, équipements collectifs- ne sauraient être la somme de contributions fragmentaires d’organisations d’aide, qu’elles soient associatives ou onusiennes. Celles-ci n’ont ni la vocation, ni les moyens, de devenir le département de ressources humaines ou l’administration opérationnelle d’un gouvernement, lequel serait bien incapable d’orchestrer un ensemble si disparate, aux contraintes et aux compétences si diverses. Pas même faute de ressources, mais d’abord parce qu’il est impossible de coordonner un ensemble d’institutions hétérogènes qui ne sont pas des agences d’intérim et sur lesquelles on ne peut donc exercer aucune véritable autorité. Cette fiction d’une reconstruction par le système de l’aide internationale semble pourtant être l’une des croyances les mieux partagées au Sud Soudan.
On ne peut s’empêcher de penser à l’irréalisme du discours des mêmes acteurs après le tsunami. On se demande également pourquoi l’idée de recruter les cadres dont le pays a besoin sur un marché international du travail aujourd’hui très ouvert ne semble pas envisageable. Cette façon de faire serait certes plus coûteuse pour le gouvernement, mais les caisses de l’Etat ne sont pas vides, tant s’en faut, grâce notamment à la rente pétrolière et aussi à l’aide extérieure.
Est-ce à dire que la présence des organismes d’aide serait désormais superflue ? Certainement pas. Ils rendent de nombreux services et continueront d’être utiles, en complément de l’action des autorités. Pour ce qui concerne MSF, les modalités de l’action restent à décider mais il est d’ores et déjà clair qu’il faut éviter le piège d’une implication dans les structures publiques de santé, si lacunaires qu’elles soient. Les autorités et l’OMS souhaitent vivement que nous nous engagions dans la réponse aux épidémies chroniques et aiguës, compte tenu de notre savoir-faire dans ce domaine. Sans doute est-ce là que nous pourrons apporter une aide concrète, d’autant plus qu’il s’agirait d’adapter et de réorienter des programmes existants. Quoiqu’il en soit, il nous faudra faire évoluer radicalement ceux-ci, leur profil n’étant plus adapté aux besoins de la population.
Le contexte politique, comme cela a été dit plus haut, a en effet changé. Toutefois, si la paix est à l’ordre du jour, le futur est incertain : les haines et le ressentiment n’ont pas disparu, les incidents violents ne sont pas exceptionnels, la rente pétrolière attise les convoitises, l’intégration des différentes forces armées n’est pas faite, bref, l’issue politique de l’accord de paix reste à écrire. Les moments critiques sont d’ores et déjà annoncés, avec le recensement et les élections en 2007, puis le référendum en 2011. Des flambées de violences sont à craindre, et peut-être pire, mais rien n’indique aujourd’hui quel cours prendront les événements. Cette incertitude n’est certainement pas une raison en soi de rester au Sud Soudan, car c’est au présent et non au futur que se décline l’aide humanitaire. Elle est cependant une raison de plus. Souhaitons qu’elle demeure à l’état d’hypothèse.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Retour de visite au Sud Soudan », 1 octobre 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/retour-de-visite-au-sud-soudan
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