L’impartialité, combien ça coûte ?
Fabrice Weissman
L’explication la plus communément admise des problèmes de sécurité rencontrés en Irak et en Afghanistan tient en un mot : la « confusion militaro-humanitaire ». Notre sécurité serait menacée du fait de notre incapacité à nous distinguer de forces armées occidentales cherchant à nous embarquer dans leur offensive.
Il y a certes une part de vrai dans cette explication. Mais n’est-elle pas un peu courte ? Peut-on parler de confusion tragique à propos des attentats ayant frappé le CICR et MSF, organisations pourtant les moins engagées dans la collaboration avec les troupes occidentales et parmi les plus combatives dans la défense de leur autonomie ?
Dire que la confusion nous expose, c’est affirmer a contrario que la distinction nous protège. C’est supposer que la reconnaissance de notre impartialité, de notre position de tiers au conflit et des principes d’humanité qui motivent notre action sont les principales raisons du respect de notre immunité humanitaire et du libre accès aux blessés et aux malades.
Peut-on raisonnablement adhérer à cette seule analyse qui voudrait que John Garang, Omar el- Bechir, Slobodan Milosevic ou Charles Taylor aient été touchés par notre charte, émus par notre action, séduits par notre indépendance ? Est-ce réellement la clarté et la transparence de nos intentions humanitaires – notre « vertu » ! – qui nous protègent localement de l’avidité et de la paranoïa des hommes en armes ?
Il serait dangereux de le croire… De toute évidence, si les armées en campagne tolèrent notre présence, c’est aussi parce qu’elles pensent y trouver un certain profit : soins aux combattants blessés, assistance aux familles de militaires, sanctuarisation de positions stratégiques, alimentation de l’économie de guerre, légitimation des autorités politiques, contrôle des flux de populations, accès aux médias internationaux, gages de bonne conduite envers la « communauté internationale », etc. Sécurité et accès dépendent de l’ensemble des rapports de forces dans lesquels nous nous inscrivons, comme des attentes, répulsions, fantasmes… associés à notre histoire locale, notre image, notre identité (d’agence de secours, d’organisation occidentale, d’héritière des croisades et de l’entreprise coloniale…), etc.
Par conséquent, la « confusion militaro-humanitaire » n’est pas seule responsable des problèmes de sécurité rencontrés en Afghanistan et en Irak. Nos assassins savent très bien à qui ils s’en prennent. Non, le danger vient aussi – et surtout ? – de notre incapacité à servir l’économie politique des groupes radicaux combattant les forces occidentales. En un sens, nous ne savons pas leur être profitables. Nous pouvons changer la couleur de nos voitures, refuser de prendre des financements institutionnels, clamer haut et fort notre indépendance : ce sera peine perdue tant que nos assassins considéreront que nous leur sommes plus utiles morts que vivants – c’est-à- dire, tant que nous n’aurons pas trouvé un moyen acceptable, s’il existe, de leur prouver le contraire. Ne l’oublions pas dans notre empressement – légitime – à dénoncer la « confusion militaro-humanitaire ».
Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « L’impartialité, combien ça coûte ? », 1 avril 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/limpartialite-combien-ca-coute
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