Images from Bama
Analyse

La fabrique d’une « crise humanitaire ». Le cas du conflit entre Boko Haram et le gouvernement nigérian (2010-2018)

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique. 

Vincent
Foucher

CNRS,
Sciences Po Bordeaux,
Les Afriques dans le monde (Lam)

Article initialement paru dans le n°156 de la revue Politique Africaine et disponible sur Cairn.

La contre-offensive menée par l’armée nigériane contre Boko Haram à partir de 2015 a entraîné une catastrophe sanitaire parmi les populations civiles déplacées. Cette catastrophe n’a été reconnue que difficilement, après qu’une alliance instable se soit progressivement forgée entre certains acteurs nationaux – politiques et militaires – et certains acteurs humanitaires internationaux pour formuler et s’accorder sur le diagnostic d’une « crise humanitaire » et essayer d’y remédier. Cela a ainsi permis de rendre visibles certaines dimensions du conflit tout en en invisibilisant d’autres, à commencer par la brutalité de la contre-insurrection de l’armée nigériane.

« Pourquoi 2016 et pas avant ? Parce qu’on n’avait pas les données. On n’avait pas d’accès. C’était des zones BH. Et quand l’armée est arrivée, il a encore fallu du temps pour l’accès. Et c’est là, quand on a vu la famine, on a “shifté”. On a mis le Nigeria dans les “Four Famines”. Le PAM est passé de 300 000 personnes à 1,3 million. Avant 2014, il n’y avait pas de crise humanitaire dans le Nord-Est. On ne voyait pas les déplacés alors qu’ils étaient des centaines de milliers. Ça prend du temps, ce sont des grosses machines. En 2014, il n’y avait rien : ni ONG, ni partenaires. Aucun acteur d’urgence. Pas de camps structurés. Il fallait déjà comprendre ce qu’on avait à gérer. »Entretien avec un expert humanitaire international, Maiduguri, décembre 2018.

Le 3 décembre 2016,Les auteurs remercient Aurore Mathieu, Pascal Holliger et Pierre François pour leurs retours sur ce texte. Vincent Foucher remercie Pierre François pour sa relecture avisée.le coordinateur adjoint des Nations unies pour les affaires humanitaires déclare à la presse que « la crise humanitaire au Nigeria ne peut être ignorée plus longtemps ».UN News, « Nigeria’s Humanitarian Crisis “Can no Longer Be Ignored,” UN Says, Launching $1 Billion Appeal » [en ligne], 2 décembre 2016, <https://news.un.org/en/story/2016/12/546812-nigerias-humanitarian-crisis-can-no-longer-be-ignored-un-says-launching-1>, consulté le 31 mars 2020. Les Nations unies estiment alors qu’il faut plus d’un milliard de dollars pour répondre aux besoins des populations victimes de la guerre entre l’État nigérian et Boko Haram. 942,5 millions de dollars seront alloués en 2017 aux agences des Nations unies, à des organisations non gouvernementales internationales et à la Croix-Rouge pour assister les « victimes de la crise humanitaire » dans le Nord-Est du Nigeria.732,5 millions de dollars dans le cadre du Plan de réponse humanitaire 2017 et 210 millions en dehors de celui-ci. OCHA Financial Tracking System, <https://fts.unocha.org/appeals/536/summary>. Principalement financée par les gouvernements occidentaux, cette aide aurait permis, selon l’ONU, d’aider 5,6 millions de personnes et de « prévenir le risque de famine ».OCHA, 2018: Humanitarian Response Plan 2018. Nigeria, OCHA, 2017, p. 10. L’intervention humanitaire au Nigeria a été la cinquième plus grosse opération de secours coordonnée par l’ONU en 2017.OCHA, Global Humanitarian Overview 2018, <https://interactive.unocha.org/publication/globalhumanitarianoverview/>, consulté le 31 mars 2020. Sans précédent dans l’histoire du Nigeria depuis la fin des années 1960 et la guerre du Biafra, cette mobilisation s’est enclenchée neuf ans après le début du conflit entre le gouvernement et le mouvement armé islamiste connu sous l’appellation Boko Haram.La désignation « Boko Haram » (formule en langue hausa improprement traduite comme « l’école occidentale est interdite ») provient des contempteurs salafistes modérés de l’organisation, qui se moquaient de sa critique de l’école occidentale. Le groupe a d’abord pris le nom de Jama’tu Ahlis Sunna Lidda’awati wal-Jihad (JAS) (en arabe, le Groupe des gens de la Sunna pour la prédication et le djihad). En 2015, suite à son ralliement à l’État islamique, il est devenu la Islamic State West Africa Province (Iswap). Iswap s’est divisé en deux à la mi-2016, une faction restant sous ce nom tandis que l’autre revenait à l’appellation JAS. Par commodité, on utilisera ici Boko Haram pour désigner le mouvement avant sa scission, aussi bien que les deux factions ensemble. Parmi la littérature de plus en plus massive disponible sur Boko Haram, on lira la synthèse d’A. Thurston, Boko Haram: The History of an African Jihadist Movement, Princeton, Princeton University Press, 2017 ; M.-A. Pérouse de Montclos (dir), Boko Haram: Islamism, Politics, Security and the State in Nigeria, Leyde, African Studies Centre, 2014. Jusqu’alors ignorés des médias et des gouvernements étrangers, les déplacements massifs de population et les privations extrêmes endurées par les civils en raison du conflit sont devenus en 2016 une « crise humanitaire » justifiant la mise en place d’un dispositif internationalisé de gestion de crise. On tentera de comprendre ici les opérations simultanément épistémiques et politiques au terme desquelles ce dispositif de gestion de la « crise humanitaire » s’est mis en place.

L’analyse de l’action humanitaire semble osciller entre trois pôles principaux. Le premier voit dans le développement du discours et des institutions humanitaires l’expansion d’une conscience globale qui, dans les mots de Barnett et Weiss, « crée lentement mais de manière impressionnante de nouveaux standards pour les États, produit une nouvelle métrique de la civilisation et introduit un nouveau discours pour agir au profit des faibles et des opprimés ».M. Barnett et T. G. Weiss, « Humanitarianism: A Brief History of the Present », in M. Barnett et T. G. Weiss (dir.), Humanitarianism in Question: Politics, Power, Ethics, Ithaca, Cornell University Press, 2008. Relevons que, pour ces auteurs, les « standards » et la « métrique », en créant une comparabilité universelle, participent à une universalisation des droits. Le second pôle, plus sceptique, analyse la fabrique et la gestion des « crises humanitaires » comme constitutives d’un dispositif à la fois rhétorique et policier participant à la reproduction d’un ordre politique mondial dominé par les États (néo)libéraux – « la main gauche de l’empire » selon l’expression de l’anthropologue Michel Agier.M. Agier, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008. Voir aussi M. Duffield, Development, Security and Unending War: Governing the World of Peoples, Cambridge, Polity Press, 2007. En mettant en avant l’urgence de sauver des corps en souffrance, ainsi privés d’histoire et de parole, le discours humanitaire aurait pour fonction objective d’occulter les oppressions qui sous-tendent les grandes catastrophes contemporaines. Dans sa fonction curative, le dispositif humanitaire permettrait de contrôler et de tenir à distance les populations « surnuméraires », de « gérer les indésirables » et autres « restes muets » du « système économique et social mondial » sans remettre en cause ses fondements.M. Agier, Gérer les indésirables…, op. cit. Le troisième pôle est tout aussi sceptique à l’égard de la vision progressiste et normative incarnée par le premier. Considérant l’instrumentalisation de l’aide par les pouvoirs politiques (rebelles ou étatiques, locaux ou internationaux) comme incontournable, ce pôle souligne que les ONG humanitaires et les agences des Nations unies sont souvent les « idiots utiles » des politiques insurrectionnelles ou contre-insurrectionnelles.J.-C. Rufin, Le piège humanitaire, Paris, Jean-Claude Lattès, 1986 ; M. B. Anderson, Do No Harm: How Aid Can Support Peace – Or War, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1999 ; F. Terry, Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Aid, Ithaca, Cornell University Press, 2002 ; M.-A. Pérouse de Montclos, Les humanitaires dans la guerre. Des idéaux à l’épreuve de la politique, Paris, La documentation française, 2013. Il décrit les multiples transactions politiques et matérielles entre agences humanitaires et forces politico-militaires, s’interrogeant sur ce qui représente, aux yeux des acteurs de l’aide, un « compromis acceptable » avec les pouvoirs en place.A. Donini (dir.), The Golden Fleece: Manipulation and Independence in Humanitarian Action, Sterling, Kumarian Press, 2012 ; C. Magone, M. Neumann et F. Weissman (dir.), Agir à tout prix ? Négociations humanitaires : l’expérience de Médecins sans frontières, Paris, La Découverte, 2011. Prises dans les rapports de forces et d’intérêts, jouant la carte de la coopération, de la confrontation ou de la défection, les organisations humanitaires apparaissent ici dans un rôle instable, indéterminé a priori.R. Brauman, Somalie : le crime humanitaire, Paris, Arléa, 1993.

S’il reconnaît la véritable force normative des acteurs humanitaires, leur rôle décisif dans la construction des « crises humanitaires », le présent travail s’inscrit plutôt dans le dernier pôle : il insiste sur le fait que le jeu est ouvert, et notamment qu’il existe des capacités d’action locales. Il met en cause l’idée que le gouvernement humanitaire des catastrophes serait essentiellement réductible à la reproduction de la domination des (pays) riches sur les (pays) pauvres. Peut-être plus que le troisième pôle, qui s’interroge souvent sur les effets des appareils humanitaires une fois déployés, le présent texte entend porter l’analyse sur la fabrique de la « crise humanitaire ».

On verra donc ici l’alliance instable progressivement forgée entre certains acteurs nationaux – politiques et militaires – et certains acteurs humanitaires internationaux pour s’accorder sur un diagnostic de « crise humanitaire » et adopter des mesures censées y remédier. On verra par quels instruments – déploiement d’une communauté d’experts, production de chiffres comparés à des standards, travail médiatique – la crise a été décrétée et reconnue. On verra comment ce travail a permis de rendre visibles certaines dimensions du conflit tout en en invisibilisant d’autres, à commencer par la brutalité de la contre-insurrection de l’armée nigériane.

L’enquête sur les catastrophes en situation de conflits armés, et cela alors même qu’elles se déroulent, n’est pas simple. Les auteurs du présent texte ont pu mener leurs recherches parce qu’ils étaient impliqués, à des titres différents, dans le processus lui-même. L’un travaillait comme chercheur au sein du Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires hébergé par la section française de Médecins sans frontières (MSF), active au Nord-Est du Nigeria depuis 2013. L’autre suivait le conflit Boko Haram en tant qu’analyste auprès d’International Crisis Group, une organisation non gouvernementale qui tente de contribuer à la prévention et à la résolution des conflits armés en combinant recherche et plaidoyer. Ces postes d’observation leur ont ouvert un accès privilégié à l’histoire immédiate d’un terrain relativement difficile d’accès, à la crise en train de se faire et à des interlocuteurs au sein d’institutions souvent tenues par des positions officielles soigneusement policées. L’analyse de la presse, de la littérature grise produite par les organismes d’aide et les observations faites lors de la crise elle-même ont été complétées par des entretiens rétrospectifs avec une quinzaine d’acteurs importants, responsables d’organisations non gouvernementales nigérianes et internationales, responsables gouvernementaux nigérians et employés des agences onusiennes.

La position singulière du Nigeria à l’égard du « système humanitaire »

L’une des raisons pour lesquelles la « crise humanitaire » dans le Nord-Est du Nigeria a été décrétée tardivement est la faible présence des acteurs humanitaires dans cette région avant le second semestre 2016. Le Nigeria est pourtant l’un des berceaux de l’action humanitaire moderne. La guerre qui oppose, entre 1967 et 1970, les sécessionnistes de la province du Biafra au pouvoir fédéral est, avec celle du Vietnam, la première couverte par la télévision. Les images de la famine dans le réduit biafrais suscitent un puissant mouvement de solidarité en Europe et aux États-Unis, qui donne naissance à la première grande opération internationale de secours dans le monde postcolonial, menée par des organismes d’aide privés et la Croix-Rouge.M.-L. Desgrandchamps, L’humanitaire en guerre civile. La crise du Biafra (1967-1970), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

D’abord alimenté par la compétition idéologique entre les deux blocs,E. Davey, Idealism beyond Borders: The French Revolutionary Left and the Rise of Humanitarianism, 1954-1988, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. le développement d’associations privées affichant l’ambition de venir en aide aux victimes de conflits et de catastrophes naturelles par-delà les frontières au nom d’une morale humanitaire universelle s’accélère après la chute du mur de Berlin. À partir des années 1990, parallèlement à la multiplication des opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU, s’institutionnalise un dispositif humanitaire international articulé autour de pays donateurs (États-Unis et Union européenne en tête), d’agences opérationnelles des Nations unies (qui crée en 1994 un Bureau de coordination des affaires humanitaires – OCHA, Office for the Coordination of Humanitarian Affairs en anglais), de grandes ONG et de la Croix-Rouge.M. Barnett et T. G. Weiss, « Humanitarianism… », art. cité. En 2017, plus de 27,3 milliards de dollars sont alloués à ce dispositif par les États occidentaux et des donateurs privés – soit un volume financier comparable à celui du marché international de l’armement.30 milliards de dollars selon les données du Stockholm International Peace Research Institute.

En dépit de son rôle déterminant dans la genèse de ce dispositif, le Nigeria n’est pas, jusqu’en 2016, l’un de ses théâtres d’intervention familiers. Dès le conflit biafrais, l’État nigérian a fait l’expérience des ambivalences de l’action humanitaire moderne. Ses adversaires biafrais, avec l’appui des réseaux Foccart, avaient su tirer bénéfice de l’élan de solidarité humanitaire pour se ravitailler et mener une guerre de propagande.M.-L. Desgrandchamps, L’humanitaire en guerre civile…, op. cit. Subsiste, dans l’État et dans l’armée nigérians, une méfiance particulière vis-à-vis de l’action humanitaire internationale.Ceci apparaît par exemple dans les mémoires d’un ancien responsable militaire lors de la guerre du Biafra, devenu ensuite président, O. Obasanjo, My Command, Londres, Heinemann, 1980.

La méfiance est encore aiguisée dans les États du Nord à majorité musulmane. La population y perçoit volontiers les organisations humanitaires internationales comme des relais de l’Occident, alliés des chrétiens supposés, selon certains, dominer le pays. En témoignent les incidents répétés que suscitent les programmes internationaux de vaccination contre la poliomyélite, soupçonnés par certains nordistes de viser à stériliser la population du Nord.M. Yahya, « Polio Vaccines: “No Thank You!” Barriers to Polio Eradication in Northern Nigeria », African Affairs, vol. 106, n° 423, 2007, p. 185-204.

Par ailleurs, revendiquant le statut de puissance continentale, les autorités nigérianes sont particulièrement hostiles à toute forme d’ingérence et disposent d’importantes ressources diplomatiques et économiques pour y résister. Pays le plus peuplé d’Afrique et premier PIB du continent, il est doté de réserves pétrolières considérables et d’une économie autrement plus diversifiée et industrialisée que ses voisins. Les autorités nigérianes ont d’ailleurs des prétentions internationales – elles se veulent « leader » en Afrique de l’Ouest et sur le continent. En témoignent le rôle moteur du Nigeria dans les opérations de paix et les médiations internationales ou encore la présence à Abuja, sa capitale, du siège de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Le Nigeria espère toujours obtenir le tant attendu siège de l’Afrique au Conseil de sécurité des Nations unies. Il est donc très sensible à son image internationale. Malgré les instabilités qui l’affectent en différents points de son territoire, le Nigeria entend régler ses problèmes en interne, et ne se montre guère ouvert à l’action et aux critiques d’acteurs extérieurs. Il s’est d’ailleurs employé à contenir l’internationalisation du débat sur Boko Haram, bornant soigneusement les discussions sur le sujet au Conseil de sécurité des Nations unies et à l’Union africaine.International Crisis Group, « Instruments of Pain (IV): The Food Crisis in North East Nigeria », Africa Briefing, n° 126, 18 mai 2017.

Pour leur part, les partenaires diplomatiques du pays – États-Unis, pays européens, institutions financières internationales – sont d’autant moins disposés à déclarer une « crise humanitaire » au Nigeria qu’ils estiment que le pays a les moyens de se débrouiller seul. Compte tenu de la corruption et du néo-patrimonialisme légendaires du pays, de la richesse spectaculaire et pas toujours justifiable d’une partie de ses élites, experts internationaux et diplomates estiment volontiers que le Nigeria n’aurait qu’à « mieux gérer » ses ressources pétrolières pour faire face à ses problèmes.Entretiens, Abuja, mars 2018.

Ces facteurs expliquent pourquoi, au moment où débute le conflit avec Boko Haram, les organisations humanitaires internationales sont peu présentes au Nigeria et leur marge de manœuvre étroite.Sur la présence faible et contrainte des ONG internationales au Nigeria, voir M.-A. Pérouse de Montclos, « Mauvaise gouvernance et ONG : l’exception nigériane », Autrepart, n° 35, 2005, p. 127-142. Principale agence opérationnelle des Nations unies, le Programme alimentaire mondial (PAM) n’a qu’une petite mission d’assistance technique auprès du gouvernement. Les agences enregistrées dans le pays, comme l’Unicef, sont engagées exclusivement dans des programmes de développement de long terme, notamment en santé publique.

Une catastrophe qui échappe à l’action humanitaire (2009-2013)

Avec le déclenchement de l’insurrection islamiste en 2009, le Nord-Est du Nigeria devient un espace dangereux et opaque pour les rares représentants des organisations humanitaires internationales présentes dans le pays. Ils redoutent les attentats perpétrés par Boko Haram jusque dans la capitale de l’État de Borno, Maiduguri, où l’insurrection est très présente jusqu’en 2013. L’attaque de Boko Haram contre le siège des Nations unies à Abuja en 2011 et les enlèvements d’expatriés occidentaux sont dans toutes les têtes. Les travailleurs humanitaires internationaux sont d’autant plus inquiets qu’il semble difficile de négocier avec Boko Haram. Ainsi, selon un responsable du Haut Commissariat aux réfugiés : « On est face à une rébellion sans visage […]. Dans d’autres situations, il y a des gens qui ont un objectif, avec lesquels on peut négocier. Les gens ici tuent juste pour tuer. »H. Matfes, « Why Nigeria’s Military Make Bad Aid Workers », Irin News, 5 juillet 2016.

L’incertitude est plus forte encore en dehors de Maiduguri. Selon les moments, des zones entières sont interdites d’accès par l’armée ou bien accessibles uniquement sous escorte militaire, une protection à la fois fragile et embarrassante qu’une partie des ONG a pour habitude d’éviter. Les organisations humanitaires hésitent d’autant plus à négocier leur accès avec Boko Haram que la position des autorités nigérianes, feuilletage complexe de niveaux et d’institutions mal coordonnées (État fédéral et États fédérés, armée, services de renseignement), est dure à lire : à différentes reprises, des intermédiaires engagés dans des facilitations entre certains segments des autorités et Boko Haram ont été arrêtés ou ont disparu dans des circonstances mystérieuses. Les mêmes raisons – un mouvement djihadiste difficile d’accès et un État opaque et imprévisible – limitent également la couverture par les médias internationaux. Une poignée de journalistes locaux assure le gros de la remontée d’informations, qui a dû mal à se frayer un chemin dans la presse internationale.

Au final, jusqu’au milieu de l’année 2013, aucune organisation humanitaire internationale n’a de présence permanente à Maiduguri, épicentre du conflit. Peu nombreux, craignant pour leur sécurité, découragés d’intervenir par les autorités, les représentants des agences onusiennes et des ONG sont d’autant moins enclins à agir que le conflit ne produit pas alors de victimes clairement identifiables, accessibles et susceptibles d’être prises en charge selon leurs techniques d’intervention habituelles. De 2010 à début 2013, Boko Haram cible les agents et les collaborateurs de l’État, et le gouvernement répond par une répression indiscriminée.Voir, par exemple, A. Nossiter, « Bodies Pour In as Nigeria Hunts for Islamists », New York Times, 7 mai 2013 ; Human Rights Watch, « Nigeria: Massive Destruction, Deaths from Military Raid. Satellite Images, Witness Accounts Raise Concerns of Cover-Up » [en ligne], Human Rights Watch, 1er mai 2013, <https://www.hrw.org/news/2013/05/01/nigeria-massive-destruction-deaths-military-raid>, consulté le 31 mars 2020. Les violences de masse font beaucoup plus de morts que de blessés ou de déplacés, catégories de victimes habituelles pour les organisations humanitaires. Si des organisations de défense des droits de l’homme et la presse internationale font état de la brutalité de la répression, la guerre dans le Borno reste peu discutée dans l’espace public nigérian et international. Le conflit ne relève pas alors du domaine de l’action humanitaire.

Maiduguri : un premier pas sous contrainte

2013-2014 : la « sécurisation » de Maiduguri

Une première étape est franchie dans la ville de Maiduguri : c’est dans cette enclave que les acteurs humanitaires peuvent enfin venir, que des camps se forment et que des chiffres commencent à être rassemblés.

À partir de 2013, la mobilisation de milices, les Civilian Joint Task Forces (CJTF), soutenues par l’armée et les autorités du Borno, éloigne Boko Haram de Maiduguri, mais aggrave les violences à travers le reste du Borno. Boko Haram fait la guerre non plus seulement à l’État mais bien à la société, menant des représailles collectives contre les villes secondaires, bourgs et gros villages qui ont créé leurs unités de CJTF. Des communautés entières fuient vers les villes, et surtout vers Maiduguri. Boko Haram s’engage alors dans une expansion territoriale qui ne prend fin qu’au début de l’année 2015, conquiert une bonne partie des villes secondaires de l’État de Borno et s’étend vers les États voisins, Yobe et Adamawa.

Au deuxième semestre 2013, l’augmentation du nombre de déplacés à Maiduguri suscite une réaction des autorités de l’État du Borno et de quelques organisations humanitaires internationales. MSF, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et le Comité international de la Croix Rouge (CICR) déploient une présence permanente à Maiduguri, facilitée par l’éviction de Boko Haram de la ville et la baisse de la menace d’enlèvement. Cette présence permet le développement des comptages, élément essentiel du dispositif humanitaire. Fin 2013, l’OCHA estime, sur la base des informations transmises par les autorités locales, qu’il y a 290 000 déplacés dans les trois États du Nord-Est.« Humanitarian Response Gap Grows in Northern Nigeria », Irin News, 14 mars 2014. En juillet 2014, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une organisation intergouvernementale spécialisée dans la gestion des déplacements de populations, aide la National Emergency Management Agency (Nema), l’agence nigériane de gestion des catastrophes, à déployer la Displacement Tracking Matrix (DTM), un système d’information visant à rassembler et à diffuser des données sur les déplacements de population.Le distinguo entre déplacés internes et réfugiés est un élément majeur du droit international humanitaire. Les réfugiés, définis comme ceux qui franchissent une frontière internationale, relèvent d’un régime de droit spécifique et entrent dans le champ d’action du Haut Commissariat aux réfugiés. L’OIM s’est petit à petit saisi de la situation des déplacés internes, longtemps négligée par l’action internationale. Les données de la DTM sont accessibles à l’adresse suivante : <https://dtm.iom.int/nigeria>. Les premiers chiffres de la DTM sortent en janvier 2015 : il y aurait, en décembre 2014, 870 000 déplacés, dont 660 000 environ à Maiduguri et dans la circonscription périphérique de Jere. Seuls 36 360 d’entre eux sont installés dans les sept camps officiels alors en fonctionnement.OIM, Nema, « DTM Nigeria Report Round II, February 2015 », OIM/Nema, 28 février 2015.Les autres vivent dispersés en ville. Dans la relative sûreté de Maiduguri, les organisations humanitaires démarrent de petites activités (soins de santé, secours alimentaires et matériels) en direction des déplacés et de la population résidente de la ville. Fin 2014, l’OCHA recense dans le Borno une dizaine d’organisations internationales, dont cinq agences des Nations unies, l’OIM, le CICR et trois ONG.

Comme en témoigne régulièrement la presse nigériane, il existe bien diverses initiatives nigérianes d’aide aux victimes du conflit. Elles relèvent des voisins, ou bien de réseaux religieux, d’hommes d’affaires philanthropes ou de politiciens.L’un des exemples les plus célèbres est sans doute celui de Zannah Mustapha, un avocat qui a mis très tôt en place un centre d’accueil et une école pour les orphelins de Boko Haram. Voir « The Nigerian Man Saving Boko Haram Orphans », CNN, 21 septembre 2017. Auto-financées et centrées sur une aide matérielle souvent immédiate et ponctuelle – distribution de nourriture et de biens –, ces initiatives sont construites sur des logiques de charité, de solidarité de proximité ou de clientélisme. La presse nigériane en rend compte, faisant l’éloge des bienfaiteurs. Les auteurs de ces initiatives ne cherchent pas à produire des données statistiques, ni à qualifier la situation au regard de standards sanitaires internationaux (taux de mortalité, taux de malnutrition, nombre d’habitants par abri, etc.), ni à construire un récit politique sur la situation des populations qu’elles secourent, que ce soit pour mobiliser des fonds, exiger une réponse accrue des autorités ou des agences d’aide internationale, ou critiquer l’insurrection et les politiques contre-insurrectionnelles à l’origine de l’afflux de déplacés à Maiduguri. Ignorée de la presse internationale comme des agences humanitaires internationales, cette assistance est invisible à l’échelle globale.

L’enlèvement de 276 lycéennes dans l’internat de Chibok par Boko Haram, le 14 avril 2014, trouve un écho planétaire. L’appel lancé par une fonctionnaire internationale nigériane à son gouvernement sur Twitter, #BringBackOurGirls, est retweeté plus de 4 millions de fois en un mois. Au Nigeria, il sert de point de ralliement à des mouvements d’opinion exigeant du président nigérian Goodluck Jonathan une action déterminée contre Boko Haram. À l’étranger, le mouvement est relayé par des personnalités très diverses, de Michelle Obama à Line Renaud. À l’étranger, il ne s’agit plus de protester contre la passivité du gouvernement nigérian, mais contre l’inaction de la « communauté internationale » (les « dirigeants », le Conseil de sécurité des Nations unies ou encore la Cour pénale internationale, est-il parfois précisé).« En France, mobilisation VIP pour les lycéennes du Nigeria », Le Monde, 13 mai 2014. Mais cet écho global n’a pas d’impact sur l’action humanitaire internationale car la dimension sanitaire de la crise est encore très peu perçue. Si l’OCHA demande, pour l’année 2014, beaucoup plus de fonds (on passe de 22 à 93,4 millions de dollars), les bailleurs de fonds en donnent moins qu’en 2013 (on passe de 19,4 à 17,8 millions de dollars).

Une aide limitée et centrée sur Maiduguri

En 2015, l’armée entreprend de reconquérir les zones rurales. Avec l’intensification des combats, de nouvelles vagues de déplacés arrivent à Maiduguri. Selon les données de la DTM, la population de la ville fait plus que doubler, passant 1 à 2,4 millions d’habitants. La grande majorité des déplacés se dispersent dans la ville dans des conditions variables – les plus fortunés se réinstallent dans leurs propriétés là où d’autres trouvent refuge chez des parents, louent des logements ou squattent des marges urbaines. Seule une minorité (10 % selon la DTM) s’installe dans des camps créés par les autorités dans des bâtiments publics. Les autorités du Borno s’opposent à la multiplication des camps formels, craignant d’encourager la présence en ville de populations pauvres, qui pèsent sur les services urbains et dont elles jugent la loyauté incertaine.

Maiduguri constitue alors une enclave de plus en plus accessible au milieu d’un territoire en guerre. En août 2015, le United Nations Humanitarian Air Service (UNHAS), agence des Nations unies chargée de faciliter l’accès des travailleurs humanitaires aux zones de crise, notamment en assurant des liaisons aériennes, effectue son premier vol sur Maiduguri. Le CICR, l’Unicef et MSF renforcent leur présence. Bien qu’ils n’accueillent qu’un dixième de la population déplacée, les camps formels qui s’y créent rendent enfin visible l’exode provoqué par la guerre.

L’état de santé des populations déplacées commence à être documenté en 2015. En avril, MSF met par exemple en place un système de surveillance épidémiologique dans les camps formels et réalise en juillet une enquête de mortalité rétrospective associée à une enquête nutritionnelle rapide dans la circonscription de Jere, la périphérie de Maiduguri, qui accueille de nombreux déplacés en dehors des camps officiels. Dans la quinzaine de camps formels, qui abritent 100 000 personnes environ, les taux de mortalité dépassent souvent les seuils d’urgence communément admis dans le milieu humanitaire et sont régulièrement deux à trois fois supérieurs à la moyenne nationale.F. Weissman et J. Soussan (dir.), MSF France dans la guerre du Nord-Est du Nigeria (2015-2016). Récit documenté des opérations, Paris, Médecins sans frontières/Crash/Épicentre, août 2018. Quant aux déplacés de Jere, ils meurent dans des proportions deux fois plus importantes que les résidents.Selon l’enquête de mortalité rétrospective réalisée dans la LGA de Jere, portant sur la période du 28 juin 2014 au 15 juillet 2015, le taux brut de mortalité des populations résidentes s’élevait à 0,19 décès/10 000 personnes/jour (0,15-0,24) et celui des personnes déplacées à 0,41/10 000/jour (0,35-0,48). Voir B. Touré et I. Nwude, Retrospective Mortality Survey and Rapid Nutritional Assessment of Displaced Persons Living in the Jere LGA, Maiduguri, Borno State, Nigeria, Paris, Épicentre/Médecins sans frontières, juillet 2015. Mais cette situation n’alerte pas outre mesure MSF et les autres organisations humanitaires car les taux de mortalité restent proches de ce qu’ils considèrent comme la « normale » : la mortalité moyenne en Afrique subsaharienne dans les années 1980.Pour une critique de cette définition de la normale, voir F. Weissman, « Mortality Emergency Threshold: A Case for Revision », Alnap, 2 août 2018.

Essentiellement mise en œuvre par trois acteurs – le CICR, l’Unicef et MSF –, l’aide humanitaire internationale reste faible alors que le nombre de déplacés internes dépasse le million. Sur les plus de 100 millions de dollars demandés en 2015 dans le plan de réponse humanitaire établi par l’OCHA, les États n’en fournissent que 58.La réponse globale des pays donateurs (incluant la réponse à l’appel de l’OCHA) passe de 69,6 millions de dollars en 2014 à 158 millions de dollars en 2015. Voir le site Internet de OCHA-FTS : <https://fts.unocha.org>. La comparaison avec le Niger, pays voisin lui aussi affecté par Boko Haram, est éclairante sur ce point. Alors même que les autorités nigériennes sont peu favorables à l’ouverture de camps pour les réfugiés nigérians, craignant de concentrer et de fixer des populations dont elles se méfient, des camps se mettent en place, soutenus par un dispositif humanitaire international dès le mois de janvier 2015.Si l’État nigérien accepte l’installation de camps formels, il impose leur construction sur des sites peu hospitaliers et isolés, tentant ainsi de limiter l’afflux des réfugiés vers ces camps et de les garder sur des sites informels. Entretien avec un responsable des Nations unies, Niamey, mai 2016. En octobre 2015, 46,4 millions de dollars sont alloués pour les 450 000 déplacés et réfugiés au Niger. À la même époque, le Nigeria reçoit une somme à peine supérieure pour dix fois plus de personnes affectées.OCHA, Lake Chad Basin: Humanitarian Brief, OCHA, octobre 2015. Si l’aide aux déplacés est plus vite internationalisée au Niger, c’est que les acteurs humanitaires y ont une forte présence et une longue histoire et que l’État nigérien est très dépendant des bailleurs de fonds internationaux qui relaient les préoccupations des acteurs humanitaires.On pourrait faire la même démonstration pour le Cameroun, autre pays affecté par Boko Haram et où le déploiement humanitaire s’est fait plus rapidement et de manière plus intense.

La catastrophe négligée : les villes de garnison

Si le travail humanitaire, et donc le déploiement des instruments de mesure qu’il utilise, sont devenus logistiquement possibles à Maiduguri, la situation des zones rurales et des villes secondaires reste invisible. Le reste de l’État de Borno est alors inaccessible aux expatriés et déconnecté de Maiduguri. Boko Haram a détruit les antennes téléphoniques. Les flux de population se font à sens unique, car les deux camps ont une lecture dichotomique : pour Boko Haram, ceux qui ne vivent pas sous son contrôle sont des apostats susceptibles d’être tués ou réduits en esclavage,Cette position très extrême suscitera une scission du groupe en 2016. et pour les autorités, ceux qui viennent des zones contrôlées par Boko Haram sont des terroristes en puissance. La peur des attentats-suicides divise encore les deux zones. Il n’y a donc guère de flux d’informations permettant de connaître la situation hors de Maiduguri.

Or, fin 2015, l’armée a reconquis la plupart des villes de province du Borno, mais elle ne contrôle pas les zones rurales depuis lesquelles les insurgés lancent raids et attentats. Pour asphyxier l’insurrection et empêcher la venue sur Maiduguri de populations rurales jugées douteuses, l’armée leur ordonne de rejoindre les chefs-lieux de district, sous peine d’être traitées en ennemies.Il semble que cette option ait été choisie sous l’influence de l’exemple sri-lankais, que les militaires nigérians ont étudié. Voir D. Dolan, « Nigeria Military Studies Sri Lankan Tactics for Use against Boko Haram », Reuters, 13 juin 2014. À partir d’août 2015, des dizaines de milliers de ruraux se rassemblent, de gré ou de force, dans les villes secondaires du Borno, récemment reconquises par l’armée, toujours isolées et largement désertées par leurs habitants originels. Isolés, privés de mobilité, interdits d’accès aux zones rurales grâce auxquelles ils vivaient, mais aussi à Maiduguri où ils auraient pu espérer l’aide de parents ou la charité, les civils déplacés en zone rurale sont décimés par la malnutrition et les épidémies (rougeole, diarrhées).

Au même moment, encouragées par les succès de l’armée, les autorités du Borno entendent lancer un vaste programme de reconstruction. Elles organisent une conférence « Rebuild Borno » à Abuja en avril 2016, qui mentionne bien une « crise alimentaire » mais souligne surtout l’importance du « développement ».Le rapport de la conférence mentionne l’existence d’une « crise humanitaire » et de « personnes en train de mourir de faim dans les camps de déplacés », mais conclut : « Les besoins humanitaires sont certes aigus mais, à moins d’avancer sur la voie d’un développement durable, il n’y a pas moyen de sortir du cercle vicieux enchaînant crise après crise. » Voir Borno State Government et AOA Global, Rebuild Borno Report 2016: The Beginning of a Process, AOA Global, 2016. Les esprits chagrins soutiennent que les autorités du Borno commencent à penser aux élections, et les cyniques ajoutent que les budgets dédiés à la reconstruction sont plus importants et plus facilement contrôlables par les autorités que ceux destinés à financer l’aide d’urgence aux sinistrés.Entretiens avec des diplomates et des experts en développement, Abuja, juin 2016. Les autorités du Borno espèrent en effet la mise en place d’un Plan Marshall pour le Borno, pour lequel la Banque mondiale a estimé le montant des destructions liées au conflit à près de 6 milliards de dollars.

Bama : la fabrique de la « crise humanitaire »

Les acteurs locaux à la manœuvre

Tout en faisant de la reconstruction une priorité, les autorités de l’État de Borno, encouragées par des responsables militaires de terrain, vont chercher à obtenir des vivres et des biens de premières nécessité pour les populations rassemblées de force dans les villes de garnison.Les liens sont relativement étroits entre les autorités du Borno et les responsables militaires locaux, car l’État du Borno soutient matériellement les milices CJTF, qui collaborent étroitement avec l’armée. Pour ce faire, les commandants de certaines villes de garnison et des responsables de l’État de Borno passent outre le silence, l’incrédulité et la méfiance des acteurs humanitaires internationaux. Si certains des responsables impliqués sont visiblement bouleversés par le spectacle des camps, tous ont aussi un problème politico-militaire immédiat : la situation alimentaire et sanitaire est tellement dégradée dans les villes de garnison qu’elle repousse les civils dans les bras de Boko Haram, mettant à mal la stratégie contre-insurrectionnelle. Pour eux, l’aide (humanitaire) est en partie une poursuite de la guerre par d’autres moyens. En même temps, ils souhaitent éviter un scandale public. Un expert gouvernemental nigérian résume ainsi la position du gouverneur du Borno (rappelons que le Nigeria est un État fédéral et que le gouverneur est un élu) : « Il se cachait, il disait qu’il ne pouvait pas parler de la situation car cela mettrait les autorités [fédérales] dans l’embarras. Il disait qu’il ne voulait pas créer de problèmes avec [le président] Buhari. »Entretien avec un expert gouvernemental nigérian, Abuja décembre 2018.

Dès la fin 2015, l’armée sollicite le soutien des acteurs humanitaires internationaux dans les villes de garnison. Le 8 mars 2016, c’est la State Emergency Management Agency (Sema), l’agence de gestion des catastrophes de l’État de Borno, qui écrit aux ONG internationales présentes à Maiduguri pour leur demander de revoir leurs priorités « au vu du changement de situation sur le terrain » et de l’existence « de milliers de personnes à Dikwa, Ngala, Bama, Gwoza et d’autres lieux récemment libérés [ayant] un besoin criant d’aide humanitaire ».Sema, « Revision and Re-Evaluation of Humanitarian Aid and Emergency Response in View of the Changing Situation on the Ground », Sema, 8 mars 2016. Puis les militaires et les autorités du Borno se lancent dans des contacts directs. En avril et en mai 2016, le commandant de Bama, puis le gouverneur de l’État du Borno demandent en personne au représentant local de MSF d’intervenir à Bama. « Je me moque de ce que dit le chef des opérations [son supérieur] », dit l’officier inquiet de la situation des camps, où rougeole et malnutrition font des ravages parmi les enfants. Il propose d’escorter lui-même MSF.Entretien téléphonique avec un chef de projet MSF, mars 2017. Là où les autorités fédérales et la haute hiérarchie militaire, éloignées du terrain et préoccupées de ne pas entacher davantage l’image du pays, restent silencieuses, ce sont les acteurs politiques et militaires locaux qui essaient de mobiliser de l’aide de façon discrète.

Dès la fin 2015, le CICR entame des distributions alimentaires dans plusieurs camps, notamment à Dikwa, qui accueille alors 70 000 personnes, où on apprendra plus tard qu’il a découvert une situation catastrophique.En 2014 déjà, le CICR avait assisté des déplacés venus se réfugier sous la protection de l’armée nigériane à Baga et à Kukawa avant la chute de ces localités aux mains de Boko Haram. Il ne partage pas son diagnostic publiquement mais mène une campagne d’information discrète (silent advocacy dans le langage humanitaire). En janvier 2016, les chefs de délégation du CICR du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Cameroun rencontrent ainsi les représentants des agences de l’ONU et des grandes ONG basées à Dakar pour les presser d’intervenir face à ce qu’ils considèrent comme « la crise la plus grave à laquelle le CICR est actuellement confronté ».

Encouragée par le CICR, l’ONU organise, entre février et mai 2016, plusieurs missions exploratoires en dehors de Maiduguri par la route, sous la protection rapprochée de l’armée, puis avec les hélicoptères de l’UNHAS. Les agents de l’ONU découvrent eux aussi une situation catastrophique. À la différence du CICR, ils diffusent leurs évaluations qui évoquent, sans trop forcer le trait, un grand nombre de déplacés rassemblés dans des camps fermés, privés de liberté de mouvement et dépendants d’une aide alimentaire insuffisante distribuée par l’armée équivalent à 20 % ou 30 % d’une ration normale.Les agences des Nations unies, et notamment le PAM, mettent en circulation trois documents dès le mois d’avril : World Food Programme, Nigeria: Joint UN Multi-Sector Assessment, Borno & Yobe State, Summary Report, Rome, World Food Programme, avril 2016, qui est le rapport d’évaluation inter-agences officiel ; le Executive Brief: Over 500,000 People in Borno State Face Emergency Food Security Conditions, Rome, World Food Programme, avril 2016, qui est le rapport du PAM, qu’il partage largement avec ses partenaires ; et le Borno Food Security Assessment, April 15, Internal, Rome, World Food Programme, 2016, qui est une présentation PowerPoint de son analyse de vulnérabilité. En privé, les responsables de l’ONU sont plus explicites : « La situation est catastrophique, les villages sont brûlés, les gens vivent en état de siège, leurs vêtements en lambeaux, encerclés par les militaires dans un environnement très tendu », rapporte ainsi un dirigeant du PAM au représentant régional de MSF en Afrique de l’Ouest au mois d’avril 2016.Entretien avec le représentant régional de MSF, Paris, 15 décembre 2016. Comme le CICR, l’ONU s’abstient cependant de donner publiquement l’alerte, de peur de froisser les autorités nigérianes.Ibid.

Le 8 juin 2016, le CICR publie un communiqué évoquant le « besoin urgent de nourriture, d’abris, d’eau et d’assistance médicale » dans le camp de Damboa, qui a reçu 60 000 déplacés.CICR, « Nigeria: As People Flee Violence, Malnutrition and Measles Seen in Children » [en ligne], CICR, 8 juin 2016, <https://www.icrc.org/en/document/nigeria-measles-children-malnutrition>, consulté le 31 mars 2020. Mais le texte est bref et timide : les seuls chiffres qu’il fournit sont des chiffres bruts, ceux du nombre de civils traités par le dispositif humanitaire, sans indication d’un taux de mortalité. Quant aux photos qui l’accompagnent, elles sont assez banales, montrant des civils recevant de l’aide humanitaire, donc déjà pris en charge. Ce communiqué n’a d’ailleurs aucun écho dans les médias nationaux ou internationaux. Confronté deux ans après à ce communiqué passé inaperçu, un journaliste d’une des principales agences de presse mondiales basée à Abuja fait la réponse suivante :

« Je vais voir un rédacteur en chef et je lui dis que le CICR dit “On a ce conflit avec Boko Haram depuis sept ans. Des milliers de personnes ont trouvé refuge dans une ville” (et c’était loin d’être la première fois que ça se produisait). Les besoins humanitaires restent [italiques dans le texte d’origine] critiques. […] Pas de détails sur les morts ni sur combien de gens sont affectés par la crise en question […]. Les photos n’ont pas l’air si terrible. Oui, c’est pourri. Mais est-ce que ça [ce communiqué] mérite un article dédié dans une crise en cours ? Probablement pas. »Correspondance électronique avec un journaliste, 3 octobre 2018.

Le communiqué du CICR reste donc invisible. On ne peut que faire l’hypothèse que, dans une situation de forte incertitude, il a été rédigé délibérément de façon neutre, pour préserver la politique de discrétion du CICR tout en essayant délicatement d’attirer l’attention dans l’espace très sensible que constitue le conflit.

Quant aux ONG, dont MSF, elles ont entendu les inquiétudes des Nations unies mais ne les prennent pas au sérieux. Elles sont d’ailleurs scandalisées que les Nations unies aient réalisé des missions sous protection de l’armée nigériane : les Nations unies brouilleraient ainsi l’image des acteurs humanitaires et les exposeraient aux attaques de l’insurrection.Entretien avec le représentant pour le Borno d’une ONG internationale, Maiduguri, mars 2018. Par ailleurs, les ONG, déjà très occupées à Maiduguri, se méfient des projets des autorités nigérianes. Elles craignent aussi que les autorités civiles, qui veulent normaliser la situation et proclamer la victoire et la paix au plus vite, ne poussent les déplacés de Maiduguri vers des zones encore dangereuses, en utilisant l’aide humanitaire comme incitation. Absorbées par ce qu’elles voient à Maiduguri, inquiètes d’être instrumentalisées par le gouvernement, les grandes ONG sous-estiment alors le nombre de personnes vivant encore en brousse et semblent ignorer l’existence de regroupements forcés de populations dans les villes de garnison. Ainsi, l’ONG Refugee International estime, au terme d’une série de rencontres avec des ONG à Abuja en avril-mai 2016, que « 80 % de [la population de] l’État de Borno est déplacée et vit à Maiduguri ».InterAction-Ofda-PRM Quarterly Meeting. On est alors sans doute plus proche de 40 %.Début 2016, la population du Borno est évaluée à 5,8 millions d’habitants. 200 000 d’entre eux ont fui vers les pays voisins et 1,4 million se sont réfugiés dans l’agglomération de Maiduguri dont la population résidente est estimée à 1 million d’habitants. On peut donc penser que jusqu’à 3,2 millions de personnes vivent hors de Maiduguri dans les campagnes, soit 60 % de la population du Borno.

Bama, un scandale local ?

Les efforts des acteurs locaux ne vont cependant aboutir qu’à partir du moment où ils auront réussi à fournir à MSF des « preuves » de la gravité de la situation en zone rurale. C’est Empower 54, une petite ONG fondée par une femme d’affaires américano-nigériane qui a fait fortune dans la chirurgie esthétique au Nigeria, qui apporte, le 10 juin 2016, la confirmation publique de la gravité de la situation sanitaire dans les camps de déplacés en dehors de Maiduguri.La fondatrice d’Empower 54, Modupe Ozolua, a une page Wikipédia : <https://en.wikipedia.org/wiki/Modupe_Ozolua>. Avec l’appui du gouverneur de l’État de Borno et les représentants locaux de l’armée, Empower 54 se rend à Bama, anciennement la deuxième ville de l’État du Borno, reprise par l’armée en 2015, et évacue vers Maiduguri, entre le 14 et le 16 juin, les personnes les plus malades. Puisque les ONG internationales refusent de venir à Bama, les autorités et Empower 54 font venir Bama à elles. Les enfants sont soignés dans le centre de réhabilitation nutritionnelle de MSF à Maiduguri. Les deux tiers des 586 enfants évacués souffrent d’une forme sévère ou modérée de malnutrition aiguë,La malnutrition aiguë est caractérisée par un faible rapport entre le poids et la taille d’une personne et/ou par un amaigrissement très prononcé par rapport aux normes établies par l’Organisation mondiale de la santé sur la base de données mondiales. C’est une pathologie à haut risque de décès dont la forme sévère nécessite un traitement d’urgence. Voir A. Briend, La malnutrition de l’enfant : des bases physiopathologiques à la prise en charge sur le terrain, Bruxelles, Institut Danone, 1998. constate MSF. Selon les témoignages recueillis par MSF, les déplacés proviennent de villages situés autour de Bama. Ils disent avoir été retenus prisonniers par Boko Haram, puis par l’armée pendant au moins 6 mois. Certains précisent qu’ils « étaient mieux nourris par Boko Haram que par les militaires ».Correspondance électronique avec un coordinateur de MSF, 16 juin 2016.

Empower 54 lance en même temps une offensive médiatique au Nigeria. La photo de la responsable de l’ONG portant un gilet de sécurité orange et tenant dans ses bras un enfant nu très sévèrement malnutri fait le tour des médias nigérians.Voir la série de photos sur l’intervention d’Empower 54 à Bama : <https://www.empower54.org/gallery/4>. L’état de santé catastrophique des évacués de Bama est abondamment décrit.« Infants Hospitalized as Shettima and Empower 54 Move Malnourished Kids From Bama », Sahara Reporters, 15 juin 2016. Journalistes et éditorialistes nigérians, qui jusque-là répercutaient surtout les communiqués victorieux de l’armée, dénoncent une situation de « famine » dans « la vingtaine de camps situés autour de Maiduguri où des milliers de déplacés meurent de faim sans qu’il soit possible de connaître le nombre précis de victimes ».C. Ejiofor, « Hunger Hits IDP Camps: Borno Authorities Divert Relief Materials » [en ligne], Legit, 19 juin 2016, <https://www.legit.ng/865036-boko-haram-survivors-risk-dying-starvation-borno-officials-divert-relief-materials.html>, consulté le 31 mars 2020. Tout en imputant l’origine de la crise alimentaire à Boko Haram, les journaux dénoncent l’incapacité des autorités à assister des déplacés, alors qualifiés de « victimes de Boko Haram »A. Haruna, « Boko Haram Victims Dying of Starvation as Borno Officials Steal Relief Materials », Premium Times, 18 juin 2016. plutôt que de suspects. Les articles les plus critiques accusent la Nema, la Sema et les autorités locales de détourner les secours. Les accusations s’appuient sur la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos montrant des vivres de la Nema reconditionnés pour être revendus sur les marchés de Maiduguri. Des déplacés de Bama confirment à la presse les détournements, qui scandalisent les éditorialistes : « Beaucoup de Nigérians se demandent quelle est la différence entre les terroristes de Boko Haram et les représentants de la Nema/Sema qui volent la nourriture destinée aux déplacés », s’interroge un quotidien.Ibid.

Face à la controverse qui monte mais reste alors cantonnée au Nord-Est du Nigeria, le gouverneur, le parlement du Borno et les représentants de l’armée se défendent,N. Marama, « Epidemic Looms as over 28,000 IDPS Defecate openly in Borno Camp », Vanguard, 16 juin 2016 ; A. Haruna, « Boko Haram Victims Dying… », art. cité. affirmant avoir fait leur possible pour venir en aide aux victimes. Ils annoncent l’ouverture d’enquêtes sur les détournements et les déficits d’assistance. Mais ils ne lancent pas de plan d’urgence pour les déplacés. L’événement ne bouleverse pas non plus les plans des Nations unies qui jugent pourtant, en interne, qu’il est « urgent d’apporter des secours nutritionnels [à Bama] étant donné […] l’impossibilité logistique de transporter tous les patients [à Maiduguri], dont beaucoup ne survivraient d’ailleurs pas au transport ».OCHA, « Situation Update: Malnutrition in Bama, Borno », OCHA, 17 juin 2016. L’OCHA estime alors que 800 000 personnes seraient rassemblées par l’armée dans une trentaine de camps à travers le Borno, dont certains seraient dans une situation « plus critique encore »Ibid.qu’à Bama. Mais ni les mémos internes, ni les déclarations officielles des agences de l’ONU n’indiquent qu’elles entendent réviser la stratégie adoptée trois mois plus tôt à l’issue de leurs missions d’évaluation, prévoyant de négocier pas à pas avec le gouvernement l’accroissement des secours au profit de 550 000 déplacés pour tout le Borno, sans faire de priorités entre les villes de garnison et Maiduguri.WFP, « Executive Brief: Over 500,000 People in Borno State face Emergency Food Security Conditions », WFP, avril 2016.

MSF et la crise de Bama

Les révélations d’Empower 54 et la confrontation directe, à Maiduguri, avec les personnes évacuées convainquent en revanche MSF et l’ONG Alima, une jeune ONG formée autour d’anciens de MSF, d’organiser à leur tour des missions d’évaluation hors de Maiduguri, malgré les risques d’attaques de Boko Haram (avec qui elles n’ont toujours aucun contact) et la nécessité de circuler sous escorte militaire sur la quasi-totalité des routes.

Le 21 juin, une équipe de MSF se rend enfin à Bama. Selon le récit des participants, les militaires qui les escortent sont extrêmement nerveux, roulant à vive allure et tirant préventivement sur les buissons qui bordent la route. Bama est une ville fantôme, détruite, vidée de ses habitants. Ne s’y trouvent que les militaires retranchés dans leur base et 25 000 déplacés (selon les autorités) gardés dans l’enceinte de l’ancien hôpital. Ces déplacés proviennent des villages alentour, « libérés » par l’armée. Ils ont d’abord été transférés dans un camp de triage, inaccessible aux observateurs extérieurs, destiné à identifier d’éventuels sympathisants de Boko Haram. Le sort des suspects est inconnu. Mais la quasi-absence d’hommes adultes laisse penser que ceux qui n’ont pas fui ont été arrêtés ou tués par l’armée. Les militaires contrôlent strictement les entrées et les sorties du camp. Vu le nombre de femmes enceintes, la faible proportion d’hommes déplacés et la proximité des militaires, l’équipe suspecte les militaires d’abus sexuels.

Selon le registre du poste médical, géré par le ministère de la Santé du Borno, 188 patients, dont 62 enfants, y sont décédés depuis son ouverture, soit des taux de mortalité brute et infantile de 2,34 pour 10 000 personnes par jour et 4,75 pour 10 000 par jour – deux fois supérieurs aux seuils d’urgence communément admis dans le monde de l’aide et près de sept fois supérieurs à la moyenne nationale nigériane. Par ailleurs, l’équipe compte 1 233 tombes dans le cimetière récemment installé juste à côté de l’hôpital. Enfin, MSF mène une évaluation nutritionnelle rapideUne évaluation nutritionnelle rapide consiste à estimer le statut nutritionnel d’une population en mesurant le périmètre brachial et en détectant des signes cliniques de malnutrition aiguë sévère (œdèmes). Voir Épicentre, MSF, « Rapid Nutritional Assessment », Épicentre/MSF, avril 2012. qui établit que près d’un enfant sur deux souffre d’une forme sévère ou modérée de malnutrition aiguë. Ces chiffres vont jouer un rôle décisif.

En effet, le 22 juin, le lendemain même de la visite, avant même de déterminer les suites opérationnelles de la mission, la direction parisienne de MSF décide de diffuser ces chiffres. Le communiqué n’est pas plus long que celui émis deux semaines plus tôt par le CICR, mais il est plus explicite. « Au moins 24 000 personnes déplacées dans une situation sanitaire extrême à Bama », titre-t-il.Médecins sans frontières, « Nigeria, État de Borno : au moins 24 000 personnes déplacées dans une situation sanitaire extrême à Bama » [en ligne], Médecins sans frontières, 22 juin 2016, <https://www.msf.fr/communiques-presse/nigeria-etat-de-borno-au-moins-24-000-personnes-deplacees-dans-une-situation-sanitaire-extreme-a-bama>, consulté le 31 mars 2020. La photo qui accompagne le communiqué, prise sur place, l’illustre bien, même si elle le fait d’une façon beaucoup plus euphémisée que celles ramenées un peu plus tôt de Bama par Empower 54. Elle présente un groupe d’enfants debout, habillés, le visage hâve. Au milieu, un enfant se tient, les côtes atrocement saillantes entre les pans de sa tunique. Le ton du communiqué est dramatique :

« Les besoins de la population sont au-delà de l’imaginable. Bama est en partie coupée du monde et tous les habitants de la ville et des alentours se sont regroupés dans ce camp. Les déplacés nous ont parlé d’enfants morts de faim, de nouvelles tombes creusées quotidiennement. Elles ont compté certains jours plus de 30 personnes décédées de faim et de maladies. Ces taux de mortalité montrent à quel point la situation est critique, bien au-delà des seuils d’urgence. »Ibid.

À la différence du communiqué du CICR, les chiffres mis en avant portent sur le nombre de décès et non de prises en charge (« Depuis le 23 mai, au moins 188 personnes seraient mortes dans le camp, ce qui correspond à près de six personnes décédées par jour, principalement de diarrhées et de déshydratation »), et ils indiquent des taux, en référence à des standards internationaux admis (« Sur les 466 enfants dépistés par les équipes médicales de MSF, 66 % étaient émaciés et 39 % présentaient une forme sévère de malnutrition »). S’il est précis sur la gravité de la situation sanitaire, le communiqué est silencieux sur ses causes et sur l’origine du camp, afin de ménager la sensibilité des autorités nigérianes. Il ne s’accompagne d’aucune recommandation. Au siège comme sur le terrain, les équipes de MSF se demandent en effet s’il est souhaitable et possible d’accroître les opérations de secours à Bama, compte tenu des risques d’attaques. Par ailleurs, en agissant à Bama, ne risque-t-on pas de fixer les populations civiles sur la ligne de front – et plus généralement d’être l’instrument d’une politique de déplacements forcés et d’internement de populations désignées comme dangereuses par les autorités ? Ne faut-il pas plutôt évacuer les déplacés vers une zone plus sûre ?

Repris très largement par les grands médias internationaux, prolongé par une série de commentaires d’experts, le communiqué de MSF fait changer d’échelle la controverse sur le sort des déplacés du Borno.« Près de 200 morts en un mois dans un camp de déplacés au Nigeria », RTBF, 22 juin 2016 ; « Nigeria Boko Haram: Scores of Refugees Starved to Death – MSF », BBC, 23 juin 2016 ; « 1 200 personnes sont mortes de faim et de maladies dans un camp au Nigeria », RTS, 23 juin 2016 ; « More than 1,200 Die of Starvation and Illness at Nigeria Refugee Camp », The Guardian, 23 juin 2016. Parmi les commentaires, voir International Crisis Group, « North-Eastern Nigeria and Conflict’s Humanitarian Fallout » [en ligne], International Crisis Group, 4 août 2016, <https://www.crisisgroup.org/africa/west-africa/nigeria/northeastern-nigeria-and-conflict-s-humanitarian-fallout>, consulté le 31 mars 2020 ; A. Thurston, « The Heavy Cost of Misreading Nigeria’s Crisis » [en ligne], IPI, 1er septembre 2016, <https://theglobalobservatory.org/2016/09/nigeria-lake-chad-humanitarian-refugees-boko-haram/>, consulté le 31 mars 2020. Les autorités de l’État de Borno diront par la suite avoir été stupéfaites de l’influence de MSF, qui n’a fait au fond que parler d’une situation déjà documentée par Empower 54.Entretiens, Maiduguri, mars 2017. Sans doute, cette petite organisation nigériane n’était pas assez connectée, « technique » et crédible dans la sphère médiatique internationale pour être entendue. L’écho donné à la parole de MSF illustre son double rôle dans l’imposition du label « crise humanitaire » : elle est à la fois le médiateur permettant à un public lointain de se sentir concerné par des souffrances qui lui sont étrangères, et l’expert attestant de l’existence de victimes, de la réalité d’une « crise humanitaire ». Face aux revendications concurrentes et contradictoires des victimes, aux incertitudes sur la qualification de leur situation, aux méfiances croisées des mondes de l’aide humanitaire et de l’État nigérian, le rôle de l’expert est de donner un avis réputé indépendant et informé. Sa légitimité repose sur le désintéressement et l’impartialité qu’on lui prête, mais aussi sur la maîtrise d’un savoir technique propre, fondé sur la quantification, qui l’autorise à qualifier la sévérité d’une crise sanitaire, à « évaluer le degré de victimisation », selon la formule de Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu.S. Lefranc et L. Mathieu (dir.), Mobilisations des victimes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. En comptant les morts et les malades, en quantifiant l’intensité des privations (« forme sévère ou modérée de malnutrition aiguë »), l’acteur humanitaire est le relais de l’objectivation et de l’authentification des souffrances, de leur inscription sur les échelles globales des états de victime et de « crise humanitaire ».

Vers un compromis opératoire ?

Dans un premier temps, le communiqué de MSF et ses échos médiatiques alimentent la controverse suscitée par les images d’Empower 54. Surtout, ils lui donnent une dimension nationale et internationale. Beaucoup d’acteurs se trouvent soudain mis en cause, à commencer par le président nigérian Muhammadu Buhari lui-même (et plus seulement les autorités de l’État de Borno et les agences spécialisées) ainsi que les Nations unies et les gouvernements qui les financent.Voir par exemple P. Greenwood, « UN Accused of Failing as North-East Nigeria at Risk of Famine », The Guardian, 14 juillet 2016. Le président Buhari se dit « furieux » du sort réservé aux déplacés en dépit de l’aide débloquée par le gouvernement fédéral et s’en prend aux autorités du Borno.A. Haruna, « Tension in Borno as Buhari Seeks Explanation on Malnourished, Dying IDPs », Premium Times, 26 juin 2016 ; V. Ojeme, « Buhari Furious over Deaths of Malnourished IDPs in Borno », Vanguard, 28 juin 2016. Celles-ci, tout comme les responsables militaires, accusent alors MSF de colporter des informations erronées, de passer sous silence les efforts de l’armée et du gouverneur, et de chercher à capter des financements.« Shettima: NGOs Reaping from IDPs’ Woes », Daily Trust, 28 juin 2016. Aux Nations unies, certains estiment que MSF a voulu, « une fois encore », se donner le beau rôle tandis que d’autres accueillent favorablement l’éclairage ainsi amené sur une situation jusque-là invisible, ou du moins indicible par ceux qui en avaient connaissance.Entretiens, Dakar, juin 2016 ; Maiduguri, décembre 2018. Mais les tensions s’apaisent et un compromis se dégage : si la controverse politique exacerbée par le communiqué MSF met les autorités locales quelque peu en difficulté, elle leur permet d’espérer un accès à des ressources internationales qu’elles ne parvenaient pas à obtenir jusque-là. Tous les acteurs du jeu – responsables politiques et administratifs civils et militaires à Abuja et à Maiduguri, ONG internationales, Nations unies – vont apprendre à coopérer – plus ou moins bien – pour répondre à la controverse politique suscitée par le dévoilement de la catastrophe sanitaire de Bama.

La présidence convoque le gouverneur du Borno qui organise, dès le 27 juin à Abuja, une « conférence de haut niveau sur la crise humanitaire », à laquelle participent le ministère fédéral de la Santé, les Nations unies, les bailleurs de fonds américain et européen et un proche conseiller du président Buhari. À cette occasion, les autorités déclarent une « situation d’urgence alimentaire et nutritionnelle dans le Borno » et les participants s’engagent à fournir une aide d’urgence pour 750 000 personnes « dans les semaines à venir ».Borno State et AOA Global, Feed Borno: Report & Update High-Level Emergency Roundtable on Humanitarian Food Crisis in NE Nigeria, AOA Global, juin 2016. L’OCHA finalise dès le 13 juillet un plan d’action spécial pour les « zones nouvellement accessibles » du Borno ciblant désormais 800 000 personnes réparties sur 27 sites.OCHA, « Consolidated Micro Plan per Sector in Newly Accessible Areas », OCHA, 13 juillet 2016. Il lance ensuite un appel de fonds supplémentaire de 173 millions de dollars pour financer les activités de secours entre juillet et septembre 2016. Plus de la moitié des fonds alloués par les bailleurs pour les victimes du conflit dans le Nord-Est en 2016 le sont dans le dernier trimestre de l’année. C’est vraiment l’affaire de Bama qui marque la bascule du dispositif vers une véritable intervention.

Mais si l’urgence nutritionnelle est enfin déclarée, l’acheminement de l’aide reste ralenti par le fonctionnement normal de l’administration nigériane : difficultés pour obtenir des visas, lenteur des procédures d’importation, impossibilité de faire atterrir des avions-cargos à Maiduguri, difficultés d’enregistrement des ONG nouvellement arrivées, etc. La domination de l’État nigérian sur le dossier, sa « souveraineté », et son souci de protéger son image restent des contraintes majeures. Il faudra attendre septembre 2016 et de nouvelles pressions politico-médiatiques pour que les autorités fédérales mettent en place des procédures d’urgence facilitant le travail des organisations humanitaires – une Inter-Ministerial Task Force est créée sous la responsabilité du ministère du Budget et du plan et appuyée par un Emergency Coordination Centre (ECC) supposé assurer « une coordination sans défaut et une communication directe » entre les acteurs concernés.Voir le site de l’ECC : <http://emergencycoordination.com>.

Les tensions et la méfiance entre les acteurs persistent cependant, chacun soupçonnant les intentions et la réalité de l’action des autres. Les acteurs humanitaires s’efforcent de ménager les sensibilités des autorités, négociant les formules pied à pied. Les documents internationaux sont ainsi prudents, parlant d’une famine « probable » dans la zone de Baga et indiquant sur les cartes non une famine, mais un « risque élevé de famine ».Fews Net, « A Famine Likely Occurred in Bama LGA and May Be Ongoing in Inaccessible Areas of Borno State », Fews Net, 13 décembre 2016. Alors même qu’elles manquent de ressources humaines et matérielles au Nigeria, les agences des Nations unies s’abstiennent de décréter une « urgence de niveau 3 », procédure qui leur aurait permis de déployer rapidement des moyens supplémentaires. Elles finiront, en septembre 2016, par décréter une urgence de niveau 3 « interne ». L’inclusion du cas nigérian dans la campagne globale de levée de fonds « Four Famines », lancée par le PAM en février 2017, suscite la colère des autorités nigérianes :

« Le Nigeria ne peut pas être dans la même case que la Somalie. C’est une question d’honneur. […] Bien sûr, les données disent qu’on a x pour cent de personnes au niveau 5. Donc on négocie le langage. Je dis aux internationaux de modérer leur langage. Je sais qu’ils ont besoin d’éléments de langage pour obtenir des ressources. Alors on a trouvé la formule “pays faisant face actuellement à une famine”. Et puis “pays s’employant à prévenir une famine”. Parfois, ça peut prendre des semaines. »Entretien avec un haut fonctionnaire nigérian, Abuja, décembre 2018.

Le compromis entre autorités nationales et acteurs internationaux est fragile et itératif ! L’armée exerce par ailleurs un contrôle fort sur l’action internationale. Les découvertes de produits distribués par les organisations humanitaires dans les camps de Boko Haram capturés par l’armée alimentent les suspicions des autorités (alors qu’il s’agit vraisemblablement de denrées pillées, achetées aux populations ou même fournies par les militaires dans le cadre de trêves locales).Entretien avec un officier nigérian, Maiduguri, juin 2016. L’armée impose que les acteurs humanitaires produisent des manifestes détaillés pour tous les déplacements de personnels et d’équipements hors de Maiduguri et obtiennent son autorisation pour tout déplacement. Régulièrement, des escarmouches administratives opposent les humanitaires aux militaires ou aux autorités civiles sur les visas, les manifestes ou les protocoles. Les préventions nigérianes face aux acteurs internationaux sont encore certainement à l’œuvre à différents niveaux de l’appareil d’État. Selon de nombreux observateurs, elles sont assez délibérément mises au service de la volonté de contrôle des différents acteurs étatiques nigérians.Entretiens avec des responsables et des agents d’ONG internationales et d’agences des Nations-unies, Maiduguri, décembre 2018.

Le visible et l’invisible de la « crise humanitaire »

L’identification d’une « crise humanitaire » dans le Borno, si elle fait scandale, reste possible parce qu’elle occulte de nombreuses dimensions de la catastrophe, à commencer par la responsabilité première de l’armée et des autorités dans la création de camps de déplacés sous-alimentés et exposés aux épidémies. Alors que les données recueillies et les témoignages des déplacés montrent que la famine est apparue dans les camps gérés par l’armée et non dans les zones contrôlées par Boko Haram, l’ensemble des acteurs s’accordent pour faire porter sur les djihadistes la responsabilité de la malnutrition. Une presse aux ordres du pouvoir nigérian rapporte ainsi complaisamment des propos prêtés au coordinateur humanitaire des Nations unies d’alors :

« La plupart des images de nourrissons, d’enfants et d’adultes en situation de malnutrition critique qui circulent sur les réseaux sociaux sont celles de victimes récemment sauvées par les forces armées des mains de Boko Haram qui les avait enlevées. »« Shettima… », art. cité.

Le récit opératoire qui se met en place occulte également les violences qui accompagnent les déplacements des populations rurales vers les villes de garnison – incendie des villages, destruction des récoltes, assassinat ou disparition des jeunes hommes en brousse ou dans les camps de triage. Il passe sous silence l’ambivalence des camps, qui sont en même temps des refuges permettant aux populations d’échapper à l’emprise de Boko Haram, et des prisons, où règnent privations extrêmes et contrôle brutal de « populations dangereuses ».

Les débats sont pourtant vifs au sein même de la communauté des acteurs humanitaires. En privé mais aussi lors des réunions de coordination, beaucoup se demandent s’il faut aider les personnes déplacées de force dans les villes de garnison d’accès difficile et exposées aux attaques de Boko Haram, ou exiger leur transfert vers Maiduguri ou d’autres zones plus sûres, ou bien encore demander que leur liberté de mouvement soit assurée. Beaucoup s’inquiètent de ce qui peut ressembler à une collaboration de facto avec la stratégie contre-insurrectionnelle du gouvernement. Mais les organisations humanitaires arbitrent toutes dans le même sens : il y a des populations accessibles qui ont des besoins urgents, il faut se saisir de l’accès enfin ouvert et travailler même en rendant des comptes à l’armée et sous sa protection (et donc souvent avec des escortes armées qui offrent une protection médiocre et embarrassante compte tenu des violences de masse dont l’armée est accusée).Entretiens avec des responsables et des agents d’ONG internationales, Maiduguri, décembre 2018. Beaucoup d’acteurs humanitaires disent espérer élargir leur espace d’action au fur et à mesure, y compris par exemple vers les zones rurales qui échappent au contrôle de l’armée et où des populations vivent sous le contrôle de Boko Haram.Là aussi, il faut ménager la sensibilité de l’État nigérian. La négociation est âpre sur l’estimation du nombre de personnes établies dans ces zones dites, dans un bel euphémisme, « inaccessibles ». À dire vrai, cet euphémisme heurte encore trop les autorités nigérianes et il est remplacé par un autre (« difficiles d’accès ») dans la production des acteurs humanitaires. Entretiens avec un agent des Nations unies et des responsables d’organisations humanitaires, Maiduguri, décembre 2018. Certains acteurs humanitaires mettent en œuvre des activités dites de « protection », pour essayer de soustraire, de façon discrète, sans confrontation publique avec les autorités, une partie des déplacés aux violences des forces de l’ordre. Mais dans l’ensemble, au Nigeria comme ailleurs, le cadrage humanitaire est centré sur l’état sanitaire et nutritionnel des déplacés et il « participe à la construction d’une vision extrêmement fragmentaire du problème ».D. Garibay et J.-C. Guerrero-Bernal, « Identifier et interpréter une “crise extrême”. La “communauté internationale” face au conflit armé en Colombie », in M. Le Pape, J. Siméant et C. Vidal (dir.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 138.

Face à la mise en camp, ce sont d’autres organisations qui prennent la parole – les ONG de défense des droits de l’homme et des organisations locales, et notamment Knifar, un mouvement né à Maiduguri de la rencontre entre militants associatifs nigérians et femmes déplacées de Bama.Human Rights Watch, « Nigeria: Officials Abusing Displaced Women, Girls », Human Rights Watch, 31 octobre 2016, <https://www.hrw.org/news/2016/10/31/nigeria-officials-abusing-displaced-women-girls>, consulté le 31 mars 2020 ; Amnesty International, “They Betrayed us”: Women who Survived Boko Haram Raped, Starved and Detained in Nigeria, Londres, Amnesty International, 2018. Knifar dénonce ainsi à la fois la disparition des hommes – pères, frères, fils et maris – des déplacées et les mauvaises conditions dont ces dernières sont victimes dans les camps, du manque de nourriture aux abus sexuels et à la prostitution forcée.On peut suivre Knifar sur twitter : @Knifar2017.

Sans doute, la présence des ONG humanitaires facilite de facto, de différentes manières, ce que ce milieu appelle le « reporting », le signalement des abus, et la circulation des informations vers les autorités politiques, les médias, les ambassades ou les organisations de défense des droits de l’homme – les communautés cessent ainsi d’être dans un tête-à-tête avec l’armée, des messages peuvent sortir. Mais les organisations, centrées sur l’assistance humanitaire de base, ont souvent un ancrage local limité car elles mènent souvent des campagnes ponctuelles, des actions de masse préventives et curatives, pour ne pas trop s’exposer en laissant des équipes permanentes. En se focalisant sur des masses humaines visitées de manière éclair, les équipes accèdent moins qu’ailleurs à la réalité sociale et politique des camps. Dans l’ignorance des expériences individuelles des déplacés et des combattants, miliciens CJTF et militaires, elles ne peuvent approfondir leur compréhension des politiques – et des crimes – auxquels leur action se trouve inextricablement mêlée. Les outils, le dispositif, la logistique ont des effets de connaissance et de méconnaissance essentiels.

À la suite de la controverse que déclenche MSF en juin 2016, en lieu et place de l’illisibilité qui prévalait jusque-là dans le Borno, combinant brouillard de guerre, faible couverture médiatique et suspicions croisées, une version simple, authentifiée par une organisation non gouvernementale internationale et largement reprise dans les médias internationaux va faire consensus : celle de l’existence d’une « crise humanitaire » exigeant un dispositif internationalisé de gestion pour acheminer en urgence vivres et biens essentiels aux « victimes de Boko Haram libérées par l’armée » mais abandonnées par des institutions nationales de secours corrompues. L’aide internationale, jusque-là stagnante, augmente alors de façon spectaculaire. Les responsabilités des autorités civiles et militaires dans cette crise sanitaire, les risques encourus par les équipes de secours, les violences commises par l’armée sont restés hors champ – tel est le prix du compromis de facto passé entre humanitaires et autorités pour assurer la distribution de biens et de services essentiels à la survie des populations.

Le cas d’étude confirme la place centrale de la production de données chiffrées et de leur diffusion dans la « mise en crise ».P. Dauvin, « “Kosovo : histoire d’une déportation” ou la chronique d’une prise de parole publique dans une ONG internationale », in J. Siméant et P. Dauvin (dir.), ONG et humanitaire, Paris, L’Harmattan 2004 ; J. Siméant, « Qu’a-t-on vu quand “on ne voyait rien” ? Sur quelques aspects de la couverture télévisuelle du génocide au Rwanda par TF1 et France 2, avril-juin 1994 », in M. Le Pape, J. Siméant et C. Vidal (dir.), Crises extrêmes…, op. cit., p. 36-56. Sans l’implantation des dispositifs internationaux qui permettent la production des chiffres (les camps formels, les vols UNHAS, les comptages de la DTM, les standards en matière de malnutrition), rien n’est possible.

Mais la médiatisation est au moins aussi importante. Conscientes de manière beaucoup plus précoce des conditions sanitaires désastreuses dans les camps satellites (dès le mois de novembre-décembre 2015 pour le CICR, dès le mois de février 2016 pour les Nations unies), la Croix-Rouge et l’ONU espéraient enrayer la famine par le biais d’une campagne de plaidoyer à huis clos auprès des autres acteurs de l’aide et des autorités. Leur échec – et à l’inverse l’impact de la communication de MSF – tend à démontrer qu’il était illusoire d’obtenir des institutions de secours et des États la mobilisation de moyens exceptionnels (financements hors budget, autorisations spéciales, allocation prioritaire de ressources, etc.) sans une pression médiatique ni une crise politique mettant en cause leur responsabilité dans la catastrophe démographique.

Mais à côté de l’action d’acteurs humanitaires transnationaux disposant d’un statut de « grand témoin » dans les arènes médiatiques globales, apparaît – et c’est sans doute le point central du présent texte – le rôle majeur d’acteurs étatiques locaux, de militaires et de responsables politiques de l’État fédéré du Borno. Parce qu’ils cherchaient des moyens pour assister les déplacés et conforter leur stratégie contre-insurrectionnelle, ils ont tâtonné le long d’une chaîne d’organisations humanitaires, cherchant le bon point d’entrée pour mobiliser de l’aide sans pour autant créer un scandale. Or les acteurs humanitaires locaux, pourtant impliqués dans l’assistance aux victimes, n’ont ni la capacité ni la légitimité pour identifier et déclarer une crise humanitaire susceptible de mobiliser des moyens. Ce sont les acteurs internationaux ayant fait le choix d’alerter publiquement qui ont pu s’en charger. Cet alignement entre acteurs nationaux et internationaux a déclenché une controverse, la mise en cause de la responsabilité de tous. Une fois la controverse ouverte, les acteurs concernés se sont employés à la traiter, acceptant certains silences pour construire un consensus minimal, un compromis autour de l’existence de la catastrophe et sur la nécessité de mesures exceptionnelles.

La « mise en crise humanitaire » n’est donc réductible ni à la toute-puissance d’une cause morale globale qui s’imposerait aux pouvoirs locaux ou nationaux par l’intermédiaire des pressions médiatiques, ni aux actions d’un État stratège qui contrôlerait totalement le jeu, ni à la mobilisation d’un dispositif de surveillance et de contrôle globalisé par les États du Nord pour « gérer les indésirables » de la « guerre contre le terrorisme ». Dans un contexte marqué par la suspicion, la méconnaissance, la multiplicité des échelles et des acteurs, une coalition s’est formée entre acteurs nationaux et internationaux pour identifier la crise et tenter de la traiter.

S’il a permis la mobilisation et la mise en œuvre de ressources importantes, ce compromis reste instable, et des tensions émergent régulièrement entre les acteurs impliqués. En outre, ce compromis est rendu possible par des silences à propos de certains aspects du conflit. Au final, l’entrée en crise humanitaire n’a pas radicalement bouleversé les équilibres : l’armée nigériane garde largement la main sur le jeu, et les violences à l’origine des déplacements de population comme les abus perpétrés à l’encontre des déplacés restent peu visibles et peu traités.

Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, Vincent Foucher, « La fabrique d’une « crise humanitaire ». Le cas du conflit entre Boko Haram et le gouvernement nigérian (2010-2018) », 30 avril 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/la-fabrique-dune-crise-humanitaire-le-cas-du-conflit-entre-boko-haram-et-le

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer