Israël-Palestine : un conflit mondialisé entre passé et présent colonial
Rony Brauman
Dans le journal Libération, Rony Brauman constate que le conflit israélo-palestinien suscite dans le monde entier des mobilisations sociales et des réactions passionnées, qu’aucun autre conflit armé ne connaît. À rebours d’une explication par une supposée judéophobie générale, il propose une lecture historique et politique de ce phénomène.
Le conflit israélo-palestinien donne lieu à des controverses publiques partout dans le monde, des manifestations de rue et des tensions politiques qui n’ont pas d’équivalent. Cela ne date pas de l’affrontement en cours, dont la violence extrême n’explique pas à elle seule l’ampleur et l’intensité des réactions de soutien ou de condamnation.
Cette guerre est locale, régionale dans une certaine mesure, mais elle résonne comme aucune autre, au point que l’on peut la dire «mondialisée». De la Tchétchénie à la Syrie, de l’Afghanistan à la RDC : aucun de ces conflits, en dépit de leur très lourde létalité, n’a occupé une place équivalente sur la scène publique, si ce n’est la guerre en Ukraine (éclipsée par celle de Gaza) en Europe.
Pour certains, l’hostilité aux Juifs est le principal facteur explicatif. Il est incontestable que d’authentiques antisémites cachent leur haine des Juifs derrière le masque d’une critique politique. Il est tout aussi incontestable que la confusion entre Juif, Israélien et sioniste est soigneusement entretenue des deux côtés, tant par les antisémites que par la propagande israélienne. Pour autant, cette critique politique est majoritairement portée par des courants tout à fait honorables, qui voisinent, de fait et sans le vouloir, avec d’autres qui ne le sont pas. La conscience de cette réalité nous rappelle que le cheminement par lequel on parvient à une position n’est pas moins important que la position elle-même. Ne serait-ce que pour ne pas se laisser piéger par le travestissement de positions racistes, tout autant que pour être en mesure de contrer les discours de censure par intimidation morale.
Cette précision faite, constatons l’essentiel, à savoir les divers échos et résonances de mémoire que ce conflit suscite.
Il y a ce qui a été mille fois rappelé, à savoir la triple sainteté de cette terre d’où sont issues les trois religions monothéistes. Le cliché est sans doute usé, mais il pointe une réalité qui ne l’est malheureusement pas, comme en attestent les tensions et confrontations ultramédiatisées de la vieille ville de Jérusalem (superficie de 0,9 km²).
Il y a le fait colonial, absent des discours officiels occidentaux mais très présent dans les sociétés, au Nord et plus encore au Sud. Toutefois, il se pose ici dans des termes particuliers. Le sionisme se présente en effet lui-même comme un mouvement d’émancipation nationale, en lutte contre le colonialisme britannique pour récupérer une terre dont ils ont été chassés il y a 2 000 ans. La Bible est invoquée comme cadastre par les dirigeants historiques, laïques, de l’Etat hébreu, si bien que nous voyons – fait unique –, des colons qui se vivent comme étant les véritables indigènes et considèrent les autochtones comme des squatteurs.
De plus, les églises évangéliques se reconnaissent dans la promesse biblique sur laquelle se fonde le sionisme, et l’on compte plus de sionistes chrétiens que juifs, majoritairement aux Etats-Unis. Reste que d’ex-colonisés, a fortiori s’ils sont musulmans, en Afrique et en Asie, projettent leur histoire sur ce conflit. Les Rohingyas et les Ouïghours le savent bien, eux, dont la religion ne suscite qu’une faible solidarité de la part du monde musulman, contrairement aux Palestiniens.
Dans tout le pourtour méditerranéen, à des degrés divers mais élevés, la question palestinienne est présente. Elle est aussi un levier de protestation détournée contre les régimes arabes et islamiques autoritaires, autant que contre les Etats-Unis, premier protecteur d’Israël. Quant aux étroites relations qu’entretenait le gouvernement israélien avec le régime d’apartheid sud-africain, elles n’ont pas grandi l’image de l’Etat hébreu en Afrique, même si nombre de gouvernements africains – et latino-américains – sont en excellents termes avec lui. En somme, la cause anticolonialiste palestinienne, outre qu’elle est multifonctions comme aucune autre, se heurte à un Etat hébreu qui se vit comme une renaissance ou une rédemption, non comme un occupant, et qui est soutenu dans cette position par l’Ouest global.
Il y a le passé européen, et ses mémoires diversifiées. Le Royaume-Uni, ex-puissance coloniale de la région, qui offrit, en 1917 (déclaration Balfour), une terre qui ne lui appartenait pas à un peuple qui n’y résidait pas. L’Allemagne et l’Autriche, qui s’interdisent toute remarque désagréable envers Israël, sous l’ombre portée de la Shoah. Les pays de l’Est, au lourd passé antisémite et aux gouvernements n’ayant pas rompu avec ce passé, entretiennent des relations cordiales avec les dirigeants israéliens actuels, liés par une hostilité commune aux musulmans. La France, où se combinent et s’additionnent les mémoires de la perte de l’Algérie et des lois antijuives de Pétain, où résident d’importantes populations juives et musulmanes. Où la défense de la «cause palestinienne» est d’abord cause de soupçon d’intentions inavouables, comme le montrent les récentes interdictions de manifester.
Ajoutons à ces rappels d’histoire le contraste entre les multiples sanctions prises par l’Europe et les Etats-Unis à l’encontre de divers régimes, et l’impunité totale dont bénéficie Israël, notamment en matière économique, mais également symbolique, se voyant gratifié, selon la formule consacrée, d’être la «seule démocratie du Proche-Orient». Ici, la colonisation de territoires acquis par la force et l’apartheid qui en résulte sont quantité négligeable, de facto compatibles avec le label de démocratie.
Les puissances coloniales d’hier, à l’instar de la France et de la Grande-Bretagne, se considéraient comme «démocratiques», ce qui explique sans doute leur complaisance. Quoi qu’il en soit, ce que la presse nomme «guerre Hamas-Israël» est largement perçu, dans toutes les parties du monde, comme un conflit colonial conduit sous l’égide ou avec l’assentiment de la première puissance mondiale et des anciennes puissances coloniales. C’est la réverbération, dans les mémoires variées des nations du monde, de cette guerre et de l’écrasement en cours de la population de Gaza qui explique en premier lieu les passions qu’elle soulève, loin devant une haine des Juifs. Bien d’autres guerres récentes ou actuelles, bien d’autres dictatures, causent d’immenses souffrances dans le monde. Aucune ne se déroule sous la forme de bombardements massifs dans un territoire hermétiquement clos sur fond de dépossession et d’humiliation d’une population entière, aucune ne rencontre l’approbation, de plus en plus embarrassée il est vrai, du club des démocraties occidentales. La critique de cette politique criminelle peut être tenue sans aucun compromis avec les discours haineux qui en tirent parti.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Israël-Palestine : un conflit mondialisé entre passé et présent colonial », 18 novembre 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/israel-palestine-un-conflit-mondialise-entre-passe-et-present-colonial
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