L'armée empêche les humanitaires d'accéder aux populations
Point de vue

Humanitaire, le risque zéro n’existe pas

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Les équipes humanitaires oeuvrant sur des terrains de conflits armés doivent-elles faire l’objet de mesures de protection particulières ? La question se pose à nouveau à la suite de l’enlèvement des volontaires de l’ONG Terre d’Enfance en Afghanistan, et des agressions plusieurs fois mortelles dont des organisations humanitaires ont été victimes ces dernières années. De fait, 2006 a été l’année la plus meurtrière dans l’histoire des ONG, avec les attaques que plusieurs d’entre elles ont subies au Darfour et l’assassinat de 17 membres d’Action Contre la Faim en août dernier au Sri-Lanka. Cependant, avant de conclure que l’aide humanitaire serait aujourd’hui paralysée par les violences exercées contre ses membres, comme on l’entend parfois, il faut prendre quelque recul. Il est vrai que le chiffre annuel des actes de violences graves à leur encontre déclarés par des organisations humanitaires a presque doublé en dix ans : au total, selon une enquête publiée en septembre 2006, seule étude sérieuse sur ce sujet, 408 actes distincts de violence ont été perpétrés, faisant 947 victimes dont 434 morts depuis 1997« Providing aid in insecure environments : trends in policy and operations », Abby Stoddard, Adele Harmer and Katherine Haver, Humanitarian Policy Group, Briefing Paper 24, www.odihpn.org. L’enquête montre également que ce sont les ressortissants locaux qui paient le plus lourd tribut (80%), ce qui rappelle l’importance de leur implication au sein des équipes de secours. Mais pour être interprétés correctement, ces chiffres bruts doivent être rapportés à l’ensemble de la population des acteurs de terrain. On constate alors qu’au cours de la même période, leur nombre a lui aussi doublé, si bien qu’en termes relatifs, ce n’est pas une augmentation mais une stabilisation qui se dessine, dans un contexte d’expansion très importante de l’action des organismes d’aide, toutes catégories confondues (ONG, Croix-Rouges, agences des Nations unies). La « profession » humanitaire n’est finalement pas plus risquée que celles de bûcheron, d’ouvrier métallurgiste ou de pilote, métiers marqués par une mortalité comparable ou plus élevée. Les déclarations alarmistes sur les dangers croissants de l’aide humanitaire sont donc loin d’être fondées. Reste que ces dangers existent. S’ils ne menacent pas l’aide dans son ensemble, ils la rendent parfois impossible, en certains lieux et à certains moments. C’est ce qui se passe en Irak et dans certaines régions du Soudan et d’Afghanistan, ainsi que de Tchétchénie et de Somalie. À ce problème bien réel il n’existe aucune solution prête à l’emploi. Les « corridors humanitaires » et autres zones protégées, autrement dit la militarisation de l’aide humanitaire, sont en effet des pièges, hormis certaines situations spécifiques où la mise en place d’un protectorat international est envisageable, comme ce fut le cas au Kosovo et au Timor oriental notamment. D’une part, la population visée par les secours est généralement bien trop éparse pour permettre une protection par une force étrangère. D’autre part et surtout, un bouclier militaire transforme les humanitaires en complices de soldats perçus comme des envahisseurs. Les ONG deviennent alors des cibles politiques « légitimes ». Loin de diminuer le danger, la militarisation de l’aide le redouble, au contraire. Que peuvent faire, alors, les organismes d’aide pour accomplir leur tâche dans de telles circonstances ? D’abord tenter, par l’exemple et par le dialogue, de convaincre les entrepreneurs de violences de leur utilité humaine et de leur inocuité politique. Pour réduire la violence, les Etats et l’ONU disposent, eux, d’autres instruments – négociations politiques, sanctions diplomatiques, Cour pénale internationale. C’est ce qui a été fait pour le Darfour, avec des résultats très concrets puisqu’une énorme opération humanitaire, d’ampleur inédite jusqu’alors, a pu s’y déployer et apporter une assistance vitale à des centaines de milliers de personnes prises dans la guerre. Toutes n’en ont pas bénéficié au Soudan et rien ne garantit, loin de là, que de telles mesures aboutissent dans tous les cas. C’est pourquoi l’effort pacifique pour travailler dans ces pays ou régions qui restent fermés aux secours doit être patiemment et activement soutenu. Quelqu’en soit le résultat, une chose est sûre : la sécurité des humanitaires n’est pas au bout du fusil.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Humanitaire, le risque zéro n’existe pas », 1 juin 2007, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/humanitaire-le-risque-zero-nexiste-pas

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