En Europe, opposer l’hospitalité au cynisme
Michaël Neuman
La journée mondiale des réfugiés aura été l'occasion d'un rappel quasi-unanime du cynisme des politiques européennes en matière d'immigration et d'asile : la dissuasion au prix du sacrifice de milliers de personnes comme seule politique d'accueil de gens qui fuient la guerre, les persécutions ou des conditions de vie qu'ils jugent intenables. Les représentants de l'Union européenne et de ses Etats membres auront beau se féliciter de leur réussite, les faits se rappellent à eux : les milliers de morts aux frontières, un programme de réinstallation de quelques dizaines de milliers de réfugiés syriens à l'état quasi-végétatif, l'entretien d'une indiscutable précarité pour la grande majorité de ceux qui sont finalement parvenus à rejoindre le continent. S'il est un mot qui nous parait résumer cette politique, c'est : la mort ou la folie.
Il aura été beaucoup écrit et dit sur la mise en place du pacte entre l'Union européenne et la Turquie. Sur ses conséquences aussi : la Grèce qui devient un pays-camp, chargé d'assurer le tri entre bons réfugiés (de plus en plus rares selon les critères fixés par les Etats européens) et mauvais migrants (ceux-là, de plus en plus nombreux) ; la poursuite du mouvement d'externalisation du contrôle des frontières européennes par l'annonce d'accords bilatéraux conditionnant aide au développement à la rétention des personnes migrantes ; enfin, l'effet domino qu'il produit, comme on l'a vu avec l'annonce de la fermeture prochaine du camp de réfugiés de Dadaab au Kenya. Il s'agit certes bien plus de l'accélération de politiques en place depuis des années que d'une véritable nouveauté. Voilà des années déjà qu'Union européenne et Etats membres nouent des accords avec les pays d'émigration et de transit afin de limiter au minimum les arrivées des personnes sur leur territoire. La France n'est pas en reste, ayant noué à la fin des années 2000 des accords de réadmissions avec le Sénégal, la Tunisie ou le Bénin par exemple. Et l'Union européenne n'est elle-même pas pionnière dans sa politique de refoulement, l'Australie ayant montré la voie avec « Stop the Boats », politique destinée à intercepter les bateaux transportant des demandeurs d'asile avant qu'ils n'arrivent afin de les emmener sur des lieux off-shore, en Papouasie Nouvelle-Guinée par exemple.
Mais l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie signe bien une nouvelle étape dans la construction de « l'Europe forteresse ». Seules l'Allemagne et la Suède auront pendant quelques mois l'année dernière tenté d'indiquer une voie différente. En accueillant près de 800 000 réfugiés pour l'une, plus de 160 000 pour l'autre, les deux pays auront, sans prétendre à la facilité, présenté un autre visage. Aujourd'hui, rien ne semble faire dévier la première puissance économique mondiale, dotée d'une population de plus de 500 millions dans sa volonté de ne pas accueillir quelques centaines de milliers personnes en quête de protection et de conditions de vie acceptables. Ni les milliers de personnes qui ont trouvé la mort lors de traversées périlleuses en Méditerranée, près de 3000 pour la seule année 2016, 10000 depuis le début de l'année 2014. Ni le maintien dans les limbes de dizaines de milliers d'autres, laissés pour survivants dans des camps, formels ou informels, au sein desquels la seule perspective est celle d'un hypothétique franchissement de frontières et plus fréquemment d'une précarité sociale, économique et juridique soigneusement entretenue. Une remarquable enquête commanditée par l'Unicef auprès de l'association Trajectoires illustrait d'ailleurs tout récemment l'extrême vulnérabilité des enfants migrants non accompagnés dans le nord de la France. C'est un constat similaire qui pousse Médecins sans Frontières à ouvrir d'un centre d'accueil de jour destiné aux mineurs étrangers isolés de Calais.
Les mouvements de solidarité exprimés par des milliers d'hommes et de femmes, souvent bénévoles, venus porter assistance aux réfugiés et s'opposer à cette fermeture du continent sur lui-même n'ont pas eu plus d'effets, sinon marginaux, sur les attitudes des gouvernements. Ceux-ci semblent de fait être bien plus sensibles aux démonstrations d'hostilité qu'expriment dans la rue ou dans les urnes une partie de la population certes non négligeable mais qui ne résume pas à elle seule la réaction des Européens à ces arrivées. La décision récente de la préfecture du département du Pas-de-Calais d'interdire un convoi d'aide en provenance de Grande-Bretagne à destination des migrants du nord de la France confirme d'ailleurs que les autorités européennes n'entendent pas développer ces secours au-delà de ce qu'elles jugent, seules, raisonnable. Et, en se rappelant l'épisode de la Flotille de Gaza, qu'elles ne laisseront pas davantage laisser libre cours à des expressions de solidarité jugées trop démonstratives.
Remarquons l'essentiel : les entraves à la circulation des personnes, l'absence totale de considération pour les projets de vie véritables de ces gens qui pour la plupart ont tout quitté et n'ont plus rien vers quoi retourner. Ces mouvements n'auraient pourtant dû suprendre personne, et certainement pas ceux qui suivent l'évolution du conflit syrien, pas davantage que les observateurs des flux migratoires. C'est néanmoins un refus de voir de la part des gouvernements européens qui engendre une augmentation de la précarité de ces personnes, condamnées à vivre dans des conditions déplorables de la Turquie au nord de la France. Ne nous y trompons pas : ces gens qui fuient, de quelque pays qu'ils proviennent, le plus souvent Syrie, Afghanistan, Irak lorsqu'ils abordent le territoire turc ou les côtés grecques, Erythrée, Nigéria, Somalie lorsqu'ils quittent les côtes libyennes à destination de l'Italie, ne pourront pas rentrer chez eux.
Il ne s'agit pas ici d'appeler à la libre circulation, pas davantage à l'abolition des frontières, ni même de croire à des solutions magiques pour répondre à l'intensification des mouvements migratoires vers l'Europe, mais de souligner les conséquences physiques et psychologiques sur ces milliers de vies de cette course à la protection des frontières.
La pratique des Etats européens désireux de n'accueillir que quelques réfugiés selon une logique de loterie aux effets dramatiques, les condamne donc à l'errance. Errance à Calais, lorsque cinq à sept mille personnes se heurtent aux barbelés franco-britanniques, errance encore lorsqu'ils sont plusieurs dizaines de milliers d'autres bloqués en Grèce, confrontés sur le continent à des frontières hermétiques, et sur les îles à la perspective d'être renvoyés en Turquie dans des camps le plus souvent invisibles ou dans leur pays d'origine. Jamais leurs projets individuels ne semblent être pris en considération : ni leurs attaches dans de possibles pays de destination, ni leur volonté de refaire leur vie, au-delà de quelques milliers de personnes auxquels, grand seigneur, l'Europe accordera un statut de protection. Ce déni est la cause d'une profonde désespérance, dont témoigne la grande prévalence des troubles psychiques sévères constatés par l'ensemble des intervenants, MSF compris.
Des murs, des camps et une invisibilité soigneusement entretenue constituent la colonne vertébrale de la réponse européenne à des mouvements de population. A cet assaut d'hostilité, il nous appartient de répondre avec hospitalité : refuser les politiques d'enfermement tout en stimulant la mise en place de lieux d'accueil et de transit, destinés à offrir répit et services de base ; encourager et soutenir les initiatives qui, localement, contribuent à favoriser un accueil digne ; orienter les personnes vers les solutions que le droit leur offre. Et tenter autant que faire se peut d'influer sur les discours politiques et perceptions publiques qui encouragent la stigmatisation et la négligence.
Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, « En Europe, opposer l’hospitalité au cynisme », 21 juin 2016, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/camps-refugies-deplaces/en-europe-opposer-lhospitalite-au-cynisme
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