Les équipes MSF prennent en charge les enfants sévèrement malnutris
Point de vue

Niger, l’idéologie de marché 2005

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

La « crise alimentaire » du Niger sera restée longtemps silencieuse, avant de devenir un événement au cours de cet été. Pourtant, au moins deux enquêtes réalisées respectivement en janvier et en mai 2005L’une par Helen Keller Int., une ONG américaine, l’autre par MSF. révélaient un état d’urgence nutritionnel dans le sud du pays. Il n’en fut pas tenu compte. Résultat : la mortalité infantile a bondi, l’aide alimentaire requise en urgence est arrivée tardivement et entre, pour partie au moins, en concurrence avec la récolte à venir. Peut-on parler de famine pour qualifier une situation dans laquelle les marchés sont garnis et fréquentés, et où les stigmates de la faim sont invisibles, à l’exception des centres de nutrition ? Oui, si l’on en juge par les effets pour les personnes atteintes et le caractère massif de cette souffrance. Quoiqu’il en soit, qu’on l’appelle famine ou crise alimentaire, cette pénurie ne ressemble pas à ce que l’on connaît. Le gouvernement nigérien n’est pas une dictature, la presse est relativement libre, l’opposition a pignon sur rue. Pour l’économiste indien Amartya Sen, ces conditions politiques empêchent la survenue des famines qui se produisent presque toujours, de fait, dans des situations de violence et de d’oppression. Ce n’est pas le cas ici, même si l’on peut considérer que la situation aurait encore empiré si le pays avait été fermé. Plusieurs facteurs expliquent cette situation et la lenteur de réactions qui auraient pu enrayer sa progression. D’une part la croissance de la production vivrière n’a pas été suffisante par rapport à celle de la population, dont les trois quarts vivent dans les régions agro-pastorales du sud du pays, provoquant une forte pression démographique sur un environnement fragile. L’émiettement des exploitations familiales a conduit à la multiplication de petites parcelles et à la paupérisation croissante des paysans alors que l’essor des cultures d’exportation et des surfaces irriguées ont été insuffisants, en dépit de certains succès, pour réduire significativement la pauvreté. La sécheresse et les crickets n’ont eu, contrairement à certaines déclarations, qu’un faible impact sur la production, mais ont accru la pression sur des familles en état de grande vulnérabilité. D’autre part, le marché des céréales est contrôlé par un petit nombre de grands commerçants ayant partie liée avec l’administration et le pouvoir nigériens. La spéculation y est la règle dans un contexte où les producteurs endettés ont perdu quasiment toute marge de manœuvre : un paysan peut ainsi être contraint d’acheter, au moment de la soudure, un sac de mil à cinq fois le prix auquel il l’a vendu au moment de la récolte. A l’époque du dirigisme étatique, dans les années 1970 et 80, il arrivait que le président de la république fasse ouvrir par la troupe les entrepôts des commerçants. Etat modeste oblige, de telles mesures ne semblent plus aujourd’hui envisageables. D’autre part encore, la rareté et le coût des services médicaux interdisent aux familles de faire soigner leurs enfants atteints de maladies infectieuses aisément curables. Bénignes, celles-ci deviennent rapidement fatales dans un contexte de dénutrition. Enfin, le dispositif dit de « sécurité alimentaire » mis en place au cours des années 1980 par les bailleurs de fonds, notamment la commission européenne et la France, proscrit les distributions gratuites de nourriture. Il prévoit la vente d’aliments à « prix modérés », de manière à éviter la désorganisation des marchés. Même à des tarifs relativement bas, ces vivres sont inaccessibles au plus grand nombre et, de toute façon, en quantité infiniment trop faibles par rapport aux besoins. Alors que la crise alimentaire gagnait, l’ambassadeur de France, soutenu par ses collègues et les Nations unies, félicitait publiquement le gouvernement nigérien pour son respect des règles du marché ! Au même moment où l’on peinait à dépenser les sommes gigantesques collectées à la suite du tsunami, on laissait mourir des gamins qu’un centième de cet argent aurait permis de sauver. Quand l’arbitraire du cœur rejoint l’idéologie du marché, le pire n’est pas loin.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Niger, l’idéologie de marché 2005 », 1 septembre 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/niger-lideologie-de-marche-2005

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer