MSF et l’action humanitaire au défi de son instrumentalisation
Rony Brauman
Dans cet entretien mené par Michaël Oustinoff en janvier et mars 2022, Rony Brauman décrit comment la perception et les conditions de déploiement de l’action humanitaire ont évolué au fil du temps, dépendantes du contexte géopolitique dans lequel elle s’inscrit. Le fil rouge de cette discussion est l’instrumentalisation de l’aide humanitaire, évoquée à travers plusieurs exemples tels que la famine en Ethiopie, l’intervention en Libye ou la guerre en Ukraine. L'entretien
L’âge de l’humanitaire comme soft power occidental libéral est révolu depuis longtemps. C’est ce que constate Rony Brauman, président de Médecins sans frontières entre 1982 et 1994, après plus de 40 ans d’engagement. Du mythe des French Doctors à la dénonciation de l’instrumentalisation de l’aide, MSF s’est investie d’une mission d’assistance médicale mais aussi de communication alors que des missions humanitaires se sont vu être dévoyées et que la figure du réfugié est devenue, au fil des années, celle d’une menace.
Michael Oustinoff : Le 24 février 2022, la Russie de Vladimir Poutine lance l’invasion de l’Ukraine, à la surprise de la plupart des observateurs étrangers. Comment une ONG comme Médecins sans frontières se mobilise face à cette guerre qui voit les villes du pays incessamment bombardées et des millions d’Ukrainiens jetés sur les routes ?
Rony Brauman : Comme nous le faisons toujours, en prenant au tout début des contacts, notamment auprès de journalistes ou de chercheurs travaillant sur la région concernée ; mais aussi auprès de personnes ou d’institutions avec lesquelles nous avons éventuellement travaillé auparavant dans le pays. C’est le cas en Ukraine où MSF a une certaine implantation depuis 2014, au début du conflit armé dans le Donbass. Nous envoyons d’abord une ou plusieurs équipes dites exploratoires. Il s’agit de voir où et comment nous rendre utiles, dans le domaine médical en priorité : chirurgie, fournitures médicales comme des médicaments, du matériel consommable, des équipements de traumatologie, etc.
Au moment où je vous réponds [le 22 mars 2022, NDR], il apparaît qu’il n’y a pas de demande d’assistance chirurgicale, les équipes locales étant en mesure d’assurer la prise en charge des blessés. En revanche, on s’aperçoit que les personnes âgées, dont beaucoup ont préféré rester sur place, ont besoin d’aide immédiate, notamment parce qu’elles souffrent souvent de maladies chroniques comme du diabète, de l’hypertension, de l’insuffisance cardiaque, mais il y a aussi une énorme demande de soutien psychologique. Et puis se pose le problème des personnes déplacées et réfugiées, qui se retrouvent pour une part dans des centres de regroupement et auxquelles nous pensons apporter des soins, notamment là encore à celles qui sont sous traitement impératif pour des affections chroniques.
Tout cela doit se faire dans une relation suivie avec les institutions et acteurs locaux, ainsi qu’avec les autres ONG étrangères. Vu le nombre d’intervenants, et surtout l’extrême volatilité de la situation, ces équipes évoluent dans un climat d’incertitude, devant trancher entre des ordres, des conseils et des informations de toutes sortes. Et se posent bien sûr les problèmes d’insécurité : les déplacements sont souvent des moments de risque maximum, l’entrée et la sortie dans les agglomérations sous pression armée sont dangereuses, il faut donc savoir renoncer, ou différer, ou prendre le risque. Il est important que ces activités menées sous forte pression, tout autant que les prises de risques « acceptables », soient discutées par les équipes, sous peine de stress excessif et de dispersion des efforts.
MO : Actuellement, l’Ukraine est au centre de l’actualité, mais quelles différences et quelles similitudes voyez-vous avec d’autres situations analogues, comme la Tchétchénie ou la Syrie ?
RB : Le rapprochement avec la Syrie est très présent dans les commentaires, du fait qu’on y voit la même armée russe à l’oeuvre, avec ses méthodes de guerre décrites comme étant en continuité. On y retrouve les stratégies de siège, les bombardements indiscriminés, la terreur, et la comparaison se justifie de ce point de vue. Mais il me semble, au moins pour l’instant, que l’armée russe montre en Ukraine beaucoup plus de retenue qu’en Syrie, où des quartiers civils entiers étaient noyés sous les bombardements, où des colonnes de réfugiés ont été mises sous le feu. Les sièges de Marioupol et Sumy se rapprochent de l’enfer syrien, mais ce n’est pas le cas ailleurs.
Je vois donc plus de différences que de similitudes avec la Syrie ou la Tchétchénie, ces deux guerres où Poutine s’est illustré. L’ampleur inouïe des mouvements de populations témoigne de la violence employée, mais celle-ci n’atteint heureusement pas le niveau observé dans ces deux autres pays. L’armée russe ne peut pas se permettre de traiter les Ukrainiens comme elle l’a fait avec les Syriens, aux côtés, il faut le rappeler, de leur bourreau local Bachar el-Assad, ou comme elle l’a fait avec les Tchétchènes. Dans ces deux pays, tous les coups étaient permis, ce qui n’est pas le cas en Ukraine, notamment pour des raisons intérieures à la Russie.
MO : Dans votre ouvrage Guerres humanitaires : mensonges et intox (Textuel, 2018), vous mettez en garde contre l’instrumentalisation de la guerre à des fins soi-disant humanitaires. Cela s’applique-t-il également à l’Ukraine ?
RB : Sans aucun doute du côté russe, puisqu’il s’agit de mettre fin à un « génocide » en cours et à un régime nazi, donc agressif. Rien de nouveau ni de surprenant à cela : le sauvetage d’une minorité et la légitime défense, y compris préventive, sont les alibis favoris des entrepreneurs de guerres modernes. Souvenons-nous que c’est ce qui s’est passé en Libye en 2011, moment triomphal de propagande de guerre, sous direction franco-qatarie, où l’on a inventé des bombardements aériens de civils, des charniers de milliers de cadavres, une colonne de chars menaçant Benghazi. Tout cela était faux et ça a marché : on a eu la peau de Kadhafi. Pas avec les méthodes poutiniennes, certes, mais là aussi mensonges et violence ont dominé avec l’assentiment majoritaire dans notre pays.
MO : En plus de 50 ans d’existence, MSF s’est profondément aguerrie dans le déploiement de l’aide humanitaire, mais aussi dans la communication de ses dérives. En tant qu’ancien président de MSF, pourriez-vous en retracer l’historique et ses évolutions les plus marquantes ?
RB : MSF avait 6 ans quand je l’ai rejointe en 1978 et c’était encore une toute petite organisation. L’idée de constituer un groupe de médecins intervenant dans des situations d’urgence pour déployer des soins était excellente mais elle est venue un peu tôt par rapport à l’esprit de l’époque, qui était au développement. C’était la période des grandes conférences Nord-Sud, du nouvel ordre économique international, du nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. À la fin des années 1970, quinze ans après les indépendances africaines, l’optimisme « développementiste » est dominant, et les médecins sont encore vus avec une certaine suspicion, en tant que représentants symboliques du colonialisme. Un exemple de cet optimisme : la croyance dans les vertus du développement qui viendrait à bout de l’essentiel des pathologies existantes. Le médecin était superflu dans ce dispositif. Ce n’est que dans un contexte géopolitique nouveau que MSF a commencé à se faire entendre.
Contexte double, et paradoxal : il y a d’abord le déclin des grands récits politiques. Fin des années 1970, c’est l’effet Soljenitsyne, la poussée des droits de l’homme, de la pensée libérale, y compris au sens d’une liberté individuelle reconnue comme fondamentale pour tous, etc. C’est l’effondrement du bloc communiste, désormais perçu largement comme menace ou repoussoir. Et il y a aussi, c’est là le paradoxe, une poussée extrêmement vive de l’Union soviétique et de ses alliés, dans ce qu’on appelait encore le tiers-monde.
Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, on assiste à des mouvements de populations extrêmement importants et à l’émergence de zones de crise, c’est-à- dire essentiellement de conflits armés. Apparaît alors le camp de réfugiés, où l’on a besoin non pas de développement, mais d’assistance. Le réfugié, à commencer par les boat-people vietnamiens, vote avec ses pieds contre le communisme. Il est le symbole de l’échec de celui-ci, et ceux qui lui portent assistance sont, a contrario, le symbole de la supériorité des démocraties libérales. Laquelle s’incarne dans la « réconciliation » de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron autour du bateau de secours en mer l’Île de Lumière, en 1978. C’est à partir du moment où l’on est intervenu dans les camps que la thématique humanitaire s’est répandue dans la société : l’humanitaire devient un des éléments du soft power occidental libéral.
La mission phare de MSF dans les années 1980, et pas seulement de Médecins du Monde, mais aussi d’Aide Médicale International, c’est l’Afghanistan. C’est là qu’est née la légende, le mythe des French Doctors, parce que les Américains étaient très impressionnés par ces médecins, sachant qu’aux États-Unis, le médecin est d’abord un notable, une pompe à finances, ce qui n’est pas le cas en Europe. Voir des médecins qui œuvrent dans des conditions inconfortables et périlleuses, c’était une source d’admiration pour les Américains, comme j’ai pu souvent le constater. Les ONG, et notamment MSF, apparaissent alors comme des porte-drapeaux à la fois de la liberté et de la justice. En tout cas d’une forme de justice, celle de l’« ici et maintenant », qui est pour moi d’une certaine manière le contraire de la justice. J’y vois plutôt l’arbitraire de la charité que la justice, mais là, je parle de l’image qui est véhiculée, des représentations communes et, disons, assez rapides, d’une justice si réduite qu’elle se vide du sens même qu’elle est censée véhiculer.
Il n’y avait pas que les réfugiés. Il y avait aussi la famine, notamment celle en Éthiopie, en 1984, durant laquelle MSF s’est aussi illustrée par ses prises de position critiquant le détournement de l’aide humanitaire à des fins idéologiques, c’est-à- dire l’usage des moyens de la logistique, de l’aide internationale pour déporter, de force, des centaines de milliers, voire des millions de personnes, entraînant une mortalité effroyable qui débordait celle de la famine. On était dans une contradiction terrible, où l’aide abaissait et tuait ceux qu’elle était censée aider à se relever et à survivre. Cela a été, pour moi, un moment intense de ma vie à MSF dont j’étais le président : je découvrais quelque chose d’une grande banalité, à savoir que toute action collective peut avoir des effets pervers qui l’emportent sur les intentions vertueuses.
Comme beaucoup d’autres, je ne mettais pas l’action humanitaire dans le lot commun et n’imaginais pas que celle-ci pouvait avoir ces effets, sauf peut-être sur un point qui était assez classique déjà à l’époque, à savoir ceux de l’aide alimentaire, dont on sait qu’elle déprime les marchés et ruine les producteurs. La critique de ces effets pervers était très vive dans les années 1980. Mais l’idée que l’aide humanitaire puisse être retournée contre ses destinataires nous était étrangère. Elle ne s’est imposée que lors de cette expérience effroyable, parce que la famine en Éthiopie, cela a été des centaines de milliers de morts, auxquels se sont rajoutés les dizaines de milliers de morts causés par les déportations. MSF a protesté, fait campagne contre ces déportations et a été expulsée du pays. Arrive ensuite la fin de la guerre froide, et s’inaugure alors une nouvelle ère, celle des interventions.
MO : Comme l’ingérence humanitaire ?
RB : L’ingérence, c’est un slogan français qui a eu, par exemple pendant la guerre de Libye il y a un peu plus de dix ans, une existence éphémère. Ici, je ne parle pas vraiment d’ingérence, mais des contingents onusiens qui se multiplient au début des années 1990 dans l’idée de stabiliser des situations conflictuelles et de pérenniser, d’encadrer, voire de fournir l’aide à la survie. C’est la grande époque du « militaro-humanitaire ». Sierra Leone, Bosnie, Liberia, Somalie, Salvador, Cambodge, les déploiements de Casques bleus se multiplient. C’est l’époque où Pierre Joxe, ministre de la Défense, déclare que « la première organisation humanitaire au Cambodge est française et elle s’appelle l’armée ». C’est l’armée française. J’ai beaucoup d’admiration pour Pierre Joxe, et je pense qu’il aurait pu être mieux inspiré, mais je donne cette citation parce qu’elle est très indicative de l’état d’esprit qui régnait alors.
« Militaro-humanitaire » signifie concrètement, pour les Casques bleus, établir, stabiliser ou refabriquer un semblant d’ordre politique. Un ordre politique qui trace une ligne d’inclusion, et donc d’exclusion, entre ceux qui font partie du processus politique et ceux qui en sont exclus. Par définition, nous nous intéressons à eux, car les exclus de l’ordre politique sont la population de référence de l’aide humanitaire. Médecins sans frontières, en tant qu’acteur humanitaire, a donc développé une critique de ces interventions dites « militaro-humanitaires ». C’est l’époque où l’on commence à introduire le droit humanitaire, passablement ignoré par les ONG jusqu’alors, dans le but de renforcer par le droit nos positions vis-à-vis des gouvernements.
Au cours de ces années 1990, les camps de personnes déplacées se multiplient, tandis que diminuent les camps de réfugiés, sous l’action de ces contingents de Casques bleus qui endiguent les passages de frontières. C’est typiquement ce que l’on a vu en ex-Yougoslavie, en Sierra Leone, au Liberia, et plus tard au Darfour (2004‑2009). Tout cela caractérise les années 1990 et 2000. Ces années sont aussi marquées par le contexte nouveau des interventions de sécurité antiterroriste, avec lesquelles nous devons composer, le terrorisme ayant commencé dans les années 1990, mais de façon ponctuelle, en Tchétchénie pour l’essentiel. C’est avec les attentats du 11 septembre 2001 que le terrorisme commence vraiment à se déployer. Cela complique notre travail, tout comme les lois sécuritaires adoptées au nom de la lutte contre le terrorisme peuvent compliquer celui effectué dans d’autres domaines. Le secours aux exilés en Europe est entravé du fait des discours sur la « submersion migratoire », sur l’infiltration de terroristes, et les bateaux de secours en mer sont confrontés au harcèlement des autorités. À quoi s’ajoute le traitement épouvantable qui leur est réservé en Grèce ou en Biélorussie.
On n’est plus dans le soft power. Le discours change du tout au tout : le réfugié qui était un atout politique dans les années 1980 devient un fardeau dans les années 1990 et une menace dans les années 2000. Cela étant, nous continuons d’être soutenus par la société. De nombreuses initiatives sont prises dans des communes en France, sans parler de l’accueil remarquable en Allemagne. MSF continue de se financer auprès des particuliers, en dépit de ces discours et des changements géopolitiques, en dépit de l’épidémie de Covid-19. La collecte de fonds, qui est un indicateur de la sensibilité des gens, n’a pas fléchi, bien au contraire : elle a continué à grimper.
MO : Comment voyez-vous la question de la communication, et notamment de la perception des fausses représentations qu’on avait des French Doctors, tout au long de ces quatre grandes périodes que vous venez d’évoquer ?
RB : Notre communication a été marquée par la notion de « témoignage humanitaire » promue par Bernard Kouchner dans les suites de la guerre du Biafra (1967‑1970) et de la dénonciation d’un génocide en cours. Il ne s’agissait pas seulement d’informer de nos actions en cours pour susciter de l’adhésion et des donations, mais aussi de dénoncer pour mobiliser les consciences et influer sur le cours de l’histoire.
Or le Biafra fut le théâtre non d’un génocide, mais d’une guerre de contre-insurrection particulièrement cruelle. Parler de génocide, c’était aller au secours d’une propagande organisée par le gouvernement français et les sécessionnistes biafrais, que le gouvernement soutenait dans son ancienne rivalité impériale avec les Britanniques qui appuyaient, eux, le Nigeria. Bernard Kouchner a fait de cette dénonciation d’un génocide la naissance du témoignage humanitaire. C’était en réalité un malentendu qui n’avait rien d’un témoignage et tout d’un effet de propagande, mais involontaire, car je ne pense pas du tout que Kouchner et ses amis aient agi de façon consciente. Il s’agit en fait d’un double malentendu, car les successeurs de la génération des fondateurs, dont je suis, ont repris à leur compte cette idée que le témoignage humanitaire faisait partie de ce que MSF avait apporté à l’humanitaire. Ce n’est que dans les années 1990 que j’ai réalisé que le génocide n’avait pas eu lieu et qu’il s’agissait d’une affaire de propagande politique. Comme fake news, l’invention d’un génocide, ce n’est quand même pas mal !
MSF est donc née dans le contexte de l’instrumentalisation propagandiste du malheur des Biafrais. C’était une erreur, mais une erreur de bonne foi, et qui s’est avérée féconde. C’est dans le droit fil de cette tradition inventée que nous nous sommes inscrits pour protester, en 1980, contre la mise en coupe réglée du Cambodge par le Vietnam voisin qui avait envahi le pays prétendument pour le libérer du joug Khmer rouge. MSF a protesté ensuite contre les détournements de l’aide humanitaire à des fins de déportation en Éthiopie, a averti de la réalité de la guerre et de son échelle effroyable en Afghanistan. Bref, MSF s’est installée dans une topique de la dénonciation, pour reprendre le terme de Luc Boltanski, qui a contribué à structurer sa personnalité publique, sa communication alliant dénonciation des exactions de masse, qui étaient peu publicisées, et dénonciation d’une instrumentalisation meurtrière d’une aide destinée à sauver les vies et qui était retournée contre ceux qu’elle voulait sauver.
La dénonciation d’exactions massives et répétées était au coeur de notre volonté de témoigner, mais le développement des ONG de défense des droits de l’homme – Amnesty et Human Rights Watch au premier chef – qui enquêtent sur le terrain et produisent des informations plus précises et mieux documentées que nous a quelque peu changé la donne. Notre communication s’est reportée sur notre action et sa contextualisation, ainsi que sur les éventuels dévoiements de l’aide, comme on l’a vu en Éthiopie, ou sous des formes distinctes en Bosnie, en Somalie, au Zaïre (où se trouvaient les camps rwandais de 1994‑1995), en Corée du Nord, etc.
MO : À quelle époque l’idée de créer le Crash, le Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, s’est-elle imposée à MSF comme une nécessité, face à tous les risques d’instrumentalisation ou de réactions pouvant mettre en péril les gens qui vont sur le terrain ?
RB : Cela a été progressif. Le Crash existe depuis 1999, mais dès les années 1980, MSF avait commencé à développer une certaine activité réflexive, en particulier au décours des controverses sur la famine en Éthiopie et du retournement de l’aide contre ses destinataires. La militarisation de l’aide humanitaire, au cours des années 1990, n’a fait que renforcer cette réflexion critique qui a pris corps assez tardivement au sein de MSF sous une forme identifiable, celle du Crash, donc, en 1999. Le Crash est une sorte de think tank interne composé de personnes ayant une certaine familiarité avec les sciences sociales et une expérience de terrain. Son rôle aujourd’hui, outre le conseil au quotidien, consiste à assurer la formation de nos cadres sur les enjeux de positionnement opérationnel comme d’expression publique.
MO : MSF a aussi mis en place le Rider, le Réseau interdisciplinaire dédié à l’évaluation et au retour d’expérience…
RB : Le Rider est une sorte d’excroissance du Crash, qui a pour but de répondre à des demandes d’élucidation, d’enquêtes ou de cadres de compréhension de situations, tout particulièrement en matière de santé publique : refus des vaccinations, refus de traitement ou refus de compréhension du danger, du sida, etc. Les interventions d’anthropologues, par exemple, nous permettent de reformuler des questions, de ré-aborder avec un oeil neuf certaines situations sur lesquelles on bute. Rider et Crash fonctionnent donc de façon très complémentaire.
MO : Comment MSF agit aujourd’hui avec les nouveaux moyens de communication ?
RB : En les utilisant comme nos propres médias, avec l’inconvénient de ne pas être confronté à des discours contradictoires. Mais cela nous permet de donner notre version. Personnellement, je ne trouve pas que ce soit un progrès : les réseaux sociaux créent une espèce de communauté pseudo-homogène, dans laquelle la contradiction n’existe pas, où le pluralisme n’existe plus. On les utilise comme une technologie parmi d’autres : après tout, la télévision avait aussi et a aussi ses limites. Une partie du succès de l’humanitaire médical de Médecins sans frontières était due au fait qu’on donne une réponse « simple », immédiatement intelligible, parce qu’elle est télévisuelle : un logisticien en train de réparer un bloc chirurgical, une infirmière en train de nourrir un nourrisson décharné, un chirurgien en train d’opérer un blessé. Le développement de MSF et des ONG modernes est contemporain du développement de la télé, avec ses journaux de 20 heures et ses grands magazines que tout le monde regardait. C’est un monde en quasi-disparition, ou plutôt en profond remaniement et fragmentation. Cela ne va sans doute pas dans le sens d’une meilleure diffusion, mais ces nouveaux moyens fournissent un espace permettant de dépasser les simplifications outrancières auxquelles nous contraignait la brièveté des journaux télévisés.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « MSF et l’action humanitaire au défi de son instrumentalisation », 21 juillet 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/msf-et-laction-humanitaire-au-defi-de-son-instrumentalisation
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