MSF et le CICR : questions de principes
Rony Brauman
Qu'est-ce qui distingue, qu'est-ce qui rapproche Médecins Sans Frontières (MSF) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ? La question est venue du rédacteur en chef de cette revue, c'est-à-dire de la Croix-Rouge, mais elle est régulièrement discutée à MSF, qui aurait pu tout aussi bien interroger un membre du CICR sur le même sujet.
Elle l'est d'autant plus que, depuis le début des années 1990, les deux organisations se retrouvent fréquemment en situation de coopération étroite,en particulier dans des villes en guerre ; leur états-majors se rencontrent régulièrement, leurs membres parlent aujourd'hui le même langage et partagent les mêmes rejets, notamment dans le domaine des relations entre humanitaires civils et intervenants militaires. En somme, leur vocation «dunantiste», innée pour l'une, acquise pour l'autre, les rapprocherait au point qu'il deviendrait difficile, voire superflu, decaractériser leur(s) différence(s), l'essentiel résidant en ce qui les rassemble.
C'est ce dont je vais discuter dans les lignes qui suivent, après avoir précisé que je n'entrerai pas ici dans le concret des secours, qui se borne pour l'essentiel aux soins médicaux pour MSF tandis qu'il revêt bien d'autres aspects au CICR, ce qui rendrait très délicate toute tentative d'évaluation croisée de l'action d'ensemble de ces organisations. Je me concentrerai sur leurs choix opérationnels en situation de conflits, les principes qui les sous-tendent et l'expression publique de ceux-ci, indiquant au passage que, contrairement au CICR, le travail dans un contexte de guerre ne représente pas plus d'un tiers de l'ensemble des opérations de MSF. Cette délimitation du champ de la comparaison permet de réfléchir aux discours et pratiques des deux organisations en situations analogues. Elle laisse entière une difficulté majeure pour le raisonnement, tenant à leurs structures très différentes. Le CICR se caractérise en effet par une parole publique univoque. Ses appels et déclarations sont clairement signés « Comité International Genève », selon la formule figurant sur les emblèmes, alors qu'il n'en va pas de même pour MSF, composée de cinq sections nationales dites « centres opérationnels » , auxquelles sont reliées des « sections partenaires ». Chacune a son histoire et sa forme organisationnelle, sa culture en somme, et les désaccords entre elles - et en leur sein - ne manquent pas, ce qui complique et fragilise, sans toutefois l'interdire, le traitement de MSF comme une entité homogène. Cet article n'est donc pas l'expression d'une doctrine partagée mais celle de réflexions parcourant l'ensemble du mouvement MSF sans prétendre le représenter.
Le mythe du Biafra
Il est communément admis que MSF fut créée en réaction à l'obligation de silence que s'engageaient à respecter les personnels de la Croix-Rouge française travaillant sous l'égide du CICR pendant la guerre du Biafra (1967-1970), au refus d'une neutralité de principe que les médecins français tenaient pour une complicité passive avec le gouvernement nigérian accusé par ses adversaires de commettre un génocide. Le silence de tous, et notamment du CICR, face à l'extermination des juifs sous le IIIème Reich, constituait la toile de fond de cette accusation. « J'avais signé, je fus parjure. Dès mon retour [du Biafra] en France, écrit Bernard Kouchner , je créai un " Comité contre le génocide au Biafra ". Mon raisonnement était simple. Je n'acceptais pas de reproduire la faute du CICR qui, pendant la guerre de 1939-1945, n'avait pas dénoncé les camps d'extermination nazis. On trouve là la genèse de Médecins sans Frontières et de Médecins du Monde. » B. Kouchner décrit dans ces lignes la raison d'être du « témoignage humanitaire », enjeu moral, parole agissante, appel à la mobilisation. Il fallait s'émanciper d'une organisation qui, ligotée par ses contraintes diplomatiques, reproduisait « la faute » commise pendant la seconde guerre mondiale . Parler, dénoncer, prendre le parti des victimes contre leurs assassins, telle allait être la ligne de ce nouvel engagement humanitaire incarné par MSF, créée en 1971 en rupture, donc, avec la « culture du silence » imposée par la Croix-Rouge.
L'historienne Marie-Luce Desgrandschamps a montré ce que doit ce récit à la reconstruction rétrospective, soulignant notamment que les articles publiés par les médecins français avaient été fort bien reçus à Genève, le CICR demandant même au journal Le Monde l'autorisation de reproduire de larges extraits de l'un d'eux dans la Revue de la Croix-Rouge, ce qui fut fait en janvier 1969 . Il est vrai que Bernard Kouchner et Max Récamier y décrivaient avec éloquence les horreurs de cette guerre et le rude travail des volontaires humanitaires, sans porter d'accusation contre le gouvernement nigérian. Certains d'entre eux estimaient nécessaire d'aller plus loin et de dénoncer les atrocités commises par les troupes fédérales, tandis que d'autres en tenaient pour un rappel plus diplomatique aux engagements du gouvernement. En réalité, indique Marie-Luce Desgrandschamps, la ligne les séparant ne passait « apparemment pas seulement entre les quelques médecins français et le CICR, mais plutôt entre personnel au Biafra et personnel responsable de la gestion d'ensemble de l'opération, au sein-même du CICR. » La publication par celui-ci de l'article du Monde, comme le retour ultérieur de ses signataires au Biafra, toujours avec la Croix-Rouge, atteste que les tensions étaient loin du point de rupture décrit des années plus tard.
Il n'empêche, le mythe d'une dénonciation conduisant à une rupture avec la Croix-Rouge, du refus de consentir par le silence au supposé génocide des Biafrais, s'est imposé comme récit des origines. Non pas sur le moment, d'ailleurs, mais à la fin des années 1970, lorsque l'action humanitaire et ses porte-parole commencèrent à intéresser les médias, voire à en faire parfois les gros titres. Ce n'est qu'alors qu'il devint la marque distinctive de MSF , aux yeux de ses membres comme à ceux de la presse : « Aller [au secours des victimes] est une démarche humanitaire ; dénoncer leurs bourreaux reste une démarche militante. Ce cocktail fait toute la valeur de MSF » éditorialisait Le Monde le jour de l'annonce du prix Nobel de la paix attribué à MSF en 1999 . Contrairement à ce qui fut abondamment dit et écrit à l'occasion de ce prix Nobel, relevons que la notion d' « ingérence humanitaire » ne fut jamais évoquée au sujet du Biafra, la formule (signée de Bernard Kouchner) datant des années 1980 pour désigner le « droit » de passage clandestin de frontières que s'accordaient des médecins humanitaires pour pénétrer dans certaines zones de guerre interdites d'accès ; quant à l'accusation de génocide, compréhensible à la lumière des atrocités commises par l'armée fédérale, on sait qu'elle fut avant tout un instrument politique, un levier de mobilisation en faveur de l'indépendance du Biafra. Ce que l'on a alors appelé « témoignage humanitaire » appartient donc au registre de l' « action psychologique » soit, en termes plus prosaïques, à la propagande de guerre.
Est-ce à dire que, cet épisode n'étant au mieux qu'un malentendu, au pire une manipulation politique, une fois le mythe déconstruit, MSF se rendrait finalement aux raisons de la Croix-Rouge et se définirait comme son rejeton médical ? Non, mais la question ne cesse de se poser comme l'atteste la suite de l'histoire de MSF, la prise de parole publique et la dénonciation le cas échéant étant à la fois une affirmation constante de MSF et une pierre d'achoppement interne tout au long de l'existence de l'association. Ainsi, la charte adoptée par MSF lors de sa création indiquait dans son deuxième paragraphe : « Œuvrant dans la plus stricte neutralité et une complète indépendance, s'interdisant toute immixtion dans les affaires intérieures des Etats, des gouvernements et des partis sur le territoire desquels ils sont appelés à servir,... » et, comme pour lever toute incertitude, réaffirmait dans son quatrième paragraphe que les MSF « s'abstiennent de porter un jugement ou d'exprimer publiquement une opinion - favorable ou hostile - à l'égard des événements, des forces et des dirigeants qui ont accepté leur concours. » On ne saurait trouver formulation plus appuyée condamnant les positions prises par certains des fondateurs, dont seule une courte majorité avait travaillé au Biafra. Sans doute s'agissait-il de donner par avance des gages de confiance aux gouvernements des pays dans lesquels la toute jeune association se proposait d'agir. N'étant pas fondateur de MSF et n'ayant pas retrouvé traces des débats entre ceux-ci, nous ne sommes pas en mesure de rendre compte avec certitude des raisons ayant conduit à l'adoption de ces dispositions. Reste qu'avec une telle charte, MSF s'inscrivait dans la tradition d'un humanitaire silencieux, entièrement tourné vers l'assistance médicale, que n'aurait pas renié le CICR. Lequel restait au demeurant la référence primordiale des membres de MSF. On verra que c'est dans une tension incessante, et qui n'a pas disparu à ce jour, entre une aspiration à une parole publique forte et une discrétion plus propice à de bonnes relations avec les pouvoirs politiques, que MSF a écrit son histoire.
De quoi parlons-nous ?
Dans un article intitulé « Speaking out or remaining silent », l'ex-président du CICR Jacob Kellenberger rappelle en substance que, pour accomplir son objectif exclusif de protéger et assister les victimes des conflits armés, le CICR doit s'assurer que sa présence est acceptée par toutes les parties, condition indispensable pour mettre en œuvre son mandat partout dans le monde. Il ajoute que le CICR ne s'interdit pas de commenter publiquement certaines situations mais doit éviter toute condamnation unilatérale ou trop explicite envers l'une des parties ; prenant en compte le fait que le CICR peut alors être accusé de contribuer au maintien d'une image acceptable des oppresseurs, il indique que l'action des nombreuses organisations de plaidoyer rend cet argument caduque et dispense le CICR de revoir ses priorités. Force est de reconnaître que dans nombre de situations, MSF n'agit pas autrement, allant même parfois jusqu'à renoncer par écrit à toute expression publique non explicitement approuvée au préalable par les autorités gouvernementales, comme ce fut le cas au Sri Lanka, lors de lors de l'attaque gouvernementale contre la guérilla du LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) de janvier-avril 2009 qui se conclut par l'écrasement des séparatistes et la mort sous les bombes de dizaines de milliers de civils. Décidé à mener à huis-clos son offensive terminale, le gouvernement avait interdit les zones de combats à toutes les organisations humanitaires à l'exception du CICR, seul autorisé à y accéder pour en évacuer des blessés par voie maritime. Dans cette configuration extrême, MSF a accepté, selon les termes de la présidente de sa section française, d' « accumuler les renoncements [à s'exprimer sur les massacres et les camps], en attendant qu'à l'ordre de la guerre totale en succède un autre où l'humanitaire aurait sa place . »
Il n'est pas dans l'objet de ce texte de restituer le trajet sinueux des diverses positions et controverses publiques ainsi que des tensions qu'elles ont suscitées . Ayant rappelé que la revendication d'une parole critique, voire dénonciatrice, constitue, avec la pratique médicale en situation de crise, la « signature » de MSF, ce qui l'éloigne de facto du CICR, on s'interrogera plutôt sur l'interprétation des principes communs des deux organisations, le « dunantisme » dont MSF se réclame également, et qui les rapproche . La raison pour laquelle plusieurs des fondateurs de MSF s'interrogèrent sur le bien-fondé de la neutralité du CICR tient in fine, comme le montre Marie-Luce Desgrandschamps à leur soutien politique à la cause indépendantiste biafraise, position dans laquelle leurs successeurs ne se reconnaissent assurément pas. Ceux-ci n'en rejettent pas moins, comme leurs prédécesseurs, un « apolitisme » humanitaire qui trouverait refuge dans une stricte neutralité de principe leur interdisant toute parole publique pouvant être interprétée comme partisane. Le parti-pris de confidentialité du CICR n'est naturellement pas un vœu de silence : le CICR s'exprime publiquement mais pour l'essentiel sous forme d'appels lancés aux parties belligérantes à respecter leurs obligations conventionnelles. Il lui arrive également, comme ce fut le cas à la suite du massacre de Douéké, Côte d'Ivoire (mars 2011), de mettre en lumière des atrocités, désignant indirectement les coupables sans toutefois les nommer . De manière exceptionnelle, lors de la guerre du Darfour en 2004 par exemple, le CICR est allé jusqu'à pointer la responsabilité spécifique d'un gouvernement dans la commission d'exactions de masse . On conçoit sans difficultés que, gardien et promoteur du droit humanitaire international, acteur diplomatique donc, le CICR se tienne à l'intérieur des limites que lui assigne ce droit, fort par ailleurs des capacités d'action qu'il lui confère de manière spécifique. On constate également que sa présence publique s'est intensifiée au cours de ces deux dernières décennies.
Refusant de son côté une quelconque obligation statutaire de réserve, MSF a modifié sa charte en 1991, en supprimant les lignes concernant l' « immixtion dans les affaires intérieures des États » et interdisant l'expression publique d'un jugement, pour les remplacer par des références aux principes de neutralité, d'impartialité et d'indépendance. Cet ajustement de son texte fondateur aux pratiques ultérieures le contredisant ne rend pas pour autant MSF libre de sa parole à l'instar des organisations de défense des droits de l'homme. Comme le CICR, MSF accorde la priorité à l'aide concrète de terrain à laquelle elle subordonne d'autres éventuels objectifs. Elle se donne cependant le « droit » de s'exprimer publiquement contre des exactions répétées dont ses membres seraient les témoins exclusifs, revendiquant de mettre en balance sa présence sur le terrain lorsque celle-ci lui semble entrer dans le cycle-même de l'oppression. C'est ce qu'a fait par exemple la section belge de l'organisation, dénonçant la torture pratiquée par les nouvelles autorités libyennes à Misrata en janvier 2012, lesquelles n'attendaient des médecins qu'une remise en état des victimes permettant la reprise des interrogatoires . Plus que la torture elle-même, pratiquée dans bien d'autres pays d'intervention de MSF, c'est le rôle de complices actifs en tant qu'agents de l'optimisation de ses résultats, qu'a refusé ici MSF. Cette décision suscita en retour une réaction du CICR sous la forme d'un web update dans lequel était soulignée la présence de ses délégués dans les centres de détention, critique indirecte de la position de MSF . Éviter de devenir les auxiliaires médicaux d'une oppression, qu'il s'agisse de torture, de déplacements forcés de populations, de famine, tel est le motif principal de prises de position publiques pouvant le cas échéant déboucher sur un retrait ou une expulsion des équipes de MSF : à défaut de pouvoir empêcher l'exécution d'un crime, il est toujours possible, pour un acteur extérieur, d'éviter d'y participer. L'histoire de l'association est rythmée par de telles positions relevant de l'analyse de ses responsabilités politiques plus que du témoignage humanitaire à proprement parler : Cambodge (1980), Éthiopie (1985), Bosnie (1994), camps de réfugiés rwandais à Goma en RDC (1994), guerre en RDC (1996-1997), Corée du Nord (1999), Darfour (2005), Libye (2012) comptent parmi les principaux moments de cette histoire, pour ne retenir que les situations de conflits, lesquelles n'épuisent pas ce registre puisque MSF travaille dans bien d'autres contextes que les guerres .
Des principes à interprétation variable
Aucune de ces positions n'est indemne de critiques et toutes ont fait l'objet de discussions internes et parfois de controverses publiques. En cause, leur bien-fondé parfois mais surtout la rupture du principe de neutralité. Remarquons en premier lieu pour y répondre que la question du seuil au-delà duquel le compromis, toujours nécessaire à l'action, se fait compromission ne pouvant être tranchée de manière générale, le risque est grand qu'elle demeure à l'état d'invocation rituelle, et force est de constater que « first do no harm » est devenu un mot d'ordre largement repris dans les forums humanitaires. Reste que garder à l'esprit le risque de voir son action retournée contre ceux à qui elle est destinée, c'est se préparer à s'en protéger ; accepter par exemple que, dans des cas extrêmes, l'abstention puisse être préférable à l'action, traduction du principe hippocratique du « primum non nocere », c'est se donner le premier des moyens nécessaires pour négocier avec les forces belligérantes, ou simplement faire pression sur elles, en recourant le cas échéant à une mise en cause publique. Ajoutons en second lieu que, la notion de neutralité étant plus vague et interprétable que le simple refus de prendre part à des controverses politiques, ces positions publiques ne sont pas nécessairement en elles-mêmes une atteinte au principe de neutralité. L'historienne Irène Hermann nous rappelle en effet qu' « en temps de guerre ou de conflictualité, la neutralité peut désigner la garantie de ne pas subir la violence ambiante et s'apparente alors à de l'inviolabilité. De manière moins traumatique, elle prend couramment un deuxième sens dérivé et caractérise alors ceux qui n'appartiennent à aucun camp, comme le fait aussi le mot d'impartialité. Enfin, le concept présente de nombreuses analogies avec la notion d'indépendance et se rapporte ainsi à la possibilité de prendre des décisions sans avoir à en référer à une instance supérieure. » Si toute critique adressée publiquement à un pouvoir politique peut être qualifiée, généralement par celui-ci et ses partisans, de rupture de la neutralité « politique », on peut objecter en toute rigueur que c'est l'assentiment au pouvoir politique qui peut, au contraire, être constitutif de cette rupture.
Ces lignes sont écrites alors que la guerre fait rage en Syrie. Étant parvenu à mettre en place trois unités chirurgicales en zone rebelle, sans obtenir l'autorisation gouvernementale pour y travailler officiellement, MSF poursuit ses tentatives, par une autre de ses sections (sud-africaine) non présente dans les « zones libérées », de s'y implanter légalement. En février 2012, se fondant sur des témoignages recueillis auprès de blessés syriens qu'elle soignait en Jordanie, l'association avait dénoncé l'usage des installations médicales par les autorités officielles pour capturer des opposants présumés . On peut arguer qu'une telle position publique revient à accuser l'un des belligérants et représente donc une atteinte au principe de neutralité - une de plus ! -, comme on peut faire valoir au contraire qu'elle signale une rupture du principe d'inviolabilité des lieux de soins et que rendre publique la rupture d'un principe essentiel ne peut être tenu pour une rupture de ce principe. De son côté, le CICR mène dans ce pays une opération d'assistance de grande ampleur aux côtés du Croissant rouge arabe syrien (CRAS), distribuant notamment des vivres et de l'eau à plus d'un million de personnes. Agir par le truchement d'une société nationale de Croix-Rouge ou Croissant-Rouge peut être source d'une remarquable efficacité, comme ce fut le cas aux plus durs moments de la guerre en Somalie, mais ne va pas sans soulever de questions en d'autres circonstances, telles le conflit armé syrien. S'il ne fait aucun doute que des membres des branches locales Croissant-Rouge arabe syrien s'efforcent d'agir au mieux des intérêts des victimes quelles qu'elles soient, il n'en reste pas moins que cet organisme, comme ses homologues, se définit comme un « auxiliaire des pouvoirs publics » et donc des forces armées. Cela explique pour partie l'hostilité dont il est l'objet de la part de groupes armés syriens (sans justifier, bien entendu, les attaques meurtrières que certains de ceux-ci ont menées contre des employés du CRAS) et amène à s'interroger, comme on peut le faire au sujet de MSF en zone rebelle, sur l'impartialité des opérations de la Croix-Rouge internationale dans ce pays. Les observations concernant les visites aux prisonniers de guerre et internés civils conduites par le CICR étant confidentielles, c'est-à-dire réservées aux autorités, dans ce pays comme ailleurs, nous ne sommes pas en mesure de les intégrer dans notre analyse.
Tout en reconnaissant que les biens distribués sont très utiles, et même indispensables, à ceux qui les reçoivent, on peut s'interroger sur l'adéquation des priorités de distribution au principe d'impartialité, puisque celles-ci, sous de telles contraintes, ne peuvent correspondre à l'échelle des besoins vitaux. Pourtant, là encore, il nous faut d'abord avoir à l'esprit les variations de sens de cette notion apparemment limpide et univoque. Réfléchissant sur les principes d'engagement des organisations humanitaires internationales, la philosophe Jennifer Rubinstein met justement en évidence la tension entre deux objectifs également humanitaires: d'une part la priorité accordée aux besoins les plus urgents, d'autre part la maximisation de la réduction de la souffrance (« prioritizing the worst off and maximizing harm reduction »), deux manières distinctes de répondre aux besoins induits par une crise, deux façons d'opérer qui ne s'excluent pas systématiquement, certes, mais peuvent en certains cas se contredire et se traduisent par des dispositifs opérationnels différents . MSF-Hollande met ainsi clairement en avant sa priorité d'atteindre « en toute situation ceux qui ont subi les plus grands torts ou se trouvent dans le plus grand besoin, plutôt que de rechercher le plus grand impact pour le plus grand nombre ». Autrement dit, lorsque les deux objectifs ne sont pas simultanément possibles, le premier l'emporte sur le second. Un ordre semblable de priorités se retrouve en Irak, MSF se concentrant sur les cas chirurgicaux complexes tandis que l'action du CICR s'étend, au-delà de ses actions conventionnelles (prisonniers, disparus) à la réhabilitation d'infrastructures (eau, électricité) et au renforcement de capacités de production agricole.
Le sens politique de l'action
On retrouve là les choix respectifs de priorités de MSF et du CICR en Syrie, qu'il faut se garder toutefois de généraliser comme représentatifs d'orientations exclusives. Comme leurs homologues, toutes deux configurent leurs divers programmes selon l'une ou l'autre de ces priorités. Il ne s'agit pas ici de les juger moralement mais de souligner que, comme nous l'avons vu sous d'autres aspects pour la neutralité, l'impartialité se prête à des interprétations pratiques très différentes, voire opposées, mais aussi fondées l'une que l'autre au regard des objectifs généraux de l'action humanitaire. Les organisations humanitaires étant conduites, en toutes situations, soit à arbitrer entre ces stratégies opérationnelles, soit à les combiner, elles gagneraient à les rendre explicites, pour elles-mêmes en premier lieu, faute de quoi elles se contentent de mettre en avant des principes abstraits, de vaines normes juridico-morales que leur action peine à illustrer. S'agissant de la Syrie, le choix du CICR de bâtir sa communication publique sur un «dialogue constructif » avec le gouvernement, choix que traduit la satisfaction, certes prudente et conditionnelle, exprimée par son président à l'issue de rencontres avec les plus hautes autorités de Damas, ne peut qu'accentuer le questionnement concernant son impartialité. Il revient certes aux États de respecter l'impartialité du CICR et des acteurs humanitaires mais ce sont in fine ceux-ci qui doivent répondre de leurs décisions. De fait, les contacts avec la rébellion ne furent que fugitivement évoqués dans les communiqués et déclarations de presse suivant la dernière visite du président de l'organisation à Damas en septembre 2012. L'échec, pour raisons de sécurité, de plusieurs tentatives de convois cross-border à destination des populations sous contrôle de la rébellion, ainsi que la difficulté d'identifier des interlocuteurs considérés comme crédibles au sein de celle-ci sont les principales raisons de l'absence du CICR des « zones libérées » syriennes , celui-ci affirmant sa volonté tenace d'atteindre les victimes du conflit dans leur ensemble à partir de Damas .
Les missions illégales (selon le droit du pays concerné et le droit international humanitaire) sont rares à MSF, car d'une part elles sont étroitement tributaires de configurations politiques singulières, d'autre part l'association entend entretenir des relations correctes avec les gouvernements, condition généralement nécessaire pour maximiser les services rendus. Du simple fait, cependant, que diverses organisations d'aide sont parvenues à s'implanter dans des régions syriennes sous l'égide de groupes d'opposants, l'observateur est amené à comprendre que, selon le CICR, de louables efforts humanitaires sont accomplis par Damas, tandis que l'opposition reste, elle, justiciable au contraire d'appels au respect du droit international humanitaire. Mettant cette asymétrie en évidence, ce n'est pas l'action du CICR que nous discutons mais son discours sur celle-ci et donc le sens politique qu'il lui donne. C'est sans doute là, dans le sens politique attribué à l'action, que réside la différence essentielle entre les deux organismes. Pour MSF, dès lors qu'il devenait pensable, car possible, d'installer une mission médicale auprès d'une partie de la rébellion, il fallait le faire, seules des considérations pratiques (accès autorisé par un pays voisin, existence d'une zone libérée, identification de partenaires crédibles) étant prises en compte pour mettre en place, si elle est jugée utile, une mission médicale illégale. Décider au contraire de privilégier le dialogue avec les autorités légales pour agir à partir des zones gouvernementales relève donc, du point de vue de MSF, d'un légitimisme auquel elle se refuse, ou encore d'un choix politique par défaut, et non d'une simple option pragmatique. Les contraintes institutionnelles, comme les problèmes de sécurité et les modalités opérationnelles, sont spécifiques et doivent être présentes à l'esprit pour comprendre cette différence de positionnement mais elles n'en rendent pas entièrement compte. Il faut y ajouter les cultures particulières des deux organisations, autrement dit la manière dont elles (se) représentent leurs histoires respectives et dont elles débattent ou non, en leur sein et en public, de leurs rapports aux pouvoirs et aux forces politiques.
Pendant la guerre de Libye, le CICR s'est installé sans tarder dans les « zones libérées », décision remarquable parce que rare. Bien que ce soit sous l'égide de la Croix-Rouge au Biafra, elle-même s'engageant dans cette voie à la suite des organisations chrétiennes, que s'est instituée cette façon de faire, elle est devenue une marque d'identité pour MSF et une exception pour le CICR. Symboliquement significatif pour MSF, parce qu'en prise directe avec son récit des origines, ce modus operandi exprime la façon dont l'association se pense la plus utile dans certaines situations de guerre, ce qui justifie l'importance des moyens qui lui sont consacrés. Au-delà cependant du contexte syrien, en situation de guerre comme en temps de paix, MSF alloue ses ressources selon des critères sujets à la même interprétation élastique des principes, se prêtant à la même mise en discussion éthique, que le CICR. Affirmer son impartialité, c'est énoncer une intention qui a toute sa valeur, mais n'informe en rien sur le contenu de l'action.
Agir, dénoncer.
La question des dénonciations publiques d'atrocités commises par des belligérants se pose différemment en revanche, comme on l'a vu au sujet de la torture et des attaques contre des lieux de soins. On est loin pourtant d'une opposition franche. Plus encline que le CICR à s'engager dans cette voie pour les raisons exposées au début de cet article et parce qu'elle n'est pas tenue par un devoir de confidentialité, MSF s'y risque moins, en effet, que dans la première période de son existence, notamment en raison du fait que l'activisme antitotalitaire, qui sous-tendait ses dénonciations publiques au cours des années 1970-1980, a perdu de sa pertinence avec la fin de la guerre froide ; mais aussi parce que l'accent a été mis davantage sur l'analyse critique des formes d'instrumentalisation stratégique de l'aide dans le contexte du néo-interventionnisme libéral des années 1990-2000. Dans ces nouvelles situations de conflits, la critique de la rhétorique humanitaire et des secours utilisés à des fins contre-insurrectionnelles l'emportait sur la dénonciation des crimes dont l'existence était dévoilée par la presse et les ONG de droits de l'homme, Human Rights Watch en particulier, infiniment plus actives dans les conflits armés qu'elles ne l'étaient auparavant. Rompant avec son « wilsonisme » des origines, MSF s'est donc peu à peu rapprochée du « dunantisme ». Jusqu'à se confondre avec lui ? C'est ce que l'on peut parfois penser, au regret d'une partie significative des MSF, et qui rend en tout cas impossible toute différenciation tranchée entre les deux organismes sur ce point. Pourtant, s'il est un épisode récent de l'histoire qui donna lieu à critiques au sein de MSF, ce fut le silence du CICR sur les sévices d'Abu Ghraib : nombre de membres de MSF, y compris l'auteur de ces lignes, pensaient que le CICR lui-même était à l'origine de la « fuite » de son rapport sur les prisons irakiennes. La déception fut grande lorsqu'il apparut que l'information provenait d'un employé de l'administration américaine, puisque ce que nous voyions comme la construction d'un rapport de forces politique s'avéra finalement n'être qu'un accident de parcours. «Nous sommes actifs dans plus de 70 pays et visitons plus de 460 000 détenus. C'est notre mission. Si nous commentions publiquement chacune de nos visites, nous n'aurions plus accès aux prisonniers», précisait alors la porte-parole du CICR . Sans aucun doute, mais on peut supposer que la diffusion des photos et la révélation du contenu du rapport, par des voies détournées qu'aurait pu discrètement prendre le CICR, auraient fortement incité les dirigeants américains à prendre des mesures rapides, bénéfice non négligeable pour les victimes. Quant au risque d'entraves ultérieures à l'accès qu'entraîneraient de telles pratiques, il est à mettre en regard du regain de crédit public et donc de force de négociations ultérieures qu'il pourrait susciter. Tel est du moins le calcul de risque politique, défendable dans le contexte évoqué, qui avait notre préférence.
On se gardera là encore de donner à cette critique une portée générale, les marges de manœuvre des opérateurs humanitaires en matière de dénonciations publiques étant, comme on l'a dit, très limitées. En Syrie, toujours, travaillant sous l'égide d'organisations liées à l'opposition, MSF n'est pas significativement plus libre de ses mouvements ni de ses paroles que le CICR ne l'est de son côté. L'une et l'autre peuvent soutenir à bon droit que le travail d'information réalisé par les organisations de défense des droits de l'homme et par la presse lève pour l'essentiel toute hypothèque morale pesant sur leur présence - selon la parabole du CICR à Auschwitz rappelée plus haut -, dans la mesure où ils ne sont pas partie prenante à une entreprise de dissimulation, la réalité des exactions et des massacres étant connue de tous. On voit néanmoins par là que la « stricte indépendance », dont se réclament les « dunantistes » doit être comprise, non comme une illusoire position de souveraineté sur sa propre action mais comme la recherche d'un espace de négociations, la quête de compromis acceptables .
Des principes, et après ?
MSF et le CICR d'aujourd'hui sont proches par leurs origines, leur culture de l'action en situation de conflits armés, leur budget, leur souci affiché de se tenir à distance des visées politiques des différentes forces à l'œuvre sur les terrains où ils opèrent. Asymétriques et ambivalentes au cours des vingt premières années d'existence de MSF, leurs relations se sont renforcées depuis les années 1990, tout particulièrement depuis la guerre de 1994 au Rwanda, lorsque l'une et l'autre, MSF travaillant sous le drapeau et l'autorité du CICR à Kigali, dénoncèrent le génocide en cours. Chacune accorde désormais à l'autre, dans un geste de valorisation mutuelle, le statut de mètre-étalon à l'aune duquel sont mesurées d'autres actions humanitaires. Si certaines de leurs activités démentent ce statut, il n'en reste pas moins que leurs efforts soutenus d'amélioration de la qualité et de l'efficacité de leurs opérations leur confèrent des titres bien réels à revendiquer une telle position de leaders. Cela, ajouterons-nous, au risque d'un aveuglement technocratique à leurs erreurs ou aux effets pervers de leur action.
Partant d'une démarche fondée sur des principes juridico-éthiques communs, la neutralité, l'impartialité et l'indépendance, les deux organisations déploient leur action selon des modalités tantôt voisines, tantôt éloignées, montrant dans ces variations l'étendue des possibles que recèle leur « morale minimum », selon l'expression du philosophe Michael Walzer . La mission de comparaison qui nous a été confiée n'est pas accomplie, celle-ci requérant à notre sens un examen détaillé de programmes comparables mis en œuvre dans un même contexte, laquelle réduirait la portée de l'analyse à une évaluation opérationnelle singulière. Si intéressant qu'il puisse être, cet exercice a été laissé de côté au profit d'une réflexion sur les principes communs destinée à mieux mettre en lumière des choix de positionnement différents bien que découlant d'une référence identique. La « justice distributive du temps de guerre », raison d'être et fondement de légitimité des deux organisations ne leur fournit que l'illusion d'un idiome commun, celui des principes partagés qu'elles se plaisent inlassablement à mettre en avant. Loin de prôner l'abandon pur et simple de ceux-ci, leur fonction de boussole étant précieuse, nous soutenons que bien d'autres considérations, relevant de cultures politiques et opérationnelles différentes, interviennent dans les processus de décisions. La boussole n'indiquant pas le relief, elle ne saurait tracer un quelconque et improbable « bon chemin humanitaire ». Ni l'action ni l'image de MSF et du CICR ne gagneraient à se confondre l'une avec l'autre, qu'il s'agisse des modalités de leurs prises de parole publiques ou de leurs positionnements de terrain. Loin de chercher à se rapprocher dans la quête d'une image de l'autre en miroir, c'est à une exigence de cohérence interne et d'utilité pratique que l'une et l'autre, comme leurs homologues, doivent travailler. Enfin, si la valorisation de la réflexion critique et du débat interne est une particularité de MSF, présente dans ses différentes sections, elle n'est guère audible du côté du CICR. C'est un contraste marqué entre les deux organisations.
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Rony Brauman, « MSF et le CICR : questions de principes », 1 mai 2013, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/msf-et-le-cicr-questions-de-principes
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