Portrait d'un père et son enfant, tous les deux atteints de tuberculose
Point de vue

Les mythes humanitaires

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Propos recueillis par Sandrine Hubaut

L’humanitaire épouse l’air du temps. Plus qu’une mode, il est devenu un mode d’accès au monde. A travers sa mise en scène médiatique, il réverbère les attentes, les espoirs, les préoccupations souterraines d’une société en quête d’image et d’engagement éthiques. Avec la rhétorique des droits de l’homme qui est la marque du désenchantement politique, un messianisme light s’est emparé des esprits, qui entend s’opposer à la résurgence du mal et faire advenir un monde meilleur, avec pour maximes : « plus jamais ça », « non à l’indifférence ».

Si la fonction du mythe consiste à interpréter le réel, à le conformer à un ordre plus grand que lui, alors nous (les humanitaires) sommes des condensateurs de significations. Les deux grands événements fondateurs de l’humanitaire contemporain – le génocide au Biafra (1967-70) et la famine au Cambodge (1979-80) – permettent de prendre conscience de l’écart entre nos représentations et la réalité. En effet, il n’y avait pas de génocide au Biafra et pas de famine au Cambodge ; on imposa à la complexité du réel une grille de lecture simple, fabriquée par une vision victimaire exclusive, dévorante, du monde. Quelque chose n’allait pas dans l’ordre de la perception, et nul ne s’en aperçut sur le terrain ! « J’y étais, donc je sais » : l’illusion de l’accès à la vérité par la proximité faussait radicalement le témoignage. S’imaginant croire (et dire) ce qu’ils voyaient, ils voyaient (et disaient) ce qu’ils croyaient. Loin d’être une restitution du réel, l’imagerie humanitaire est en fait tributaire de schémas mentaux structurés autour de grandes oppositions simplificatrices, telles humanité/barbarie, progrès/archaïsme, victimes/bourreaux. « L’ogre philanthropique » - expression que j’emprunte à Octavio Paz – a besoin de faire le Bien, il lui faut son contingent de victimes à sauver…J’ai pour ma part appris qu’il n’y avait pas eu de famine au Cambodge cinq ans après avoir quitté les lieux, en lisant « Le poids de la pitié » de William Shawcross. Le mythe comme mode de signification, comme pure forme qui absorbe la réalité pour en faire un objet idéologique avait joué à plein.

Bien entendu, comme on le constate tous les jours, les populations en détresse ne sont pas toutes logées à la même enseigne sur l’échelle victimaire. C’est que les victimes sont aussi un marché, avec ses règles, ses entrepreneurs, ses préférences. Que les ONG rejettent de toutes leurs forces ces hiérarchies du malheur n’empêche pas nombre d’entre elles de (re)produire une vision manichéenne du Bien et du Mal. Lecture certes commode mais qui porte en germe une violence symbolique, celle de la guerre des valeurs, qui transforme vite la bonne conscience en croisade humanitaire. C’est l’hubris grecque, la démesure du Bien. De la Somalie à l’Irak, en passant par la guerre du Kosovo, l’ère des guerres humanitaires est ouverte depuis le chute du Mur de Berlin. Face aux tumultes de sociétés en proie à la violence, le spectacle du tandem victime-secouriste fournit, comme dirait Roland Barthes, des « significations pures, pleines et rondes, à la façon d’une nature ». C’est sans doute la raison pour laquelle il s’est imposé avec une telle force dans l’espace public au moment ou la télévision devenait le média hégémonique.

Mais la rhétorique n’est pas tout. Si l’ambition de soulager des souffrances humaines est le fondement irrécusable de l’action humanitaire, celle-ci passe nécessairement par la mise en place d’un dispositif à la fois matériel et symbolique qui est celui d’un biopouvoir. Ce « gouvernement de la vie » se laisse particulièrement bien voir dans les camp de réfugiés, là où des populations sont placées de fait sous l’autorité d’institutions internationales qui structurent la vie sociale en fonction de leurs impératifs organisationnels. Elles y reconstituent à leur insu une forme de collectivisme obligatoire sous couvert de rationalité technique. La santé publique, dans sa version hygiéniste dominante, joue un rôle de choix dans cette situation. Le crédo normalisateur de l’hygiénisme contemporain fait disparaître les personnes singulières dans une construction abstraite, « la maladie », elle-même reliée à une autre entité abstraite, « le groupe à risques ». L’action technique planifiée supplante alors la relation soignante médecin-patient, le premier devant se faire gestionnaire d’une procédure et le second étant réduit à une physiologie défaillante. C’est bien de cette utopie technocratique que la médecine humanitaire tend à faire son programme dans ces espaces de quarantaine que sont les camps de réfugiés et personnes déplacées..

Il va de soi que cette ambition ne se borne pas au soin médical, dont elle n’est que l’un des points d’application. Organisation de l’habitat, gestion des déchets, surveillance nutritionnelle, approvisionnement, dépistage des épidémies, tout est pensé du point de vue des pourvoyeurs ; les victimes ne sont plus que des « bénéficiaires » et les secouristes y deviennent gestionnaires d’un programme d’assistance. En ce sens, l’humanitaire met en œuvre, de façon certes fragmentaire, le mythe positiviste hérité du XIXe siècle qui voyait dans la création d’une « physique sociale » la condition de l’accès des hommes au bonheur. L’astronome français Pierre Simon Laplace appelait ainsi la médecine à venir se ranger parmi les sciences conjecturales peu de temps avant que l’hygiène publique ne fasse son apparition avec Pasteur : la vie humaine devenait une instance calculable et c’est cette mathématique appliquée à la gestion des flux de populations que l’on voit à l’œuvre dans les grandes opérations de secours.

Il serait pourtant trompeur d’opposer l’idéal philanthropique à l’esprit de l’ingénieur. L’un et l’autre se mêlent inextricablement dans le processus d’expansion et de professionnalisation de l’aide en cours depuis 25 ans. Face à la sollicitation incessante, infinie, de la douleur du monde, l’humanitaire est tenté de répondre par un activisme tous azimuts, qui à son tour amplifie cette taylorisation de l’aide. Le mythe de l’efficience industrielle irrigue ses modes d’action Relevons à ce stade que l’obsession de la performance et de l’évaluation techniques a une fonction très utile, celle de protéger contre la difficulté d’affronter la complexité du réel et la souffrance des hommes. Les pratiques humanitaires nous renvoient donc à notre propre culture du corps et de la maladie, tout autant qu’à la manière dont nous l’exportons chez les autres.

Reste que la spécialisation des tâches, les contraintes de gestion, la standardisation des pratiques visent à l’optimisation des secours. Du bricolage improvisé des commencements aux savoir-faire techniques d’aujourd’hui, c’est au bénéfice des destinataires de l’aide que s’est faite l’évolution des organismes spécialisés, ce qui n’est pas un détail de l’histoire. Si fragmentaires qu’ils soient, les résultats sont là pour en témoigner. Prenons garde, en effet, à ne pas opposer un mythe à un autre, celui du pionnier brouillon et généreux à celui de l’expert méthodique et froid, la sincérité de l’engagement d’hier à l’opportunisme désenchanté qui lui aurait succédé, l’authenticité d’avant aux artifices du moment, bref, l’âge d’or de l’aventure morale à la décadence du charity business. Hier comme aujourd’hui, que l’on avance sac au dos ou en 4X4, les risques sont les mêmes : ceux de prendre ses intentions pour les résultats, de se draper dans une fausse conscience satisfaite, de sermonner la planète, bref de se laisser prendre à son propre jeu de miroirs.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Les mythes humanitaires », 1 mars 2007, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/les-mythes-humanitaires

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