Devoir humanitaire, devoir d’humanité
Rony Brauman
Devoir humanitaire, devoir d’humanité, voilà des mots qui se ressemblent, des formules vagues, usées comme des clichés. Alors, pour éviter de démarrer cette journée de réflexion par des slogans et des phrases creuses, je voudrais commencer par préciser ce dont je vais parler, définir brièvement ce sujet.
L’humanité, d’abord. C’est avant tout la pluralité des êtres, l’irréductible différence qui constitue physiquement chacun en une personne unique, une diversité qui ne doit donc pas être confondue avec la diversité culturelle. “ L’unité de l’humanité et sa solidarité […résident] dans la conviction que le multiple fait signe vers une unité que la diversité cache et révèle en même temps ”, dit Hannah Arendt, qui nous indique au passage pourquoi la question du clonage soulève de telles angoisses. C’est que chacun pressent, dans cette possibilité de multiplier indéfiniment le “ même ”, la négation de cette diversité et une atteinte irrémédiable à ce qui constitue l’essence même de l’humanité. Dans ces conditions, le devoir d’humanité se ramène au respect de cette pluralité pour laquelle doit être construit un monde commun, pour continuer dans la voie d’Hannah Arendt. Et c’est là que commence le politique. Pluralité, construction d’un espace public où peut prendre sens un monde commun, voilà dans quelles perspectives se situent, selon moi l’humanité et le devoir d’humanité, tels que je les aborde ici.
L’humanitaire maintenant. C’est autre chose, et même si ce n’est pas contradictoire, c’est tout à fait distinct. L’humanitaire part du souci de réduire la souffrance, la souffrance en général, la souffrance d’autres êtres de qui nous nous rapprochons par un processus d’identification. Le sentiment humanitaire exprime donc l’idée que l’humanité est un tout homogène et qu’en dépit de cette diversité, elle contient une unité fondamentale. Concrètement, ce souci de réduire la souffrance qui est à la base de l’action humanitaire, se traduit par des entreprises visant à restaurer des hommes dans leurs capacités de choix. Des capacités qui ont été affaiblies, voire détruites, par un bouleversement de leur environnement, une situation de crise telle qu’une catastrophe naturelle, ou plus fréquemment des violences de toutes sortes, bref ces événements qui font les titres de nos journaux.
Aider des hommes à retrouver leurs capacités de choix, cela signifie d’emblée que leur destin leur appartient. Cela veut dire que l’on ne cherche pas à leur suggérer ou leur imposer un modèle d’organisation sociale supposé préférable au leur. Il s’agit seulement de les aider à se redresser après un passage difficile, douloureux, qui est précisément celui que j’appelle la crise.
On voit qu’il n’y a pas opposition, et pour cause, entre devoir d’humanité et devoir humanitaire. Il n’y a pas contradiction dans les termes. Et pourtant ! Pourtant on va voir que rien de tout cela ne va de soi et qu’il n’y a pas d’identité, ni même de convergence automatique entre ces deux notions. On verra plus loin que l’humanitaire peut même tendre, quand il ne sait plus résister aux sollicitations globalisantes, vers l’inhumanité. La raison en est que l’humanitaire est tiraillé pars des dynamiques opposées, travaillé par des forces centrifuges qui l’exposent en permanence au risque de décomposition de ses principes.
Constatons tout d’abord que l’action humanitaire est portée par des institutions. Des institutions qui tendent à se développer et à durer, tandis que l’ humanitaire est appelé, par sa nature même, à s’effacer en toutes situations et disparaître. On voit apparaître une première tension, qui n’est pas essentielle, entre la tendance de toute institution à perdurer, et la nécessité pour toute action humanitaire de s’arrêter.
Le deuxième problème que j’aborderai n’est pas d’ordre matériel, mais renvoie aux représentations. L’homme à qui s’adresse l’action humanitaire, n’est pas défini par ses capacités et ses potentialités, mais par ses carences et ses impuissances. C’est sa vulnérabilité fondamentale, sa dépendance, et non sa capacité d’agir et de sortir de lui-même qui sont mises en avant par l’humanitaire. C’est ce que résume la formule de Pasteur, dont on se gargarise volontiers lorsqu’on “ parle humanitaire ” : “ Ne me dis pas qui tu es, ni quelle est ton histoire. Dis- moi seulement quelle est ta souffrance. ” Superbe formule pour le thérapeute, mais aussi programme effrayant dès qu’on le prend à la lettre, en ce qu’il nie toute identité spécifique aux individus et les réduit à leur douleur, à un pur corps souffrant, à une physiologie détériorée. Dans le même esprit, j’attire au passage votre attention sur un fait quelque peu troublant, à savoir la propension partagée des humanitaires et des dictateurs à s’afficher publiquement avec des enfants sous leur protection. L’enfant, effigie de l’innocence primordiale - celle qui précède la corruption par la société - appelle à être protégé. Symbole de la pureté, l’enfant incarne non pas l’être humain, mais plutôt le corps social idéal parce que fusionnel, celui dont rêvent les tyrans et qu’affectionnent les humanitaires. Cette attitude commune indique un problème dont j’essaierai de tracer les contours dans la suite de cet exposé.
En fait, la définition que l’humanitaire donne de l’homme est négative : “ L’homme n’est pas fait pour souffrir ”, dit en substance la philosophie humanitaire. Toute souffrance est un scandale et toute entreprise de réduction de ce scandale appartient peu ou prou au registre de l’humanitaire. Je n’entend pas réfuter cette idée dans laquelle je me retrouve également, mais simplement en limiter la portée.
Je voudrais maintenant en venir à des exemples concrets.
Pour moi, la découverte du fait que l’humanitaire pouvait être une question et pas seulement une réponse, date de la famine meurtrière d’Éthiopie de 1984-85. Cette famine a donné lieu à un élan de solidarité inédit dans l’histoire, tant par son ampleur que par sa durée, et qui a permis au gouvernement éthiopien de procéder à des transferts massifs de population. La junte militaire ( communiste ) qui gouvernait l’Éthiopie à cette époque a en effet utilisé les moyens fournis par la solidarité mondiale pour entreprendre une véritable chirurgie sociale sans anesthésie : il s’agissait de réinstaller de force la majorité de la population rurale du pays dans des villages nouveaux placés sous la bienveillante sollicitude du Parti et pourvus des attributs de la modernité - puits, coopérative agricole, école, dispensaire etc. La raison principale invoquée par le pouvoir était le déséquilibre démographique : les terres du nord, présentées comme surpeuplées, lessivées par les pluies ou craquelées par le soleil, devaient être soulagées du poids d’une population en excès, laquelle devait être envoyée vers les vastes étendues fertiles du sud du pays, laissées en friche pour des raisons qui n’étaient pas expliquées. Signalons d’emblée que ce thème du “ rééquilibrage démographique ” n’était utilisé que pour l’extérieur, c’est-à-dire la presse et les organisations internationales. À l’intérieur du Parti, c’est de la construction de l’” Homme nouveau ” qu’il s’agissait, de l’édification de la première société africaine authentiquement communiste, comme le montrent clairement les discours du chef de l’État, le colonel Menguistu.
Il y a des précédents à cette politique. Le modèle était connu, c’est celui de la “ Politique des nationalités ” engagée par Staline dans les années 30. Le mélange de mépris et de méfiance vis- à-vis d’une paysannerie considérée comme arriérée et hostile, la volonté de contrôle total de la population, le thème de la marche forcée vers la modernité se retrouvent presque à l’identique dans les deux cas. Mais ce qui faisait la singularité de cette situation, c’est que les humanitaires étaient mobilisée pour soutenir, volens nolens, cette politique. Et les humanitaires ont suivi le mouvement. Ils sont entrés dans le jeu du gouvernement en acceptant de se taire sur les exactions dont ils étaient les témoins, en se laissant mettre à l’écart durant le temps où se déroulaient les rafles du petit matin, en n’émettant que de timides et formelles protestations lorsque leurs camions étaient détournés de leur usage pour transporter des gens dans des conditions inhumaines. Et cela alors que la présence de ces militants des droits de l'homme dans les camps de secours inspirait confiance à la population qui se sentait protégée par la présence de ressortissants étrangers à leurs côtés. Cette confiance, on le voit, était fort mal placée et le pouvoir avait vu juste en pariant sur le mélange de lâcheté, d’opportunisme et d’aveuglement qui a effectivement caractérisé le comportement des ONG à ce moment.
Deux types de réactions se sont manifestées devant ces déportations. La première et la plus répandue était la réaction que j’appellerai neutraliste. Même si, en leur for intérieur, ils désapprouvaient cette politique, les tenants de cette position refusaient de la critiquer, estimant que leur devoir était de se tenir auprès des victimes pour leur tendre une main compatissante, installer les perfusions, distribuer des couvertures, organiser des centres de nutrition. Si les victimes disparaissaient, elles étaient remplacées par d’autres, qui avaient tant besoin d’être aidées. Le second type de réaction pourrait être qualifié de technocratique : pour ses avocats, les transferts de populations répondaient effectivement à une nécessité, à laquelle le gouvernement éthiopien sacrifiait courageusement.
Dans les deux cas, ressortait une rationalité humanitaire intéressante. Les neutralistes, qui veulent croire que toute poignée de riz tendue à un affamé est un défi à l’arbitraire, voient dans ce geste indéfiniment répété une justification à leur présence, l’ultima ratio de leur engagement. Quant aux technocrates, qui croient à l’existence de techniques rationnelles du collectif, ils étaient prêts à adhérer à cette entreprise d’ingénierie sociale menée au nom du bien général, pourvu qu’elle soit menée sans excès de violences. Entre ces deux positions, il existait des formes de transition dont je peux témoigner d’autant plus facilement que je les ai partagées pendant de longs mois. Il aura fallu que paraissent deux rapports très informés sur les conséquences effroyables de cette politique pour que je prenne conscience que c’étaient les violences que nous constations, et non les considérations générales, qui nous concernaient. Elles nous concernaient d’autant plus que nous en étions les complices, involontaires, certes, mais embarqués dans ce programme du simple fait de notre présence. S’il fallait mobiliser des milices, organiser des rafles surprises, c’est que les gens refusaient le paradis qu’on leur offrait à la pointe de la mitraillette. C’était le premier de leurs droits, et le dernier que nous apercevions. S’ils préféraient mourir dans leurs villages plutôt que vivre dans un camp de travail, s’ils préféraient demeurer sur leurs terres plutôt qu’en coloniser d’autres, ils s’assumaient en tant qu’être libres et c’est ce qui nous échappait totalement. Pourquoi cela nous échappait-il ? Parce que, dans ces personnes que nous avions devant nous, nous ne voyions que des victimes, des corps meurtris, semblables et interchangeables, un bloc de souffrance. C’est dans cette entreprise de “ massification ” que commence la compagnonnage avec la vision totalitaire, ce que Hannah Arendt appelait la politique de la pitié et où elle avait vu l’origine de la terreur en politique. Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que les transferts de populations de 1985 ont coûté autant de vies humaines - deux cent mille - que la famine de 1974, dont l’ampleur était due aux négligences criminelles de l’empereur Haïlé Sélassié et qui lui avait coûté son trône.
C’est dans cette vision massificatrice, victimaire, que réside la grande imposture de l’Éthiopie, ce moralisme de plateau télévisé qui s’accommode avec tant de facilité de deux cent mille morts et célèbre à grands renforts de concerts en mondovision une “success story”. Lorsque MSF a enfin pris conscience du rôle assigné aux ONG - celui d’appâts dans un piège à populations - et décidé de parler, nous nous sommes retrouvés seuls et avons été expulsés quelques semaines plus tard. Pour moi, cette année 1985 a vu se casser le lien entre sentiment humanitaire et sentiment d’humanité, la relation d’équivalence entre action humanitaire et bienfait pour l’humanité.
Avant d’en arriver au Rwanda, il me semble important d’aborder un autre chapitre très éclairant pour notre sujet, celui de l’intervention en Somalie.
Quelques repères chronologiques d’abord : la guerre qui éclate dans ce pays en pleine crise du Golfe, se trouve éclipsée par cet événement majeur, et entraîne au bout d’un an une terrible pénurie alimentaire. La famine frappe majoritairement les personnes déplacées, fuyant les zones de combats, et atteint son paroxysme à l’été 1992. Face aux détournements, au lieu de saturer les zones de famine avec l’aide alimentaire et lui faire perdre ainsi sa valeur marchande, l’Onu se lance dans une intervention militaire à grand spectacle, sous bannière américaine, en décembre 1992.
Il s’est écoulé peu de temps avant que ne s’accomplisse la logique folle qu’annonçait la mise en scène du débarquement des troupes américaines. Avançant à l’ombre des blindés et des hélicoptères d’attaque, l’humanitaire a tué. Après tout, quand on se promène avec un fusil, ce n’est pas pour aller biner son jardin. Il n’y a donc pas de quoi s’étonner sur le fond, mais il n’est pas interdit d’en être choqué, ou plutôt révolté. Surtout lorsqu’on compare les cibles prises par les troupes américano-onusiennes en Somalie - à savoir les civils somaliens - et la passivité avec laquelle les Casques bleus ont laissé perpétrer sous leurs yeux le massacre de Srebrenica. Il y a de bonnes raisons de penser que des centaines de personnes ont perdu la vie dans ces assauts menés sous la bannière de l’humanitaire, lequel, faut-il le rappeler, est censé protéger la vie, et non la détruire. Après avoir été le complice de la violence politique en Éthiopie, c’est finalement l’humanitaire lui-même - plutôt une certaine caricature de l’humanitaire - qui devenait violent.
J’en viens maintenant au Rwanda, où quelque chose de nouveau et d’intéressant s’est produit. Ce n’est pas du génocide lui-même que je veux parler en l’occurrence. C’est le troisième du siècle, de ce siècle qui s’est ouvert sur un génocide, celui des Arméniens, s’est poursuivi avec celui des Juifs et des Tziganes pour se refermer sur celui des Tutsis. Dans les trois cas, le monde a laissé faire, il n’y a rien à signaler de ce côté-là. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la forme prise par un certain négationnisme. On sait que les Turcs ne reconnaissent pas le génocide des Arméniens, et qu’un certain nombre de paranoïaques nient le génocide commis par les nazis.
Dans le cas du Rwanda où, notons-le, le programme d’extermination n’était pas caché mais au contraire revendiqué, le génocide a été masqué de l’extérieur, à l’aide d’une formule qui doit nous interroger. Cette formule était “ la crise humanitaire ”. Avec cette nouvelle notion, on a inventé le crime parfait, celui où il n’y a que des victimes et pas de coupables : un cataclysme s’est abattu sur cette partie du monde, une sorte de malheur métaphysique qui sème la panique et répand la maladie. Aux hommes ne revenait que la tâche d’organiser les secours. Et le travail de reconnaissance, la prise en compte des souffrances, bref la qualification du crime, ont été escamotés derrière la scène sur laquelle on a joué la grande valse de la générosité et de la solidarité, pendant que le rideau de la logistique humanitaire tombait sur les charniers.
Il me semble qu’avec cette nouvelle formule, qui n’est pas apparue au Rwanda mais a été utilisée pour désigner un génocide, on a franchi un cap dans cette course éperdue vers l’insignifiance où s’est lancé le mouvement humanitaire. En reprenant ces mots à leur compte, les humanitaires se situent au centre de l’événement qu’ils vident de toute signification en le ramenant à une pure question de secourisme, lequel devient finalement un mode privilégié d’accès au monde. Et c’est bien le problème de ce retranchement de la réalité que je voulais soulever.
Pour ma part, je vois dans ce retranchement la conséquence de cette politique de la pitié dont je parlais au début de l’exposé, à quoi il faut rajouter les effets de la logique institutionnelle dans laquelle se trouvent prises les ONG. Par logique institutionnelle je veux désigner le processus par lequel une organisation, quelle qu’elle soit, en vient à confondre les buts qu’elle poursuit avec le développement de son propre appareil. Autrement dit le mécanisme par lequel les moyens se substituent à la fin : on se satisfait d’arriver rapidement, de planter son drapeau, de se déployer sur le terrain avec toute la signalétique requise pour être vu, et l’on a accompli l’essentiel de sa mission. Et cela d’autant plus que l’humanitaire est aussi un marché où sont brassées de grandes quantités d’argent. L’éthique de l’action est alors insidieusement remplacée par une esthétique de la performance, tandis que l’institution devient une valeur en soi.
Dès lors, les questions de principes et de responsabilité sur les enjeux de l’action, qui devraient être présentes de façon obsédante dans l’esprit des responsables d’ONG, sont évacuées au profit de considérations sur les techniques opérationnelles les plus adéquates.
Avant de terminer, je voudrais souligner une caractéristique fondamentale des organisations humanitaires, qui les singularise par rapport d’autres formes d’organisations : il s’agit du fait que leurs intérêts d’organisation peuvent entrer en conflit avec leurs objectifs humanitaires. On n’a jamais vu un journal entrer en contradiction avec les intérêts de l’information, ni une entreprise entrer en contradiction avec les intérêts du marché. Mais le fait qu’au nom d’une certaine morale collective, l’humanitaire s’adresse à des êtres humains happés dans des tourmentes politiques complexes, a pour conséquence singulière qu’il peut y avoir divorce entre les intérêts de Médecins Sans Frontières, par exemple, et ceux des réfugiés auprès de qui l’on travaille dans tel endroit. Si cette contradiction se révèle insurmontable, il faut savoir interrompre l’action, ou renoncer à la lancer, ce qui peut être “ coûteux ” pour l’organisation concernée, tant du point de vue symbolique que du point de vue financier. Bien rares sont les cas où des organisations humanitaires ont tenu compte de ce paramètre de décision.
Le tableau que j’ai dressé est assez sombre, mais je crois que c’est la situation qu’il veut décrire qui est elle-même sombre. Elle n’est pas désespérée pour autant, car il y a dans l’action humanitaire quelque chose qui résiste : le souci que traduit cette action reste en effet porteur d’un universalisme éthique que nombre d’entre nous, je le crois, veulent ici défendre. Alors si cette petite flamme vacille sous les bourrasques, elle continue de briller et nous ferons tout pour parvenir à l’entretenir. Merci.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Devoir humanitaire, devoir d’humanité », 1 février 1998, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/devoir-humanitaire-devoir-dhumanite
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