
Comment ne pas se tromper d’ennemi ? Deux critiques de l’action humanitaire
Joël Glasman
Alors que depuis le 20 janvier 2025 l’administration Trump s'attaque à l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), c’est l’idéologie anti-humanitaire d’extrême-droite qui se dévoile : l’assistance comme trahison des intérêts et des valeurs nationales. Dans cet article Joël Glasman met en lumière deux types de critique historique de l'humanitaire : une critique réactionnaire ou nationaliste d’extrême-droite et une critique progressiste partagée par plusieurs traditions (marxistes, socialistes, féministes, panafricanistes, anticolonialistes). Malgré une certaine confusion politico-médiatique actuelle (voulue par les partisans de la critique réactionnaire), l’auteur souligne l’importance de distinguer clairement ces deux types de critiques, et montre qu’elles sont opposées quant à la dignité humaine et l’égalité qu’elles impliquent.
Le jour même de sa prise de fonction, le 20 janvier 2025, Donald Trump a ordonné la suspension immédiate de toutes les dépenses humanitaires américainesLe décret indique une suspension pour 90 jours. Dans les jours qui ont suivi, le Ministre des Affaires étrangères Marco Rubio a expliqué qu’il entendait maintenir les dépenses « de survie » (livesaving programmes), sans toutefois définir cette notion. Executive Order, Reevaluating and Realigning United States Foreign Aid, 20.01.2025. Reevaluating And Realigning United States Foreign Aid – The White House. L’assaut a pris de court les fonctionnaires de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui se sont vu refuser l’accès à leurs bureaux, tandis que le site internet de l’organisation était mis hors ligne, que le licenciement de presque toute la quasi-totalité des dix mille employés de l’agence était enclenché et que la fermeture de milliers de projets humanitaires était programméeDemirjian, Karoun, Kavi, Aishvarya, Trump Administration to Lay Off Nearly All of U.S. Aid Agency’s Staff, The New York Times, 6.02.2025. https://www.nytimes.com/2025/02/06/us/politics/usaid-job-cuts.html?smid=url-share. Il faudra attendre la conclusion du long combat juridique qui s’annonce avant de connaître l’étendue exacte des dégâts causés par ce décret. Mais l’événement a brutalement mis en lumière l’idéologie anti-humanitaire de l’extrême-droite qui, jusqu’alors, passait souvent inaperçue. Le décret présidentiel s’inscrit dans la continuité d’une critique réactionnaire de l’aide humanitaire qui considère la politique de l’assistance comme une trahison des intérêts et des valeurs nationales : « foreign aid industry and bureaucracy are not aligned with American interests and in many cases antithetical to American values », annonce-t-ilExecutive Order, Reevaluating and Realigning United States Foreign Aid, 20.01.2025. https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/01/reevaluating-and-realigning-united-states-foreign-aid/. Les organisations humanitaires n’ont sans doute pas accordé assez d’attention à l’attaque qui se préparait. Alors que beaucoup d’encre a coulé pour défendre le travail humanitaire contre les critiques décoloniales ou postcoloniales, la critique nationaliste et réactionnaire en revanche, a fait l’objet de peu d’attention. En donnant une expression politique à une idéologie, le décret Trump permet de voir plus clairement le contraste entre les critiques auxquelles les organisations humanitaires sont confrontées.
Il faut distinguer deux critiques de l’humanitaire contemporain : une critique « progressiste » (de gauche) et une critique « réactionnaire » (de droite extrême). Cette opposition est schématique, mais elle est utile. Elle permet de comprendre que ces deux critiques de l’humanitaires ont des racines idéologiques anciennes et distinctes, que l’on peut faire remonter au combat entre Révolution et Contre-Révolution il y a plus de deux cents ans. Une mise en ordre des critiques de l’humanitaire est aujourd’hui nécessaire. Elle part de l’action humanitaire telle qu’elle est défendue aujourd’hui ; en particulier le principe d’« humanité » en constitue la clé de voute contemporainePar exemple au sein des grands textes normatifs type « Code de Conduite », « Charte humanitaire », etc. Cf. Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les Organisations non-gouvernementales (ONG) lors des opérations de secours en cas de catastrophe, 1994. Médecins Sans Frontières, La charte de Médecins sans frontières (1971/2000), Sphere Project, Humanitarian Charter and Minimum Standards in Humantiarian Response (1998/2018), Union Européenne, Consensus européen sur l’aide humanitaire, 2017 ; United Nations General Assembly resolution 46/182 (1991).. Un tel schématisme ne ferai pas justice à l’histoire complexe des principes humanitaires eux-mêmes (ici volontairement ignorée)Sur l’histoire des principes humanitaires : Palmieri, Daniel, « Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge : une histoire politique », CICR, 2015. Disponible sur : https://www.icrc.org/fr/document/les-principes-fondamentaux-de-la-croix-rouge-une-histoire-politique ; Weissman, Fabrice, « Responsabilité de protéger. Le retour à la tradition impériale de l’humanitaire », blog du Crash, 2010. Disponible sur : https://msf-crash.org/fr/publications/guerre-et-humanitaire/responsabilite-de-proteger-le-retour-la-tradition-imperiale-de ; Glasman, Joël, L’invention de l’impartialité : histoire d’un principe humanitaire, entre raisons juridique, stratégique et algorithmique, blog du CRASH, 18.11.2020. https://msf-crash.org/fr/linvention-de-limpartialite-histoire-dun-principe-humanitaire-entre-raisons-juridique-strategique, ni même aux pratiques réelles des acteurs (bien sûr plus complexes que de simples affrontements d’idées)Pour cela, il faudra s’en remettre à la sociologie de la critique, qui montre très bien comment les organisations humanitaires intègrent des dispositifs critiques et autocritiques. La sociologie pragmatique de la critique n’a en revanche pas grand-chose à dire sur la tradition critique réactionnaire, presque totalement invisible dans ces travaux. Cf. Rambaud, Elsa. Médecins sans frontières. Sociologie d’une institution critique, Dalloz, 2015. Boltanski, Luc, La souffrance à distance, Paris, Éditions Métaillié, 1993.. L’action humanitaire contemporaine se définit comme une assistance à des personnes dans le besoin, pour la simple raison qu'elles appartiennent à l’humanité. Elle peut être de droite ou de gauche, comme elle peut être religieuse ou séculière, dunantiste ou wilsonienne, progressiste ou conservatrice. Elle n’est pas nécessairement égalitariste. L’action humanitaire s’accommode très bien des inégalités politiques, économiques et sociales. En revanche, elle ne peut se passer du principe d’humanité, c’est-à-dire de la dignité inhérente à tous les individus. Elle fait face aujourd’hui à deux grands types de critique : La critique « progressiste » partage avec l’idéal humanitaire le postulat de l’égale dignité humaine. Pour elle, tous les êtres humains sont égaux. En revanche, la critique progressiste reproche à l’action humanitaire de contredire ses propres objectifs, ou bien de ne pas aller assez loin dans le combat pour l’égalité sociale, économique ou politique, ou encore de faire, sous couvert de bonnes intentions, le jeu de ses ennemis. La critique « réactionnaire » part du postulat d’une inégalité fondamentale entre les êtres humains. Selon cette tradition, puisque les êtres humains sont inégaux et qu’ils sont engagés dans des rapports de force, toute aide apportée aux plus faibles est inutile, voire dommageable. Cette critique s’attaque aux normes universelles telles que les droits de l’homme ou le droit international humanitaire.
Les deux types de critique sont fondamentalement opposés. Ils trouvent leurs racines idéologiques respectives dans des traditions intellectuelles qui se sont affrontées. Pourtant, cette opposition franche a été volontairement oblitérée par les intellectuels de la « Nouvelle Droite », qui se sont emparés des mots de la tradition progressiste pour la faire passer pour réactionnaire, et ont euphémisé la critique réactionnaire pour la faire passer pour progressiste. Ils ont nommé cette stratégie de la confusion « métapolitique ». Ce grand tour de bonneteau idéologique a eu un grand succès, grâce au renfort de médias d’extrême-droite et de certains réseaux sociaux. Aujourd’hui, il devient parfois difficile de savoir si les mots qu’on utilise sont progressistes ou réactionnaires.
La critique progressiste
La pensée égalitaire occidentale remonte à la Révolution française. L’égalité est une idée bien plus récente que celle de « liberté » (qui vient de l’Antiquité), ou que la « fraternité », la « pitié » ou la « charité » qui animent la pensée chrétienne dès le Moyen-Âge. La norme de l’égalité entre tous les êtres humains, la revendication de l’égalité des droits civiques au regard de la loi, l’exigence de l’égalité politique, puis la revendication d'une plus grande égalité sociale et économique émergent à la fin du 18ème siècle, sous la pression des mouvements révolutionnaires (sans-culottes, communistes, féministes, anti-esclavagistes). Ces idées trouvent leur expression intellectuelle chez des auteur.es comme Jean-Jacques Rousseau, l’abbé Sieyès, François-Noël Babeuf, Olympe de Gouges, David Walker et bien d’autresUn résumé efficace dans : Sand, Shlomo, Une brève histoire mondiale de la gauche, La Découverte, Paris, 2022.. Diverses traditions (marxistes, socialistes, féministes, panafricanistes, anticolonialistes, etc.) puisent dans cette notion d’égalité une ressource idéologique. Cette critique s'applique à l'action humanitaire, tout comme elle s'applique à toute autre action qui, selon elles, entrave un approfondissement de l’égalité entre les humains.
Dans le Manifeste du Parti communiste publié en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels s’attaquent aux associations caritatives de leur époque. Ils dénoncent les « réformateurs en chambre », ces « économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance »Marx, Karl, Engels, Friedrich, Manifeste du parti communiste (1848), Paris, Flammarion, 1998.. Pour les marxistes, la charité éloigne les ouvriers du seul combat qui vaille, celui de la lutte des classes. La charité est une valeur bourgeoise qui propage l'idéologie capitaliste au sein du peuple au lieu de l'inciter à le combattre. L’assistance atténue les souffrances, ce qui, en définitive, rend supportable les inégalités. Les auteurs marxistes contemporains réactivent ces critiques anciennesPour une ne vue d’ensemble de ces courants, par ailleurs très divers, dans : Mitchell, Katharyne, and Polly Pallister-Wilkins, The Routledge international handbook of critical philanthropy and humanitarianism, Taylor & Francis Group, 2023.. Ainsi, Mark Duffield défend l’idée que l’action humanitaire contemporaine participe du gouvernement néolibéral du mondeDuffield, Mark, Development, Security and Unending War: Governing the World of Peoples, Cambridge, Polity Press, 2007 ; Duffield, Mark, Global Governance and the New Wars: The Merging of Development and Security (2001), Londres, Zed Books, 2014.. Pour lui comme pour d’autres auteurs marxistes, le capitalisme actuel n’est pas seulement fondé sur l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, mais aussi sur l’exploitation des pays pauvres par les pays riches. Certains pays pauvres sont intégrés au système mondial s’ils sont en mesure de fournir les matières premières et la main-d’œuvre nécessaires aux pays riches. Mais d’autres régions sont reléguées aux marges du monde. L’action humanitaire internationale viserait, sans le dire, à maintenir les populations périphériques à distance. Il s’agit d’isoler la « vie en surplus » dont le capitalisme global n’a pas utilité. Dans une veine similaire, Alex de Waal a étudié les rapports entre action humanitaire et régimes politiques. Pour lui, l’action humanitaire invisibilise la responsabilité des gouvernants et permet ainsi à des régimes néfastes de se perpétuer. En amortissant le choc des famines causés par ces régimes, l’action humanitaire contribue à les maintenir au pouvoirDe Waal, Alex, Famine Crimes: Politics and the Disaster Relief Industry in Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1997..
Une autre tradition critique est celle de la sociologie de la domination. Un auteur comme Didier Fassin par exemple s’appuie sur ces travaux pour analyser l’aide humanitaire comme une forme de gouvernement moral. Le pouvoir contemporain devient un « gouvernement humanitaire »Fassin, Didier, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard (Hautes études), 2010, p. 8.-9.. Le pouvoir politique se sert des « émotions qui nous portent vers les malheurs des autres et nous font souhaiter les corriger » afin de se perpétuerIbid., p. 7.. La « raison humanitaire » serait à la fois une politique de la solidarité (qui reconnait les autres comme des semblables) mais aussi inégalitaire (car l’aide humanitaire interdit la réciprocité). La compassion est « toujours dirigée de haut en bas, des puissants vers les faibles, les plus fragiles, les plus vulnérables » Ibid.. On retrouve, dans la sociologie de la domination, une critique radicale de l’action humanitaire au nom du principe d’égalité.
Une autre tradition progressiste est l'anti-impérialisme, l'anticolonialisme et le panafricanisme. Elle dénonce ici les liens entre colonisation et action humanitaire occidentale. Pour Kwame Nkrumah, intellectuel anticolonialiste et dirigeant du Ghana indépendant (1957-1966), l’aide internationale au développement est une ruse par laquelle les puissances occidentales cherchent à peser sur le reste du monde. « L’aide est en fait un autre mode d’exploitation, une méthode moderne du capitalisme d’exportation sous un nom plus joli »Nkrumah, Kwame, Neo-Colonialism: The Last Stage of Imperialism, Londres, Zed Books, 1967., car cette aide est assortie de conditions (droits commerciaux, abaissement de charges fiscales, accès aux matières premières). La critique anticoloniale n’oublie pas que l’argument humanitaire a servi les intérêts du colonialisme. La « mission civilisatrice » occidentale a autrefois servi à justifier l’expansion impériale. Les actes de la conférence de Bruxelles de 1890 affirmaient sans détour que la colonisation était le meilleur moyen d’apporter à l’Afrique « les bienfaits de la paix et de la civilisation »Original: « effectively protecting the aboriginal populations of Africa » ; « assuring to that vast continent the benefits of peace and civilization »). Cité par : Macdonald, Mairi S., « Lord Vivian’s Tears. The Moral Hazards of Humanitarian Intervention », dans: Klose, Fabian (dir.), The Emergence of Humanitarian Intervention, op. cit., p. 122.. De leur côté, les concepteurs des premières conventions de Genève avaient pris soin de les réserver aux « nations civilisées », excluant les conflits coloniaux de son périmètre, du fait que le principe d’égale dignité des hommes n’était pas de mise chez les « peuplades sauvages »Weissman, Fabrice, « Responsabilité de protéger. Le retour à la tradition impériale de l’humanitaire », blog du Crash, 2010. Disponible sur : https://msf-crash.org/fr/publications/guerre-et-humanitaire/responsabilite-de-proteger-le-retour-la-tradition-imperiale-de. Les critiques décoloniales actuelles s’appuient sur des auteurs comme Nkrumah, Frantz Fanon ou W.E.B. Dubois pour pointer les rapports entre action humanitaire et intérêts géopolitiques occidentaux et les représentations héritées de l’époque coloniale comme celle du « sauveur blanc »Narayanaswamy, Lata. "Race, racialisation, and coloniality in the humanitarian aid sector." Handbook on Humanitarianism and Inequality. Edward Elgar Publishing, 2024. 210-221. Khan, Themrise, Kanakulya Dickson, and Maïka Sondarjee, eds. White saviorism in international development: Theories, practices and lived experiences. Daraja Press, 2023.. Cette littérature montre également la faible représentation des représentants des pays du Sud au sein des instances dirigeantes des grandes organisations humanitaires, ainsi que les discriminations qui ont lieu au sein de ces institutionsAbimbola Seye, Pai Madhukar, « The Art of Medicine. Will Global Health Survive ist Decolonisation », The Lancet, 396/220, p. 1627-1628..
La critique féministe porte sur une autre forme d'égalité : celle des rapports entre les genres. L’exigence d’égalité entre les personnes débouche sur le refus de la hiérarchie des sexes, du patriarcat et de la domination masculine. Depuis les années 1970, les mouvements féministes se sont attachés à critiquer les organisations internationales, tout en réactivant une tradition féministe et internationaliste déjà ancienneAnderson, Bonnie S. Joyous greetings: the first international women's movement, 1830-1860. Oxford University Press, 2000 ; Ireton, Denise, Responsible to the peoples of the world": Activist women, peace efforts, and international citizenship, 1893-1939. State University of New York at Binghamton, 2015.. Ils ont insisté sur des domaines jusqu’alors négligés de l’action humanitaire (accès à l’éducation, droit à l’avortement, lutte contre le viol et les violences faites aux femmes, soins adaptés, etc.), ainsi que sur les inégalités de genre au sein des organisations elles-mêmes (inégalités de pouvoir, salariales, de visibilité). Cette critique a eu un impact très important sur les organisations internationales (voir les résolutions de l’ONU sur les crimes sexuels dans les années 2000 ou la création d’ONU Femmes en 2010, par exemple). Elle reste d’actualité, comme le montrent des autrices contemporaines comme Cynthia Enloe, Carol Harrington ou Elisabeth OliviusOlivius, Elisabeth (2015). Constructing Humanitarian Selves and Refugee Others: Gender equality and the global governance of refugees, in: International Feminist Journal of Politics, 18(2), 270–290. Enloe, Cynthia, Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics, Berkeley, University of California Press, 2014. Carol Harrington, « Resolution 1325 and Post-Cold War Feminist Politics », International Feminist Journal of Politics, 3/4, 2011, p. 557-575. Hilhorst, Dorothea, Holly Porter, and Rachel Gordon. "Gender, sexuality, and violence in humanitarian crises." Disasters 42 (2018): S3-S16..
La critique égalitariste se fait parfois radicale. Les autrices et auteurs issus de cette tradition critique ne mâchent pas leurs mots. Ils et elles parlent d’« humanitaire néolibéral », d’« impérialisme », d’« humanitaire carcéral », de « racisme structurel » ou de « sexisme systémique ». Cette critique peut être difficile à entendre. Elle peut être perçue comme excessive ou contre-productive. Les organisations humanitaires peuvent choisir de les intégrer ou de ne pas le faire (elles ont d’ailleurs déjà intégré un grand nombre de critiques depuis les années 1970). Elles ne peuvent pas les ignorer. Action humanitaire et critique progressiste partagent un même objectif, celui de la défense du principe de l’égalité de dignité humaine.
La critique réactionnaire
La pensée réactionnaire puise son inspiration dans le courant « contre-révolutionnaire » qui rejette violemment les idées de progrès, d’égalité et d’humanisme face à la Révolution française. Pour Edmond Burke, Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, la révolution ne laisse derrière elle que ruines et désordre. Selon eux, c'est la tradition qui doit assurer la continuité des institutions. La pensée contre-révolutionnaire préfère les mœurs à la raison, les particularités historiques à l’abstraction, ainsi que la nation à l’individu. La contre-révolution rejette l’humanisme, selon lequel chaque être humain possède une valeur inhérente et une dignité propre. Elle rejette l’individualisme au cœur de l’humanisme. Pour elle, d’autres valeurs, collectives (la nation, l’honneur, l’histoire, etc.), doivent être privilégiéesLes philosophes m’excuseront de mettre dans une même catégorie de « pensée contre-révolutionnaire » des écrits qui, s’ils s’opposent tous à la Révolution française, le font à partir de prémisses différentes. Pour une définition plus précise de la pensée contre-révolutionnaire, voir : Pranchère, Jean-Yves. "Le Progrès comme catastrophe: La pensée contre-révolutionnaire face à la déhiscence de l’histoire." Archives de philosophie 80.1 (2017): 13-32. Sources : Burke, E., Réflexions sur la Révolution de France Hachette, Paris, 1989 [1790]; Joseph de Maistre, De la souveraineté du peuple (1794-1795), Darcel, Paris, PUF, 1992. Bonald, Louis Gabriel Ambroise. Théorie du pouvoir politique et religieux, dans la société civile: démontrée par le raisonnement et par l'histoire 1796..
Les intellectuels racistes, antisémites et colonialistes s’inspirent de penseurs contre-révolutionnaires. Pour Paul de Lagarde et von Treitschke, l’excès d’humanité, notamment envers les juifs et les malades, conduit inéluctablement à l'affaiblissement de l’ensemble de la raceHelfer, Christian, Humanitätsduselei. Zur Geschichte eines Schlagworts, Zeitschrift für Religions- und Geistesgeschichte, 1964, Vol. 16, No. 2 (1964), pp. 179-182.. Pour les colonialistes réactionnaires comme Max Buchner, le principe d’humanité menace la civilisation. C’est ici la mission chrétienne qui fait l’objet d’attaques réactionnairesBuchner, Max, Kamerun. Skizzen und Betrachtungen, Leipzig 1887.. Rappelons qu'à la fin du 19ème siècle, les missions chrétiennes ne remettaient pas en cause les inégalités raciales. Elles acceptaient et justifiaient la colonisation. Toutefois, elles considéraient que celle-ci devait s'accompagner d'une « mission civilisatrice », sociale et culturelle. Une position insupportable pour un anthropologue réactionnaire comme Max Buchner : « Personne ne peut nier que l'humanité, dans son excès de zèle, a contribué à rendre les soi-disant sauvages plus conscients d'eux-mêmes et plus dangereux. Il est grand temps que nous cessions de considérer ces autres races avec trop d'amour platonique et trop peu de prudence égoïste. (…) N'oublions pas qu'elles [ces autres races] sont aussi des concurrentes dans la lutte pour l'existence »Buchner, Max, Kamerun. Skizzen und Betrachtungen, Leipzig 1887, p.IX [ma traduction].
Ce sont les nazis qui ont poussé le plus loin les attaques contre le principe d’humanité. Selon Alfred Rosenberg, l’idée d’humanité est une ruse des Juifs pour corrompre la race aryenne et détruire la nation allemande. « Grâce à la prédication de l'humanité et à la doctrine de l'égalité des hommes, chaque juif, nègre, mulâtre a pu devenir citoyen à part entière d'un État européen ; grâce au souci humanitaire de l'individu, les États européens regorgent d'établissements de luxe pour les malades incurables »Rosenberg, Alfred, Der Mythos des 20. Jahrhunderts. 78.-82. Aufl., München 1935, S. 203-204, cité dans : Junginger, Horst, Antihumanismus und Faschismus, p.166-167. [ma traduction]. Pour le nazisme, la destruction des groupes désignés comme ennemis est le passage obligé de la sauvegarde de la race allemande. Adolph Hitler explique dans Mein Kampf : « Une race plus forte chassera les faibles, car l’instinct de vie, dans sa forme ultime, ne cessera de briser toutes les chaînes ridicules d'une prétendue humanité de l'individu, pour faire place à une humanité de la nature qui anéantisse la faiblesse et fasse place à la force »Hitler, Adolph, Mein Kampf, München 1934 [1925], p.38. [ma traduction]. Pour le Führer, le « geste le plus humain de l’humanité » est la destruction des « êtres humains défectueux »Ibid..
La défaite du nazisme en 1945 marque une rupture. Il devient difficile pour les intellectuels réactionnaires de défendre ostensiblement les théories raciales, l’euthanasie et la destruction des opposants. L’heure est aux droits de l’homme et à l’État social. L’apport intellectuel de la « Nouvelle Droite » consistera, à partir des années 1970, à réactiver la tradition réactionnaire tout en se distinguant du fascisme. On redécouvre alors les écrits de la « révolution conservatrice » de l’époque de Weimar (Ernst Jünger, Martin Heidegger, Oswald Spengler, Ernst Niekisch, Carl Schmidt…) qui permettent à leurs auteurs d’attaquer le principe d’égalité sans être immédiatement associé au nazismeVoir : François, Stéphane, La Nouvelle Droite et le nazisme, une histoire sans fin. Révolution conservatrice allemande, national-socialisme et alt-right, Éditions Le Bord de L’Eau, Lormont, 2024.. Pour ces auteurs, la compassion envers des inconnus est une pathologie.
La Nouvelle Droite comprend qu’il lui faudra du temps avant de pouvoir revenir au pouvoir. Il s’agit d'œuvrer très en amont du combat politique, sur le terrain des idées, de la culture, des représentations. C’est la « métapolitique » : agir sur les cadres de pensée afin d’orienter le débat public. Elle créé des revues (Nouvelle École 1968, Éléments1973, Krisis 1988, Criticon 1970, Junge Freiheit 1986, Sezession 2003), des maisons d’édition (La Nouvelle Librairie Éditions, Antaios) et des think-tanks (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne GRECE, Institut Iliade, Polémia, Institut für Staatspolitik). D’abord marginale, cette nouvelle pensée réactionnaire finit par peser sur le débat public.
L’œuvre d’Arnold Gehlen en fournit un exemple. Les attaques contre le « moralisme » qu’il formule dans les années 1960 nourrissent la vulgate réactionnaire jusqu’à aujourd’huiSon livre a d’ailleurs été traduit en français il y a deux ans. Gehlen, Arnold, Moral und Hypermoral. Eine pluralistische Ethik, Wiesbaden, 1986 [édition originale 1969] . Gehlen, Arnold, Morale et hypermorale: Pour une éthique pluraliste, traduit par François Poncet, avec une préface de Armin Mohler, Krisis/ La Nouvelle Librairie, Paris 2023. Pour des reprises de la notion : Grau, Alexander, Hypermoral. Die neue Lust an der Empörung, Claudius: München 2017.. Gelhen était devenu membre du parti nazi en 1933, une adhésion qui propulsa sa carrière universitaire. Professeur de philosophie à Königsberg, puis à Vienne, il tenta d'écrire une « Philosophie du national-socialisme », sans succèsBaureithel, Ulrike, Arnold Gehlen. ‚Kalter Blick‘ in die ‚Wärmestuben des Liberalismus‘, in: Fücks, Ralf, Becker, Christoph (ed.) Das alte Denken der Neuen Rechte. Die langen Linien der antiliberalen Revolte, Bundeszentrale für Politische Bildung, Bonn 2020, 140–155.. En 1945, il échappa à la dénazification mais dut quitter l’Autriche. Il acheva sa carrière comme professeur de sociologie à Aix-la-Chapelle.
Gehlen s’attaque à l’« humanitarisme », un « amour du prochain indifférencié transformé en devoir moral »„zur ethischen Picht gemachte[n] unterschiedslose[n] Menschenliebe“. Gehlen, 1986 [1969], p.79.. Selon lui, un amour du prochain s’étendant à l’humanité tout entière est une absurdité. Il existerait plusieurs types d’éthiques aux sources anthropologiques différentes. L’amour du prochain relèverait de l’éthique familiale ou tribale. Il trouverait ses origines dans la communauté primitive, et ne peut s’étendre au-delà. Privilégier l’amour du prochain à la raison d’État et à l’honneur de la nation serait une grave erreur, une « hypertrophie morale »Ibid..
Gehlen avance trois arguments contre l'« hypermoralisme ». Le premier est historique. Gehlen situe les origines philosophiques de l’humanitarisme dans l’Antiquité grecque et romaine, à un moment de déclin de ces civilisations. Cette idéologie aurait été créée par un petit groupe de philosophes (les cyniques et les stoïciens) au moment de l’effondrement de leurs États face à l’Empire d’Alexandre : ils auraient renforcé les valeurs morales d’origine privée (compassion, entraide) au dépend des valeurs d’État (honneur, souveraineté). Il s'agirait donc d'une morale de faibles, à la fois symptôme et cause de la décadence civilisationnelle.
Le deuxième argument est politique. L’éthique humaniste serait incompatible avec la nécessité des rapports de force. L’humanitarisme saperait les valeurs de l’État. Il constitue donc une menace pour la nation. L’État ne peut accéder à la sécurité qu'en recourant au pouvoir et à la violence. Puisque le combat pour le pouvoir est un jeu à somme nulle, l’État ne peut remporter la partie qu’aux dépens des autres instances. Le combat pour la sécurité est inévitable. Pour Gehlen, la souveraineté de l’État n’est pas seulement un moyen, mais une valeur en soi. Les revendications caritatives ne constituent pas seulement une charge financière inutile pour les ressources de l’État, elles attaquent le principe même de souveraineté. La politique de l’État exige que les notions de sécurité et d’honneur national passent avant toute chose. L’éthique humaniste est un obstacle à ces valeurs.
Le troisième argument est anthropologique. Selon Gehlen, l’éthos de l’amour du prochain trouve ses origines dans l’instinct biologique de conservation au sein de la famille. Or, cet instinct ne peut pas être étendu à des groupes abstraits qui ne se connaissent pas entre eux, comme la nation ou l’humanité tout entière. Pour ces instances, il existe d’autres sources de morale, comme l’éthique institutionnelle. À l’origine, selon Gehlen, l’éthique familiale était réservée aux membres d’une même tribu, au groupe d’interconnaissance. Mais cette éthique familiale a été progressivement étendue de façon excessive.
Avec « Morale et hypermorale », Gehlen réagit aux protestations étudiantes et ouvrières de 1968. Mais il règle aussi ses comptes avec les intellectuels allemands de l’entre-deux-guerres qui ont résisté au nazisme, car il les tient pour responsables de la défaite de l’Allemagne. Gehlen attaque les intellectuels protestants qui avaient affirmé que la théologie chrétienne imposait de résister à Hitler. Il accuse cet « humanitarisme » d’avoir sapé le patriotisme allemand. L’humanitarisme serait une ruse des intellectuels pour affaiblir l’État et les intérêts de la Nation.
Les lecteurs de Gehlen ne s’étonneront pas de retrouver, dans les attaques actuelles du gouvernement de Donald Trump contre USAID, un mélange de critique « matérialiste » des rapports de forces, et de critique « morale » des intellectuels. En détruisant USAID, le gouvernement Trump ne prétend pas seulement faire des économies ou réduire le « gaspillage » des ressources publiques. Il s’agit d’une part de protéger les « intérêts » de la nation, d’autre part de protéger les « valeurs américaines »Executive Order, Reevaluating and Realigning United States Foreign Aid, 20.01.2025. https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/01/reevaluating-and-realigning-united-states-foreign-aid/. Le combat contre l’humanitaire est un combat contre une œuvre « criminelle » qui sape l’autorité de l’État, aussi bien qu’un combat contre des intellectuels traitres à la nation : « A bunch of radical lunatics » dit Donald Trump des responsables de USAID, « a viper’s nest of radical-lef marxists who hate America »What is USAid and why does Trump dislike it so much?, The Guardian, 4.02.2025. https://www.theguardian.com/us-news/2025/feb/04/what-is-usaid-donald-trump-elon-musk-foreign-aid-freezes poursuit le directeur de DOGE Elon Musk. Les attaques contre l’humanitaire et les attaques contre les intellectuels sont, depuis Gehlen, les deux faces d’un même projet politiqueEric Fassin, Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage de l’antisémitisme, Textuel, Paris, 2024..
La politique de la confusion
Les penseurs réactionnaires n’hésitent pas à faire dire aux mots le contraire de ce qu’ils veulent dire. Ils affirment volontiers qu’Hitler était de gauche et que la Révolution est de droiteIl est devenu fréquent chez les intellectuels réactionnaires d’assimiler le programme du parti nazi à un programme socialiste. Par exemple : D'Souza, Dinesh. The Big Lie: Exposing the Nazi Roots of the American Left. Simon and Schuster, 2017 et Simms, Brendan. Hitler: Only the world was enough. Penguin UK, 2019. Pour une lecture historienne : Evans, Richard, Review article: Hitler by Brendan Simms and Hitler by Peter Longerich review – problematic portraits, in : The Guardian, 27.09.2019.. La pensée réactionnaire s’exprime souvent par euphémisme. Elle ne se déclare plus aussi ouvertement raciste, antisémite, sexiste et inégalitaire qu’elle avait l’habitude de le faire avant la Seconde guerre mondiale. Elle s’exprime poliment et s’approprie des idées opposées. Cette politique de la confusion est une stratégie délibérée, théorisée par des intellectuels de la Nouvelle Droite comme Alain de Benoist.
Alain de Benoist a fait ses premières armes au sein de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), un syndicat anticommuniste et raciste, qui défendait l’Algérie française, soutenait l’OAS et faisait l’apologie du régime d’Apartheid en Afrique du SudFabrice Laroche (pseudonyme d’Alain de Benoist), en collaboration avec G. Fournier, Vérité pour l’Afrique du Sud, Éditions Saint-Just, Paris, 1965.. Il fut l’un des fondateurs du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), qui a longtemps prôné un racisme européen, exprimé dans un premier temps comme un racisme biologique, puis reformulé comme un racisme culturelSur les liens étroits entre les nouvelles droites américaines, françaises et allemandes, voir : François, 2024, op. cit.. Auteur chouchou de la Nouvelle Droite, il prône aujourd’hui « l’ethnodifférentialisme ». Selon lui, chaque peuple a un « droit à la différence », le droit de vivre comme il le veut, à condition d’exercer ce droit chez lui, dans son environnement naturel. L’ethnopluralisme s’oppose par principe à toute forme de migration et de mélange que la Nouvelle Droite assimile à un génocide. Le plus grand problème à combattre est ainsi la « contamination » des cultures. La culture européenne doit, elle aussi, être protégéeKeucheyan, Razmig, « Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême droite «respectable» Enquête sur une success story intellectuelle. » Revue du crieur 1 (2017): 128-143.. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’apologie de la diversité : « si la diversité est une richesse, l’uniformité est toujours un appauvrissement ». Son ennemi, c’est l’« égalitarisme », qu’il qualifie d' « idéologie du Même ». Tout ce qui est universel serait mauvais : le christianisme, le marxisme, le libéralisme, les droits de l’homme. L’obsession de la « pureté » culturelle conduit à exalter la séparation, dont l’expression historique serait l’apartheid.
Dans « Au-delà des droits de l’Homme » de Benoist, Alain, Au-delà des Droits de l’Homme. Pour défendre les libertés, La Nouvelle Librairie/ Krisis, 2016., Alain de Benoist s’attaque au droit international, une « abstraction surplombante » qui détruirait la diversité culturelleIbid, p.9.. Pour lui, les droits de l’homme seraient à la fois trop universels (au sens où ils veulent être valables partout et pour toutes les personnes) et trop individualistes (au sens où ils s’appliquent à des individus indépendamment de leur contexte social et culturel)Ibid., p.10.. Ces deux travers iraient à l’encontre de la liberté des peuples, celle de conserver leurs traditions et leur pratiques collectives et particulières. Sans surprise, de Benoist s’appuie sur des auteurs réactionnaires (Taine, Carl Schmitt, Finkielkraut) et libertariens (Ayn Rand). Mais il cite aussi des penseurs libéraux (Kant, Tocqueville, Raymond Aron, Jürgen Habermas) et même des auteurs marxistes (Karl Marx, Friedrich Engels, Chantal Mouffe, Régis Debray). Il va jusqu’à convoquer des auteurs non-occidentaux, anticoloniaux et postcoloniaux (Gandhi, Dipesh Chakrabarty, Chung-Shu Lo). Il n’hésite pas à s’appuyer sur les travaux de ceux qui, avant lui, ont critiqué l’universalisme des droits de l’homme. Ses attaques contre les notions de « guerre juste » et de « droit d’ingérence » rappellent celles formulées ailleurs par des auteurs progressistesde Benoist, 2016, p.131.. Pour de Benoist, tout argument contre l’universalisme des droits de l’homme, d’où qu’il vienne, est bon à prendre. Tous les arguments sont travaillés de telle sorte qu’ils enfoncent un coin dans la « poussée du compassionnel » qui ferait le jeu des immigrationistes« accompagné le discours public sur l’immigration et l’accueil des réfugiés, la poussée du compassionnel et du ‘victimisme’ lacrymal, la priorité donnée à la ‘lutte- contre-toutes-les-discriminations’ » (de Benoist, 2016, p.12.). De Benoist accuse les droits de l’homme de tous les maux. Ils seraient responsables – rien de moins – de « la dislocation ou l’éradication d’identités collectives »de Benoist, 2016, p.100.. Mais il mène son discours de manière faussement œcuménique, en intégrant des auteurs venus de traditions intellectuelles très diverses.
Cette tactique de braconnage intellectuel n’est pas fortuiteJ’emprunte cette expression à : Crépon, Sylvain, Une littérature postcoloniale d’extrême droite ? Reflexion sur un ‘braconnage’ intellectuel, in : in Collectif Write Back (dir.), Postcolonial studies, modes d’emploi, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 137-149.. Elle s’inscrit dans une stratégie de mystification. Il s’agit de se fondre dans le discours politique « comme un poisson dans l’eau »Keucheyan, Razmig, « Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême droite «respectable» Enquête sur une success story intellectuelle. » Revue du crieur 1 (2017): 128-143. Ici p. 128.. La confusion politique est un outil explicite de la droite réactionnaire. La norme antiraciste qui s’est imposée dans la deuxième moitié du 20ème siècle a contraint l’extrême droite à se réinventerLes lois Pleven (1972) et Gayssot (1991) ont pénalisé l’incitation a la haine raciale et antisémite.. Il lui a fallu adapter ses idées à une époque où elles étaient devenues inaudibles. Avant de pouvoir prendre le pouvoir, il fallait agir sur le langage. Cette « métapolitique » a consisté à introduire ses catégories de pensée dans la pensée dominanteIbid. Voir: A. de Benoist, « Pour un “gramscisme de droite” », colloque national du GRECE, Le Labyrinthe, Paris, 1982. Jacques Marlaud, « Métapolitique : la conquête du pouvoir culturel. La théorie gramscienne de la métapolitique et son emploi par la Nouvelle Droite française », Interpellations. Questionnements métapolitiques, Dualpha, 2004, p. 121-139.. Si Alain de Benoist reprend à son compte des critiques venues de la droite comme de la gauche, c’est qu’elles lui permettent de brouiller les pistes.
Distinguer les critiques pour défendre l’action humanitaire
On ne s’étonnera donc pas de la désorientation à laquelle on assiste. Cette confusion est le résultat de la diffusion des idées réactionnaires dans une partie du champ médiatique. De nombreux mots, qui trouvent leur origine dans la pensée progressiste, ont été déformés par leur capture réactionnaire. Ils atteignent le grand public sous une forme altérée. Ces mots (décolonisation, « wokisme », « politiquement correct », « féminisme », « théorie du genre », « théorie intersectionnelle », « Critical Race Theories ») sont massivement diffusés par de grands médias selon un cadrage réactionnaire, tantôt de manière explicite (Breitbart News, Fox News, CNews, Die Welt, Neue Züricher Zeitung, Bild Zeitung, X/Twitter, TikTok), tantôt de manière tacite voire involontaire (Le Figaro, Marianne, Frankfurter Allgemeine Zeitung, Die Welt). Ces publications nombreuses donnent aux mots un sens contraire à leur signification originelle. Des termes qui viennent d’une tradition égalitariste, forgés dans la lutte pour l’émancipation, deviennent « intouchables » pour celles et ceux qui défendent l’humanismeLe terme « intouchable » est celui utilisé par l’intellectuel réactionnaire Christopher Rufo lui-même. Voir. Glasman, Joël, Terreur postcoloniale : en Allemagne, la fabrique d’une panique morale, https://aoc.media/opinion/2024/02/26/terreur-postcoloniale-en-allemagne-la-fabrique-dune-panique-morale/. Ils provoquent une réaction quasi-allergique. La Nouvelle Droite est parvenue à créer une distance entre l’opinion publique et la pensée progressiste. Elle a vidé les mots de leur sens. La confusion politique est le produit d’un long travail de sape.
Les polémiques sur la « décolonisation » du secteur humanitaire en donnent un exemple. La critique décoloniale trouve son origine dans le combat anticolonial. Il s'agit d'une critique du racisme, compatible avec le principe d’humanité. Sa critique des universaux abstraits et son exaltation de la différence a pu parfois faire confondre cette pensée avec une critique antihumaniste, ce qu’elle n’est pas. Il ne s'agit pas de dire que les approches décoloniales ne doivent pas être critiquées. Elles ne sont pas exemptes d’effets de manche, d’exagérations et d’incohérencesCahen, Michel. Colonialité: Plaidoyer pour la précision d'un concept, Karthala 2024 ; Gaussens, Pierre, Makaran, Gaya, « Peau Blanche, Masques Noirs : Les études décoloniales, autopsie d’une imposture intellectuelle ». In : Gaussens, Pierre, Makaran, Inclán, Daniel, Castro Orellana, Rodrigo, et. al, Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, 2024, 16–48. Táíwò, Olúfẹ́mi. Against decolonisation: Taking African agency seriously. Hurst Publishers, 2022.. Il ne s’agit pas non plus de nier l’essentialisme stratégique dont certains représentants de ces mouvements font preuve. L’essentialisme stratégique est une vieille arme de résistance face à la domination, qui a d’ailleurs très tôt été combattu par d’autres penseurs anticoloniauxSur l’essentialisme stratégique, voir : Spivak,Gayatri Chakravorty. “Subaltern Studies: Deconstructing Historiography”. Selected Subaltern Studies. Ed. Ranajit Guha and Gayatri Chakravorty Spivak. Oxford: Oxford University Press, 1988. L‘essentialisme des mouvements anti-coloniaux et décoloniaux a été critiquée très tôt, au sein même de ces mouvements. Voir Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs. Paris, Seuil 2015 [1952]. Soyinka, Wole. Myth, Literature and the African World. Cambridge: Cambridge University Press, 1976. Rushdie, Salman. Imaginary Homelands: Essays and Criticism 1981-1991. London: Routledge, 1991.. On peut tout à fait penser que cette stratégie essentialiste est contre-productive. On pourra reprocher à cet essentialisme décolonial de fournir malgré lui des armes aux réactionnaires. Mais accuser ces traditions intellectuelles du triomphe de la pensée antihumaniste et de l’extrême droite est un contre-sens historique. L’irrédentisme identitaire de l’extrême-droite n’a rien en commun avec l’essentialisme stratégique des minorités. La pensée réactionnaire déteste toute idée de mélange, de métissage ou d'hybridation identitaire. Elle exècre l’égalitarismeCrépon, Sylvain, « Une littérature postcoloniale d’extrême droite ? Réflexion sur un ‘braconnage’ intellectuel », in : in Collectif Write Back (dir.), Postcolonial studies, modes d’emploi, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, pp. 137-149.. Son but est de diffuser le principe de l’inégalité jusqu'à ce qu'il devienne banal, tout en affirmant que cette idée proviendrait du peuple lui-même. C'est une étape essentielle pour préparer sa prise de pouvoir.
Pour citer ce contenu :
Joël Glasman, « Comment ne pas se tromper d’ennemi ? Deux critiques de l’action humanitaire », 21 mars 2025, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/comment-ne-pas-se-tromper-dennemi-deux-critiques-de-laction
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