Arche de Zoé : quelles responsabilités ?
Rony Brauman
Dans cet article publié par Le Nouvel Observateur en 2007, Rony Brauman resitue l'action des membres de l'Arche de Zoé dans le cadre du discours dominant sur la crise du Darfour et souligne la responsabilité politique des tenants de la thèse d'un génocide.
NOUVEL OBSERVATEUR : Les membres de « l’ Arche de Zoé » viennent de voir leur peine confirmée. Ils ont écopé de huit ans de prison. Pensez-vous qu’ils ont été punis trop sévèrement ?
Rony Brauman : Rappelons que les juges français n’ont eu aucune marge de manœuvre, ils se sont contentés d’adapter la peine prononcée par la justice tchadienne. C’est une peine lourde : il n’y avait pas mort d’homme, l’intention n’était pas criminelle. Mais il s’agit d’un enlèvement, qui ne pouvait évidemment pas rester impuni. Ce qui me paraît surtout injuste c’est l’égalisation des responsabilités entre les membres de l’arche de Zoé. Les juges ont mis sur le même plan ceux qui ont pris l’initiative du coup de force, forgé de faux papiers, dissimulé leurs actions et ceux qui ont suivi sans avoir l’ensemble des éléments en main.
N.O. Vous avez accusé le collectif « Urgence Darfour », dont nous avions relayé l’appel dans le Nouvel Observateur, le ministre des Affaires Etrangères, Bernard Kouchner, ainsi que Bernard Henri Lévy d’avoir une responsabilité morale dans les agissements du groupe de l’Arche de Zoé, que vouliez-vous dire ?
R.B. Je pense en effet que les membres de l’Arche de Zoé qui sont aujourd’hui en prison pour plusieurs années sont les victimes collatérales des mobilisateurs d’opinion, ce qui ne les exonère pas de leur responsabilité propre. Mais la campagne « Urgence Darfour », activement soutenue par la presse au printemps dernier, y compris l’Obs, a créé le climat qui rendait pensable, et même indispensable, une effraction de ce genre. Je n’accuse évidemment pas BHL et Kouchner d’en être à l’origine mais d’avoir, par leur force de frappe médiatique, accrédité délibérément une version manichéenne de la situation dramatique du Darfour. Non seulement ils ont convaincu beaucoup de monde qu’un génocide était en cours mais en plus ils n’ont cessé de dénoncer l’apathie, les « tergiversations » stériles de la communauté internationale, en manipulant faits et chiffres sans vergogne. S’il y avait génocide des Darfouriens zaghawat et massalit, comment se pourrait-il que le million de Darfouriens vivant à Khartoum n’aient jamais été inquiétés ? S’ils étaient promis à l’anéantissement en raison de leur appartenance ethnique, comment comprendre qu’ils se soient regroupés, pour fuir les bombardements, à proximité des villes de garnison ? On n’imagine pas les tutsis rwandais chercher protection auprès de l’armée rwandaise en 1994 ou les juifs d’Europe occupée auprès de la Wehrmacht en 1940-45. Ce sont pourtant les comparaisons avec ces deux événements qui servaient de grille de lecture. Rappelez- vous le meeting de la Mutualité en mars dernier, où presque tous les candidats sont venus dénoncer le génocide et appeler à une intervention armée internationale. L’objectif était en effet celui-ci : lancer une opération militaire présentée comme la réponse. D’un côté, des populations innocentes et un mouvement démocratique, de l’autre une guerre d’anéantissement menée par les « islamofascistes »… Nous étions quelques uns à tenter de contrer à ce moment les discours sur-simplificateurs qui faisaient écran à toute compréhension de la situation. Sans grand succès mais je remarque au passage que l’événement qui scandalisait tout ce monde il y a quelques mois ne semble plus les préoccuper du tout ! Reste qu’ il s’est trouvé un homme, Eric Breteau, pour les prendre au mot à son niveau : personne ne réagissait ? Lui allait réveiller les consciences, à sa façon et avec ses moyens.
N.O. L’affaire de l’arche de Zoé aurait-elle pu avoir lieu ailleurs qu’en Afrique noire ? Procède-t-elle du courant humaniste de la colonisation et de ce sentiment de supériorité compassionnelle où il est courant de considérer un enfant africain comme une victime en sursis ?
R.B. Une enquête du Conseil de l’Europe vient de mettre en évidence des trafics d’enfants en Ukraine et en Moldavie, ce qui nous rappelle qu’il y a beaucoup d’abus dans le domaine de l’adoption internationale et que l’Europe est aussi concernée. Les stéréotypes coloniaux sur l’Afrique barbare (les génocides sont courants en Afrique a dit Mitterrand en 1994), sont au cœur de cette affaire, mais ils ne la résument pas. Je crois qu’elle manifeste tout autant une conception très intrusive de l’aide à l’enfance qui a sa tradition en France. Il n’y a que quelques années que les services d’aide sociale ne retirent plus les enfants à leurs familles considérées comme défaillantes, inaptes à les élever. L’historien Ivan Jablonka a établi que, entre 1870 et 1940, près de 250 000 enfants ont été enlevés à leur famille au nom de leur bien être. Et il rappelle que dans les années 60 et 70, 1600 enfants réunionnais ont été enlevés à leurs familles pour être placés dans des familles dans le Sud Ouest et le massif central avec des résultats désastreux marqués par la dépression et la délinquance. Cette vision selon laquelle les conditions de vie d’un enfant doivent répondre à telle ou telle norme est dangereuse pour les enfants. Les spécialistes de l’enfance savent aujourd’hui que la dislocation familiale est bien plus douloureuse que la pauvreté et que le salut ne passe pas par l’arrachement.
N.O. Il y a pourtant des moments de l’action humanitaire où l’illégalité devient légitime au nom de la morale, lorsque par exemple les ONG doivent contourner les lois d’un Etat pour venir en aide à une population. L’affaire de l’Arche de Zoé n est-elle pas l’aboutissement logique du droit d’ingérence ?
R.B. Si ces enfants étaient condamnés à mort, la morale élémentaire consistait à tenter le sauvetage. « Morale de l’urgence » comme disent les défenseurs de l’ingérence. Dans de telles conditions en effet, c’est le respect de la loi qui devient immoral. Cela nous ramène à la question de la responsabilité des intellectuels dont nous parlions, qui se réclament de leur seule indignation pour déclarer une sorte d’état d’exception. Breteau et ses compagnons se sont affranchis de la loi d’autant plus facilement que la réalité avait été présentée sous un jour manichéen qui justifiait cette liberté. La morale ne dispense pas de la connaissance des situations. Pour les humanitaires, elle s’accommode généralement bien des lois en vigueur. Comme au Darfour où les membres des ONG et de l’ONU peuvent être fiers du dispositif d’aide qu’ils ont mis en place. Ils ont sauvé des dizaines de milliers de vies humaines et il est vital que leur travail se poursuive jusqu’à la fin de ce conflit. Pour le droit d’ingérence, regardez l’Irak et la Somalie.
N.O. Ce manichéisme est-il nouveau ? L’humanitaire ne s’est-il pas toujours nourri d’une propagande par le coup d’éclat depuis la guerre au Biafra et les boat people vietnamiens ?
R.B. C’est vrai, en 1968-69, la guerre du Biafra était dénoncée comme un génocide. Il n’y avait pas plus de génocide au Biafra qu’au Darfour mais c’est cette référence chargée et intimidante qui a été mobilisée : en ce sens, les responsables de l’Arche de Zoé sont les héritiers maladroits de Kouchner. Je sais bien qu’il n’est pas facile d’accepter que l’humanitaire soit divisé par des conceptions différentes, alors même qu’il est censé être le terrain par excellence du consensus : quelqu’un est en train de mourir on essaye de le sauver et il n’y a pas matière à discuter. Eh bien si, justement, il y a matière.
Arche de Zoé, quelles responsabilités?
N.O. Condamnez-vous toutes les actions symboliques ?
R.B. Non. Toutes les actions visant à frapper les esprits ne sont pas condamnables à priori, loin de là. Mais de là à les ériger en système… Entre symbole et manipulation, la frontière n’est pas très claire. En l’occurrence, l’Arche de Zoé cherchait d’abord à frapper les imaginations. Ils comptaient atterrir à Reims, sur un petit aéroport, où ils auraient été attendus par des centaines de sympathisants mais aussi par la police. Scène édifiante : En rase campagne, on aurait assisté à l’affrontement de la morale et de la raison d’Etat. Mais où est la morale quand on est si loin de la réalité ?
N.O. Quelles leçons faut-il tirer de l’affaire de l’Arche de Zoé?
R.B. Que les mots ont leur importance, que l’indignation n’est pas suffisante et que l’on ne peut agir utilement que si l’on est attentif à la réalité et à ses complexités. Rien de nouveau… La difficulté pour les humanitaires est de jouer une fonction critique, un rôle d’alerte sur certains problèmes graves et négligés sans se prendre pour une avant-garde morale.
Au-delà, pour revenir à la question du Darfour, mais aussi du Kenya, de la Somalie et de quelques autres, c’est la question « que faire ? » qui est posée face à des guerres ou des situations choquantes. Nous semblons ne pas arriver à nous faire à l’idée que ce sont eux, les Kényans, Soudanais , Somaliens, qui résoudront leurs propres crises. Je crois que, de l’extérieur, on ne peut qu’accompagner et renforcer le cas échéant les processus de négociations mais on ne peut pas fabriquer la paix à leur place. Quant à l’humanitaire, il ne règle évidemment pas les problèmes politiques mais atténue leurs conséquences humaines. La difficulté pour nos gouvernants, c’est que s’ils n’envoient pas la troupe, ils sont accusés de ne rien faire. Résultat : on concentre toutes les ressources sur les interventions militaires, qui deviennent un but en elles-mêmes. Le déploiement de 4000 hommes au Tchad et en RCA est en cours, celui des 26000 hommes de la force hybride au Darfour aussi. Tout cela coûte des milliards de dollars, absorbe une énergie considérable, pour des objectifs qui sont pour le moins confus. Pour ma part, je n’en attends pas grand-chose. Les interventions ont été nombreuses et diverses depuis la fin de la guerre froide. Le bilan détaillé de leurs succès et de leurs échecs reste à faire.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Arche de Zoé : quelles responsabilités ? », 18 janvier 2008, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/arche-de-zoe-quelles-responsabilites
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