Southern Chhattisgarh Mobile Clinics
Chapitre
Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Natalie Roberts
Natalie
Roberts

Médecin, qualifiée en médecine d'urgence, en chirurgie et en médecine tropicale et titulaire d'un Master en économie politique de la violence, des conflits et du développement (SOAS University of London) et d'un Master en histoire et philosophie des sciences (University of Cambridge), Natalie Roberts a rejoint MSF en 2012. Elle a effectué des missions sur le terrain en Syrie, au Yémen, en RCA, au Pakistan, en Éthiopie, en Ukraine et aux Philippines, avant de rejoindre le siège à Paris en 2016 en tant que responsable des programmes d'urgence. Depuis qu'elle a rejoint le Crash à la fin de 2019, elle se concentre particulièrement sur les questions autour des épidémies, notamment Ebola, et de l'accès aux médicaments.

Date de publication

Introduction par Jean-Hervé Bradol

Je m’appelle Jean-Hervé Bradol, je suis médecin. Je travaille depuis assez longtemps avec Médecins sans frontières pour avoir été, à l’époque du lancement de la Campagne d’accès aux médicaments essentiels en 1999, directeur des opérations à Paris, et à ce titre, un des membres de son premier steering committee. J’en profite pour saluer la mémoire de nos collègues du steering committee avec qui j’ai travaillé à l’époque et aujourd’hui disparus. Je pense notamment à Francine Matthys, à Marcel Van Soest et à Jacques Pinel évidemment. J’en profite également pour saluer les autres membres qui sont toujours parmi nous comme Rafa Vilasanjuan, Jean-Marie Kindermans avec qui j’ai travaillé sur le sujet de l’accès aux médicaments pendant des années.

1. Le diagnostic initial et les origines de la Campagne

Alors comment MSF en est-elle venue à s’intéresser à ce problème ? À la fois pour des bonnes et des moins bonnes raisons. À la fois pour des raisons opérationnelles et des raisons institutionnelles. Ce n’est pas d’ailleurs que les raisons institutionnelles soient mauvaises par essence mais elles sont un peu différentes. Au milieu des années 1990, les programmes « réfugiés » issus de la guerre froide étaient en train de fermer les uns après les autres. On était sorti du cadre global de l’affrontement Est-Ouest et les dynamiques de production de réfugiés n’étaient plus les mêmes, et finalement, on pourrait dire que MSF, et MSF France en particulier, perdait une partie de son « marché » opérationnel, donc se cherchait d’autres thématiques d’investissement. La thématique de la réponse aux maladies infectieuses, qu’elles soient épidémiques ou endémiques, s’est imposée d’elle-même parce qu’il y avait sur les terrains des situations qui commençaient à devenir vraiment critiques. On avait notamment des médicaments qui nous auraient été très utiles mais qui nous demeuraient inaccessibles en raison d’un prix très élevé. Je pense aux antibiotiques comme les quinolones de seconde génération : la ciprofloxacine de Bayer par exemple. Ces prix très élevés étaient évidemment souvent verrouillés par le dépôt de brevets, par les règles de la propriété intellectuelle. Pendant des années, pour certains types de médicaments, il y avait très peu ou pas du tout de production générique, ce qui nous empêchait de les utiliser. Quand je parle des quinolones de seconde génération, de la ciprofloxacine, à cette époque-là et dans toute la région des Grands Lacs, on en avait besoin pour faire face à de très grosses épidémies de diarrhées sanglantes, infectieuses dues à une bactérie sensible aux quinolones de seconde génération. Des malades mouraient du fait qu’on n’avait pas accès à ce type de médicaments. Qui plus est, des médicaments qui auraient pu être le produit de la recherche ne l’étaient pas : il y avait ce qu’on appelle un déséquilibre mortel, c’est-à-dire que l’essentiel, 90 %, de l’énergie de recherche et des fonds de recherche allaient à des maladies touchant les pays riches avec une compétition morbide entre les entreprises pharmaceutiques. Elles essayaient toutes d’occuper les mêmes créneaux en faisant des copies du médicament de référence mis sur le marché par la concurrence. Je pense aux nombreuses copies d’anti-inflammatoires non stéroïdiens qui de plus se sont avérées toxiques. Donc comme on le disait à l’époque, il n’y avait pas de recherche pour 90 % de la population du monde. On récupérait parfois le fruit de la recherche pour les activités vétérinaires. Par exemple l’ivermectine, un médicament très utile dans beaucoup de domaines à cette époque-là, particulièrement indiqué dans la cécité des rivières, l’onchocercose. L’ivermectine, qui était un produit à l’origine dédié à des activités vétérinaires, avait fait l’objet en 1987 d’une donation de son producteur, Merck. Je pense aussi à la réorientation de vieux produits comme le chloramphénicol huileux afin de lutter contre les méningites épidémiques.

Nous étions également face à des médicaments utiles et efficaces mais en voie de disparition car leur production et leur distribution cessaient faute d’un marché suffisant. Avec le fameux chloramphénicol huileux, on s’est aperçu à cette époque que l’unique façonnier, qui dans ma mémoire se situait au Liban, était en train d’arrêter la production. Ce médicament allait donc disparaître alors qu’il était alors le grand antibiotique de la réponse aux épidémies de méningite bactérienne. C’était la même chose avec les médicaments contre la maladie du sommeil, le mélarsoprol et la Lomidine, qui étaient en train de disparaître. Le laboratoire qui les distribuait ne trouvait pas le marché suffisant pour continuer. Alors qu’au milieu des années 1990 les stocks étaient en train d’être liquidés, la condition pour que les laboratoires pharmaceutiques gardent une activité dans le domaine de la maladie du sommeil a été que notre centrale logistique se charge de la distribution à l’échelle mondiale.

Il y avait aussi des médicaments essentiels devenus inefficaces et qui n’étaient pas remplacés. Pendant les années 1990 et au début des années 2000, il y avait une reprise des épidémies de paludisme notamment en Afrique, au Soudan, au Kenya, en Éthiopie et au Burundi. Le Plasmodium falciparum responsable des formes mortelles de paludisme était devenu résistant dans des proportions très importantes (une fois sur trois, deux fois sur trois suivant les situations) aux vieux médicaments comme la chloroquine et le Fansidar. Et jusqu’au milieu des années 2000, aucune alternative thérapeutique n’était introduite dans les protocoles nationaux en Afrique. Le même constat valait pour les antibiotiques. On partait d’un univers où le cotrimoxazole, Bactrim pour son nom commercial, faisait à peu près tout, de la tête aux pieds si je puis dire, tous types d’infections, pour arriver à un manque d’antibiotiques élémentaires une fois les germes devenus résistants au cotrimoxazole. On se retrouvait dans des impasses thérapeutiques pour des situations aussi simples que le traitement des cystites, des infections de la vessie chez les femmes.

Il y avait aussi des situations avec des médicaments indispensables mais très toxiques et en train de devenir inefficaces. C’était le cas des arsenicaux dans la maladie du sommeil. Il n’y avait pas d’autres alternatives à cette époque en dépit d’une toxicité assez effroyable. On tuait entre 2 et 10 % des patients avec le mélarsoprol. Dans le Nord Ouganda, quand on administrait cette injection (un exercice auquel je me suis livré) à des dizaines voire des centaines de patients, c’était particulièrement déprimant. Et en plus, au fil du temps, le parasite, le trypanosome, devenait résistant aux dérivés de l’arsenic. Donc le rapport coûts/bénéfices de ces traitements très toxiques devenait de plus en plus mauvais.

Voilà l’ensemble des constatations que nous commencions à faire à cette époque et qu’on a communiquées pour la première fois en externe à l’occasion du 25e anniversaire de MSF (1996) lors d’un colloque portant sur la thématique médicale de la réponse aux épidémies et aux maladies infectieuses.

Dans la quatrième session du colloque, nous avions invité un pharmacien du CHU de Grenoble, Patrice Trouiller, pour nous éclairer sur les mécanismes qui étaient à l’oeuvre et qui généraient les pénuries que je viens de brièvement résumer.

2. Les déterminants du paysage pharmaceutique du milieu des années 1990

J’ai essayé, en préparant cette intervention, de comprendre quels avaient été les grands déterminants de la cristallisation de cette situation. J’en ai vu quatre.

a. Le premier, c’est que les maladies infectieuses sont dues à des organismes vivants. En ce sens-là, elles sont des maladies particulières : virus, champignons, bactéries, parasites s’adaptent à la réponse thérapeutique qu’on leur apporte et développent des résistances. Dans les années 1990, il y a aussi des maladies émergentes, évidemment l’infection à VIH mais d’autres également, comme Ebola.

En outre, des maladies qu’on croyait contrôlées, telles que la tuberculose ou la dengue, réémergeaient. On dit souvent que c’est une période où l’on avait cru qu’on pourrait vaincre les maladies infectieuses. En réalité, à toutes les périodes de l’histoire, certains ont eu la volonté de vaincre ces maladies pour des raisons sanitaires et médicales mais aussi politiques et économiques. Malgré la victoire historique sur la variole, il y a toujours eu d’autres personnes pour se rendre compte qu’il est difficile d’obtenir une victoire dans ce domaine (encore une fois parce qu’on s’attaque à des organismes vivants qui apprennent à se défendre). D’ailleurs, les personnes qui avaient dirigé cette opération d’éradication de la variole à l’échelle mondiale avaient été chargées par l’Assemblée mondiale de la Santé de déterminer si ce type d’éradication était reproductible à d’autres infections et d’autres épidémies endémiques, et elles avaient répondu que ce n’était pas possible. Elles estimaient que la variole présentait des caractéristiques originales, faute desquelles on pouvait difficilement envisager une victoire sous la forme d’une éradication à l’échelle mondiale. Ces caractéristiques étaient entre autres : la symptomatologie clinique très spectaculaire de la variole, un réservoir du virus seulement humain, l’existence d’un vaccin particulièrement efficace, des techniques d’injection bien adaptées aux situations de campagne de vaccination de masse. Les auteurs de ce travail ont conclu qu’il y avait peu de chances qu’on retrouve de telles conditions et qu’on puisse éradiquer d’autres maladies infectieuses. Entre-temps, dans les années 1990, un certain nombre d’institutions très puissantes, je pense à l’Académie de médecine des États-Unis sur le plan médico-sanitaire ou la CIA sur le plan de la sécurité publique, ont produit un rapport sur la menace en matière de sécurité publique que constituait l’épidémie de VIH. Il y a eu une prise de conscience de l’urgence de réactiver la lutte contre les maladies infectieuses.

b. Le deuxième déterminant, c’est que pendant qu’on ne s’intéressait que peu à renouveler les traitements contre les maladies infectieuses et qu’on laissait s’installer la situation que j’ai décrite en introduction, que faisait-on ? On croyait à une grande idée, à une solution définitive aux inégalités sanitaires et médicales : l’idéologie du développement sanitaire. Je pense qu’en s’éloignant de plus en plus historiquement de cette période, on a du mal à concevoir ce que ça a pu être mais c’était vraiment quelque chose de très ambitieux. Lors de la conférence d’Alma-Ata en 1978, les différents acteurs de la santé se fixaient comme objectif « la santé pour tous en l’an 2000 ». Il y a eu une liste de maladies et de populations prioritaires selon leur poids épidémiologique et les possibilités de les prévenir et de les traiter, ainsi que l’établissement d’une liste de médicaments essentiels. Quand on parle de médicaments essentiels on fait référence à ce travail de l’OMS pour développer une liste standardisée de médicaments et protocoliser leur utilisation, ce qui était un progrès tout à fait remarquable. Au même moment, en France, dans le dictionnaire officiel des médicaments, le Vidal, ce gros dictionnaire rouge que beaucoup d’entre nous ont utilisé, il y avait six mille références. Dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS, il y en a quelques centaines. C’était donc une rationalisation bienvenue et aux conséquences concrètes et pratiques pour la qualité des prescriptions. Il y avait aussi la vaccination avec les six mêmes antigènes pour tous les enfants du monde, qui a été initiée en 1975 et qui s’est surtout développée dans les années 1980. MSF y a participé dans certains pays comme le Yémen, pour s’apercevoir qu’on n’était pas la meilleure des organisations pour ces programmes de développement, mais que ça nous permettait d’intégrer et d’apprendre à gérer des campagnes de vaccination de masse, ce qui pouvait avoir un intérêt dans les urgences. La grande ressource humaine de cette ambition de développement sanitaire, c’était l’agent de santé c’est-à-dire un technicien sanitaire et non un infirmier ou un médecin. Le financement de cet effort mondial pour réduire les inégalités étaient les financements publics ainsi que le recouvrement des coûts. On est à une époque où la puissance publique ne souhaite plus financer l’intégralité des dépenses sociales et sanitaires. On demande donc aux usagers de participer aux coûts voire de les couvrir complètement. Une chose qu’ils ont du mal à faire dans des programmes de santé dont les patients sont à moitié convaincus de l’utilité. Cette « utopie sanitaire » comme dirait Rony Brauman produit à la fois des outils de travail tout à fait intéressants et des revers et des échecs à répétition à partir du milieu des années 1990. Ce sont par exemple des systèmes de santé où l’on prescrit, sans faire de diagnostic sérieux, des médicaments inefficaces contre le paludisme. Dans la plupart des domaines de prescription contre les maladies infectieuses, les produits utilisés sont devenus inefficaces au gré du développement des résistances. Donc voilà : si l’on ne s’était pas intéressé plus tôt au déficit de produits de santé et de médicaments efficaces contre les infections, c’est qu’on était occupé à autre chose. On était occupé à participer à ce grand effort de développement qui s’avérera être en partie une illusion. Quand on était sur le terrain dans les années 1980-90, on y croyait encore, je dirais. Cette croyance a persisté pour certaines équipes jusqu’au début des années 2000. Je pense aux équipes en RDC ou en Sierra Leone pour qui le respect de la standardisation voulue par les autorités sanitaires nationales et l’OMS était prioritaire sur l’adoption de nouveaux protocoles thérapeutiques pour lutter contre le paludisme. Même quand on essayait, comme au Burundi pendant l’épidémie de paludisme de 2002, de demander des exemptions pour cause d’épidémie meurtrière et d’inefficacité des traitements en cours, on se heurtait à des refus de la part des gouvernements, des organisations internationales comme l’OMS mais aussi de nos propres collègues. Nous faisions face à beaucoup de réticences de la part de ces derniers parce qu’ils estimaient que ça les détournait de leur objectif prioritaire qui était l’installation à l’échelle mondiale de la solution aux inégalités de santé qu’était censé être le développement sanitaire dans ses différentes composantes.

c. Le troisième déterminant, c’est qu’on assiste à la fin des années 1980 et au début des années 1990 au triomphe du libéralisme et de la globalisation. La guerre froide terminée, il y a une victoire totale d’un système économique sur l’autre et une espèce d’ivresse des organisations internationales dédiées à l’économie. Je pense aux politiques dites d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale qui saignaient complètement les secteurs entiers que sont la santé mais aussi l’aide sociale, l’éducation ou la culture. Les dépenses de ces secteurs sont considérées comme devant être couvertes par des initiatives privées. Tous les budgets d’États et d’organisations nationales sont diminués dans ces secteurs-là, entraînant au niveau des hôpitaux et des dispensaires de véritables catastrophes. Un livre porte sur les conséquences de telles politiques, c’est Une médecine inhospitalière de Jean-Pierre Olivier de Sardan et Yannick Jaffré, qui décrit ces phénomènes en Afrique de l’Ouest. Ces politiques se sont aussi illustrées par la globalisation des règles de la propriété intellectuelle applicables au commerce de médicaments. Les dispositifs qui permettaient de produire des médicaments génériques sans devoir respecter les brevets étaient en train de se fermer. Pourtant, ils nous avaient permis de faire des génériques d’antirétroviraux avec certains grands génériqueurs indiens, je pense au laboratoire CIPLA, avec lequel on a eu un partenariat très fructueux dans ce domaine. Toutes ces possibilités, ces dérogations, ces petits interstices qui existaient, étaient en train se fermer avec à la fois des États plus puissants et des entreprises pharmaceutiques multinationales essayant de globaliser les règles de la propriété intellectuelle. C’était un objectif tout à fait stratégique pour eux, comme l’exprimait à l’époque Robert Zoellick, le ministre du Commerce des États-Unis, en enjoignant d’arrêter une quarantaine de laboratoires qui faisaient un procès au gouvernement sud-africain pour non-respect de la propriété intellectuelle. Il leur disait « si vous faites ça, vous allez continuer à nourrir une hostilité dans le monde telle qu’on ne pourra pas globaliser les règles de la propriété intellectuelle ». Il fallait accepter un petit peu de souplesse sur quelques médicaments afin d’atteindre l’objectif de généraliser les règles de propriété intellectuelle applicables au commerce du médicament.

Cette période est également celle d’idées simplistes relatives à la santé publique et à son économie. J’en vois trois qui constituent une sorte de moteur idéologique.

- La première, c’est : il vaut mieux prévenir que guérir. Ce vieil adage a été particulièrement mis à mal par les expériences faites sur le VIH où l’opposition entre guérir par un traitement curatif et prévenir ne s’est pas faite comme elle se faisait auparavant pour d’autres maladies. Dans le VIH, il a été jusqu’à présent une bonne idée de chercher un traitement qui, à défaut d’être curatif, soit au moins suspensif car cette intention de suspendre l’évolution de la maladie a également interrompu dans bien des cas la transmission du virus, notamment entre partenaires sexuels.

- Une autre grande idée qui faisait souvent obstacle aux progrès sanitaires, c’est : il vaut mieux en finir une bonne fois pour toutes. C’est le fantasme éradicateur. Aujourd’hui, la rougeole, si l’on en croit les autorités de santé nationales et internationales, devrait avoir été éradiquée depuis 2015. On est, soi-disant, en phase d’éradication du paludisme. Cette idée a pour conséquence qu’il faut choisir des domaines où l’on peut envisager « d’en finir une bonne fois pour toutes » et qu’ils devraient être prioritaires.

- La dernière grande idée, c’est : il est préférable de limiter les dépenses sanitaires. Ces dépenses sont assimilées par les pensées libérales à de l’aide sociale rendant les gens dépendants et fainéants. Augmenter les budgets de la santé est pourtant une nécessité quand, pour traiter le paludisme en Afrique subsaharienne, on veut passer de la chloroquine et du Fansidar à une nouvelle génération de traitements : les combinaisons thérapeutiques basées sur des dérivés de l’artémisinine. On est passé d’un coût du traitement de quelques dizaines de centimes à quelques euros. Il a fallu un certain temps pour accepter qu’il était absolument indispensable d’augmenter les budgets de lutte contre le paludisme. Il fallait non seulement les augmenter pour le médicament mais aussi coupler l’activité de traitement avec une activité diagnostique efficace, donc payer les coûts des tests de diagnostic rapide. Et puis évidemment, même si ça ne peut pas remplacer les traitements, la prévention demeurait utile (comme la distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticides). Tout cela augmentait les budgets qui devaient être alloués aux activités médicales et à la santé publique dans un contexte où toutes ces dépenses étaient considérées comme nuisibles pour l’économie et le modèle économique triomphant de cette époque.

d. Le dernier déterminant que j’ai observé en matière d’accès aux médicaments, c’est la négligence puis la mobilisation des acteurs. Je dirais que le premier ennemi pour récupérer des gammes de médicaments efficaces sur les principales indications thérapeutiques de notre pratique médicale a été nous-mêmes. Je cite assez souvent cet exemple. L’année 2000, l’ensemble des directeurs médicaux de MSF émettaient une résolution envoyée à toutes les équipes de terrain en trois langues (anglais, français, espagnol) où ils affirmaient qu’il ne serait pas possible d’utiliser les antirétroviraux en Afrique, pas ad vitam aeternam mais au moins dans l’immédiat, alors que c’était en Afrique subsaharienne que la pandémie de VIH se développait le plus. La situation en Afrique australe et en Afrique centrale était dramatique. Je résume, mais on voit bien que l’ennemi c’est d’abord nous-mêmes. Beaucoup d’entre nous se satisfaisaient d’une situation de pénurie en disant « mais nous, de toute façon, on n’est pas en train d’oeuvrer pour le court terme, on travaille pour la solution globale », à savoir le plan mondial de développement sanitaire. Dans le même temps, cette négligence des acteurs habituels était combinée avec des nouvelles formes de mobilisation, des alliances avec de nouveaux acteurs qui nous ont énormément apporté. Pour lutter contre le VIH, on a, une fois n’est pas coutume, entretenu des relations constructives avec des associations de malades, de chercheurs, de praticiens, de droits de l’homme et en particulier de défense des droits des personnes LGBT. On a aussi renouvelé nos alliances avec des personnes et des organisations qui historiquement avaient travaillé sur ces questions d’accès aux médicaments. Je pense à mon éminente collègue, à Ellen’t Hoen, de Health Action International, ces personnes qui travaillaient sur ces sujets et qui nous ont éclairés sur les mécanismes qui conduisaient aux pénuries. Ce déterminant que je dirais subjectif, nos croyances, nos attitudes, nos alliances, ont fonctionné dans les deux sens comme un ensemble de blocages et d’avancées. Par exemple dans la maladie du sommeil, quand on a obtenu des traitements alternatifs à l’usage de l’arsenic, il a fallu faire des pressions extrêmement fortes sur nos équipes en Angola pour qu’elles les acceptent. Elles vivaient très bien avec le mélarsoprol quitte à tuer un certain nombre de malades en essayant de les guérir de cette infestation parasitaire. Et encore une fois, on a aussi eu la chance de rencontrer de nouveaux partenaires qui nous ont appris à faire campagne.

3. Remarques conclusives

Pour finir, je vais donner quelques éléments destinés à stimuler la réflexion, en reprenant quelques remarques qu’on s’est formulées à l’époque. Je me souviens quand les promoteurs et les concepteurs de la Campagne sont venus la présenter au conseil d’administration à Paris, des administrateurs ont fait la remarque qu’il eût peut-être mieux fallu parler de « malades négligés » que de « maladies négligées ». Je pense que c’était une bonne intuition. Les maladies et les pays négligés c’est une chose, mais souvent, on n’imagine pas que l’essentiel des pauvres dans le monde en nombre absolu habitent dans des pays dits intermédiaires sur le plan des revenus économiques et de l’économie. Des membres de la classe moyenne peuvent être très peu connectés aux circuits de distribution de certains médicaments tout à fait essentiels pour leur vie et leur survie. Je pense aux médicaments de l’oncologie aujourd’hui. Quand on questionne nos collègues médecins dans des pays dits intermédiaires, ils signalent tous à quel point il est difficile, y compris quand on a un budget à y consacrer, d’avoir accès aux traitements de l’oncologie. Je pense aussi à des populations de malades particulières pour lesquelles il nous a toujours fallu faire des efforts spécifiques : les usagers de drogues pour qui il vaut mieux penser les problèmes d’accès aux soins par leur situation sociale plutôt que par un phénomène lié à leur maladie. De même pour les personnes ayant des pratiques sexuelles stigmatisées, y compris des pratiques commerciales, pour lesquelles il faut vraiment se mobiliser parce qu’elles ont souvent des problèmes de santé importants. Il vaut mieux les définir par leur situation sociale et les discriminations qu’elles subissent que comme des personnes ayant des maladies négligées.

Demeurent certains angles morts de la Campagne de MSF :

- La criminalité dans le domaine du commerce des médicaments (mauvaise qualité, trafic). Les grands laboratoires l’ont bien compris puisqu’ils jouent les « chevaliers blancs » dans ce domaine.

- La pharmacovigilance. Il y a un problème avec les liabilities, les responsabilités légales en cas d’accident avec les médicaments. Pendant l’épidémie de COVID-19, les grands laboratoires imposaient aux États et aux opérateurs privés comme nous de se voir transférer des responsabilités légales en cas d’accident avec certains de leurs produits. Comment réagir ? C’est une question qu’il va falloir creuser dans les périodes à venir. Sachant que ce n’est pas un problème nouveau. Lors de l’épidémie de H1N1 en 2010, des États comme la Pologne n’ont acheté aucun vaccin parce qu’ils refusaient de se voir transférer la responsabilité en cas d’accident important.

- Le « marketing humanitaire ». Il y a eu des efforts de développement faits pour certains produits. Pourtant il faudrait élaborer une forme de marketing social et politique pour certains produits. Je pense à ces produits trop peu utilisés : le vaccin contre le rotavirus adapté à l’Afrique qu’Épicentre a développé, les antituberculeux de nouvelle génération, les aliments thérapeutiques dans le domaine de la malnutrition.

Je vais finir sur la Campagne d’accès aux médicaments essentiels en elle-même. On a créé une forme institutionnelle nouvelle, une innovation tout à fait intéressante et productive dans la galaxie Médecins sans frontières. Mais cela pose un problème qui n’est pas nouveau, à savoir : est-ce qu’on est en campagne pour l’éternité ? Parce qu’une campagne, ça se comprend dans une période limitée. Je crois que les gens qui ont démarré la Campagne pensaient à une période de quelques années, quatre, cinq ans, c’est-à-dire pour beaucoup, la Campagne en 2000 – 2005. Celle-ci est terminée depuis longtemps et on ne peut pas être en campagne permanente sous peine de devenir un acteur politique qui propose des solutions aussi globales que partisanes. Une des difficultés de l’évolution de la Campagne, c’est d’admettre qu’on ne peut pas assurer la pérennité d’une forme institutionnelle sans développer une idéologie qui n’a plus grand-chose à voir avec une activité relative à des problèmes concrets, pour lesquels dans de nombreux exemples on a trouvé des solutions pragmatiques. Or, je pense qu’il y a un glissement vers une activité idéologique, on l’a vu dans le Covid où la propriété intellectuelle selon MSF et sa Campagne d’accès aux médicaments était la cause du manque de vaccins dans les pays du Sud. Ce qui s’est avéré totalement infondé. Le facteur le plus critique, ce sont les savoir-faire et absolument pas les brevets. Le laboratoire Moderna a offert assez tôt de ne pas défendre ses brevets sur le vaccin Covid. Il y a eu un réflexe, je dirais, quasi automatique de la Campagne et de MSF à mettre en cause la propriété intellectuelle alors que cette fois un autre mécanisme était à l’oeuvre. Et puis, il y a eu un réflexe presque automatique : « s’il y a un nouveau produit, il faut que le monde entier, les plus pauvres, les Africains en particulier, en bénéficient à large échelle », sauf qu’ils en avaient besoin seulement pour des catégories limitées de personnes à risque. Il y avait pour une fois une inégalité démographique qui jouait en leur faveur : leur population est en moyenne beaucoup plus jeune que celle de l’Europe occidentale ou de l’Amé rique du Nord. Cela faisait que l’épidémie de Covid ne se présentait pas du tout sous la même forme et était beaucoup moins sévère dans ces pays-là. On entendait MSF et sa Campagne d’accès aux médicaments s’exprimer dans les médias en disant qu’il fallait en un an vacciner 70 % du monde entier avec deux doses. Une proposition ridicule car non souhaitable et non réalisable. En outre, on ne demandait pas leur avis aux populations des pays pauvres malgré le constat qu’une grande partie d’entre eux étaient réticents à la vaccination. Quand on est pris dans une idéologie, dans une pensée automatique, il est difficile de repérer et d’admettre de telles erreurs. Je finis donc sur une note un peu polémique. Mais cela me semble justifié par le fait que les controverses ont toujours été un moteur de MSF et de la Campagne.