En juillet 1995, une offensive des milices serbes de Bosnie entraîne la chute de l’enclave de Srebrenica.
Point de vue

Europe des bons sentiments, Europe de l’impuissance

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

"Plus jamais ça !". C'est ce qu'en 1945, à la découverte des horreurs des camps et des massacres de civils, on entendait sur toutes les lèvres. C'est ce que l'on avait déjà entendu en 1918 une fois révélées les horreurs de la guerre des tranchées. C'est ce qu'à nouveau on a pu entendre une fois dévoilés les massacres perpétrés par les Khmers Rouges.

C'est à coup sûr le slogan qui refleurira sur les ruines de Sarajevo lorsque la paix des cimetières règnera en Bosnie. On se souviendra peut-être que dans cette guerre, des milices armées, entraînées, informées par un Etat, se sont lancées dans un entreprise de "purification ethnique". Que des civils ont été exécutés après avoir été déshabillés : ils étaient circoncis, donc Musulmans, donc de trop sur cette terre. Qu'une stratégie de terreur systématique - bombardements de marchés, pilonnages d'hôpitaux, destruction des villes - a provoqué le plus grand exode que l'Europe ait connu depuis 1945. On se rappellera alors que cette guerre a été menée en direct sur nos écrans de télévision par un Etat européen contre des populations qui ont choisi démocratiquement de se séparer de lui. Au moment où l'on nous serinait sur l'air des lampions que la guerre était devenue impossible en Europe. C'est assurément le moment que choisiront les grandes consciences politiques de notre continent pour dire, d'un air grave : "Plus jamais ça !".

Alors que l'on commémore en France le 50ème anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv', un nouveau crime contre l'humanité est en train d'être commis à une heure trente de vol de Paris. Et sous nos yeux cette fois-ci, ce qui au moins nous interdira de dire que nous ne le savions pas. Certes des observateurs européens ont été envoyés, puis des Casques Bleus : tous ont soigneusement observé, risqué et parfois perdu leur vie pour cela, et fait des rapports confidentiels confirmant les massacres. Certes, dira-t-on encore, mais l'aide humanitaire est là, l'Europe n'a pas mesuré sa générosité.

Tout cela est exact, mais n'ôte rien, bien au contraire, à la sévérité de ce jugement : car dans l'ex- Yougoslavie, l'aide humanitaire n'a joué, sur le plan matériel, qu'un rôle marginal, les équipes et les facilités locales permettant dans une large mesure de faire face aux besoins. C'est donc sa fonction symbolique qui apparaît dès lors au premier plan, mettant en lumière ses contradictions les plus profondes: dans ce conflit, l'aide humanitaire - qui par principe ne connaît que des victimes- vient au secours des responsables politiques européens qui renvoient dos à dos agresseurs et agressés, victimes et bourreaux dans un discours dégoulinant de bons sentiments sur ces "violences d'un autre âge" et ces "haines tribales".

L'humanitaire, quelque soit le courage de ses volontaires, conforte à son corps défendant ce discours politique sur la "barbarie indifférenciée", tout en entretenant l'illusion d'un engagement européen : devant ce crime contre l'humanité, l'Europe, gouvernement français en tête, réagit par quelques camions de médicaments -indispensables-, accompagnés d'exclamations de circonstances -"mon dieu, quelle horreur !"- et l'on reprend vite son chemin pour ne pas manquer le prochain débat sur Maastricht. Seul Bernard Kouchner a osé parler d'agresseurs, tandis que la voix officielle de la France en la matière, Roland Dumas, se retranche derrière un sentiment réaffirmé de devoir accompli: "Nous avons fait tout ce qui était possible, nous n'avons rien à nous reprocher", déclare-t-il devant l'association de la presse diplomatique.

C'est l'infamie de cette démission politique, et le rôle pervers de l'humanitaire qui n'est plus que l'habillage de ce cynisme, que nous entendons dénoncer publiquement en appelant les gouvernements à prendre leurs responsabilités : intervenir pour mettre un terme à cette boucherie, desserrer l'étau dans sont écrasés les Bosniaques, et cesser de se défausser sur des actions de secours indispensables, certes, mais si décalées par rapport aux besoins qu'elles en perdent peu à peu leur sens. Peut-être une telle dénonciation et un tel appel ne sont-ils pas du ressort d'une organisation humanitaire. Mais ils sont le seul moyen de se défaire de cet autre rôle dont l'humanitaire en général risque de se trouver prisonnier, celui de substitut illusoire du politique. Et surtout, c'est aujourd'hui la seule façon de tendre une main digne aux Bosniaques.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Europe des bons sentiments, Europe de l’impuissance », 1 juillet 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/europe-des-bons-sentiments-europe-de-limpuissance

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