Claire Magone, Michaël Neuman & Fabrice Weissman
Directrice de la communication de Médecins Sans Frontières, basée à Paris
Après des études de communication (CELSA) et de sciences politiques (La Sorbonne), Claire Magone a travaillé plusieurs années avec des associations humanitaires, notamment en Afrique au Libéria, en Sierra Leone, au Soudan ainsi qu'au Nigéria. En 2010, elle devient directrice d’études au Crash, puis directrice de la communication de MSF en 2014.
Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).
Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique.
II. Histoire longue
Silence, on soigne... Un aperçu des prises de position publiques de MSF, de la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
FABRICE WEISSMAN
Dans un nombre croissant de pays, les législations nationales ou les accords-cadres signés avec les autorités contraignent MSF à un strict devoir de réserve (Éthiopie, Russie, Zimbabwé, Sri Lanka...). La multiplication de ces restrictions crée un malaise au sein de l’association, qui revendique l’usage d’une parole libre et agissante. Elle oblige ses responsables à se pencher à nouveaux frais sur une question constamment débattue depuis sa création : pourquoi intervenir dans le débat public ? Façonnées par les expériences de terrain et les courants idéologiques dominants, les réponses apportées par l’association ont évolué en quarante ans. Nous voudrions donner ici un aperçu des principales positions publiques adoptées lors des conflits armés par MSF, dans un contexte successivement marqué par la guerre froide, l’effondre- ment de l’ordre bipolaire et le développement des interventions armées internationales se réclamant de la défense des droits de l’homme.
Années 1970 : « Les bons samaritains de la catastrophe »
Contrairement à l’image popularisée par la presse et l’association, l’idée que le silence est une condition nécessaire à l’action est majoritaire parmi les fondateurs de MSF. La première charte de l’organisation (1971) stipule que ses membres s’interdiront « toute immixtion dans les affaires intérieures des États » et s’abstiendront de « porter un jugement ou d’exprimer publiquement une opinion – favorable ou hostile – à l’égard des événements, des forces et des dirigeants qui ont accepté leur concours ». À la question : « Un médecin témoin d’atrocités doit-il se taire ? » le médecin-colonel des sapeurs- pompiers, Gérard Pigeon, cofondateur de l’association, répond par l’affirmative dans un entretien accordé à L’Est républicain paru le 26 décembre 1971 : « Il faut être tout à fait clair : le médecin ne part pas comme témoin. Il ne va pas écrire un roman ou un article de journal, il vient soigner. Le secret médical existe, on doit le respecter. Si les médecins se taisent, on les laissera venir, sinon ils seront refoulés comme les autres. »
De fait, entre 1971 et 1975, la jeune association promeut une image dépolitisée mettant en avant le courage de ses volontaires et son efficacité technique médicale. C’est en 1977 qu’un représentant de MSF enfreint pour la première fois l’engagement statutaire à la confidentialité. Lors de son retour des camps de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise, Claude Malhuret dénonce sur la première chaîne de télévision française les « crimes révolutionnaires » des Khmers rouges, qui « exterminent des secteurs entiers du peuple au nom d’une voie communiste rénovée »Anne VALLAEYS, Médecins Sans Frontières. La biographie, Fayard, Paris, 2004, p. 236.. On ne trouve pas trace, dans les archives de MSF, des débats suscités par cette prise de parole qui entraîne pourtant une polémique, l’association recevant plusieurs lettres qui accusent ses dirigeants d’être des propagandistes à la solde de la CIA. Toujours est-il qu’en 1977-1978, l’engagement envers le « secret médical » est officiellement remis en question par les dirigeants de MSF. En 1978, le président annonce dans son rapport moral que les volontaires « rendront compte au bureau des violations des droits de l’homme et des faits inacceptables dont ils auront été témoins [...]. Le bureau décidera alors souverainement d’en informer l’opinion dans le cas où MSF aura été le seul témoin ».
Si une majorité de membres de MSF est favorable au « droit de témoigner », l’équipe dirigeante se déchire sur la place à lui accorder. Bernard Kouchner et une partie des fondateurs y voient la fonction première des « médecins sans frontières », qui doivent se garder de devenir des « bureaucrates de la misère, des technocrates de la charité »Ibid., p. 248.. L’action incombe aux États (démocratiques), que MSF doit se contenter de mobiliser à coups de tapage médiatique. Malhuret entend pour sa part ancrer le témoignage dans une pratique autonome et efficace de la médecine humanitaire, impliquant la professionnalisation de l’association. Mis en minorité, Bernard Kouchner quitte MSF en 1979.
La nouvelle équipe dirigeante utilise immédiatement le « droit de témoigner » au sujet du Cambodge en 1979-1980. Persuadée que le pays est en proie à une famine et que le régime pro-vietnamien détourne l’assistance humanitaire, MSF réclame la distribution d’une aide massive sous contrôle international à partir de la Thaïlande. À cette fin, ses dirigeants lancent, le 20 décembre 1979, un appel à l’organisation d’une Marche pour la survie du Cambodge. Le 6 février 1980, une centaine de manifestants, parmi lesquels Rony Brauman et Claude Malhuret pour MSF, Bernard-Henri Lévy pour AICF (Action internationale contre la faim) et Joan Baez pour IRC (International Rescue Committee) se présentent à la frontière thaïlando-cambodgienne à la tête d’un convoi de nourriture. Sans surprise, ils sont refoulés. Plus nombreux que les manifestants, les journalistes couvrent abondamment l’événement, qui est dénoncé par le régime pro-vietnamien et ses alliés comme une manifestation impérialiste et réactionnaire. La contestation se développe également à l’intérieur de MSF, où certains accusent la direction de s’être prêtée à une manipulation propagandiste des États-Unis, notamment en s’associant avec IRC (souvent considéré comme une officine de la CIA).
À ceux qui soutiennent que MSF doit « faire de l’humanitaire, pas de la politique », Malhuret répond : « C’est de la politique au bon sens du terme. Des types crèvent de faim au Cambodge, on ne peut pas intervenir. Si vous aviez su pour Auschwitz, auriez-vous fait l’autruche ? » Ibid., p. 321.
La référence au rôle contesté du CICR pendant la Seconde Guerre mondiale est alors omniprésente dans les justifications avancées par Malhuret et Brauman, pour qui le totalitarisme communiste est la matrice des processus génocidaires contemporains. Or, à leurs yeux, la « détente » ne recouvre qu’une vaste offensive soviétique dans le tiers monde. À la fin des années 1970, l’ancienne Indochine est entièrement passée aux mains des alliés de Moscou et de Pékin, l’influence soviétique s’étend en Afrique (Angola, Éthiopie, Mozambique...), l’Amérique latine connaît plusieurs mouvements révolutionnaires (Nicaragua, Salvador, Guatémala) et l’Armée rouge envahit l’Afghanistan. Présente dans les camps de réfugiés, dont le nombre passe de 3 millions à 11 millions entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, MSF constate que 90 % d’entre eux fuient des régimes communistes.
Au regard des objectifs opérationnels affichés – assurer une distribution indépendante des secours –, la Marche pour la survie du Cambodge est un échec. Il se trouve qu’il n’y avait pas de famine, comme l’apprendra l’association quelques années plus tard. Non que les autorités aient distribué l’aide qui leur parvenait, mais tout simplement parce qu’il n’y avait pas de pénurie alimentaire généralisée. Contrairement à l’opinion générale, l’état de dénutrition des réfugiés arrivant en Thaïlande (qui avait déclenché l’alerte) n’était pas représentatif de la situation à l’intérieur du Cambodge Rony BRAUMAN, « Les liaisons dangereuses du témoignage humanitaire et des propagandes politiques », in Marc LE PAPE, Johanna SIMÉANT et Claudine VIDAL (dir.), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, La Découverte, Paris, 2006, p. 188-204.. La Marche permet cependant à l’association de revenir sur le devant de la scène médiatique en posant un acte politique porteur d’au moins trois significations : en réclamant une distribution des secours indépendante, MSF affirme que, sans un minimum d’autonomie d’action, l’aide est condamnée à servir les intérêts des pouvoirs politiques au détriment de la population ; en s’adressant à l’opinion publique, et par son intermédiaire aux États, elle souligne que cette autonomie se gagne à l’issue d’un rapport de forces dans lequel pèse l’image des pouvoirs sur la scène internationale ; en mettant en scène le refus des autorités pro-vietnamiennes, elle signifie que cette autonomie est inexistante dans les régimes totalitaires, où l’aide est condamnée à se transformer en instrument d’oppression. Neuf ans après la création de MSF sur la base du silence et de la neutralité, ses dirigeants font de la prise de parole publique une modalité de l’action humanitaire permettant de soutenir et de prolonger les politiques d’assistance.
Années 1980 : La guerre contre le communisme
La dénonciation des crimes de l’Armée rouge en Afghanistan est emblématique de la pratique du témoignage comme prolongement de l’action médicale. Présente dans les maquis afghans depuis 1981, MSF doit faire face aux contraintes logistiques et sécuritaires associées au caractère clandestin de sa mission mais aussi aux stratégies politiques et militaires tribales des chefs de guerre afghans : « Les relations avec les moudjahidines nous donnaient infiniment plus de fil à retordre que l’Armée Rouge »Anne VALLAEYS, Médecins Sans Frontières. La biographie, op. cit., p. 417., rapporte Juliette Fournot, principale responsable de la mission. Pourtant, MSF ne prend pas la parole pour critiquer les entraves à l’action imposées par la résistance afghane ; elle dénonce les bombardements massifs, le largage de mines antipersonnel, l’incendie des villages et des récoltes par les forces d’occupation soviétiques. « En dénonçant ce qui se déroulait là-bas, nous “soignions” davantage de gens qu’en portant assistance à quelques Afghans que nous pouvions atteindre. Alertant l’opinion publique, nous mettions les politiques face à leurs responsabilités, nous les contraignions à intervenir pour arrêter le massacre »Ibid., p. 441., estimera Malhuret des années plus tard.
Pour les dirigeants de l’association, « mettre les politiques face à leurs responsabilités » signifie, dans le contexte de la guerre froide, appeler les démocraties libérales à redoubler d’efforts dans la lutte contre le communismeCf. par exemple Claude MALHURET, « Report from Afghanistan », Foreign Affairs, hiver 1983-1984 (1983), p. 426-435.. À cette fin, Malhuret se rend plusieurs fois aux États-Unis entre 1983 et 1985, à l’invitation d’intellectuels néoconservateurs et du sénateur républicain Gordon J. Humphrey. Ce dernier est l’un des promoteurs de l’« opération Cyclone », par laquelle la CIA équipe et finance la résistance afghane entre 1979 et 1989. La médiatisation de l’action de MSF en Afghanistan et de ses récits sur les exactions de l’Armée rouge alimente alors l’entreprise de réarmement moral lancée par les intellectuels néoconservateurs et l’administration américaine à partir du milieu des années 1970. Profitant du nouvel engouement politique pour les droits de l’homme qui saisit une Amérique en quête de purification morale (retour du religieux, malaise de l’opinion à l’égard des atrocités commises au Vietnam, scandale du Watergate), ils utilisent les mouvements de défense des droits de l’homme dans la guerre idéologique contre le communisme (soutien aux dissidents soviétiques, au syndicat polonais Solidarnos ́c ́, aux signataires de la Charte 77 en Tchécoslovaquie, etc.)Cf. Justin VAÏSSE, Histoire du néo-conservatisme aux États-Unis, Odile Jacob, Paris, 2008, p. 155-58.. MSF reçoit plusieurs financements de la NED (National Endowment for Democracy), fondation destinée à exporter le soft power américain par le biais d’organisations de la société civile.
La NED n’est pas flouée. En 1984, MSF crée la fondation Liberté Sans Frontières (LSF), centre de recherche sur les questions de développement et de droits de l’homme. Son comité scientifique est composé de penseurs de la droite libérale et atlantiste, issus pour la plupart du comité de rédaction de la revue Commentaire, fondée par Raymond Aron. En 1985, LSF organise un colloque, « Le tiers-mondisme en question », dans lequel est fustigé ce qu’elle considère comme le prêt-à-penser idéologique du milieu de l’aide : le tiers-mondisme, qui, au nom de l’anti-impérialisme, justifierait l’alignement aveugle des ONG derrière les gouvernements issus des indépendances alliés de Pékin ou de Moscou. « Le discours de LSF est profondément imprégné des idéologies dont il prétend être dégagé ; il ne se situe pas ailleurs mais en un lieu bien précis, celui de la pensée reaganienne et pro-américaine », commente Alain Gresh dans un cahier spécial du Monde diplomatique en mai 1985.
Parallèlement à la dénonciation des crimes du totalitarisme, MSF prend la parole dans les années 1980 pour tenter de s’extraire des situations où elle estime que l’aide humanitaire « joue un jeu pervers » au point d’être « complice d’une politique criminelle »Rony BRAUMAN, cité dans Laurence BINET, Famine et transferts forcés de populations en Éthiopie, 1984-1986, Conseil international de MSF, CRASH/Fondation MSF-France, Paris, janvier 2005, p. 64.. En 1984-1985, l’Éthiopie est le théâtre d’une famine et d’une importante opération de secours. Celle-ci est financée par les États occidentaux et les donateurs privés mobilisés par une campagne médiatique sans précédent qui culmine avec l’organisation, par le chanteur Bob Geldof, du concert Live Aid. Au premier semestre 1985, MSF, qui mène des activités nutritionnelles et hospitalières dans plusieurs camps accueillant des dizaines de milliers de personnes fuyant la famine, comprend que les centres de distribution de nourriture sont des pièges : les autorités exercent un chantage à l’aide alimentaire, réservant celle-ci aux familles qui acceptent de participer à un programme de réinstallation du nord vers le sud du pays, visant principalement à dépeupler les zones rebelles. Les récalcitrants sont embarqués à la pointe du fusil.
MSF estime qu’au moins 100 000 personnes sont mortes au cours de leur transfert et durant les trois premiers mois de leur réinstallation. En septembre 1985, elle lance une campagne d’opinion, appelant – sans succès – les bailleurs de fonds et les organisations humanitaires à constituer un front commun pour exiger un moratoire sur les déportations, qui tueraient plus que la famine elle-même. Un mois plus tard, elle est expulsée d’Éthiopie.
Si cette prise de parole finit par se confondre avec la dénonciation des désastres du totalitarisme, elle procède d’une démarche différente des interventions publiques concernant l’Afghanistan. Elle n’entend pas prolonger l’action de secours, mais mettre en cause l’enrôlement de celle-ci dans la mise en œuvre de programmes meurtriers. Par le biais de l’opinion, MSF s’adresse à l’ONU, aux ONG et aux États occidentaux, dont elle vise à transformer les pratiques d’assistance afin que celles-ci ne dépassent pas « la limite, floue mais bien réelle, au-delà de laquelle l’aide aux victimes se transforme insensiblement en soutien aux bourreaux ». Rony BRAUMAN, rapport moral, MSF, Paris, 1987.
Au final, dénonçant le totalitarisme communiste comme l’origine des plus grands désastres humains et du retournement de l’action humanitaire contre ses bénéficiaires, MSF fait cause commune pendant la guerre froide avec le camp libéral. Elle inscrit son action dans le combat pour les droits de l’homme et la démocratie : « Même imparfaits, les [systèmes politiques libéraux] sont les seuls de l’histoire ayant permis des avancées importantes sur le plan des libertés et de la justice socialeLiberté Sans Frontières, cité dans Anne VALLAEYS, Médecins Sans Frontières. La biographie, op. cit., p. 483.. » Dans cette ligne, l’association se porte candidate, en 1988, au prix européen des droits de l’homme, décerné par le Conseil de l’Europe. Estimant que celui-ci constituerait une « reconnaissance morale donnant plus de poids à [ses] interventions dans le tiers monde »MSF, « Candidature au prix des droits de l’homme du Conseil de l’Europe », 20 décembre 1988., elle fait valoir que « depuis ses origines, MSF inscrit son action dans le cadre de la promotion et de la défense des droits de l’homme » : par son action, elle répond au « droit des populations à avoir accès aux soins médicaux », par sa présence, elle joue un « rôle dissuasif déterminant pour éviter les atteintes aux droits de l’homme ». Elle se réserve enfin le « droit de témoigner publiquement sur les exactions dont ses équipes ont connaissance lorsqu’elles se trouvent seules sur un terrain où les observateurs extérieurs ne peuvent enquêter »Ibid.. Le prix – triennal – est décerné en 1989 à Lech Waleçsa, avant d’être attribué en 1992 à MSF.
Années 1990 : le pari de l’internationalisme libéral
Avec la fin de la guerre froide, le témoignage public et la défense des droits de l’homme commencent à acquérir une certaine légitimité au sein des quatre autres sections de MSF. Créées au cours des années 1980 en Belgique, en Hollande, en Espagne et en Suisse, elles s’étaient jusqu’alors résolument opposées à la pratique française du témoignage, accusée de politiser MSF en violation de ses statuts. Au terme d’âpres discussions, l’ensemble des sections décide en 1992 de supprimer les dispositions de la charte engageant les membres de MSF à un strict devoir de réserve et leur interdisant toute immixtion dans les affaires intérieures d’un État. Aussi, retracer l’évolution des prises de parole à partir des années 1990 n’est pas aisé, tant les messages sont multiples, évolutifs, contradictoires, fortement influencés par les expériences de terrain et objets de virulentes polémiques à l’intérieur du mouvement. Nous en donnerons une lecture sélective principalement tirée des expériences de la section française.
Au cours des années 1990, les camps de réfugiés tendent à disparaître et l’aide humanitaire à se déployer à l’intérieur des zones de conflits. Aux missions clandestines menées sous la protection d’une guérilla succèdent des projets de plus grande envergure qui nécessitent l’accord de plusieurs belligérants. Ces derniers sont particulièrement nombreux dans les pays tels que la Somalie et le Libéria, ou, à l’instar des gouvernements irakien, birman et soudanais, foncièrement hostiles à l’intervention d’ONG occidentales. Alors qu’elle n’a jamais été aussi présente au cœur de la guerre, MSF estime, en 1992, que « le principal problème aujourd’hui est celui de l’accès aux victimes : les autorités ou les factions s’opposent à l’action humanitaire, témoin gênant de leurs exactions, et l’insécurité rend l’intervention de plus en plus périlleuse ».François JEAN, « Populations en danger. Les propositions de MSF », Mes- sages, no 55, décembre 1992.
Face à ces difficultés, MSF doit compter avec les ressources et les contraintes associées à une nouvelle forme d’internationalisation des conflits. Durant les cinq années qui suivent la première guerre du Golfe (1990-1991) – présentée par l’administration américaine comme l’acte inaugural d’un « nouvel ordre mondial » –, le Conseil de sécurité des Nations unies lance vingt-quatre missions de maintien de la paix, autant que pendant les quarante-cinq premières années de son existence. Établissant un lien entre les atteintes à la paix et les violations du droit international humanitaire, l’ONU autorise le recours à la force pour sécuriser les opérations d’assistance dans le Kurdistan irakien, en Somalie et en Bosnie notamment. Alors que, traditionnellement, les médecins humanitaires escortaient les armées, « ce sont à présent les armées qui escortent les volontaires des organisations humanitaires»Jacques DE MILLIANO, « Introduction », in François JEAN (dir.), Face aux crises, Hachette, Paris, 1993, p. 10., observe avec perplexité MSF en 1993.
Néanmoins, ses dirigeants accueillent favorablement l’implication croissante de l’ONU et des États occidentaux dans les conflits. Le totalitarisme soviétique vaincu, les États démocratiques et l’ONU auraient plus que jamais un « rôle essentiel à jouer [...] pour obtenir un réel accès aux victimes et faire cesser les violations des droits de l’homme »François JEAN, « Crise et intervention », in François JEAN (dir.), Populations en danger, Hachette, Paris, 1992, p. 37.. Cependant, MSF multiplie les interpellations à l’adresse des gouvernements occidentaux et de l’ONU, elle critique tout particulièrement les interventions militaires se donnant pour mandat de protéger les acteurs humanitaires. Celles-ci ne permettent pas toujours d’améliorer l’accès aux victimes. Mais, surtout, elles constituent un « alibi » permettant aux puissances occidentales de se défausser de ce qui est, selon MSF, leur responsabilité première : lutter contre les violations massives des droits de l’homme, y compris par des moyens militaires.
C’est à propos de l’intervention internationale en Irak que MSF développe pour la première fois sa critique de l’« alibi humanitaire ». Profitant de l’ébranlement du régime irakien au sortir de la première guerre du Golfe, les populations kurdes et chiites se soulèvent en mars 1991, avant d’être écrasées par la garde républicaine, qui pousse plus d’un million de Kurdes à l’exode. Les déplacés s’entassent aux frontières iranienne et turque, suscitant les inquiétudes d’Ankara, qui craint une arrivée massive de Kurdes dans les provinces où son armée combat déjà une insurrection. Le 5 avril 1991, le Conseil de sécurité condamne la répression des populations kurdes et demande à l’Irak de faciliter l’accès immédiat des organisations humanitaires internationales à tous ceux qui ont besoin d’assistance. Français et Américains engagent leur armée dans une vaste opération de secours et de rapatriement (« Provide Comfort »), techniquement réussie, à laquelle participent une soixantaine d’ONG, dont MSF. Pour autant, celle-ci critique le cynisme avec lequel les États occidentaux, après avoir encouragé les Kurdes et les Chiites à se révolter, les auraient laissés se faire massacrer. Du point de vue de MSF, « Provide Comfort » sert à « enjoliver l’échec partiel d’une guerre du Golfe incapable de venir à bout de Saddam Hussein ».Guy HERMET, « Les États souverains au défi des droits de l’homme », in François JEAN (dir.), Face aux crises, p. 191.
Implicite dans le cas du Kurdistan, la condamnation de l’humanitaire d’État comme alternative à la guerre contre des pouvoirs criminels est au cœur de la campagne d’opinion menée par MSF durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). À l’origine d’au moins 60 000 mortsCf. Xavier BOUGAREL, Bosnie. Anatomie d’un conflit, La Découverte, Paris, 1996, p. 11-12., le conflit entraîne le déplacement de deux millions de personnes, soit la moitié des habitants. Induits par des pratiques de terreur (massacres, incendies de village, exécutions, viols, internement...), les transferts de population ne sont pas une conséquence indirecte de la guerre, mais l’un de ses principaux enjeux. Les partis nationalistes croate, musulman et serbe (ce dernier bénéficiant d’une supériorité militaire grâce au soutien de l’armée yougoslave) défendent chacun un projet plus ou moins radical d’homogénéisation ethnique des territoires qu’ils revendiquent.
Dans ce pays d’Europe centrale doté d’un système de santé moderne et d’un personnel médical qualifié, les interventions médicales de MSF sont d’une utilité marginale. L’action de l’association se concentre principalement sur l’assistance aux déplacés et l’approvisionnement médical des enclaves musulmanes encerclées par les forces bosno-serbes. « Au-delà de l’assistance matérielle, nous envisagions la présence dans ces villes assiégées comme un acte symbolique : la nécessité d’être témoins », souligne rétrospectivement Pierre Salignon, membre de la mission de MSF-France en Bosnie.Anne VALLAEYS, Médecins Sans Frontières. La biographie, op. cit., p. 686.
Témoins de l’asphyxie des enclaves où s’entassent des milliers de déplacés exposés au feu des snipers et des artilleurs serbes, connaissant l’existence de camps d’internement civils, ainsi que les méthodes terroristes utilisées par les miliciens pour chasser les populations, les équipes de MSF n’entendent pas rester neutres entre assiégeants et assiégés, déportés et organisateurs des déportations. Dès le mois d’avril 1992, puis lors de la visite en juin du président français François Mitterrand à Sarajevo, qui explique que l’engagement de la France et de l’ONU se limitera à la protection des secours humanitaires, les responsables de MSF multiplient les déclarations à la presse. Ils dénoncent la « passivité de la communauté internationale » et plus particulièrement des États européens face à la « purification ethnique » en Bosnie. Pour MSF, l’homogénéisation ethnique des territoires à laquelle procèdent les miliciens serbes manifeste la résurgence du totalitarisme génocidaire au cœur de l’Europe. C’est pourquoi elle juge l’action humanitaire menée par les ONG dérisoire, si ce n’est complice, en raison de son « rôle d’accompagnateur, voire d’auxiliaire », d’une politique criminelleRony BRAUMAN, « Introduction », François JEAN (dir.), Populations en danger, op. cit., p. 10.. À ce titre, la section française suggère, en 1992, à l’ensemble du mouvement de stopper toute opération en Bosnie. « Ce sont les collines de Sarajevo qu’il faut bombarder. Il faut déclarer la guerre aux nationalistes serbes »Anne VALLAEYS, op. cit., p. 666., déclare Rony Brauman sur les ondes de RTL en avril 1992.
Outre la mobilisation du spectre génocidaire, MSF ancre son appel aux armes dans le droit international humanitaire. Ainsi, en novembre 1992, les équipes réalisent une enquête, la première du genre, auprès d’une soixantaine de réfugiés bosniaques accueillis en France. Cherchant à retracer l’histoire de leur fuite et à qualifier juridiquement les violences auxquelles ils ont survécu, le rapport sur « le processus de purification ethnique dans la région de Kazarac » conclut que « les exactions commises par les Serbes de Bosnie-Herzégovine ne relèvent plus seulement des violations de droits de l’homme ou du crime de guerre mais d’un crime avéré contre l’humanité, selon la définition du Tribunal de Nuremberg ». Le rapport est diffusé à la presse ainsi qu’à de nombreuses institutions, comme le Congrès américain, et au rapporteur spécial de l’ONU pour la Yougoslavie. L’appel aux armes prend ici la forme d’un appel à une « opération de police internationale [...], les États ont le devoir de faire cesser, par tous les moyens possibles, les violations graves du droit humanitaire ».Françoise BOUCHET-SAULNIER, « Maintien de la paix et droit humanitaire : la contradiction », in François JEAN (dir.), Face aux crises, p. 200.
En exigeant des gouvernements occidentaux qu’ils fassent la guerre aux régimes oppresseurs au lieu de protéger les opérations de secours, MSF s’engage dans le débat public aux côtés des courants néoconservateurs et internationalistes libéraux. Depuis la chute du mur de Berlin, ces derniers affirment avec insistance qu’il est de la responsabilité et dans l’intérêt des démocraties libérales d’user de leur puissance militaire pour défendre les droits de l’homme à l’extérieur de leurs frontières. De manière surprenante, l’engagement probosniaque de MSF ne semble pas provoquer de représailles directes de la part des milices serbes, avec lesquelles elle doit négocier sa présence en ex-Yougoslavie. En revanche, la rhétorique néoconservatrice qu’elle contribue à amplifier est vertement critiquée par des spécialistes de la Bosnie-Herzégovine comme un facteur de radicalisation du conflit. Les appels aux armes, désignant le nationalisme serbe comme une version contemporaine du nazisme, encourageraient l’escalade militaire et le recours à des stratégies victimaires par les partis nationalistes croate et musulman, soupçonnés d’exposer délibérément leur population pour provoquer le soutien armé de l’Occident.Cf. par exemple Xavier BOUGAREL, op. cit., p. 17.
Somalie, Rwanda : les limites de l’interventionnisme libéral
L’engagement interventionniste de MSF est néanmoins ébranlé en Somalie, où l’association constate que le remède militaire international peut s’avérer pire que le mal. Les troupes américaines et onusiennes, qui débarquent à Mogadiscio en 1992-1993, ont pour principal mandat de sécuriser les opérations de secours humanitaires dans un contexte de famine et d’insécurité généralisées. L’arrivée des forces étrangères suscite des réactions mitigées de la part de MSF. La section belge se montre officiellement favorable, car elle y voit le moyen d’accéder aux zones rurales, de « garantir [aux humanitaires] une protection plus efficace », ainsi qu’« un arrêt du cercle vicieux qu’est le paiement des milices ». Confrontée à l’effondrement de l’État et à la privatisation de la violence, MSF est en effet contrainte de louer les services de gardes armés mis à disposition par des chefs de guerre, ainsi directement financés par l’association, ce qui suscite des critiques de la part de journalistes ou de volontaires. Les sections française et hollandaise sont en revanche plus sceptiques face au débarquement très médiatique des troupes internationales. Elles estiment que la stratégie de dialogue et de négociation adoptée jusqu’alors par le représentant spécial des Nations unies est plus à même de créer les conditions favorables à l’expansion des activités de secours.
Dans les premiers mois de 1993, le déploiement international permet de multiplier les distributions de nourriture à l’intérieur du pays, contribuant ainsi à endiguer la famine déjà sur le déclin. Mais rapidement, les forces internationales se transforment en partie en conflit responsable de nombreuses exactions : bombardements d’hôpitaux et de locaux d’organisations de secours, torture et assassinat de non-combattants, massacres de civils. Assimilées aux forces internationales, les organisations humanitaires sont prises pour cibles par les factions auxquelles l’ONU et les États-Unis ont déclaré la guerre. La section française se retire du pays en 1993, dénonçant la « confusion militaro-humanitaire » qui l’expose, et le retournement de la logique humanitaire : « Pour la première fois, en Somalie, on a tué sous la bannière de l’humanitaire. » Rony BRAUMAN, Le Crime humanitaire. Somalie, Arléa, Paris, 1993, p. 31.
MSF en conclut que la protection armée internationale est un piège. Face à l’effondrement de l’État, l’horizon politique d’une intervention militaire ne peut être qu’une mise sous tutelle internationale – projet aux relents coloniaux, dont le coût politique et financier empêche d’envisager la réalisation, estiment alors les dirigeants de l’association. Guy HERMET, « Rwanda : l’outrage humanitaire », in François JEAN (dir.), Populations en danger 1995. Rapport annuel sur les crises majeures, La Découverte, Paris, 1995, p. 94-95.
À l’issue de l’expérience somalienne, MSF esquisse une première critique publique de l’interventionnisme militaire international. Elle en souligne les limites, les possibles dérives criminelles, ainsi que ses effets pervers sur les acteurs de secours assimilés aux militaires chargés de les protéger. Ces réserves seront balayées devant la gravité exceptionnelle de la crise qui ravage la région des Grands Lacs en Afrique centrale entre 1994 et 1997.
D’avril à juillet 1994, la population tutsie est systématiquement pourchassée et exterminée au Rwanda. Active dans plusieurs villes du pays, MSF prend progressivement conscience du caractère génocidaire des massacres. Alors que le génocide est délibérément nié par les membres du Conseil de sécurité des Nations unies, décidés, pour des raisons diverses, à ne pas intervenir, MSF lance, pour la première fois de son histoire, un appel explicite à une intervention armée internationale contre un régime qui pratique « l’extermination planifiée et méthodique d’une communauté »Appel de MSF-France publié dans Le Monde, 18 juin 1994, cf. Laurence BINET, Génocide des Rwandais tutsis, 1994, Conseil international de MSF- CRASH/Fondation MSF-France, 2004, Paris, p. 52-53.. Au second semestre 1994, MSF s’élève contre la reconstitution de l’administration génocidaire dans les camps de réfugiés rwandais au Zaïre et en Tanzanie, qui accueillent près de 2 millions de personnes. Alors que le secrétaire général des Nations unies ne parvient pas à réunir les forces nécessaires pour neutraliser le réseau génocidaire, MSF interpelle l’ONU et les puissances occidentales afin qu’elles démilitarisent les camps, qu’elles en assurent la police et qu’elles arrêtent les organisateurs du génocide. L’échec de ces démarches convainc l’association de quitter les camps entre 1994 et 1995 pour ne pas être « complice des auteurs du génocide » Libération, 15 novembre 1994. auxquels elle a appelé à faire la guerre.
Un an plus tard, les camps du Zaïre sont attaqués les uns après les autres par l’armée du nouveau régime rwandais et ses alliés congolais. Revenue dans la région en novembre 1996, MSF appelle, pour la seconde fois, à une intervention internationale armée pour « protéger les réfugiés et garantir l’accès à l’aide ». L’intervention n’a pas lieu, les États occidentaux arguant du retour d’un grand nombre de réfugiés au Rwanda pour décréter la fin de la crise. Plusieurs centaines de milliers de Rwandais ont pourtant refusé de regagner leur pays. Ils sont impitoyablement pourchassés par l’armée rwandaise et ses alliés congolais, qui utilisent les organisations humanitaires comme appât pour attirer les personnes en fuite, non pour les déporter comme en Éthiopie, mais pour les éliminer physiquement. Pendant toute l’année 1997, MSF dénonce publiquement les massacres et les violations des droits de l’homme dont ses équipes ont connaissance, sans parvenir réellement à susciter d’initiatives permettant de s’opposer aux tueurs.
En 1997, rappelant que MSF a tout essayé pour tenter « d’humaniser l’inhumain », le président de la section française constate les limites de l’action humanitaire face aux violences extrêmes : « Nous avons essayé de faire le moins de mal possible. »Philippe BIBERSON, rapport moral 1996-1997, MSF, Paris.
Dès le milieu des années 1990, l’euphorie postguerre froide nourrissant l’espoir d’un « nouvel ordre mondial fondé sur les droits de l’homme »François JEAN, « Crise et intervention », loc. cit., p. 36. fait place à une prudence teintée d’amertume. « Attention à la vision mégalomaniaque qui prétendrait universaliser le combat pour la justice et la démocratie et tomber dans la vision onusienne d’un bien-être universellement partagé », déclare Philippe Biberson lors de l’assemblée générale de 1996. MSF-France amorce un recentrage de ses prises de position publiques sur les politiques d’assistance et prend ses distances vis-à-vis de l’interventionnisme libéral confiant à l’ONU, appuyée par les démocraties occidentales, la responsabilité de garantir le respect des droits de l’homme à l’échelle de la planète.
Années 2000 : la « confusion des genres »
Au moment où MSF s’interroge sur le sens de ses appels à l’ONU et aux États occidentaux, les interventions militaires internationales se multiplient. En mars 1999, l’OTAN entame une campagne de bombardements aériens contre la République fédérale de Yougoslavie, entraînant le retrait des forces armées serbes, qui terrorisaient la population albanophone du Kosovo. Cinq mois plus tard, des troupes australiennes débarquent au Timor-Oriental sous la bannière de l’ONU, mettant un terme aux exactions des milices pro-indonésiennes hostiles à l’accession à l’indépendance de l’ancienne colonie portugaise. En mai 2000, un corps expéditionnaire britannique vient prêter main-forte aux forces des Nations unies déployées en Sierra Léone, contribuant à ramener un calme précaire dans ce pays ravagé par dix années de guerre civile. Un an plus tard, les attentats perpétrés aux États-Unis le 11 septembre sont suivis de l’invasion de l’Afghanistan (octobre 2001) puis de l’Irak (2003). Dans le même temps, les opérations de maintien de la paix des Nations unies sont renforcées, se voyant confier, de façon plus fréquente, le mandat de protéger les populations civiles et non plus seulement les secours humanitairesCes opérations des Nations unies ont lieu notamment en République démocratique du Congo (1999), au Liberia (2003), en Haïti (2004), en Côte d’Ivoire (2004), au Burundi (2004), au Soudan (2005).. Avec 140 000 soldats et policiers déployés dans seize pays, les forces de l’ONU deviennent en 2006 la deuxième armée du monde déployée en opération extérieure après les États-Unis.
Ce regain d’interventionnisme est justifié par des considérations de sécurité (préserver les démocraties des menaces globales : pandémies, migrations, crime organisé, terrorisme, etc.) et des considérations humanitaires (lutter contre les violations massives des droits de l’homme, libérer les populations du besoin et de l’oppression). L’Europe et les États-Unis « ne peuvent tourner le dos aux conflits et aux violations des droits de l’homme s’[ils] veulent préserver [leur] sécurité », déclare, dès le mois d’avril 1999, le Premier ministre britannique Tony Blair. Quant au nouveau secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, il inscrit le débarquement des troupes australiennes au Timor-Oriental dans le cadre de la responsabilité des États membres à faire prévaloir collectivement le respect des droits de l’homme sur la souveraineté nationale. Enjoignant au Conseil de sécurité d’adopter une doctrine d’intervention, « la responsabilité de protéger », autorisant le recours à la force « face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica et devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme »« Nous les peuples. Le rôle des Nations unies au XXIe siècle », rapport du millénaire du secrétaire général de l’ONU, 2000., il qualifie d’« historique », le 1er juillet 2002, la création de la Cour pénale internationale (CPI), première juridiction permanente chargée de juger les auteurs de crimes de guerre et de génocide.Nations unies, Communiqué de presse, New York, 1er juillet 2002.
Affirmant que les buts de l’ONU et des puissances occidentales se superposent à ceux des organisations humanitaires, les bailleurs de fonds enjoignent à ces dernières d’abandonner leur neutralité et de rejoindre les coalitions politiques et militaires pilotées par New York ou Washington. À l’exception de l’Irak, où ONG européennes et américaines se divisent sur l’opportunité du recours à la force, elles sont nombreuses à prendre le parti des troupes internationales et à participer aux politiques de stabilisation (au Kosovo, en Sierra Leone, en Afghanistan, en RDC, etc.). Beaucoup estiment contribuer ainsi à l’objectif « qui seul peut se définir comme réellement humanitaire : hâter la fin d’une guerre » et « remplacer au plus vite un régime mortifère par un gouvernement civilisé »Michael BARRY, « L’humanitaire n’est jamais neutre », Libération, 6 novembre 2001. (selon les termes employés par le chercheur et ancien volontaire humanitaire Michael Barry à propos de l’Afghanistan).
Dès l’intervention de l’OTAN au Kosovo, MSF proclame sa neutralité dans les conflits où les forces internationales sont engagées. Elle critique vigoureusement la notion de « guerre humanitaire » évoquée par Tony Blair et l’OTAN, formule qui « permet de faire oublier les dommages humains causés par l’emploi de la force et le problème politique posé par l’atteinte à la souveraineté d’un État »Jean-Hervé BRADOL, « Introduction », in Fabrice WEISSMAN (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Flammarion, Paris, 2003, p. 23-24.. Justifier la guerre au nom de l’humanitaire conduit à une régression du débat démocratique tout en exposant les organismes d’aide aux dangers de la « confusion militaro-humanitaire ». Celle-ci, selon l’association, est aggravée par l’implication des armées étrangères dans les actions de secours aux civils et le fait que ces armées décrivent comme aide humanitaire des opérations de guerre psychologique. Ces pratiques jetteraient le soupçon sur l’indépendance et l’impartialité des ONG humanitaires, dont la position de tiers dans le conflit ne serait plus reconnue par les populations et les belligérants hostiles à la présence des troupes internationales. Ces critiques s’amplifient encore après l’assassinat, en juin 2004, de cinq membres de l’association en Afghanistan.
Partout où des forces internationales sont impliquées, MSF se fait juge des bons et des mauvais usages de la sémantique humanitaire, dénonçant la « confusion des genres » sur tous les registres (cette guerre n’est pas « humanitaire », cette aide n’est pas « humanitaire », ces ONG ne sont pas « humanitaires ») sans toujours démontrer par ses opérations ou ses prises de parole l’autonomie dont elle se revendique. C’est ainsi que, en Afghanistan et en Irak, elle se désintéresse des victimes de la guerre contre le terrorisme. À l’exception de déclarations isolées du président de la section française, elle reste muette face aux massacres de milliers de prisonniers de guerre par les forces de la coalition et leurs alliés afghans en novembre 2001, massacres qui ne déclenchent aucune demande d’enquête internationale. Elle ne commente pas la légalisation de la torture par l’administration américaine pas plus qu’elle ne cherche à prodiguer des soins aux victimes relâchées des prisons d’Abou-Ghraib. Elle ne proteste pas quand les forces alliées rejettent la distinction entre combattant et non-combattant, la jugeant obsolète dans la « guerre contre le terrorisme » – un argument repris à leur compte par les pouvoirs russe, colombien, algérien, pakistanais et sri lankais notamment, qui accusent les ONG qui les critiquent d’adopter un « double standard ».
Entre 1998 et 2003, MSF est en revanche très critique à l’égard du désintérêt de l’ONU et de ses États membres pour les violences de guerre en Tchétchénie, au Libéria, en Algérie, en Colombie, où les belligérants bénéficient d’un « permis de tuer »Ibid., p. 29. réduisant d’autant les chances de survie de la population et la capacité des organisations humanitaires à leur venir en aide. Elle dénonce également l’incapacité des opérations de secours à sauver les victimes de la guerre et de la famine en Corée du Nord (1996-1998) et au Soudan (1998), en raison de leur assujettissement à des stratégies de gestion de crise dictées par la politique étrangère des principaux bailleurs de fonds (États-Unis, Japon).
Assister, protéger et punir
Reste qu’en exposant publiquement les crimes de guerre, les détournements ou les entraves à l’assistance humanitaire, MSF est désormais susceptible d’encourager l’adoption de mesures militaires ou judiciaires internationales à l’encontre de leurs auteurs. Cette dimension nouvelle de la prise de parole publique suscite des réactions contrastées à l’intérieur de chaque section. Cf. Judith SOUSSAN, MSF et la protection : une question réglée ?, CRASH/Fon- dation MSF, Paris, avril 2008.
Certains s’en félicitent : les menaces d’actions judiciaires (et militaires) « représentent des dents plus acérées que celles dont nous disposons actuellement, [...] elles accroissent notre pouvoir de négociation pour obtenir une amélioration du traitement des populations civiles et des autorisations pour les assister » Kate MACKINTOSH, « The development of the International Criminal Court. Some implications for humanitarian action », Humanitarian Exchange Magazine, no 32, décembre 2005., estime une juriste de l’association. Les partisans de cette lecture considèrent cependant que les opérations militaires de protection des populations ne sont pas assez systématiques et trop guidées par des arrière-pensées politiques qui en réduisent considérablement la portée. C’est pourquoi MSF fait campagne entre 1998 et 2005 pour que l’ONU et les États impliqués dans les interventions militaires en Bosnie et au Rwanda nomment des commissions d’enquête : ces dernières doivent « tirer les leçons de ces échecs sanglants pour éviter, à l’avenir, le déploiement trompeur des militaires destinés à rester pieds et poings liés face à des politiques criminelles »Jean-Hervé BRADOL, « Une commission d’enquête sur Srebrenica ! », Le Monde, 13 juillet 2000.. MSF pousse l’ONU et les membres du Conseil de sécurité à se doter d’une « doctrine militaire concernant la protection des populations », qui permettrait de « traduire [cette dernière] en termes d’objectifs et d’actions militaires »Françoise BOUCHET-SAULNIER, « Les actions militaro-humanitaires : vrais problèmes et faux débats », Colloque de Coëtquidan sur le droit international humanitaire organisé par le ministère de la Défense, mai 2001. précises et concrètes.
Un autre courant à MSF se montre plus sceptique à l’égard de la pénalisation et de la militarisation de la lutte contre les violations massives des droits de l’homme. « Qu’il s’agisse d’un artilleur russe en Tchétchénie, d’un chef de faction congolaise ou d’un officier britannique en Irak, tous ceux qui s’inquiéteraient, à tort ou à raison, de devoir un jour rendre compte de leurs actes devant un tribunal verront dans les dispositions de la CPI [Cour pénale internationale] un incitatif sérieux à écarter toute présence humanitaire », remarque un responsable de MSF.Eric DACHY, « Justice et humanitaire : un conflit d’intérêt », in Fabrice WEISSMAN, À l’ombre des guerres justes, op. cit., p. 322.D’autant plus que le procureur et les ONG qui soutiennent l’action de la CPI appellent explicitement les humanitaires à lui transmettre des informations permettant de décider de l’opportunité d’ouvrir une enquête et d’instruire les procèsInternational Coalition for the ICC, « The role of NGOs », http://www.iccnow.org.. Cette controverse se double d’une polémique sur les vertus politiques de la justice pénale internationaleCf. par exemple Fabrice WEISSMAN, « Humanitarian aid and the Interna- tional Criminal Court. Grounds for divorce », http://blogs.ssrc.org/sudan/category/sudan/humanitarian , http://blogs.ssrc.org/sudan/category/sudan/icc , Making sense of Sudan, juillet 2009, http://blogs. ssrc.org..
Dans la même veine, les tenants de ce courant tendent à penser que la protection armée des civils dans les conflits est un piège tout aussi mortel que la protection armée des secouristes. En pratique, protéger des populations signifie occuper tout ou partie d’un territoire et/ou renverser un régime oppresseur. Il s’agit d’une opération de guerre à part entière, exposée aux risques d’échec et d’escalade, et condamnée à faire des victimes. Ainsi, l’intervention de l’OTAN au Kosovo a précipité l’exode de centaines de milliers de Kosovars entre mars et avril 1999. Quant aux 40 000 soldats, déployés après le retrait des troupes serbes sur un territoire grand comme deux départements français, ils n’ont pas réussi à s’opposer au renversement des logiques d’oppression ayant conduit à l’expulsion d’une grande partie des minorités serbe, bosniaque et rom de la province. Pour ce courant de MSF, « appeler à la protection militaire des populations, c’est vouloir une “guerre juste” et l’avènement par la violence d’un ordre politique nouveau – une entreprise à l’issue toujours incertaine et condamnée à faire des victimes parmi les populations dont on entend assurer le salut »Fabrice WEISSMAN, « “Not in our name”. Why Médecins Sans Frontières does not support the “responsibility to protect” », 2010, Criminal Justice Ethics, 29 : 2, p. 194-207.. En outre, il affirme que MSF ne saurait être perçue comme favorable au recours aux armes sans mettre en péril son accès aux zones de crises.
Darfour. Naviguer entre despotisme et impérialisme
Ainsi, pour une partie de MSF, la tournure militaire et pénale prise par l’interventionnisme libéral oriente celui-ci vers un moralisme répressif peu enclin à promouvoir l’action humanitaire et la défense des droits de l’homme. D’autres y voient au contraire une ressource prometteuse conférant plus de mordant aux prises de parole de l’association. La crise du Darfour révèle que l’interventionnisme libéral peut à la fois être une ressource et une menace.
Présente depuis 2003 dans le conflit opposant le gouvernement central aux rébellions luttant contre la marginalisation politique et économique de leur région, MSF ne peut déployer qu’une dizaine de personnes au Darfour au tout début de l’année 2004. Le gouvernement, qui mène alors une répression extrêmement meurtrière contre la base sociale de l’insurrection, limite drastiquement le déploiement de l’aide. MSF parvient en février 2004 à fournir une assistance minimale à près de 65 000 personnes, alors que l’ONU estime déjà à plus d’un million le nombre de personnes chassées de leurs villages par les massacres et la politique de terre brûlée perpétrés par les forces pro-gouvernementales.
Au début de mars 2004, les équipes de MSF en viennent à considérer que seule une prise de parole publique est susceptible de déclencher une opération de secours à la hauteur des besoins de la population et de pousser le gouvernement soudanais à mettre un terme aux aspects les plus meurtriers et brutaux de sa stratégie contre-insurrectionnelle. Mais c’est le coordinateur humanitaire des Nations unies au Soudan qui brise le silence : le 19 mars 2004, il alerte la presse sur l’intensité des violences et des privations, comparant la catastrophe du Darfour à celle du Rwanda en 1994. Le 7 avril 2004, à l’occasion du dixième anniversaire du déclenchement du génocide à Kigali, Kofi Annan enjoint à la communauté internationale de « ne pas répéter les erreurs du Rwanda ». Il appelle les États membres à employer des moyens militaires si le gouvernement soudanais persiste à restreindre l’accès des humanitaires et des enquêteurs des droits de l’homme au Darfour.Cf. UN Press Release, 7 avril 2004.
Les déclarations des représentants des Nations unies s’accompagnent aux États-Unis d’une puissante campagne d’opinion (au moment même où éclate le scandale de la torture dans les prisons d’Abou-Ghraib) exigeant une intervention militaire pour arrêter un « génocide » ou une campagne de « nettoyage ethnique » Cf. Fabrice WEISSMAN, « “Urgence Darfour”. Les artifices d’une rhétorique néoconservatrice », Olfa LAMLOUN (dir.), Médias et Islamisme, Presses de l’IFPO, Beyrouth, 2010, p. 113-132.. En juillet 2004, le Royaume-Uni, l’Australie et la Norvège proposent de mettre des troupes à disposition de l’ONU. Deux mois plus tard, le secrétaire d’État américain Colin Powell déclare qu’un génocide a bien été commis au Darfour et qu’il pourrait se poursuivre. Au même moment, le porte-parole de l’Assemblée nationale soudanaise menace « d’ouvrir les portes de l’enfer »AFP, 19 septembre 2004. en cas d’invasion étrangère du pays. Le président soudanais Omar el-Béchir affirme que les « organisations humanitaires sont les vrais ennemis »AFP, 29 octobre 2004. du Soudan.
Cependant, ces pressions internationales s’accompagnent d’une réduction significative des violences et d’une ouverture sans précédent du Nord-Soudan aux organismes d’aide. Dès l’hiver 2004, plus de 13 000 travailleurs humanitaires, dont 900 internationaux, sont déployés pour le compte d’ONG internationales et d’agences des Nations unies. Fin 2004, MSF compte plus de 200 expatriés travaillant dans le cadre de vingt-cinq projets desservant une population d’environ 600 000 personnes. Dans la plupart des camps, les taux de mortalité et de malnutrition diminuent de manière constante, passant sous les seuils d’urgence début 2005. Il s’agit d’un fait sans précédent dans l’histoire des guerres civiles soudanaises, où les massacres avaient jusqu’alors été suivis de famines de grande ampleur.
Si l’ouverture a été rendue possible par le dévoilement de la crise et la mobilisation médiatique et diplomatique qui l’accompagne, MSF est divisée sur l’attitude à adopter face à la campagne d’opinion exigeant une intervention militaire internationale au Darfour pour « arrêter un génocide ». Aucune des sections ne pense être en présence d’une politique d’extermination comparable à celle observée dans les Grands Lacs. Néanmoins, seule MSF-France juge nécessaire de prendre ses distances avec le discours dominant auquel souscrit alors la majeure partie des ONG.
En juin 2004, la section française publie les résultats d’enquêtes de mortalité rétrospectives conduites dans les camps de déplacés. Premières données épidémiologiques de terrain à contredire la thèse gouvernementale niant l’existence de massacres, elles montrent que les milices progouvernementales ont tué plusieurs milliers de personnes (entre 4 % et 5 % de la population d’origine) pendant la campagne contre-insurrectionnelle. Mais la section réfute la qualification de génocide, remettant en cause l’existence de doctrines et de programmes d’extermination raciale au Soudan. Elle souligne l’urgence d’accroître les opérations de secours humanitaires alors que le gouvernement a mis un terme aux aspects les plus brutaux de sa campagne militaire et que les diarrhées et la malnutrition sont devenues les principales causes de mortalité. La grille de lecture génocidaire procède de « distorsions propagandistes », écrit le président de la section française, qui dénonce « certaines organisations de défense des droits de l’homme » cherchant à imposer « un “nouvel ordre politique international” où les violations graves des droits de l’homme feraient l’objet d’une ingérence internationale systématique et armée si nécessaire » Jean-Hervé BRADOL, in Le Quotidien du médecin, 19 juillet 2004.. Ce faisant, les propagandistes de la thèse génocidaire trompent l’opinion et les pouvoirs publics sur les actions prioritaires à entreprendre pour sauver des vies : acheminer massivement de l’aide et non des troupes.
Les dirigeants de la section française pensent qu’une intervention militaire internationale visant à occuper une partie du Soudan ou à renverser le régime tournerait au désastre, comme en Irak et en Somalie, alors que le niveau de violence a fortement baissé. Le directeur des opérations de la section hollandaise est d’un avis contraire. Il reprend la rhétorique développée par MSF en Bosnie et déclare que la communauté internationale ne saurait se contenter d’une politique de secours au Darfour. Ses propos sont repris par les partisans de l’intervention, comme l’éditorialiste du New York Times Nicholas Kristof, qui affirme que « les opérations d’assistance permettent de soutenir les victimes afin qu’elles puissent être tuées le ventre plein »The New York Times, 6 avril 2005.. Alors que la campagne d’opinion dénonce les viols commis par les milices progouvernementales dans le cadre d’une stratégie de « purification ethnique », la section hollandaise publie en mars 2005 un rapport d’enquête documentant plus de 500 cas de violences sexuelles et exigeant que soit mis un terme à l’impunité dont jouissent leurs auteurs. Quelques semaines plus tard, le Conseil de sécurité décide de déférer la crise du Darfour devant la CPI. En mars 2009, celle-ci décide de poursuivre le président soudanais Omar el-Béchir pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Les sections française et hollandaise sont alors expulsées du nord du Soudan aux côtés d’une dizaine d’autres ONG internationales accusées par le gouvernement d’avoir « violé les lois de l’action humanitaire [...] en coopérant avec la soi-disant Cour pénale internationale ».« Sudan expels 10 aid NGOs and dissolves 2 local groups », Sudan Tribune, 5 mars 2009, http://www.sudantribune.com.
L’expulsion des deux sections de MSF accusées d’avoir collaboré avec la CPI, et le rejet de cette dernière par de nombreux pays où l’association est impliquée, jette un froid au sein de l’organisation. À compter de 2009, MSF est plus réticente que jamais à prendre la parole sur les crises dans lesquelles elle intervient, de peur que ses propos ne soient utilisés pour justifier la guerre ou des poursuites pénales internationales – et sa présence menacée. Le scepticisme manifesté par certains à l’égard de la justice pénale internationale ou des projets de protection armée des populations permet de justifier une politique que n’aurait pas reniée le Dr Pigeon : Silence, on soigne.
Ce retour à la charte de 1971 est vécu comme une régression par un certain nombre de membres de l’association. Ils font remarquer qu’en l’absence de mobilisation internationale sur le Darfour, MSF n’aurait jamais été en mesure d’étendre ses opérations et que des dizaines de milliers de Soudanais auraient probablement péri de faim et de la persistance de graves violences. Autrement dit, si les Nations unies n’avaient pas brisé le silence en mars 2004, MSF aurait eu la responsabilité de prendre la parole, quitte à alimenter des dynamiques politiques ouvrant sur la menace de sanctions pénales ou militaires à l’encontre des dirigeants soudanais. Qui plus est, font-ils valoir, en l’absence d’efforts concertés pour dénoncer à la fois la réalité des crimes du régime et les mensonges propagandistes des lobbies néoconservateurs, l’ensemble du mouvement MSF s’est privé de la possibilité de construire des alliances politiques s’étendant au-delà des puissances occidentales et de l’ONU.
À l’heure où les États se montrent plus soucieux que jamais de leur image internationale, au point de signifier dans un cadre contractuel ou législatif leur intolérance à la critique, MSF hésite à faire usage de sa parole. Craignant d’être perçue comme partie prenante de processus judiciaires ou militaires et de compromettre ainsi son accès aux zones de conflits, elle tend à laisser les autres acteurs de la réponse internationale aux crises s’exprimer à sa place, pensant se distinguer par une police du langage traquant les usages abusifs de la sémantique humanitaire. Ce faisant, elle peine à afficher sa singularité et à démontrer par la pratique l’autonomie qu’elle revendique.
Les positionnements publics de MSF se sont construits au contact de ses expériences de terrain, à l’aide des cadres idéologiques du moment, dans le but de renforcer et de prolonger ses politiques de secours aux populations. Fortement teintée de néoconservatisme dans les années 1970-1980, penchant vers l’internationalisme libéral dans les années 1990, MSF doit suivre aujourd’hui sa propre politique fondée sur le refus du sacrificeCf. Jean-Hervé BRADOL, « Introduction », in Fabrice WEISSMAN (dir.), À l’ombre des guerres justes, p. 13-32. et le choix ad hoc de ses alliances. L’entrée en guerre des démocraties libérales et de l’ONU, sur lesquelles elle s’est appuyée au cours de ses trente premières années, lui impose de diversifier ses soutiens diplomatiques et politiques sans négliger par principe ses anciens compagnons de route (agences de l’ONU, organisations de défense des droits de l’homme, diplomaties occidentales, autres ONG humanitaires, etc.). Afin de développer des actions de secours impartiales et efficaces, MSF doit se tenir à égale distance de l’impérialisme libéral des sociétés qui l’ont vue naître et du despotisme souverain de nombreux pays où elle intervient. L’expérience prouve qu’elle ne peut y parvenir qu’avec le support de coalitions politiques et diplomatiques de circonstance, ralliées par le biais d’un engagement dans l’espace public, engagement sans lequel l’humanitaire n’est qu’un instrument passif au service des pouvoirs.
***
Soigner la santé
JEAN-HERVÉ BRADOL
Le premier acte des fondateurs de MSF fut de créer une association regroupant « exclusivement des médecins et des membres des corps de santé » dont l’activité s’adressait aux « victimes de catastrophes naturelles, d’accidents collectifs et de situations de belligérance »Première charte de MSF, élaborée en 1971, archives du conseil d’adminis- tration de MSF, Paris.. Ils inscrivirent ensuite dans une charteCharte de MSF, modifiée en 1992, http://www.msf.fr., lors de la première assemblée générale, les principes qui guideront l’action des membres de l’association, principes empruntés à la Croix-Rouge (impartialité, neutralité, indépendance) et complétés ultérieurement par une référence à l’éthique médicale. Au début des années 1970, l’inclination dominante des organisations non gouvernementales était d’agir au-delà des soins médicaux à l’individu, dans une perspective de promotion de la santé. S’affirmer d’abord comme une institution engagée sur des terrains de crise et dans la prise en charge des malades distinguait donc MSF des autres organismes d’aide internationaux. Cependant, l’intention de réaliser ces prises en charge médicales à l’échelle d’une population manifestait déjà une ambition de santé publique. L’intention était implicite dans la première version (1971) de la charte, elle ne l’est plus dans la seconde version (1992) avec la référence aux « populations en détresse ».
Les expressions « organisation non gouvernementale », « sans frontières » et « indépendance de l’humanitaire » induisent un malentendu. Elles suggèrent que MSF déciderait seule de ses objectifs et des activités à mettre en œuvre pour les atteindre. En réalité, les no man’s land n’existent pas. Toute présence humanitaire, a fortiori étrangère, impose, même dans les situations les plus précaires, une négociation avec les autorités locales, politiques et sanitaires : gouverneur d’une région, fonctionnaire de la santé, officier chargé d’une milice, responsable traditionnel d’un village ou chef du gang d’un bidonville. Comment a été négociée l’insertion d’une nouvelle association de praticiens dans le champ de la santé publique ? Ce texte ne propose pas un récit mais une navigation assistée dans quarante ans d’histoire selon trois optiques : les discours, les missions sur le terrain et la gestion du développement institutionnel de l’association.
La santé publique contemporaine est née en Europe et aux États-Unis au cours du XIXe siècle dans un climat de réformisme social et de progrès des connaissances relatives à la transmission et au contrôle des maladies infectieuses : « La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficacité physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l’assainissement de l’environnement, le contrôle des infections dans la population, l’éducation de l’individu aux principes de l’hygiène personnelle, l’organisation des services médicaux et infirmiers pour le diagnostic précoce et le traitement préventif des pathologies, le développement des dispositifs sociaux qui assureront à chaque individu de la communauté un niveau de vie adéquat pour le maintien de la santé. »Charles-Edward Amory WINSLOW, « The untilled fields of public health », Science, 1920, 51 :23-33, cité dans Karen BUHLER-WILKERSON, « Public health nursing. In sickness or in health ? », American Journal of Public Health, 1985, 75 :1155-1161.
Datant du début du XXe siècle, cette conception de la santé publique imprègne les politiques de santé actuelles.
Dans la période qui nous intéresse (1971-2011), les bouleversements géopolitiques ont été majeurs : décolonisation, guerre froide, effondrement de l’Union soviétique, adhésion de l’Inde et de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce, émergence du Brésil sur la scène internationale, élargissement de l’Union européenne... À la faveur de ces évolutions, la santé publique a pris une dimension qui a dépassé le cadre national, celui de la santé coloniale, celui de la coopération entre deux États ou celui de la coopération régionale entre plusieurs États. La santé publique, la médecine tropicale, les sciences humaines et politiques convergeaient pour donner naissance à la global health. La santé transnationale, une expression plus mesurée pour désigner cette évolution, devenait un champ d’action dans lequel des institutions, publiques ou privées, locales, nationales, régionales, internationales ou transnationales sont en relation, et souvent en tension, à propos de l’état des connaissances, du choix des normes, de la hiérarchie des priorités, de l’évaluation des résultats et de la distribution des ressources disponibles.
La montée en puissance de la santé transnationale a impliqué, pour les acteurs de terrain, de se déterminer par rapport à une série d’initiatives décidées au sein d’institutions agissant à l’échelle de la planète, à l’instar de l’AMSL’OMS est dirigée par 193 États membres, réunis lors de l’Assemblée mondiale de la santé (AMS) chaque année.(Assemblée mondiale de la santé). Les organisations non gouvernementales ont été invitées à soutenir l’effort des États pour transformer en réalités les grands slogans des Nations unies : le programme élargi de vaccination (AMS, 1974), la liste des médicaments essentiels (AMS, 1977), l’accès universel aux soins de santé primaire en l’an 2000 (Conférence internationale sur les soins de santé primaires d’Alma-Ata, 1978), l’Initiative de Bamako, dont le but est d’accélérer l’accès des populations africaines aux soins de santé primaires (réunion de ministres de la Santé africains dans le cadre du 37e comité régional de l’OMS, 1987), l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (AMS, 1988), les Objectifs du millénaire pour le développement en rapport avec la santé (Sommet du millénaire, siège des Nations unies à New York, 2000).
Quel rôle MSF se donne-t-elle dans la mise en œuvre des grandes politiques de santé publique ? La question est débattue dès la première assemblée générale (1972) de l’association : « Deux lignes s’affrontent : la première revendique une médecine de bénévolat mobilisable rapidement pour des missions brèves [...]. La deuxième tendance, soutenue par des volontaires de retour du Bangladesh et de Haute-Volta [aujourd’hui Burkina Faso], défend le principe de l’autre urgence : la sous-médicalisation chronique du tiers-monde. »Anne VALLAEYS, Médecins Sans Frontières. La biographie, op. cit.Au début des années 1970, cette divergence fut traitée avec pragmatisme. Pour exister, mais aussi pour être reconnue, MSF cherchait en priorité à envoyer un nombre croissant de médecins et d’infirmiers en mission à l’étranger. Dans cet esprit, elle proposait de fournir du personnel à d’autres organismes (Croix-Rouge, Unicef, HCR, Frères des hommes...), ainsi qu’aux ministères de la Santé, voire au ministère français de la Coopération, comme en témoigne ce projet, discuté en 1973 : « En ce qui concerne le Yémen, il s’agirait d’un hôpital construit par le gouvernement et dont MSF aurait la responsabilité [...]. Grâce à ce type de mission, MSF pourrait être promue à l’échelon international [...]. D’autre part, cette action pourrait être développée auprès de jeunes médecins au titre de la coopération. »Compte rendu de la réunion de direction collégiale du 31 janvier 1973, MSF, Paris.
La lutte contre le totalitarisme et l’adhésion aux grands slogans des Nations unies
Au cours des années 1980, les missions sur le terrain se sont multipliées. Les préoccupations liées à la survie de l’institution persistaient dans un environnement devenu concurrentiel en France, avec la naissance d’ONG médicales telles que Médecins du monde (1980) et d’autres associations agissant dans des domaines voisins, comme Action internationale contre la faim (1979). Il devenait non seulement important d’affirmer son existence, mais aussi de se distinguer par la présence sur le terrain, la nature des activités et des arguments employés dans le débat public. En outre, les débats idéologiques gagnaient du terrain dans la vie associative, d’autant qu’ils se nourrissaient des affrontements politiques de l’époque sur la scène internationale.
Dans un climat de guerre froide, les pays dits sous-développés, qui étaient pour la plupart d’anciennes colonies indépendantes depuis peu, devinrent l’enjeu d’une lutte d’influence entre les deux blocs. Déjà en 1949, la lutte contre le sous-développement avait été l’un des quatre points retenus pour le discours d’investiture du président des États-Unis Harry S. Trumanhttp://www.trumanlibrary.org/calendar/viewpapers.php?pid=1030. : « Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. » Cette ambition de développement était partagée et d’une manière générale elle transcendait bien des clivages politiques, comme en d’autres temps la mission « civilisatrice » de la colonisation. Mais le consensus à propos de l’objectif, le développement, s’accompagnait d’une divergence fondamentale au sujet de la voie à suivre pour y parvenir : services publics ou privés ? Économie administrée par les agents de l’État ou par ceux du « marché » ? Capitalisme ou socialisme ?
Tiers-mondisme, développement, dette des pays pauvres, famines et enjeux sanitaires internationaux se retrouvaient au cœur de la réflexion conduite par Liberté Sans Frontières (LSF, 1984-1989), fondation créée en France par MSF. Dans les actes du colloque « Le tiers-mondisme en question », organisé en 1985, LSF précisait ses critiques : « L’essentiel des revendications du “nouvel ordre”En 1974 se tient une Assemblée générale des Nations unies qui adopte la Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (NOEI), dont l’un des objectifs était la réponse à apporter aux questions de développement liées aux prix des matières premières. », autour duquel se retrouve l’ensemble du mouvement tiers-mondiste, présente cette caractéristique de poursuivre des objectifs parfaitement louables en proposant des moyens qui ne peuvent que les ruiner. »Rony BRAUMAN (dir.), Le Tiers-Mondisme en question, Olivier Orban, Paris, 1986. LSF qualifiait le tiers-mondisme d’enfant naturel du « léninisme et du christianisme social », « une sorte d’extension à l’échelle internationale d’une morale sociale traditionnelle ». Ces positions publiques reflétaient un engagement aux côtés des néolibéraux dans les combats de la fin de la guerre froide. Aussi n’est-il pas surprenant que les médecins humanitaires soient sortis de la guerre d’Afghanistan (1979-1989) affublés de l’affectueux surnom de French doctors.
Les aspects économiques de la santé n’échappaient pas à cette inclination pour les thèses néolibérales : « La recherche est un processus long et coûteux que seules les firmes pharmaceutiques peuvent assumer et l’industrialisation pharmaceutique du tiers monde n’est pas la panacée. »Alain DESTEXHE (dir.), Santé, médicaments et développement. Les soins primaires à l’épreuve des faits, Les publications de la Fondation Liberté Sans Frontières, Paris, 1987, p. 12.
Ces opinions furent adoptées à l’initiative d’une partie de la direction parisienne de MSF, mais, parmi les membres de l’association, cet engagement politique marqué contre le tiers-mondisme soulevait une vive et large opposition en France et en Belgique, où une section avait été créée en 1980.
De la part de la direction de MSF, le rejet du tiers-mondisme ne procédait pas seulement d’une opposition idéologique à des tentatives d’ingénierie sociale et sanitaire dans lesquelles elle relevait l’empreinte du totalitarisme. L’expérience concrète des missions d’assistance aux réfugiés et l’anti-communisme de la direction de MSF se nourrissaient l’une l’autre. Entre 1976 et 1982, le nombre de réfugiés recensés par le HCR passe de trois millions à onze millions, et continuera de croître jusqu’aux années 1990. Ces réfugiés sont vietnamiens, cambodgiens, laotiens, afghans, éthiopiens..., et attestent « par leur seule existence de l’échec du communisme, les “démocraties populaires” du tiers monde “produisant” près de 90 % des réfugiés dans le monde ».Rony BRAUMAN, « Introduction », in François JEAN (dir.), Populations en danger, Hachette, Paris, 1992, p. 15.
L’assistance aux réfugiés relevait d’un choix politique, mais ces missions fournissaient également des lieux, les camps, délimités et relativement stables, propices à un apprentissage des pratiques médicales et sanitaires. Dans les camps, par délégations successives (du ministère de la Santé au HCR et de ce dernier à MSF), les médecins humanitaires se retrouvaient responsables de la santé publique. Il devenait alors urgent de rompre avec l’image d’aventuriers de la médecine bien intentionnés, mais inefficaces en termes de santé publique. Cette critique avait été intériorisée par de nombreux médecins humanitaires sous la forme d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de leurs pairs. Les camps de réfugiés en Thaïlande, au Pakistan, au Soudan, en Somalie, au Malawi, au Rwanda, en Zambie, en Afrique du Sud et au Honduras devinrent les espaces privilégiés où les équipes s’initiaient aux pratiques de santé publique.
L’acquisition de nouveaux savoir-faire donna bientôt lieu à la rédaction de guides cliniques et thérapeutiques, de guides des médicaments essentiels adaptés aux circonstances du travail médical humanitaire. À partir de ces guides, des kits de médicaments et de matériel médical étaient fabriqués pour faciliter le démarrage des activités en urgence au moment de l’ouverture d’une mission. Une centrale logistique fut créée en France (1986) pour approvisionner les missionsClaudine VIDAL et Jacques PINEL, « Les “satellites” de MSF », in Jean-Hervé BRADOL et Claudine VIDAL (dir.), Innovations médicales en situations huma- nitaires, op. cit., p. 27-40. Des formations internes furent organisées et des cadres médicaux envoyés suivre l’enseignement des écoles de santé publique états-uniennes. Ainsi, l’épidémiologie d’intervention développée par les CDC (Centers for Disease Control and Prevention) fut un modèle pour la création d’Épicentre (1987), dont l’objectif est de mener des travaux d’épidémiologie afin de mieux évaluer les situations d’intervention et de mesurer les résultats obtenus en termes de santé publique.
L’ensemble de ces travaux aboutit à la définition d’une dizaine de priorités auxquelles veiller lors de l’ouverture d’un camp en urgence : évaluation, vaccination contre la rougeole, eau et assainissement, alimentation, abris et organisation spatiale du site, soins de santé, contrôle des maladies transmissibles, surveillance épidémiologique, recrutement et formation du personnel, coordination des intervenants. À cet égard, l’intervention au Malawi dans les années 1980 constitue la version la plus aboutie des missions d’aide aux réfugiés : « Prenant en charge sur le plan sanitaire près de la moitié de la population réfugiéeEnviron 200 000 personnes, depuis la planification des sites jusqu’à la surveillance épidémiologique continue, en passant par la nutrition, l’hygiène et la santé publique, il nous a fallu rassembler un savoir-faire que nous n’utilisions pour l’essentiel que de façon dispersée. »XVIIe assemblée générale de Médecins Sans Frontières, rapport moral, Dr Rony Brauman, p. 5, Paris, 1988.
Mais la médaille avait son revers. Le personnel de MSF était absorbé par des tâches de plus en plus éloignées des soins aux malades. Les médecins envoyés en mission découvraient la santé publique et se lançaient, avec un enthousiasme de néophytes, dans des campagnes hygiénistes, aux résultats illusoires, faites d’injonctions autoritaires destinées à des personnes vivant dans des camps.
Dès les premières années de MSF, les missions destinées à offrir une assistance médicale à des populations affectées par un conflit armé coexistaient avec les interventions d’assistance technique médicale dont le but était de procéder à un « transfert de savoir » et d’aider « un gouvernement à la mise en place et à la gestion d’un programme de santé, que cela soit au niveau national ou régional d’un pays »Vincent BROWN, « Impact des grands slogans des Nations unies sur les programmes d’assistance technique de Médecins Sans Frontières », rap- port interne, MSF, Paris, 1991, p. 17. Pour la section française de MSF, sur une quarantaine de missions, à la fin des années 1980, huit entrent dans le cadre de l’assistance technique (Yémen, Madagascar, Guinée, Niger, Guatémala, Roumanie, Vietnam et Laos). Les activités consistent alors à mettre en œuvre des programmes de vaccination, de soins de santé primaires ou de santé communautaire (eau, hygiène, assainissement dans le bidonville de Mezquital, Ciudad de Guatémala). Cependant, au cours des années 1980, le développement international de l’association modifie l’équilibre entre missions répondant à une situation de conflit et missions d’assistance technique. Pour les sections belge, suisse, hollandaise et espagnole, ces dernières constituent l’activité dominante, et parfois exclusive, jusqu’au début des années 1990.
L’intervention de la section belge de MSF au Tchad est un exemple type de mission visant à soutenir le fonctionnement d’un district sanitaire, c’est-à-dire un hôpital de référence entouré d’un réseau de dispensaires. L’action débute en 1981 par l’envoi de médecins expatriés pour pallier l’absence de personnel national qualifié dans deux préfectures du nord du pays. Dès 1983, MSF ouvre un dépôt pharmaceutique pour alimenter hôpitaux et dispensaires. En 1985, dans neuf préfectures de ce pays dépourvu de faculté de médecine, tous les médecins « préfets sanitaires », selon la terminologie du pays, à l’exception d’un seul, sont des expatriés envoyés par MSF : « De facto, le Tchad sous-traite son plan de santé à une ONG. À N’Djamena, MSF dispose, dès 1983, d’un réseau radio performant, collecte l’information, dresse les courbes épidémiologiques et planifie les programmes. Le bureau de MSF est adjacent au ministère de la Santé. »Eric GOEMAERE, « Une ONG au ministère », in Rony BRAUMAN (dir.), Utopies sanitaires, Le Pommier, Paris, 2000.
Ces missions d’assistance technique se situaient toutes dans le sillage des grandes impulsions de santé publique coordonnées par les Nations unies. Certes, LSF avait exprimé des réticences à propos de la déclaration finale de la conférence d’Alma-Ata (1978) : « Certains y ont vu un texte révolutionnaire appelant à un changement radical de société. L’agent villageois a été présenté comme le “libérateur” qui émancipe son peuple. »Alain DESTEXHE (dir.), Santé, médicaments et développement, op. cit., p. 10.
La première critique concernait l’objectif de « la santé pour tous en l’an 2000 », qui semblait promettre une utopie totalitaire : « La conférence réaffirme avec force que la santé [...] est un état complet de bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité. » La seconde critique traitait des moyens pour l’atteindre, en particulier du rôle dévolu aux agents villageois de santé, sur le modèle du « médecin aux pieds nus » de la Chine maoïste. L’importance des responsabilités confiées à une catégorie de personnel dénué de compétences médicales ou paramédicales ne laissait pas présager un succès, d’autant que la formation, l’encadrement et les moyens matériels pour mener leurs activités faisaient défaut.
En dépit de ces critiques, la volonté de diffuser les pratiques biomédicales dans des pays présentés comme sous-développés et le principe d’équité, au cœur de la stratégie des soins de santé primaires, produisaient un effet fédérateur. Vacciner les enfants, cibler des maladies prioritaires en fonction de leur impact sur la mortalité et de la possibilité de les traiter avec succès, standardiser les protocoles de prise en charge des malades, établir une liste de médicaments essentiels fournis sous forme de génériques, mieux organiser et gérer les structures de soins, tout cela apparaissait comme un immense progrès en regard du fonctionnement habituel des dispensaires et des hôpitaux du tiers monde. En outre, la Conférence de Bamako (1987) avait calmé certaines inquiétudes nées de la Déclaration d’Alma-Ata ; elle proposait une gestion décentralisée vers les centres de santé, où les soins devaient être délivrés sous la supervision de professionnels qualifiés, et elle formulait une réponse à la question du financement : la participation des usagers aux coûts. Cette dernière mesure était en cohérence avec la politique d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, qui sonnait le glas de l’État-providence.
L’appréciation d’ensemble portée par MSF sur ses activités d’assistance technique est résumée dans le rapport moral présenté à l’assemblée générale de la section française de MSF en 1988, année marquée par des difficultés financières pour l’association : « L’utilité de telles missions ne fait aucun doute et il est fort probable que dans les années qui viennent de larges possibilités de financement seront disponibles. »XVIIe assemblée générale de Médecins Sans Frontières, rapport moral, Dr Rony BRAUMAN, op. cit., p. 5.
Les rendez-vous manqués du développement et la victoire du néolibéralisme
La montée en puissance du néolibéralisme dès le début des années 1980 et ses effets sur les systèmes de santé ne furent alors pas mis en question par MSF. Pourtant, les médecins de l’association qui avaient pris des responsabilités dans les administrations publiques de la santé se retrouvaient en première ligne face aux difficultés de la mise en œuvre des soins de santé primaires. À la suite de la Conférence de Bamako, ces médecins étaient devenus les administrateurs de la participation des usagers aux coûts dans l’espoir que les recettes collectées permettraient d’assurer l’accès de tous à des soins de qualité. Or la réalité était tout autre : le désengagement financier des États ne pouvait être compensé par la contribution des familles. Ceux dont le pouvoir d’achat était trop faible se trouvaient exclus.
Les conditions dans lesquelles le personnel national était employé, en particulier les bas salaires, incitaient peu à l’exécution d’un travail de qualité, quand elles n’entraînaient pas un fort absentéisme, des mouvements sociaux, voire des grèves. Confrontés à ces événements, les médecins expatriés exprimaient leur désarroi. L’adoption de nouveaux protocoles thérapeutiques était bloquée par les restrictions budgétaires imposées aux États, alors qu’il devenait indispensable de se procurer de nouveaux traitements, en raison de l’augmentation des résistances des bactéries et des parasites aux traitements habituels.
La diversité des techniques de santé à maîtriser pour mener à bien ces missions pesait sur les départements et les satellites de support techniques (médical, épidémiologique, logistique). Le service du recrutement trouvait rarement des volontaires dont le profil professionnel fût en rapport avec les tâches proposées. Les difficultés des cadres des sièges européens à répondre aux questionnements remontant du terrain étaient d’autant plus fortes que leur connaissance des politiques de santé était réduite. Ils n’entretenaient que peu de relations avec les deux agences des Nations unies – l’Unicef et l’OMS – qui tentaient de coordonner la réalisation de ces politiques.
Le constat de l’absence ou de la faiblesse des pratiques biomédicales sur de vastes territoires, le « désert sanitaire », était à l’origine des missions d’assistance technique. Il légitimait « un transfert de savoir » vers des pays qualifiés de sous-développés. Il reste que les usagers manifestaient un intérêt limité pour une offre de soins qui les mettaient à contribution, au nom d’une participation « communautaire », sans qu’aient été réellement définies ni les aspirations des membres d’une « communauté » en matière de santé ni même la « communauté » en question. À la fin des années 1990, un bilan des activités de MSF en Guinée (préfecture de Kankan) soulignait les limites de ces missions d’assistance technique : « Rapidement, le problème majeur perçu par l’ensemble des partenaires fut “la faible fréquentation des dispensaires” [...]. Jamais aucune évaluation n’a porté sur le taux de satisfaction de la population ni sur les paramètres objectifs de morbidité ou de mortalité [...]. Du fait du système de recouvrement des coûts, les prix de vente des médicaments étant calculés en fonction, entre autres, du volume vendu, une faible fréquentation devenait avant tout un problème de survie financière du programme. »Philippe BIBERSON, « Le désert sanitaire », in Rony BRAUMAN (dir.), Utopies sanitaires, op. cit., p. 93, 95 et 96.
Fallait-il pour autant se résigner à abandonner l’assistance technique et l’idée du développement du tiers monde ?
En 1992, la critique au sein de MSF ne se limitait plus au tiers-mondisme : l’idée même que l’humanitaire devrait avoir pour objectif de concourir au développement était remise en cause. Une nouvelle définition de l’action humanitaire fut alors proposée dans l’introduction du premier livre collectif publié depuis la mise en sommeil (1989) de LSF : « Risquons donc, pour commencer, une définition : l’action humanitaire est celle qui vise à préserver la vie dans le respect de la dignité, à restaurer l’homme dans ses capacités de choix. Accepter cette formulation, c’est dire que, au contraire d’autres chapitres de la solidarité internationale, l’aide humanitaire n’a pas pour ambition de transformer une société, mais d’aider ses membres à traverser une période de crise, autrement dit de rupture d’un équilibre antérieur. »Rony BRAUMAN, « Introduction », in François JEAN (dir.), Populations en danger, op. cit.
Cet appel à renoncer aux tentatives d’ingénierie sociale et sanitaire invitait également à accroître le degré d’autonomie de MSF vis-à-vis des politiques de santé publique décidées par les États et les Nations unies. Une des conséquences de cette évolution fut le recentrage des opérations sur les missions de guerre, de réponse aux épidémies ou à des cataclysmes naturels. En effet, elles concordaient avec cette nouvelle conception qui délimitait le champ spécifique de l’action humanitaire : les périodes de crise. Cependant, ces types d’interventions semblaient trop imprévisibles et étaient souvent de trop brève durée pour devenir la seule base d’activité sur laquelle asseoir le développement de l’institution. Les missions d’assistance aux réfugiés paraissaient offrir un cadre de travail plus stable tout en respectant les limites fixées par la définition de 1992, mais simultanément l’éclatement du bloc communiste et la victoire du néolibéralisme transformaient les représentations sur la question des réfugiés.
« Les boat people [vietnamiens] ont perdu leur épaisseur politique, leur charge symbolique et leur visibilité médiatique. Ils sont désormais traités sur le même pied que les boat people albanais, renvoyés à la misère par les autorités italiennes, ou haïtiens, retournés à la dictature par les garde-côtes américains, au mépris des principes énoncés par la Convention de 1951 sur les réfugiés [...]. Le temps n’est plus où les réfugiés témoignaient de la supériorité des systèmes démocratiques et de la grande misère du communisme. »François JEAN, « Les réfugiés dans la guerre », in F. JEAN (dir.), Populations en danger, op. cit., p. 157-158.
La figure du migrant économique indésirable se substituait à celle du dissident dont la fuite était auparavant perçue « comme un hymne à la liberté » ; cette perception était liée à une frilosité des bailleurs de fonds accentuée par la gestion approximative de ses ressources par le HCR. Les pays d’accueil comme les bailleurs exerçaient une pression permanente pour que l’assistance soit constamment revue à la baisse. L’assistance aux réfugiés devint suspecte d’incitation à la migration économique.
Cependant, durant cette sortie de la guerre froide, les déclenchements de guerres civiles (Afghanistan, Birmanie, Libéria, Somalie, Bosnie, Géorgie, Sierra Léone, Burundi, Rwanda, Tchétchénie...) provoquaient des exodes massifs que les grandes puissances et les Nations unies essayaient de contenir en injectant de l’aide au cœur des zones de conflit. Les camps de déplacés internes et les « zones humanitaires sûres » ravitaillés par des « corridors humanitaires » se substituaient dès que possible à l’installation de camps hors des frontières nationales. Or la protection et la qualité de l’aide reçues dans ces camps étaient bien inférieures à celles obtenues auparavant par les réfugiés installés à l’intérieur de pays en paix. Le rapatriement, plus ou moins sécurisé et volontaire, et non plus l’accueil, était devenu le maître mot des politiques de prise en charge des réfugiés.
Face à cette nouvelle politique à l’égard des populations fuyant les conflits, l’attitude de MSF fut de demander le respect de leurs droits et des normes sanitaires adoptés dans un contexte géopolitique appartenant désormais au passé depuis la chute du mur de Berlin. Pour un peu plus de 400 000 Mozambicains hébergés dans des camps au Malawi, en 1989 et 1990, ce changement de politique eut pour conséquence une épidémie de 40 000 cas de pellagreLa pellagre est une maladie due à la malnutrition (déficit en vitamine PP ou en tryptophane) qui, dans les cas les plus graves, peut conduire à la démence et à la mort., due à une alimentation carencée. MSF eut toutes les peines du monde à faire reconnaîtreAlain MOREN et Dominique LEMOULT, « Pellagra cases in Mozambican refugees », The Lancet, 1990, 335, p. 1403-1404. que l’épidémie trouvait son origine dans les déficiences d’un système d’aide qui ne respectait pas ses propres normes alimentaires.
L’apprentissage de l’autonomie politique
Au milieu des années 1990, l’expérience des missions d’assistance technique permit à MSF de saisir la nécessité de s’intéresser aux exclus des soins de santé primaires : migrants économiques, habitants des bidonvilles du tiers monde, chômeurs sans logement des villes des pays riches, travailleurs ou paysans à faibles revenus, prostitué(e)s, usagers de drogues, enfants en difficulté (dans des orphelinats, des centres de détention pour mineurs ou dans la rue), prisonniers de droit commun, personnes âgées sans ressources, populations seminomades... Certains employés de MSF trouvaient tous les matins, devant la porte de leur immeuble, des personnes aux conditions de vie si dures que la question se posait de savoir si elles étaient encore en vie quand ils les enjambaient pour partir travailler. D’autres, en allant le soir au restaurant, confiaient, contre un peu de monnaie, la surveillance de leur voiture à des groupes de gamins en haillons dont l’état de santé était de toute évidence déplorable. Pour ceux qui, au cours de leur exercice professionnel ou au hasard de leur vie privée, découvraient l’état de santé des pensionnaires d’institutions fermées (orphelinats, prisons, centres de détention pour mineurs, hospices, asiles...), le choc était encore plus fort. S’investir sur ces nouveaux terrains répondait à l’embarras, moral et politique, qui se développait au sein des équipes de MSF confrontées à l’existence de situations de détresse auxquelles leur action ne répondait pas. Une telle orientation permettait aussi d’accroître le nombre de missions financées par des bailleurs de fonds publics et participait à la croissance rapide de MSF.
L’expression « nouveaux terrains » désignait en creux des missions, dont certaines existaient déjà depuis plusieurs années, qui ne relevaient ni de l’aide à des populations affectées par un désastre (guerre, épidémie, cataclysme naturel ou disette) ni de l’assistance technique. Ainsi, la mission dans le bidonville Mezquital de Ciudad de Guatémala et la mission France avaient été ouvertes dès 1987.
En délaissant progressivement l’assistance technique pour s’intéresser à ces situations présentées comme nouvelles, MSF ne quittait pas tout à fait le domaine des grands slogans des Nations unies, car ces derniers avaient évolué. D’une part, l’image du développement s’était brouillée au point que celui-ci était désormais soupçonné d’épuiser les ressources naturelles de la planète. D’autre part, la croissance économique s’accompagnait d’un tel renforcement des inégalités sociales que la perspective qu’elle puisse un jour bénéficier aux populations les plus vulnérables se voilait. En conséquence, le lexique de l’action économique et sociale des Nations unies se renouvelait, et à la politique du développement était désormais accolée celle de la lutte contre la pauvreté. Ainsi, l’année 1996 fut proclamée année internationale pour l’élimination de la pauvreté. Dans ce contexte, l’objectif n’était plus « la santé pour tous en l’an 2000 », mais la réduction partielle de certains grands fléaux sanitaires d’ici à 2015 : la malnutrition, la mortalité maternelle et infanto-juvénile, le sida, le paludisme et la tuberculose. La méthode proposée misait sur les effets conjugués de la croissance économique et de programmes d’assistance spécialisés en direction des exclus, faits d’activités de santé sélectionnées en fonction d’un bon rapport entre leur coût et leur efficacité. Les programmes de santé publique promus par les Nations unies et l’OMS perdaient leur vocation généraliste et étaient désormais presque toujours spécialisés. La spécialisation, les programmes dits verticaux, centrés sur une catégorie limitée de soins, qui existaient depuis le début des années 1950, tels que le programme d’éradication de la malaria, devinrent systématiques à la fin des années 1990.
Cette nouvelle politique des États et des Nations unies ne suscita pas une adhésion aussi forte que celle produite par le discours du développement au cours des années 1970. L’échec du « recouvrement des coûts » dans les centres de santé continuait de marquer les esprits, d’autant que cette pratique était toujours en cours. La crainte de MSF était de s’associer une nouvelle fois à une politique qui se retournerait contre ses bénéficiaires supposés. Plutôt que de parier sur les hypothétiques bienfaits conjugués de la croissance économique et de programmes d’assistance spécialisés dans la prise en charge des oubliés du développement, les plaidoyers de l’association mettaient l’accent sur la réintégration des populations exclues dans les dispositifs de soins de droit commun. Il ne s’agissait pas seulement de demander l’application de droits existants, mais d’en formuler de nouveaux et de proposer leur incorporation dans les législations nationales et internationales. Ainsi, en France, MSF accompagna l’élaboration de la loi instaurant la couverture maladie universelle, jusqu’à se battre point par point lors de la rédaction de ses décrets d’application.
Dans le cas de la mission de MSF à Madagascar, qui proposait une prise en charge médicale des « enfants des rues », l’aspiration à ce que l’État assume son rôle s’était même radicalisée au point de conduire, en 2005, à la fermeture des activités alors que la population exclue des soins ne cessait d’augmenter et qu’aucune reprise par les services publics n’était prévue : « Aujourd’hui, 70 % de la population de la capitale vit au-dessous du seuil de pauvreté. La différence entre les familles pauvres qui vivaient dans la rue et les autres s’estompe [...]. Or la prise en charge médico-sanitaire de la population pauvre est une question d’ordre politique, économique et social, qui relève des pouvoirs publics. Il s’agit aujourd’hui de lutte contre la pauvreté [...]. Il n’est ni dans le mandat ni dans les compétences d’une organisation humanitaire comme Médecins Sans Frontières de se substituer aux autorités et de prendre en charge l’accès aux soins de l’ensemble de la population pauvre d’une ville. »Douze ans auprès des enfants en situation difficile à Tananarive. Les raisons de la fermeture et le bilan du programme, MSF, Paris, 2005, http://www.msf.fr.
Il reste que, si la collaboration avec les ministères de la Santé n’avait pas toujours fait progresser l’accès aux soins des patients les moins bien lotis, la rompre allait porter tort à ces derniers.
La réponse aux épidémies et l’immersion dans la global health
Comment s’opposer à des politiques publiques défavorables au traitement des malades sans pour autant s’isoler et renoncer à les infléchir ? Une mobilisation de santé publique à l’échelle mondiale, la relance de la lutte contre les maladies infectieuses, fournit à MSF l’occasion d’explorer les différentes formes que pourrait prendre la réponse à cette question. Le regain d’intérêt des États et des organisations internationales pour les maladies infectieuses trouvait son origine dans un pronostic formulé par l’Académie nationale des sciences aux États-Unis en 1992, présentant les maladies infectieuses comme une menace pour la santé appelée à « perdurer, voire à s’intensifier, dans les années à venir »Joshua LEDERBERG, Robert E. SHOPE et Stanley C. OAKS Jr. (dir.), Emerging Infections. Microbial Threats to Health in the United States, Committee on Emerging Microbial Threats to Health. Division of Health Sciences Policy, Division of International Health, Institute of Medicine, National Academy Press, Washington D.C., 1992.. En 1995, la division pour la surveillance et le contrôle des maladies émergentes et des autres maladies transmissibles était créée à l’OMS, avec un directeur issu des CDC.
MSF était déjà impliquée, depuis plus d’une quinzaine d’années, dans la réponse à des épidémies et à de grandes endémies, à l’intérieur des camps de réfugiés, mais aussi en milieux dits ouverts dans le cadre de l’assistance technique. Les activités de lutte contre la maladie du sommeil avaient commencé dès 1986 dans le district de Moyo, en Ouganda, et les interventions dans les camps avaient conduit les équipes depuis le début des années 1980, à faire face à de multiples phénomènes épidémiques : choléra, rougeole, méningite, shigellose...
En 1995, MSF s’associa à la relance de la lutte contre les maladies infectieuses, toujours dans l’optique de répondre à une réalité de terrain, mais aussi dans le but de pallier la diminution de ses activités dans les camps de réfugiés et dans l’assistance technique. Ainsi, au début de l’année 1996, MSF mena dans des États du nord du Nigéria une campagne de vaccination contre la méningite : près de trois millions de personnes furent vaccinées et trente mille patients reçurent un traitement contre cette infection.
L’apparition de nouvelles épidémies (la maladie d’Ébola et le sida notamment), la réémergence de maladies anciennes (par exemple la tuberculose et la dengue hémorragique) puis la crainte du bioterrorisme, ravivée par quelques cas de charbon (anthrax) transmis par voie postale dans des grandes villes nord-américaines (2001), ont suscité la mobilisation des États. En 2000, la CIA confirmait, dans un rapportNational Intelligence Council, The Global Infectious Disease Threat and Its Implications for the United States, NIE 99-17D, janvier 2000 [www.cia.gov/ cia/publications/nie/report/nie99-17d.html]. devenu célèbre, que la question était prise au sérieux, car « les maladies infectieuses menaçaient la sécurité, l’économie et la stabilité politique ». L’inquiétude, discutable d’un point de vue épidémiologique, trouvait sa principale justification dans la progression des épidémies dues au VIH. La résolution 1308 (2000) du Conseil de sécurité des Nations unies « souligne que la pandémie VIH/ sida, si elle est non contrôlée, peut créer un risque pour la stabilité et la sécurité ». La Banque mondiale qualifiait le sida de « crise du développement ». L’Assemblée générale des Nations unies adoptait, en septembre 2000, la Déclaration du millénaire, dont l’un des objectifs était formulé ainsi : d’ici à 2015, « nous aurons arrêté la propagation du VIH/sida, et commencé à inverser la tendance actuelle, et nous aurons maîtrisé le fléau du paludisme et des autres grandes maladies qui affligent l’humanité ».
Du point de vue des États bailleurs de fonds et des organisations internationales, il existait depuis l’éradication de la variole, en 1979, un modèle idéal de lutte contre les maladies infectieuses. Ce modèle reposait sur l’idée d’empêcher l’apparition de nouveaux cas en interrompant la transmission jusqu’au point de faire disparaître la maladie. Cela signifiait un investissement initial pendant quelques années (la campagne de vaccination) et un résultat définitif (l’élimination de la maladie).
Trois conditions sont nécessaires pour la mise en œuvre de cette stratégie : l’efficacité de la mesure prise, son coût modique et son applicabilité universelle. Or le prix d’un nouveau produit médical avant son utilisation à une large échelle est toujours beaucoup trop élevé par rapport au pouvoir d’achat des institutions de santé publique ou des usagers. Il ne peut être massivement utilisé hors du cadre de modèles économiques spécifiques créés à l’occasion du lancement de grandes actions de santé publique.
Mais il existe une contrainte spécifique aux médicaments pour traiter les infections. Les traitements doivent être renouvelés à un rythme rapide en raison des résistances développées par les bactéries, les parasites et les virus. En infectiologie, les thérapeutes ont plus souvent besoin de médicaments récents et coûteux. Or, à la fin des années 1990, la situation s’était dégradée au point que même des médicaments anciens toujours efficaces commençaient à manquer. Lors du colloque médical internationalColloque médical international, 20 octobre 1996, document interne MSF, Paris au sujet de la réponse aux épidémies, organisé par MSF en 1996, les participants constatèrent une panne de la recherche : parmi plus de 1 000 nouvelles molécules introduites sur le marché depuis 1975, seulement un peu plus d’une dizaine étaient destinées au traitement des maladies tropicales et à celui de la tuberculoseCe constat a fait, à la suite du colloque, l’objet d’une publication : Dr Patrice TROUILLER, Piero OLLIARO, Els TORREELE, James ORBINSKI, Richard LAING et Nathan FORD, « Drug development for neglected diseases. A deficient market and a public-health policy failure », The Lancet, http://www.thelancet.com/journals/lancet/issue/vol359no9324/PIIS0140-6736(00)X0302-9, p. 2188-2194, 22 juin 2002.. De fait, au milieu des années 1990, sur le terrain, tout commençait à manquer pour faire face aux épidémies (sida, méningite...), aux grandes endémies (tuberculose, maladie du sommeil...) ou même aux infections communautaires banales (pneumonies, paludisme...). La réponse des États et des organisations internationales au paludisme (insecticides et moustiquaires) et au sida (incitations au changement de comportements sexuels et au port de préservatifs) se concentrait sur des mesures uniquement préventives. Le traitement contre la tuberculose était destiné en priorité aux malades dans les crachats desquels la bactérie était présente et qui pour cette raison menaçaient de la transmettre à leur entourage. La crise entre l’offre, les produits médicaux disponibles et les priorités cliniques et sanitaires en infectiologie était ouverte. Les praticiens travaillant dans les pays où les maladies infectieuses étaient encore la première cause de mortalité se trouvaient progressivement privés des moyens d’être efficaces.
Au début des années 2000, une multitude d’institutions (administrations publiques nationales, organisations internationales, entreprises pharmaceutiques, associations privées nationales et internationales, institutions religieuses, syndicats, partis politiques...) tentaient de faire évoluer cette situation de pénurie. Internet était le vecteur privilégié de relations qui se jouaient des frontières, évoluaient, s’étendaient aux acteurs les plus périphériques (le malade, le soignant, le citoyen) et remontaient jusqu’aux sommets des institutions sanitaires (OMS, Unicef...), économiques (OMC) et politiques (Assemblée générale et Conseil de sécurité des Nations Unies, G8). L’examen des questions relatives à l’accès aux médicaments se tenait auparavant à huis clos et se limitait aux seules participations d’experts, d’industriels et de représentants des États. Désormais, le débat à propos des conditions d’accès aux nouveaux médicaments faisait l’objet d’une large exposition médiatique. Les associations de lutte contre le sida et de praticiens comme MSF s’imposaient à la table des négociations.
Retenant les leçons apprises de l’expérience des missions d’assistance technique médicale, MSF s’était dotée d’une instance spécialisée, la Came, en partie financée par le prix Nobel de la paix obtenu en 1999. En effet, il fallait éviter de se retrouver une fois de plus en situation de s’associer à une campagne de santé publique transnationale sans avoir d’influence sur les décisions prises au sommet, à l’échelle nationale dans les ministères de la Santé, comme au sein des organisations internationales, en particulier de l’OMS. MSF demandait que la lutte contre les maladies infectieuses ne repose pas seulement sur des mesures préventives pour enrayer la transmission des agents pathogènes, mais s’oriente également vers la prise en charge des malades. À cette fin, il fallait que de nouveaux produits médicaux soient disponibles et que les plans nationaux et internationaux intègrent leurs usages.
À la fin des années 1990, MSF décida d’agir à la source pour influencer les politiques publiques. Pour réussir, il était nécessaire d’identifier les leviers existants afin d’obtenir des inflexions politiques et de nouer de nouvelles alliances. Ainsi, MSF se rapprocha d’organisations militantes, comme la Treatment Action Campaign (TAC) en Afrique du Sud, et d’États comme le Brésil ou la Thaïlande, qui tentaient d’élargir l’accès aux médicaments couverts par des brevets dans les pays à revenu intermédiaire. MSF était désormais représentée à tous les maillons de la chaîne : au chevet du malade, lors de la réunion à l’intérieur d’un hôpital, dans le bureau du médecin responsable de la santé à l’échelon départemental ou régional, au ministère, dans les bureaux des organisations internationales, dans les congrès scientifiques, dans les moments et les lieux de la mobilisation militante internationale (par exemple les contre-sommets du G8), mais aussi dans les bureaux des sherpas des chefs d’État, dans les sièges et les usines des industries pharmaceutiques, dans les bureaux des services administratifs responsables de l’importation de produits médicaux... et bien sûr dans le débat public.Marc LE PAPE et Isabelle DEFOURNY, « Politique des controverses », in Jean- Hervé BRADOL et Claudine VIDAL (dir.), Innovations médicales en situations humanitaires, op. cit.
Comment expliquer, par exemple dans le cas du sida, que les États bailleurs de fonds aient accepté de déroger au paradigme de l’« élimination de la variole » et se soient engagés à dépenser annuellement plusieurs milliards d’euros pour traiter des millions de malades en l’absence de perspective de disparition de la maladie ? Le caractère menaçant pour la sécurité publique, une mobilisation sociale et politique hors du commun, l’anticipation de conséquences économiques importantes, les progrès scientifiques rapides expliquent en partie cet engagement dans une voie inhabituelle. Il est aussi essentiel de prendre en compte l’importance du débat public sur les questions de propriété intellectuelle liées au commerce du médicament.
À la fin des années 1990, un des fils conducteurs des travaux de l’OMC était la mondialisation des règles de propriété intellectuelle applicables au commerce. Or le monopole commercial accordé à un laboratoire pharmaceutique par l’entremise du dépôt de brevet déterminait en grande partie le prix élevé des nouveaux traitements, notamment des antirétroviraux. Le double constat d’une catastrophe de santé publique et de prix prohibitifs des médicaments (plusieurs milliers de dollars par an et par patient) posait la question de la compatibilité des règles de propriété intellectuelle avec la sécurité publique, en l’occurrence sanitaire. L’enjeu était de taille : la tension entre les deux impératifs, respect de la propriété privée et sécurité publique, fragilisait le système économique. Pour les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, principaux promoteurs des nouvelles règles de propriété intellectuelle, il devint alors urgent de faire une série de concessions dans le domaine de l’accès au médicament. Leur attitude d’indifférence, voire d’agressivité, partagée par les grandes multinationales de la pharmacie, risquait de susciter une forte mobilisation contre l’extension des règles de propriété intellectuelle à l’ensemble du commerce mondial. Aussi, quelques mois avant la Conférence ministérielle de l’OMC de Doha (2001), dans le contexte du procès de PretoriaEn 1998, la coalition d’une quarantaine de laboratoires pharmaceutiques a poursuivi en justice l’Afrique du Sud pour tenter d’empêcher l’applica- tion d’une loi sud-africaine, votée en 1997, en faveur de la production de médicaments génériques. Les poursuites ont été abandonnées en 2001 sous la pression d’une campagne d’opinion à laquelle MSF a participé., Robert B. Zoellick, le représentant des États-Unis sur les questions commerciales internationales, avait appelé les entreprises pharmaceutiques à la raison : « Si elles ne vont pas de l’avant sur cette question, l’hostilité que cela engendre pourrait mettre en péril l’ensemble du système régissant les droits de propriété intellectuelle. »Paul BLUSTEIN, « Getting out in front on trade. New U.S. representative adds “values” to his globalization plan », The Washington Post, 13 mars 2001.
À la suite de cet appel, un certain assouplissement des règles de propriété intellectuelle dans le domaine limité du commerce des médicaments en direction des institutions de santé publique fut soutenu par les grandes puissances économiques lors de la conférence de Doha. En conséquence, les trithérapies contre le VIH apparurent sur le marché sous forme générique, en combinaison à doses fixes, et leur prix tomba au-dessous de cent dollars par an et par patient. Aujourd’hui, plus de cinq millions de patients reçoivent ce traitement dans les pays à revenu faible ou intermédiaire.
La lutte contre le sida a bénéficié d’une conjoncture économique et politique exceptionnelle. La première condition pour développer l’autonomie politique de la médecine humanitaire est de reconnaître, parfois d’anticiper, l’apparition de ces conjonctures favorables à des inflexions rapides et profondes des politiques de santé publique. Elles ne peuvent être ni permanentes ni induites mécaniquement par une activité de plaidoyer.
Dans ces moments particuliers, l’espace politique s’ouvre et offre la possibilité de modifier des relations sociales figées parfois depuis longtemps. C’est le moment propice pour tenter de diminuer le nombre de morts, l’intensité des souffrances et la fréquence des déficits fonctionnels invalidants au sein de groupes humains habituellement mal servis par la santé publique. Au regard de l’état sanitaire d’un monde où de larges groupes humains sont privés de soins indispensables à leur survie, l’impact de l’action médicale humanitaire ne se limite pas à la seule satisfaction des besoins particuliers de groupes marginaux. Dans l’exemple du sida, c’est le protocole de soins développé par les médecins humanitaires qui permet aujourd’hui le traitement de millions de malades dans le monde : il se caractérise par la non-participation des patients au coût des trithérapies, la délivrance des antirétroviraux sous forme de génériques réunis dans un seul comprimé, le moins possible d’examens biologiques, le transfert d’informations et de responsabilités thérapeutiques au patient et à un membre de son entourage, la participation des paramédicaux à la prescription.
La médecine humanitaire n’est pas une pratique à la marge de la biomédecine et de la santé publique, mais une tentative de répondre aux attentes de populations qui en sont privées alors que leur poids démographique est parfois considérable. Sa contribution spécifique dans le champ de la santé publique consiste d’abord à développer des pratiques médicales mieux adaptées aux circonstances de la vie et aux priorités de malades habituellement négligés. Elle doit donc non seulement renouveler ses propres pratiques, mais aussi, pour en attester l’efficacité, publier les résultats obtenus en respectant les standards de la biomédecine et de la médecine des preuves. Cependant, il faut garder à l’esprit que le temps de la décision politique et celui de la certitude scientifique sont différents. Soutenir ou contester une politique de santé publique, c’est se risquer à espérer la survenue d’un état du monde, sans certitude qu’il adviendra.
Dans de nombreux exemples, l’action médicale humanitaire a gagné en efficacité lorsqu’elle accordait plus d’autonomie au malade soutenu par ses proches et établissait avec eux une relation moins asymétrique. Ainsi, la mise en place des programmes de soins contre le VIH a été l’occasion de bousculer les habitudes en matière de distribution des responsabilités entre le patient, son entourage, l’équipe soignante et, à l’intérieur de cette dernière, entre médicaux et paramédicaux. Dans un autre domaine, l’introduction de nouveaux produits pour traiter la malnutrition de la petite enfance est édifianteCf. supra « Inde : l’expert et le militant », p. 195-215. : le succès de cette innovation est dû non seulement à la meilleure composition de l’aliment thérapeutique, mais surtout au fait que ce dernier offre une réponse à l’exigence des mères de traiter l’enfant à la maison de la façon la plus simple possible. Ce constat suggère que, pour mieux négocier ses rapports aux patients et à leur entourage, la médecine humanitaire devrait prêter attention aux sciences humaines, et tout particulièrement aux courants de pensée qui, comme les théories du careVoir par exemple Joan TRONTO, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, Routledge, New York, 1993., renouvellent le regard porté sur la relation entre personnes soignées et personnes soignantes.
Cependant, démontrer dans quelques programmes innovants la supériorité d’un protocole thérapeutique ne suffit pas pour que ce dernier soit intégré aux politiques de santé publique. Faire émerger un modèle économique soutenant l’innovation est indispensable à sa diffusion à l’échelle de la santé publique et implique de nouer des alliances politiques et économiques. Les attitudes des États, des organisations internationales, des entreprises ou des fondations privées sont décisives pour la recherche de solutions aux crises de santé publique, car elles sont lourdes de conséquences dans la genèse de ces situations catastrophiques. Le travail politique de l’humanitaire consiste d’abord à exposer ces responsabilités en faisant la démonstration concrète qu’il est possible de mieux faire. Mais à la dissidence succède vite la recherche d’un consensus sur les réformes des protocoles de soins. En conséquence, le médecin humanitaire est un allié politique qui n’est ni stable ni loyal. Il est tantôt dissident tantôt fédérateur. C’est dans la mobilité de ses alliances que se construit son autonomie politique.
***
Catastrophes naturelles : « Do something ! »
Entretien avec RONY BRAUMAN réalisé par CLAUDINE VIDAL
MSF a-t-elle considéré, dès ses débuts, que les catastrophes naturelles faisaient partie de ses missions ?
Les catastrophes naturelles sont la première catégorie de situations d’intervention, aux côtés des conflits armés, mentionnée par les rédacteurs de la charte et des statuts de MSF. Ce sont elles, en effet – le tremblement de terre au Pérou (30 000 morts), en mai 1970, le cyclone de Bhola, en novembre de la même année, au Pakistan oriental (250 000 à 500 000 morts) –, qui comptent parmi les événements à l’origine de l’association. Elles sont au centre de la scène sur laquelle MSF entend intervenir. Rappelons-nous que deux associations, créées en 1970, ont fusionné pour donner naissance à MSF : le GIMCU (Groupe d’intervention médico-chirurgicale d’urgence), créé par d’anciens volontaires de la Croix-Rouge au Biafra, et le SMF (Secours médical français), créé par le journal médical Tonus afin de répondre à la catastrophe du Pakistan oriental. La médecine d’urgence commençait à se structurer en tant que dispositif spécifique de soins et les « accidents collectifs », comme on les nommait curieusement dans la charte, représentaient un terrain de choix pour son exercice.
Cependant, la première expérience du GIMCU en situation de catastrophe, celle du Pérou en 1970, fut un échec : arrivés sur les lieux une semaine après le séisme, les médecins français n’y avaient trouvé aucun blessé en dépit de l’ampleur du désastre. Tout juste avaient-ils pu constater que les États de la région, États-Unis compris, avaient déjà déployé des secours. La leçon tirée de cette première tentative d’intervention s’imposa durablement, généralisée à l’ensemble des tremblements de terre : pour assurer sa mission de sauvetage dans de telles situations, l’aide médicale devait être mise en œuvre dans les quarante-huit premières heures. Ce délai passé, les victimes emmurées, les blessés souffrant de traumatismes multiples accompagnés ou non de syndromes d’écrasement étaient condamnés. L’effort réalisé au cours de l’existence de MSF a donc d’abord consisté à tenter de raccourcir les délais de déploiement en tenant prêt le matériel d’urgence sous forme de « kits », et en essayant de faire partir des équipes opérationnelles dans les vingt-quatre heures suivant l’alerte. Sans effet, puisque ce n’est qu’en 2005, lors du tremblement de terre du Cachemire, au Pakistan, que nous avons pour la première fois opéré des blessés, sans être pour autant présents et opérationnels immédiatement.
Les séismes et autres catastrophes ont été plus fréquents au cours de ces dernières années. Le CRED (Center for Research on Epidemiology of Disasters) rapporte que le nombre moyen annuel de tremblements de terre causant plus de dix morts est passé de vingt et un entre les années 1960-1990 à trente au cours des années 2000, des pics ayant été enregistrés en 1990, 2003 et 2004. Mais seule une faible proportion d’entre eux donne lieu à des interventions internationales. Nous ne sommes en fait présents que sur des séismes de grande ampleur, lorsque l’ordre de grandeur de mortalité estimé initialement se compte en milliers et que les autorités nationales en appellent à l’aide étrangère. Rappel utile pour comprendre que, en dépit de la place élevée qu’occupe ce type d’événement dans la hiérarchie de l’aide humanitaire d’urgence, MSF n’en ait eu, jusqu’aux années 2000, qu’une expérience très réduite. Par ailleurs, plus de 80 % des séismes se produisent sur le pourtour du Pacifique, ce qui rend illusoire l’objectif de s’y déployer à partir de l’Europe dans le délai de quarante-huit heures dicté par les représentations médicales urgentistes. La distance et le temps de déploiement n’expliquent cependant pas tout, comme nous avons pu le constater dès 1990 : lors du tremblement de terre de Zandjan (37 000 morts), en Iran, les équipes médico-chirurgicales de MSF étaient sur place vingt-six heures seulement après le séisme. Leur activité médicale s’est pourtant réduite à de la consultation ordinaire, sans rapport avec la traumatologie attendue, et elles ont plié bagage dix jours après leur arrivée.
Il nous a fallu du temps pour nous apercevoir que les séismes faisaient en réalité peu de blessés, et qu’en outre la plupart de ceux-ci étaient immédiatement traités dans les structures locales situées en marge de la zone atteinte. Sauf à être sur place au moment de la catastrophe, les équipes médicales étrangères y étaient finalement superflues. Le tremblement de terre était en fait bien loin de ce lieu d’exercice par excellence de la médecine d’urgence que nous imaginions, en dépit des chiffres imposants évoquant des milliers, voire des dizaines de milliers de blessés. Cependant, étant donné l’importance symbolique des catastrophes naturelles dans l’aide d’urgence, il était difficilement pensable de ne pas en être pour une organisation revendiquant l’urgence comme culture et comme savoir-faire. C’est pourquoi MSF, dès le début des années 1990, a réorienté son action vers la logistique, son autre point fort avec la médecine, en mettant l’accent sur la fourniture d’eau potable et, le cas échéant, en organisant des consultations médicales dans des lieux de regroupement de sinistrés. Les images d’équipes chirurgicales nombreuses et débordées, opérant sans discontinuer, telles que nous les avons à l’esprit depuis le séisme de Port-au-Prince, s’ajustent si étroitement aux représentations conventionnelles de la médecine de catastrophe que nous tendons à oublier qu’elles sont en réalité une nouveauté, apparue au Cachemire en 2005.
Que se passe-t-il au Cachemire pakistanais en octobre 2005 ? Les activités de secours conduites en réponse à ce désastre diffèrent-elles de celles des expériences passées ?
Lorsque la nouvelle de ce tremblement de terre nous est parvenue, les responsables opérationnels de MSF-France ont d’abord été plus que réservés à l’idée d’intervenir, pour les raisons que j’ai dites. Cependant, des équipes de MSF-Belgique et de MSF-Hollande, déjà présentes au Pakistan, témoignaient de l’énormité du désastre et, surtout, du nombre important de blessés. Tous les centres de soins de la province étaient submergés. Le bilan officiel faisait état de plusieurs dizaines de milliers de blessés graves et sérieux, c’est-à-dire demandant des interventions orthopédiques et des soins médicaux intensifs. Quelle que soit la valeur de ces chiffres, j’y reviendrai, nous constations que, pour la première fois en situation de catastrophe, les structures locales étaient débordées par les afflux de polytraumatisés, auxquels elles n’arrivaient pas à faire face.
Il me semble que l’explication de ce « changement de régime » médical est à chercher dans l’urbanisation accélérée, autrement dit dans la densification d’un habitat précaire qui s’est développé dans cette région à haut risque sismique. Il ne s’agissait pas en l’occurrence de bidonvilles, mais de maisons de parpaings et de pierres mal scellés et donc fragiles. On peut supposer que leur effondrement partiel entraîne des écrasements de membres mais n’ensevelit pas les victimes comme c’est le cas dans un environnement d’immeubles à plusieurs étages, tandis que les cloisons de bois, de bâche et de tôle des habitations de bidonvilles ont au moins le mérite d’être inoffensives lorsqu’elles s’écroulent. Cette observation nous rappelle qu’une catastrophe n’a de « naturel » que sa cause, l’événement sismique ou climatique qui en est à l’origine, mais que ses conséquences relèvent de décisions humaines, telles la localisation et la qualité des constructions dans des zones à risques, ou encore l’existence d’installations industrielles insuffisamment protégées. Pour revenir à la situation du Cachemire, la densification urbaine n’est pas seulement l’effet de l’exode rural, que connaissent tous les pays ; elle est aussi celui d’une stratégie volontariste de peuplement en rapport avec les menées séparatistes et le conflit territorial en cours avec l’Inde depuis la partition de 1947. Autrement dit, le facteur politique ne perd pas ses droits dans les catastrophes naturelles, pas plus du côté de leur survenue que dans le traitement de leurs conséquences. Reste que, pour la première fois dans l’histoire de l’aide d’urgence après un tremblement de terre, des équipes médicales et chirurgicales étrangères ont joué un rôle réel et important.
En 2005, la presse affirmait que l’accès aux victimes était souvent impossible. Quelles furent les solutions pratiques pour surmonter cette difficulté ?
L’accès à la région était en effet difficile dans un premier temps, du fait de la géographie du lieu, mais aussi de sa politique. Le Cachemire est un plateau déclive du côté oriental, et donc facile à atteindre par l’Inde, mais barré par des escarpements difficiles à franchir du côté pakistanais. Les routes y étaient d’autant plus difficiles à parcourir qu’elles étaient obstruées par des effondrements et que le mauvais temps du début d’hiver compliquait encore le passage. Nous avons utilisé des hélicoptères, bienvenus pour le transport de personnel mais de faible capacité, donc peu appropriés pour une catastrophe de grande ampleur comme celle-ci. Ces difficultés pratiques furent les principales, si l’on met de côté le blocage initial de l’armée pakistanaise, d’abord soucieuse du sauvetage de ses propres troupes et du maintien de son contrôle sur cette province stratégique du fait du conflit avec l’Inde.
Les obstacles physiques à l’accès auraient donc pu être contournés par un acheminement via l’Inde, et les Indiens ont d’ailleurs proposé leur aide au Pakistan. Mais une telle offre était irrecevable aux yeux des militaires pakistanais, qui l’ont refusée sans ambages, tout en acceptant néanmoins une ouverture limitée de la frontière. N’en concluons pas pour autant que l’armée ne se serait occupée que de ses membres et de la sécurité territoriale, laissant la population sans aide. Bien au contraire, en quelques jours, elle commençait à monter en puissance, acheminant de l’aide, traitant et évacuant les blessés par hélicoptère et prenant en charge la coordination des secours. Les restrictions de circulation ont également été levées, les permis spéciaux n’étant plus exigés pour se déplacer dans les zones tribales.
De très nombreuses ONG locales ont été rapidement à pied d’œuvre, aidant les sinistrés à s’organiser dans des centres de regroupement et fournissant des abris. Parmi elles, certaines disposaient de moyens et de personnel de haut niveau. Je pense notamment, mais pas seulement, à Al Rachid Trust, une organisation islamiste proche des talibans pakistanais, qui a mis en place un hôpital de soixante lits comprenant une unité de chirurgie orthopédique, en plus des activités de dispensaire et des secours qu’elle menait par ailleurs. La collaboration avec l’armée, comme avec le ministère de la Santé et Al Rachid, a été dans l’ensemble excellente, à la surprise des responsables de MSF, qui s’attendaient à plus de difficultés. Les organisations islamistes locales, disposant de réseaux d’aide sociale établis de longue date, ont réagi immédiatement et fourni une aide importante.
Je veux rappeler ici que l’essentiel de l’aide d’urgence, y compris la recherche des survivants dans les décombres, la fourniture d’abris et de vivres, est toujours assurée par le voisinage et les organisations locales en situation de catastrophe, où qu’elle survienne. Contrairement à une idée reçue tenace, ce n’est pas la sidération mais l’activisme solidaire que l’on observe, du moins au cours des premières semaines. S’il n’y a donc pas lieu de s’étonner du niveau élevé de l’assistance mobilisée localement, il faut souligner que les ONG islamistes se sont montrées particulièrement coopératives, dès lors qu’elles ont pu s’assurer que nous n’avions pas d’activités prosélytes et que les patients étaient correctement soignés. Même l’armée américaine était saluée par des membres d’organisations islamistes pour l’aide logistique précieuse qu’elle apportait.
Le tableau est donc celui d’une coopération étroite avec le ministère de la Santé, l’armée – dont nous avons même parfois utilisé les hélicoptères – et les ONG religieuses. Pour MSF, ces relations constructives avec les autorités sanitaires et des ONG pakistanaises, partenaires naturels, ne posaient pas de questions de principe. Il n’en allait pas de même toutefois pour ce qui concerne l’armée, acteur primordial comme on l’a vu, mais si compromettant aux yeux de responsables de l’association que certains proposaient de réduire les équipes afin de diminuer les contacts avec les militaires. Le souci de réaffirmer la distinction entre militaires et humanitaires, motivé par des considérations de sécurité pour les équipes, a finalement laissé le pas à l’impératif d’agir dans un contexte marqué par une urgence persistante autant que par des relations de travail fructueuses avec l’ensemble des acteurs concernés, et cela en dépit des conflits antérieurs qui pouvaient les opposer.
D’une manière générale, en situation de catastrophe naturelle, l’armée nationale est la mieux placée et la mieux équipée pour la réponse urgente et, sauf exception (ce fut le cas au Sri Lanka dans la zone contrôlée par la guérilla des LTTE [Tigres de libération de l’Eelam tamoul] après le tsunami de 2004), elle est bien accueillie par les populations sinistrées. Il n’y a donc pas de raison de s’en démarquer activement, comme nous le faisons à juste titre dans les situations de conflits. Il en va de même, le cas échéant, pour les secours médicaux et les moyens logistiques militaires venant de l’étranger.
Compte tenu des difficultés matérielles en rapport avec la géographie des lieux, le déploiement de l’aide a donc été dynamique, se hissant en trois semaines à la hauteur des besoins. Sur le plan médical, les équipes de MSF relèvent cependant que, si la réponse du pays a été rapide et ample, les standards suivis laissaient à désirer : les amputations furent nombreuses, probablement en excès, et les interventions orthopédiques conservatrices – visant à sauver les membres blessés – de qualité souvent médiocre. L’essentiel du travail chirurgical des équipes de MSF, qui n’ont pas été confrontées à l’afflux initial, je le rappelle, a donc consisté en reprises opératoires secondaires. Je précise que ces réserves sur la qualité du travail médical procèdent d’impressions cliniques et non du résultat d’études épidémiologiques, à situer dans le contexte d’une chirurgie de sauvetage pratiquée face à un très grand nombre de blessés. Mais le débordement des structures médicales n’explique peut-être pas tout et je crois qu’il faut s’interroger sur le fondement des techniques opératoires pratiquées, à savoir la chirurgie de guerre. Les plaies pénétrantes provoquées par des projectiles (balles, éclats) entraînent en effet des complications, notamment infectieuses, qui incitent, dans l’environnement incertain des conflits armés, à une chirurgie radicale. Les plaies par écrasement, qui sont le lot commun de la chirurgie civile, autorisent des techniques plus conservatrices. Or c’est ce que l’on avait déjà vu en Indonésie après le tsunami de 2004, et que l’on verra de nouveau à Haïti à la suite du tremblement de terre de 2010, le paradigme de la guerre, guerre éclair en l’occurrence, semble s’imposer spontanément comme grille de lecture. Les intervenants médicaux ne sont pas moins sous l’influence de cette représentation que les observateurs, comme le montre cette remarque d’une équipe d’urgentistes américains à Haïti : « Les chirurgiens surchargés [...] amputaient des membres et débridaient des tissus infectés [...]. Pendant les deux jours suivants, nous avons pratiqué de manière continue une médecine de champ de bataillePaul S. AUERBACH et al., «Civil-military collaboration in the initial medical response to the earthquake in Haiti », The New England Journal of Medicine, février 2010.. » On est fondé à se demander si une telle représentation a une incidence sur les techniques employées. Des études sont en cours, réalisées à partir des données médicales recueillies à HaïtiNotamment sous la conduite du Pr Anthony Redmond, HCRI, université de Manchester., seule catastrophe naturelle avec celle du Cachemire ayant provoqué des blessés en très grand nombre. Le caractère très récent de l’expérience chirurgicale de masse dans de telles circonstances explique le manque de connaissances systématisées sur ce sujet.
Nous manquons d’ailleurs de données quantitatives fiables pour tirer un bilan permettant d’évaluer cette opération de secours au Pakistan sur un plan général. Les chiffres communiqués au lendemain de la catastrophe – 54 000 morts et 77 000 blessés, plusieurs centaines de milliers de sans-abri – sont d’abord à considérer comme une image de l’ampleur de la catastrophe mais doivent être pris avec précaution, en particulier sur le plan médical. En l’absence de données d’état civil et démographiques, le nombre de morts est en effet une estimation grossière.
La coopération civilo-militaire – comprendre le leadership militaire sur les opérations de secours – a été saluée comme une réussite par les Nations unies et les ONG ; la division en groupes de responsabilité sectoriels, les clusters (logistique, santé, sanitation, etc.), à laquelle l’armée s’est adaptée plus facilement que le monde humanitaire, comme cela fut noté avec quelque ironie par le représentant des Nations uniesLieutenant-general Ahmed NADEEM et Andrew MC LEOD, « Non-interfe- ring coordination. The key to Pakistan’s successful relief effort », Liaison Online, vol. 4, issue 1, 2008., a été effective.
La trêve de fait qu’entraîne la survenue d’une catastrophe ne signifie cependant pas la fin des hostilités, et la dimension politique, voire contre-insurrectionnelle, de l’aide ne doit pas être perdue de vue. Le déploiement, hautement sensible, de forces américaines et de l’OTAN lors de ce séisme était explicitement dicté par de telles considérations. Il n’a rencontré aucune opposition visible, la population s’intéressant aux services rendus et non aux auteurs de ceux-ci. Quant aux groupes islamistes, ils sont restés généralement silencieux sur ce point, mais certains ont exprimé publiquement leur satisfaction. Une enquête conduite par le US Institute for Peace conduit à penser que l’objectif de sympathie recherché (« la conquête des cœurs et des esprits ») demeure théorique, tant pour les groupes activistes que pour les États-Unis et l’OTAN, la gratitude du moment n’étant pas une adhésion politique. Cette croyance étant néanmoins agissante, elle joue dans le sens d’une ouverture de l’espace d’action, nul ne voulant apparaître comme celui qui prive la population de biens précieux en période de crise aiguë.
Quelle est votre définition de la catastrophe naturelle ?
La catastrophe est ce qui rompt le cours ordinaire des choses. Du point de vue purement pratique d’un acteur de secours médical, il s’agit avant tout d’un séisme, et secondairement d’un événement climatique aigu – tempête, cyclone, inondation –, survenant à proximité d’une zone densément peuplée. Ce n’est que de cela, il faut le noter, dont nous avons parlé jusqu’à présent, en nous concentrant sur les tremblements de terre puisqu’ils sont devenus récemment la principale cause d’intervention médicale urgente. Sous un angle plus large, reprenant les définitions communément admises, je la caractérise comme un événement brusque et néfaste d’origine naturelle qui déborde les capacités de réponse du groupe humain affecté, autrement dit « le produit de la rencontre entre un aléa et une vulnérabilité ».Grégory QUÉNET, « Catastrophe naturelle », in Yves DUPONT (dir.), Diction- naire des risques, Armand Colin, Paris, 2007.
L’aspect problématique de ces définitions réside dans la qualification de « naturelle ». Comme je l’ai déjà dit, si l’événement causal est naturel, ses conséquences sont étroitement liées aux formes d’organisation sociale du lieu où elles surviennent. L’on se souvient par exemple qu’en Éthiopie (1985) et au Niger (2005), la sécheresse et l’invasion de criquets qui a suivi ont été décrites par les autorités comme une catastrophe naturelle, cause première d’une situation de malnutrition aiguë ou de famine. L’enjeu était de taille, car cette assignation conditionnait la réponse. MSF a été expulsée de ces deux pays au terme d’une controverse politique portant sur ces questionsPlus précisément, au Niger, les activités de MSF-France ont été sus- pendues en 2008 sur ordre du chef de l’État, deux ans après les contro- verses publiques, mais en rapport direct avec celles-ci.. Souvenons-nous des titres ironiquement évocateurs des deux livres publiés par l’association à ce sujet : Éthiopie. Du bon usage de la famine, et Niger. Une catastrophe si naturelleRespectivement, François JEAN, éditions MSF, Paris 1986, et Xavier CROMBÉ et Jean-Hervé JÉZÉQUEL (dir.), éditions Karthala, Paris, 2007..
L’épidémie de choléra qui a flambé à Haïti durant l’hiver 2010-2011 a été à l’origine d’une intense polémique du même ordre : les tenants d’une hypothèse « naturelle » attribuaient son origine aux planctons et s’opposaient à ceux affirmant au contraire qu’il s’agissait d’une infestation d’origine humaine (due à la vidange de fosses septiques contenant des germes cholériques dans une rivière). Tous s’accordaient sur le fait que la maladie n’avait pu causer tant de pertes (4 800 morts au total) qu’en raison des conditions d’hygiène déplorables du pays, mais les circonstances d’apparition ont été l’objet de vigoureuses confrontations, y compris au sein même de MSF. Que l’origine humaine ait été attribuée à un contingent de casques bleus des Nations unies (MINUSTAH), eux-mêmes enjeux d’affrontements politiques dans le contexte de la campagne électorale alors en cours, ne faisait qu’accentuer la dimension politique de cet événement. En l’occurrence, une enquête ultérieure des Nations unies a confirmé la seconde hypothèse« Final report of the independent panel of experts on the cholera out- break in Haiti », mai 2011.. Là encore, loin d’être un pur enjeu de connaissance, la compréhension du phénomène épidémique avait des conséquences pratiques sur l’organisation de la réponse médico-sanitaire immédiate.
Les controverses tiennent donc autant à la définition des catastrophes naturelles qu’à l’évaluation de leurs conséquences ?
La requalification d’une situation de crise majeure en catastrophe naturelle peut être l’occasion de controverses, comme nous venons de le voir, du fait des responsabilités politiques qu’une telle qualification engage. Mais, indépendamment de tout désaccord sur celle-ci, les conséquences des catastrophes peuvent également être objet de polémiques, la question des épidémies qu’elles seraient susceptibles d’entraîner, et donc des moyens de l’urgence à mobiliser, étant la principale mais non la seule. Le tsunami de 2004, du fait de la mobilisation médiatique sans précédent qui l’a suivi, a été le moment où cette question a surgi dans l’espace public.
Quelques jours après la survenue de ce désastre d’ampleur exceptionnelle, l’OMS déclarait, par la voix de son directeur des opérations : « Il pourrait y avoir autant de morts causées par les maladies que par le désastre lui-même. »« WHO warns up to five million people without access to basic services in Southeast Asia », 30 décembre 2004, http://www.who.int.
Le thème de la seconde vague de mortalité par épidémie, menaçant de doubler le chiffre des victimes de la catastrophe, était lancé. Il fut repris par cette même organisation à l’occasion de conférences de presse, et abondamment relayé par la presse, orientant ainsi les secours vers le sauvetage d’urgence des quelque cent cinquante mille vies humaines prétendument en danger de mort imminente. Le succès de ces annonces, qui ne reposent sur aucune base scientifique ou empirique, tient à leur adéquation à une croyance très répandue selon laquelle les cadavres en décomposition sont la source de contaminations infectieuses. En tout état de cause, comme plusieurs travaux de recherche l’ont montré, on n’a jamais observé d’épidémie meurtrière à la suite d’une catastrophe naturelle, quelle qu’en soit l’ampleurC. DE VILLE DE GOYET, « Stop propagating disaster myths », The Lancet, 2000, 356 :762-4 ; Nathalie FLORET et al., « Negligible risk for epidemics after geophysical disasters », Emerging Infectious Diseases, vol. 12, no 4, avril 2006, http://www.cdc.gov/eid.. On peut dire, de façon lapidaire, que les épidémies provoquent des cadavres, mais que les cadavres ne provoquent pas d’épidémies. Des foyers épidémiques limités d’infections digestives et respiratoires peuvent apparaître, justifiant des actions préventives et curatives, mais leurs conséquences restent sans commune mesure avec les annonces alarmistes que je viens d’évoquer.
Plus généralement, et pour des raisons analogues à celles que j’ai dites auparavant au sujet des tremblements de terre, il n’y avait pas d’urgence vitale à la suite du tsunami. L’épreuve épouvantable subie par un grand nombre de survivants qui ont beaucoup, voire tout, perdu, était en elle-même un appel à la solidarité et je ne mets certainement pas en cause la nécessité d’y répondre. Mais le modèle du sauvetage d’une population en péril était totalement inapproprié. On a vu jusqu’à douze chirurgiens autour d’un blessé en Indonésie, au moment où l’on parlait de centaines de milliers de blessés ! En pratique, il importait avant tout, pour être utile à cette population sinistrée, de fournir des moyens financiers et matériels pour déblayer et reconstruire, ce qui est tout autre chose que de s’engager dans une opération de médecine d’urgence. La pression médiatique était telle, cependant, qu’il était difficile pour MSF de choisir de s’abstenir. La question a été posée sans tarder par nos équipes de terrain, dont les membres les plus expérimentés ont appréhendé la situation en quelques jours. Une telle décision n’aurait cependant pas été comprise dans le climat particulièrement émotionnel qui régnait alors et les responsables de l’association ont décidé de réorienter l’action vers une aide non médicale.
Les représentations de la catastrophe après la catastrophe auraient donc de l’influence ?
Du fait de l’ampleur de la mobilisation, l’événement tsunami a joué un rôle de condensateur des discours, des croyances et des représentations dominantes, comme on vient de le voir. On parlait de blessés, de réfugiés, d’épidémies, ainsi que d’orphelins, à la suite d’une déclaration de l’Unicef. On a vu ce qu’il en était des blessés et des épidémies ; il en va à peu près de même pour les réfugiés et les orphelins, dont je dirai un mot après avoir souligné que ces quatre thèmes, récurrents au cours des premières semaines, formaient ensemble un discours, celui des conséquences habituellement observées des conflits armés. Autrement dit, en prenant quelque distance, on constate qu’au cadre de compréhension d’une catastrophe naturelle s’était subrepticement substitué celui de la guerre.
Les images photographiques et télévisées sans cesse diffusées, illustrant les conséquences de la catastrophe, cadraient sur quelques centaines de personnes regroupées sous des abris de fortune, « montrant » l’existence de camps de réfugiés, alors même que les gens ne se rassemblaient pas, mais au contraire se dispersaient. La plupart entendaient rester aussi près que possible de chez eux, résidant chez des voisins ou dans la famille, faisant la navette entre leur habitation d’avant et leur résidence provisoire. De même pour ce qui concerne les destructions : au Sri Lanka par exemple, à l’exception de la région nord, la plus durement frappée, elles n’étaient présentes que le long d’une étroite bande de terre de 50 à 300 mètres de profondeur, en fonction du relief sur lequel était venue buter la vague. Les survivants étaient donc à quelques minutes de marche, au plus, de la partie intacte du pays, ce que l’on ne pouvait pas comprendre au vu des images. Une telle représentation métonymique, à laquelle les humanitaires n’échappent pas plus que les journalistes, est particulièrement trompeuse. J’ajoute que les quelque mille médecins et infirmiers sri lankais présents dès les premières heures pour aider leurs collègues et leurs concitoyens n’étaient pas plus visibles, confondus qu’ils étaient avec la population sinistrée. Une confusion d’autant plus forte qu’elle s’accorde avec le préjugé, déjà évoqué, selon lequel les victimes d’une catastrophe sont en état de sidération, attendant passivement les secours.
Quant aux orphelins, décrits alors par la directrice de l’Unicef comme errant dans les ruines et en proie à des gangs de prostitution pédophile, il s’agissait d’une rumeur trop hâtivement relayée, mais rapidement dissipée par d’autres humanitaires et l’Unicef elle-même. Il ne s’agit pas ici de nier que des enfants aient perdu leurs parents, naturellement, mais de contester qu’ils aient été abandonnés. C’est le moment d’indiquer que le mouvement de solidarité post-tsunami, souvent décrit au Nord comme exemplaire et pris pour référence, a laissé dans les pays concernés le souvenir d’une foule agitée, arrogante et dérisoire. En dépit de sa position démarquée par rapport au discours dominant, MSF n’échappe pas à ce rude jugement collectif.
J’en reviens un instant au cadre de la guerre plaqué sur celui des désastres naturels. En dépit d’une représentation par l’image très proche, ces situations s’opposent frontalement. L’espace et le temps des catastrophes se caractérisent par la concentration en un lieu et un moment très limités, tandis que les conflits armés se déploient dans un temps et un espace très étirés. Les guerres durent, se déplacent de manière erratique, blessant et tuant, provoquant déplacements et regroupements de populations d’une région à une autre, entraînant une pression lourde et continue, un appauvrissement généralisé et massif, des destructions diffuses, y compris des structures de santé. Autant de facteurs de vulnérabilité débouchant sur un fort potentiel épidémique et produisant les autres effets décrits, mais que ne saurait susciter un événement qui demeure ponctuel même s’il peut être d’une brutalité effroyable.
Il y a sans doute une association entre les mythes concernant l’après-catastrophe et les situations politiques ?
L’aide internationale d’urgence est en effet chargée d’une symbolique particulière, non tributaire de son utilité réelle, comme on vient de le voir. Elle s’inscrit nécessairement dans une dynamique préexistante de relations internationales dont elle est un prolongement. Ainsi, le gouvernement français a proposé aux autorités iraniennes, lors du séisme qui a frappé ce pays en juin 1990, de dépêcher des équipes spécialisées, alors que les deux pays avaient interrompu leurs relations diplomatiques. L’aide d’urgence venait en fait rendre publique en l’exposant au grand jour la reprise, tenue jusqu’alors secrète, de discussions entre Paris et Téhéran. Je pense également à la Chine, envoyant un avion chargé de secours à Haïti après le séisme du 11 janvier 2010, en dépit de l’absence de relations diplomatiques, Haïti ayant reconnu Taïwan. Il s’agissait d’une première, Pékin n’ayant jamais été présent dans l’arène de l’aide en dehors de son périmètre d’influence régionale, en Asie. L’affirmation du statut de puissance globale, désormais revendiqué par la Chine, impliquait son engagement dans le concert de l’aide d’urgence. De même que le tremblement de terre du Pakistan met en évidence l’existence d’une « politique de la catastrophe », on peut aussi parler de « diplomatie de la catastrophe », au sens où le temps particulier de l’urgence permet aux États de manifester à faible coût des choix stratégiques.
À cet égard, le cas du cyclone Nargis, qui a frappé la Birmanie en 2008, est particulièrement intéressant. Le 2 mai 2008, le delta de l’Irrawaddy était balayé par des vents atteignant 240 kilomètres/heure, puis par une vague de quatre à six mètres de haut remontant le fleuve, provoquant d’énormes pertes humaines et destructions dans cette région peuplée et fertile. La junte birmane, tout à son obsession du maintien de l’ordre et indifférente comme à l’accoutumée au sort de sa population, n’a pas réagi, se contentant d’en appeler aux Nations unies pour recevoir l’assistance internationale et affichant son refus d’une présence étrangère sur son sol. Dès les premiers jours cependant, des membres d’ONG déjà présentes dans le pays, dont MSF, ont pu se rendre sur place, constater l’étendue des dégâts et mettre en route des secours avec les ressources locales dont ils disposaient. Dans le même temps, des avions en provenance des pays voisins, Inde, Thaïlande, Bangladesh, Malaisie, ainsi que de pays occidentaux agissant pour le compte d’agences de l’ONU, atterrissaient à Rangoon, la capitale. Concentrés sur la rhétorique souverainiste et isolationniste de la junte, la presse et des États occidentaux parlaient cependant de freinage, voire de blocage total, de l’aide extérieure. Le 11 mai, l’ONG britannique Oxfam publiait un communiqué dont les premières lignes donnent le ton : « L’organisation internationale Oxfam a déclaré aujourd’hui que, dans les semaines et les mois à venir, les vies de près d’un million et demi de personnes sont en danger dans la zone du cyclone en raison du risque de maladies et d’une catastrophe de santé publique, si de l’eau propre et des moyens d’assainissement ne sont pas fournis en urgence. »
Vu du terrain, cet alarmisme était loin d’être justifié. Certes, l’armée a été vue détournant de l’aide pour son propre compte ou pour s’approprier le bénéfice de sa distribution. Mais comme c’est toujours le cas, la population s’organisait à différents niveaux : les organisations locales – Croix-Rouge, municipalités, temples bouddhistes, commerçants prospères – distribuaient eau, vivres et équipements divers, et l’aide extérieure commençait à parvenir via des ONG. Quant aux blessés et aux menaces épidémiques, je vous renvoie à ce que j’en disais plus haut à propos du tsunami, ils étaient inexistants.
Fait marquant, la plupart des reportages télévisés, qu’il s’agisse de vidéos tournées par des Birmans, ou de reportages de la télévision officielle, avaient en commun de montrer presque partout des scènes de distribution. On voyait sans cesse de courtes séquences dans lesquelles un commerçant, arrivant avec son camion, donnait de l’eau en bouteille, des sacs de riz, etc. Ailleurs, c’étaient des moines bouddhistes qui faisaient la même chose, ou encore des militaires, une ONG, la Croix-Rouge birmane. On assistait en somme aux scènes habituelles de distribution de vivres et l’on pouvait apercevoir, ici ou là, un ou deux cadavres. Suivant attentivement la couverture médiatique de cet événement, je me suis rendu compte que les commentaires des images contredisaient point par point ce que montraient celles-ci, insistant sur l’absence totale d’assistance et sur l’abondance de corps en décomposition décrits comme autant de bombes bactériologiques sur le point de répandre leurs effluves mortels. J’ai demandé à des journalistes, lors d’interviews sur ce sujet, ce qu’ils pensaient de la dissonance entre les images et leurs commentaires. Ils ne s’en étaient pas aperçus, considérant de façon manifestement soupçonneuse toute remise en question du discours alarmiste dominant.
C’est dans ce contexte que des menaces d’intervention militaire visant à imposer l’aide par la force ont commencé à apparaître dans la presse. Gareth Evans, l’un des auteurs du concept onusien de « responsabilité de protéger », a ouvert la marche dès le 12 maiGareth EVANS, « Facing up to our responsibilities », The Guardian, 12 mai 2008., suivi deux jours plus tard par l’un des stratèges néoconservateurs les plus en vue, Robert Kaplan, qui dessinait les contours d’une intervention armée dans un article intitulé « Aid at the point of a gun»New York Times, 14 mai 2008.. Et, le 19 mai, le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, publiait une tribune rappelant que « le Conseil de sécurité peut décider d’intervenir pour forcer le passage de l’assistance humanitaire, comme il l’a fait dans un passé récent »Bernard KOUCHNER, « Birmanie : morale de l’extrême urgence », Le Monde, 19 mai 2008.. Trois navires militaires, britannique, français et américain, furent dépêchés vers les côtes birmanes afin de signifier la détermination de leurs commanditaires à empêcher la mort supposée de centaines de milliers d’innocents. Il faut noter que, cette fois-ci et contrairement au cas du tsunami, l’OMS avait indiqué sur son site que les cadavres ne constituaient pas un danger et qu’aucune menace épidémique mortelle ne pesait sur les survivants du cyclone. Cela n’a toutefois pas suffi à empêcher le ministère britannique des Affaires étrangères de mettre en garde contre ce « péril », ni à dissuader les tenants de l’interventionnisme armé, gouvernements comme associations, de l’invoquer afin d’inciter le Conseil de sécurité à activer le mécanisme de la « responsabilité de protéger »John D. KRAEMER, Dhrubajyoti BHATTACHARYA et Lawrence O. GOSTIN, « Blocking humanitarian assistance : a crime against humanity ? », The Lancet, vol. 372, 4 octobre 2008.. Jusqu’à la guerre engagée par les mêmes (France, Royaume-Uni et États-Unis) en Libye en mars 2011, ce fut le seul débat au cours duquel le Conseil de sécurité envisagea sa mise en œuvre.
Le séisme d’Haïti a-t-il apporté de nouveaux enseignements pour les secouristes ?
Avec celui du Pakistan en 2005, le tremblement de terre d’Haïti du 11 janvier 2010 représente l’autre urgence médico-chirurgicale de masse consécutive à une catastrophe naturelle. MSF était déjà présente à Port-au-Prince depuis plusieurs années et donc en position très favorable pour répondre rapidement au désastre. L’installation de trois blocs chirurgicaux dans un container le surlendemain du séisme a permis d’effectuer les premières interventions sérieuses, les soins ayant été prodigués dans la rue durant les quarante-huit premières heures. L’envoi de l’hôpital gonflable déjà utilisé au Pakistan a permis d’opérer les blessés graves dans des conditions optimales à partir du treizième jour, temps nécessaire pour l’acheminement et l’installation de cet imposant dispositif. Je remarque en passant que la fameuse fenêtre de quarante-huit heures au-delà de laquelle les blessés étaient condamnés est à classer parmi les idées reçues, comme le précédent du Pakistan l’avait indiqué. MSF a pris place parmi une multitude d’acteurs locaux et internationaux, gouvernementaux et privés, qui se sont déployés à Port-au-Prince et dans la région au cours des quinze jours ayant suivi le tremblement de terre.
La pagaille dans laquelle s’est déployé le « corps expéditionnaire humanitaire » a été abondamment soulignée sur le moment, le manque de coordination et d’information sur les besoins et la marche des secours faisant l’objet de remarques acerbes dans la presse. Ces critiques ne sont pas convaincantes pour autant. En premier lieu parce que le désordre est précisément la marque d’une catastrophe, et plus encore lorsque celle-ci frappe la capitale, et donc les centres de pouvoir. Ensuite parce que la faiblesse des institutions publiques de ce pays est notoire et l’armée absente (dissoute sous pression américaine en 1995, lors de l’intervention « Restore Democracy »). Enfin, c’est le plus important, parce que la réponse aux besoins urgents, concentrés dans un périmètre limité, a été malgré tout assurée correctement, à l’exception notable des abris, inadaptés et insuffisants.
Deux questions d’ordre médical me paraissent ressortir parmi d’autres : l’une, spécifique, porte sur l’emploi de techniques dérivées de la chirurgie de guerre, plus volontiers radicales mais non pertinentes ; le nombre élevé de chirurgiens militaires dans un tel contexte, tout autant que le rapprochement omniprésent avec une représentation de guerre comme je l’ai noté plus haut, incite à se poser la question. L’autre, plus générale, concerne les critères de priorité et d’abandon de soins, médicaux autant que chirurgicaux, adoptés explicitement ou non par des équipes médicales aux cultures professionnelles variéesFrédérique LEICHTER-FLACK, « Sauver ou laisser mourir », http://www.laviedesidees.fr.; le régime d’exception et la logique de rationnement induits par la catastrophe, dont la pratique du triage est l’expression la plus familière, conduisent-ils à un relâchement des pratiques http://www.theworld.org/2010/02/doctors-face-ethical-decisions-in-haiti. ? Nous ne disposons que de données fragmentaires et fragiles et je me garderai de répondre à ces questions, me contentant de souligner la nécessité de les étudier de manière méthodique.
Pourquoi l’évaluation du nombre des victimes provoquées par les catastrophes fait-elle régulièrement l’objet de débats ?
La question de l’évaluation du nombre de victimes est un autre enjeu de taille puisque ce chiffre constitue le marqueur émotionnel primordial, celui qui « donne à ressentir la catastrophe »Sandrine REVET, Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue au Vénézuela, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2007, p. 267. et situe l’événement sur une échelle de gravité. Contrairement à ce que l’on observe dans nombre de situations de conflits, les bilans quantitatifs de catastrophes naturelles (généralement des estimations) annoncés par les autorités gouvernementales et les Nations unies quelques jours après leur survenue, sont acceptés par la presse et les acteurs de l’aide comme des faits objectifs, malgré leur très bas niveau de fiabilité. À Haïti, trois jours après le séisme, le gouvernement annonçait que 50 000 cadavres avaient été ramassés, chiffre qui allait augmenter de jour en jour et atteindre 250 000, voire 300 000, un mois plus tard« Le bilan du séisme du 12 janvier pourrait atteindre 300 000 morts selon le président haïtien », Le Monde, 22 février 2010., situant ce désastre parmi les plus graves jamais survenus.
Ces évaluations sont faites à partir d’une estimation de la densité de population et des effondrements dans un quartier donné, ce qui laisse place à d’importantes marges d’incertitude. Le respect dû aux victimes n’interdit pas de mettre en doute des bilans établis dans une ambiance bouleversée et sans bases crédibles. Des responsables d’agences de l’ONU, rencontrés six mois après le séisme, s’accordaient en privé sur un nombre de morts entre 50 000 et 70 000, se fondant principalement sur le volume des fosses communes creusées par la Minustah, seul organisme chargé de cette tâcheRencontres de l’auteur avec ces personnes à Port-au-Prince, en juin 2010.. De façon convergente, la chef de mission de Handicap International-Belgique estimait également, au terme d’une enquête auprès de différents acteurs exerçant dans ce domaine, que le nombre de handicapés était plus proche de 1 000 que de 5 000, chiffre néanmoins officialisé par l’usage dans les milieux de l’aide.
Il est à l’évidence délicat de reconsidérer à la baisse des estimations de pertes de vies humaines, tant elles sont indexées sur l’émotion collective. Les diminuer expose au soupçon de sécheresse de cœur, voire d’hostilité ou d’arrière-pensées inavouables, que ce soit en situation de catastrophe naturelle ou plus encore dans d’autres contextes et avec des enjeux plus directement politiques, tels les conflits armés, les mouvements de populations, la quantification d’exactionsPeter ANDREAS et Kelly M. GREEN (dir.), Sex, Drugs and Body Count. The Politics of Numbers in Global Crime and Conflict, Cornell University Press, New York, 2010.. Le bilan du tremblement de terre d’Arménie du 7 décembre 1988, établi à 100 000 morts quelques semaines après la catastrophe, a été ramené à 23 390 selon les chiffres publiés par les autorités quelque temps plus tard. S’en remettre à ce dernier chiffre en tant que bilan officiel entraîne néanmoins des réactions d’incompréhension, voire d’hostilité, le chiffre ayant acquis valeur de symbole de la souffrance arménienne et sa révision passant alors pour une remise en question de celle-ci. En pratique, il est probable que les distorsions et amplifications mentionnées se retrouvent dans nombre de situations analogues.
L’estimation du nombre des victimes – et des morts parmi elles – n’est certainement pas superflue, non seulement parce que c’est la première question que chacun se pose, mais surtout parce que, si vague et changeante qu’elle soit durant la période de mise en place des secours, elle fonctionne par effet de seuil. L’observation montre que l’on raisonne en termes de catastrophe majeure justifiant un déploiement sur le plan international lorsque le bilan estimé atteint ou dépasse d’emblée 10 000 morts. Son importance pratique du point de vue de l’organisation des secours est toutefois limitée. S’il m’a semblé nécessaire d’aborder cette question, c’est pour en montrer les incertitudes majeures et donc souligner la fragilité des déductions que l’on peut en tirer quant au niveau des moyens à mobiliser, mis à part le seuil évoqué plus haut. Concrètement, les informations spécifiques nécessaires pour guider les opérations de secours seraient, d’une part, l’état et le nombre des victimes survivantes, du point de vue de l’aide médicale requise comme pour d’autres formes d’aide – abris, vivres, eau, télécommunications, déblaiement, transports –, et d’autre part, le suivi du déploiement des secours eux-mêmes, locaux comme internationaux. Victimes sans bourreaux, les victimes de ces catastrophes ne sont pas sans enjeux comme nous le rappellent les exemples évoqués plus haut. Financements, médiatisation, mobilisation de la sympathie pour une population meurtrie, tout concourt à une surenchère que nul n’a planifiée, mais qu’encourage le caractère apparemment indiscutable de la cause défendue, à savoir hisser les secours au niveau maximal.
***
Épilogue. Au nom de l’urgence Comment MSF adapte et justifie ses conduites
MARC LE PAPE
Face aux contraintes qu’elle rencontre pour engager des interventions, les développer et les contrôler, quelles justifications MSF élabore-t-elle et retient-elle afin de rendre ses actions acceptables à l’environnement (politique, culturel, militaire, scientifique...), mais aussi à ceux qui agissent en son nom ?
Les études de cas de la première partie de ce livre proposent toutes une démarche dynamique : il s’agit de saisir des processus et d’observer comment MSF s’insère dans ces processus, se définit des raisons d’agir et parvient, ou pas, à les mettre en œuvre. Dans chaque cas sont présentées les justifications des choix de programmes et de leur mise en œuvre (contrôle, autonomie, prise de parole, etc.), et sont relatées les histoires locales et internationales par rapport auxquelles ces choix se situent : ces récits d’interventions montrent des justifications en train de se faire, puis de varier selon ce qui se passe dans le milieu, selon les effets produits par les propositions de programmes, par les pratiques médicales et par les argumentations humanitaires.
Pour mener une analyse sociologique des modes de justification, il est utile, dans un premier temps, d’identifier des attitudes caractéristiques qui permettent d’opérer des distinctions, de repérer des logiques. Je distinguerai le réalisme, l’affrontement et l’abstention, qui sont à la fois trois attitudes et trois registres de discours associés à ces attitudes.
Réalisme, affrontement, abstention
L’examen des cas relatés dans l’ouvrage permet d’observer la variété des comportements adoptés par les acteurs. Dans un premier temps, je ne retiens que des traits mettant en valeur la différence, l’hétérogénéité entre logiques d’action face à des contraintes présentes ou pronostiquées. Mon approche tire parti de la manière dont Albert Hirschman caractérise trois attitudes : exit, voice, loyalty. Elle s’appuie en outre sur la description sociologique de l’attitude réaliste présentée par Cyril Lemieux.Cyril LEMIEUX, Le Devoir et la Grâce, Economica, Paris, 2009, p. 85-89.
L’analyse d’Albert Hirschman porte sur les réponses individuelles ou collectives à des situations économiques et politiques. Il distingue la défection (exit) c’est-à-dire « le simple fait de s’en aller », la prise de parole (voice) ou le fait d’élever la voix pour protester, enfin le loyalisme (loyalty) impliquant « chez celui qui le professe la conviction qu’il a un rôle à jouer et l’espoir que, tout bien pesé, le bien prévaudra sur le mal »Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole, Fayard, Paris, 1995, p. 126.. Hirschman recherche dans quelles conditions se manifeste l’une ou l’autre de ces attitudes et dans quelles situations elles se contrecarrent ou bien jouent dans le même sensAlbert O. HIRSCHMAN, Un certain penchant à l’autosubversion, Fayard, Paris, 1995, p. 25-27.. Selon Cyril Lemieux, l’attitude réaliste consiste, pour un individu et une organisation, à reconnaître et à accepter les limites de ce qu’il est possible de faire dans la situation où ils se trouvent engagés et à en tirer les conséquences, c’est-à-dire à s’autocontraindre tout en conférant à cette attitude de prudence un sens positif.
J’ai opté pour une « traduction libre » des trois catégories hirschmaniennes parce que cette légère déviation me permettait d’éclairer divers aspects des choix effectués sur les terrains d’intervention de MSF. Ainsi, pour exit, j’ai adopté le terme « abstention », pour voice, le terme « affrontement » et pour loyalty, le terme « réalisme ». Ces retraductions ne sont pas infidèles à la leçon d’Hirschman, bien au contraire. En effet, celui-ci n’a cessé de montrer le caractère transposable de ces concepts à l’étude de toutes sortes de phénomènes sociaux et de mettre en garde contre toute application mécanique qui pourrait en être faite.
Les termes retenus par les acteurs et les observateurs pour désigner chaque logique de comportement peuvent varier selon qu’ils leur reconnaissent une valeur positive ou une valeur négative. Ainsi, le réalisme peut aussi être nommé collaboration (avec le sens négatif que ce terme conserve en France depuis l’occupation allemande) ou diplomatie, l’affrontement peut être perçu comme irresponsabilité ou indignation, enfin l’abstention être critiquée comme indifférence ou préconisée comme une forme de courage et de rigueur professionnelle ainsi que de respect des principes de MSF. Le point de vue adopté ici ne consiste pas à évaluer ou dévaluer, à recommander un mode d’intervention plutôt qu’un autre, ni à proposer un guide des arguments humanitaires selon les situations, les moments, les interlocuteurs, les engagements médicaux. Il s’agit plutôt d’une cartographie (partielle) de la diversité des choix et des justifications effectivement adoptés au cours d’interventions de MSF durant les années 2000, une cartographie sans indication des meilleurs parcours.
Il y a un risque inhérent à ce genre de description : celui de construire des camps, dans lesquels les partisans de chaque logique, « adeptes prisonniers de réflexes déterminés [...] ne font qu’enchaîner laborieusement une série parfaitement prévisible de figures et de manœuvres préétablies »Albert O. HIRSCHMAN, Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris, 1991, p. 261. On verra que l’affirmation d’une logique n’appartient pas à un camp à l’intérieur du mouvement MSF, mais que les mêmes qui, dans une situation, adoptent la position réaliste, dans un autre épisode du processus, préconisent l’affrontement ou l’abstention, et inversement.
Nous allons maintenant décrire de quelles façons ces attitudes s’exercent dans les projets mis en œuvre par MSF.
Quelles pratiques correspondent au réalisme ?
La caractéristique générale de l’attitude réaliste est d’accepter des contraintes fixées par les pouvoirs nationaux et internationaux sans les contester d’aucune manière, pour conserver un champ d’action. Il s’agit alors d’être conciliant, soit pour obtenir l’autorisation d’engager une action puis de la développer, soit pour préserver la possibilité d’une intervention future.
L’intervention de la section hollandaise de MSF en Birmanie, qui débute en 1992, peut être considérée comme typique de ce choix. Pour s’y implanter, l’association renonce initialement à son projet d’intervenir dans l’État de Rakhine, zone où le gouvernement conduit une répression brutale à l’encontre de la minorité rohingya et accepte le lieu d’intervention que lui fixe le gouvernement dans la banlieue de Rangoon – la section suisse se résigne au même type de concession pour permettre son entrée en Birmanie (1999). Le deuxième ordre de concession porte sur le contrôle des programmes : à partir de fin 2004, le gouvernement complique les procédures d’accès au pays, durcit les règles de mobilité hors de Rangoon, exige que lui soient soumises les listes du personnel employé par les associations d’aide, oblige les équipes, lors de leurs déplacements, à se faire accompagner par un « officier de liaison », en bref, multiplie les contraintes faisant obstacle à l’autonomie des équipes médicales. Troisième ordre de concession enfin : les deux sections de MSF renoncent à critiquer publiquement les autorités, y compris pour les contraintes que celles-ci imposent aux activités médicales.
En Inde, la section espagnole de MSF, pour pouvoir mettre en œuvre un traitement de la malnutrition, choisit de limiter la visibilité de ses activités, de restreindre son action à un district et de se concentrer sur la prise en charge de la malnutrition aiguë sévère. Or les programmes nutritionnels de MSF impliquent l’importation d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE), et celle-ci est critiquée par les militants de la campagne Right to Food (avec qui MSF dialogue) et désapprouvée par le gouvernement fédéral. Grâce aux limites qu’elle a fixées à son action, MSF-Espagne parvient cependant à signer un accord à l’échelle d’un district ; les autorités médicales acceptent alors que l’association prenne en charge la malnutrition aiguë sévère, en utilisant des ATPE. MSF-France, face aux obstacles qu’elle rencontre au niveau local, renonce à son projet et se retire silencieusement – ce type de retrait relève à la fois de l’attitude d’affrontement, exprimée par un refus de prolonger la négociation, et de l’attitude réaliste par la discrétion du renoncement : celui-ci est cantonné à un projet, il n’empêche pas MSF de continuer à participer aux débats indiens sur la prise en charge de la malnutrition.
En fait, dans tous les cas, nous pouvons repérer des moments de réalisme : les contraintes existent partout, elles diffèrent par leur intensité, leur extension, leurs contenus, il faut donc faire avec, négocier l’ajustement de l’action à ces contraintes. À chaque fois se pose la question des limites de ce qui est acceptable : la phase réaliste de l’action permet de tirer des leçons à partir desquelles il est possible d’évaluer la compatibilité du travail humanitaire avec les contraintes, puis de prendre la décision de poursuivre, d’engager un affrontement ou de se retirer. C’est pourquoi il est éclairant de mettre en situation les manières d’être réaliste, comme le font les études consacrées au Sri Lanka, au Nigéria, à la bande de Gaza, à la Somalie, à l’Afghanistan et au Yémen.
Que fait MSF lorsqu’elle adopte une attitude d’affrontement ?
Négocier constitue une forme d’affrontement, mais un affrontement qui reste d’abord discret, contenu, car orienté vers la recherche d’accords, dans un esprit réaliste, MSF voulant rendre possible la conduite d’activités médicales. Ce fut ainsi le cas en Afghanistan lorsque MSF, en 2008, entreprit de reprendre des activités qu’elle avait complètement interrompues en juillet 2004, après l’assassinat de cinq de ses membres. Il s’agit, en 2008-2009, de négocier sur plusieurs fronts : avec les autorités américaines, pour garantir la sécurité des patients, qu’ils soient liés à l’opposition ou non, dans l’hôpital de Lashkargah où intervient MSF, celui-ci devant être traité comme un espace neutre où la présence d’hommes en armes serait interdite, conformément aux conventions de Genève ; et avec les opposants – armés – au gouvernement Karzaï, dont l’accord était nécessaire, notamment, pour que l’approvisionnement en médicaments, par route, puisse être sécurisé. Avec les premiers, l’affrontement fut évité quand l’administration Obama fixa au commandement militaire des États-Unis des directives qui convergeaient avec les exigences formulées localement par MSF ; avec les seconds, la négociation ne parvint que difficilement à contenir l’affrontement. En effet, les interlocuteurs (l’Islamic Emirate of Afghanistan) tiraient parti des demandes de MSF pour formuler des exigences difficiles à satisfaire pour celle-ci – comme, par exemple, un engagement signé des militaires états-uniens garantissant leur respect des conventions de Genève, engagement que l’association n’était pas en mesure d’obtenir. Usant de sa capacité à rendre possible ou à bloquer le transport des médicaments, l’IEA entretenait un affrontement dans lequel MSF était contrainte de s’engager et grâce auquel les opposants cherchaient un gain politique, la reconnaissance, la légitimation de leur pouvoir sur les régions qu’ils contrôlaient.
Mais les tensions ne se cantonnent pas à l’arène des discussions discrètes avec les divers détenteurs de pouvoir et hommes d’influence, du niveau local à celui des États et des institutions internationales. Ainsi, la politique de l’association en Afrique du Sud est caractéristique d’engagements dans des affrontements publics. Alliée à la TAC (Treatment Action Campaign), MSF apporte son soutien à ce mouvement d’activistes luttant pour la mise en place de traitements contre le VIH/sida dans sa campagne contre les autorités, celles-ci ayant pris une position publique explicitement influencée par les thèses qui récusent l’origine virale de la maladie. Cette campagne vise en particulier la ministre de la Santé et le président Thabo Mbeki, dont l’attitude a eu pour traduction pratique le refus de mettre les traitements antirétroviraux à la disposition des malades. Puis, entre 2008 et 2010, MSF s’engage à nouveau, cette fois aux côtés d’organisations d’avocats, dans la défense des immigrés zimbabwéens en Afrique du Sud à une assistance médicale : début 2008, MSF a en effet initié, à leur intention, des activités de soins, situées à la frontière zimbabwéenne ainsi qu’à Johannesburg. L’association prend alors appui sur les observations qu’elle tire de ses consultations médicales pour renforcer de son expertise les campagnes des activistes en faveur de l’accès des migrants aux structures de santé.
D’autres formes de critiques publiques sont observables, par exemple en Éthiopie, où MSF-Suisse ferme sa mission et dénonce simultanément par un communiqué de presse les entraves des autorités à ses activités de soins dans la région Somali : « En dépit de tentatives répétées pour améliorer ses relations de travail avec les autorités, notre organisation ne peut que regretter l’absence de tout espace pour apporter une assistance indépendante et impartiale. »MSF-Suisse, Addis-Abeba/Genève, 10 juillet 2008.
Autre exemple, la France, où la section française, à plusieurs reprises, intervient dans des luttes publiques, notamment en faveur de la couverture maladie universelle puis, aux côtés d’autres associations, pour demander le maintien du droit au séjour des étrangers malades, c’est-à-dire du droit de « pouvoir continuer à se faire soigner en France en toute légalité »MSF, « Commission Dasem : dernière chance pour les étrangers malades en France ? », Paris, 3 mai 2011, www.msf.fr.
. Dans le premier cas, l’association demandait à l’État éthiopien de la laisser agir, dans le second, elle poussait l’État français à agir.
La stratégie de critique fracassante des institutions, telle qu’elle a été utilisée dans le cas de l’Afrique de Sud, et dans bien d’autres situationsPar exemple : Éthiopie en 1985, Zaïre en mai 1997 (à propos de la traque des réfugiés rwandais), Corée du Nord en septembre 1998, etc, est loin d’être constamment adoptée. En effet, contenir l’affrontement à l’intérieur de négociations est régulièrement l’attitude que privilégie MSF. Cette réalité contraste avec l’image de l’association – une organisation médiatique, efficace dans son usage de la critique publique et capable de faire contrepoids aux firmes, aux pouvoirs et aux instances internationales.
L’attitude d’abstention. L’abstention est une attitude constante de la part de MSF, dans la mesure où l’association, lorsqu’elle se fixe des priorités médicales, fait des choix qui consistent à opter pour certaines interventions, donc en même temps à en exclure d’autres. Ainsi, la présidente de sa section française déclare : « Nous avons le devoir de trouver des solutions pour les patients que nous avons commencé à prendre en charge, mais cela n’engage pas notre responsabilité à fournir des soins à l’ensemble de la population d’un endroit donné ad vitam aeternam. »Marie-Pierre ALLIÉ, « Après la TB, le VIH, le diabète, demain le cancer ? », Borderline (journal interne), no 1, MSF, Paris, mars 2011.
Cependant, les frontières entre intervention et abstention deviennent de moins en moins intangibles dans la pratique de MSF. Ainsi, MSF a longtemps exclu de son champ d’action les infections chroniques impliquant des prises en charge d’assez longue durée, tandis qu’aujourd’hui l’association s’occupe de patients atteints de tuberculose et du sida, pathologies exigeant un traitement sur plusieurs mois dans le premier cas, et à vie pour le second.
Le choix ou le refus de l’abstention ne suscitent pas seulement des débats médicaux ; en effet, l’un et l’autre ont provoqué et provoquent régulièrement des controverses, voire des affrontements, entre acteurs de MSF, au cours desquels certains avancent l’identité urgentiste de l’association pour demander l’arrêt d’un programme, transférant ainsi la discussion du registre médical au registre politique, transformant la controverse en affrontement. Il reste que la plasticité des principes d’action et la diversité des situations d’engagement ne permettent pas d’enfermer MSF dans une définition identitaire, sauf à opérer une sorte de coup de force par rapport aux pratiques réelles de l’association. Néanmoins, l’argument identitaire garde une certaine vitalité dans le milieu MSF, mais il n’a d’efficacité que s’il est soutenu par les détenteurs du pouvoir de décision et de communication à l’intérieur des sections. Ce fut notamment le cas lorsque MSF-France fit le choix d’un départ silencieux du nord du Nigéria. Dans l’État de Katsina, elle avait ouvert, en 2005, un programme de traitement de la malnutrition aiguë sévère. Quand l’agence Reuters rend publique la crise nutritionnelle en cours dans la régionReuters, « Severe child malnutrition hits Nigeria’s far north », 26 juillet 2005, http://nm.onlinenigeria.com/templates/?a=3990&z=12., le ministère de la Santé, craignant l’image négative que donnent les rassemblements d’enfants décharnés, précipite la fermeture du programme. MSF-France menace les autorités sanitaires d’une communication publique puis, constatant la diminution du nombre d’enfants à traiter, y renonce et quitte discrètement Katsina en décembre 2005. Durant la même période et les années qui suivent, la même section adopte au Niger, face à la malnutrition, une tout autre attitude, faite à la fois de réalisme et d’affrontement, transformant « les contraintes en défi et les défis en choix ».Carlo GINZBURG, Rapports de forces, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, Paris, 2003, p. 112. Pour une étude détaillée de la politique initiée au Niger face à la crise nutritionnelle, cf. Xavier CROMBÉ et Jean-Hervé JÉZÉ- QUEL, Niger 2005. Une catastrophe si naturelle, Karthala, Paris, 2007.
Les points d’appui des justifications
our caractériser plus précisément les arguments justifiant de privilégier une attitude plutôt qu’une autre, et en particulier le réalisme plutôt que l’affrontement, ou l’inverse, il faut situer ces choix dans les histoires de missions relatées par les auteurs des études de cas.
Registre du réalisme. Comme on l’a vu, le réalisme apparaît d’abord comme une nécessité : il faut s’accorder avec un ensemble d’autorités dont dépend la possibilité de conduire des opérations. Ces négociations font donc partie du travail ordinaire des intervenants de MSF pour ouvrir une mission, la mettre en place, la préserver, la développer. Il ne s’agit pas ici d’observer le moment réaliste indispensable aux débuts de mission, mais d’étudier le maintien durable de cette attitude, alors même que les circonstances de l’action pourraient inciter à la confrontation, dans ses formes les plus diverses. L’argument dominant le plus régulièrement utilisé pour justifier le réalisme est celui de la mise en péril ; il est couramment associé à celui de la futilité de la critique, à l’affirmation que celle-ci « n’aura aucun effet réel ».Albert O. HIRSCHMAN, Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, op. cit., p. 79-80.
Plusieurs périls sont invoqués, parfois simultanément. Ainsi en est-il dans les propos tenus, en 2009, par le chef de la mission de MSF-France au Sri Lanka à l’appui de la prudence silencieuse : « Quelle communication quand les infos à relayer ne sont pas de première main ? – Quelle communication quand un organisme présent sur la zone de conflit [le CICR], donc plus “légitime” à parler de la situation, assure déjà un relais de communication internationale ? – Quelle communication quand il est à peu près clair que cela n’aura aucun impact sur les personnes auprès desquelles nous souhaitons intervenir ? – Quelle communication quand MSF a, du point de vue opérationnel, manqué de réactivité, laquelle aurait pu nous permettre d’entamer un réel bras de fer avec les autorités ? – Quelle communication quand elle a un risque non négligeable d’exposer le staff national ? »MSF, journal interne, mars-avril 2009.
Le réalisme est principalement justifié par l’invocation de trois périls : l’abandon des patients et l’arrêt des traitements, les dangers courus par le personnel national des équipes de terrain, l’interdiction de développer le champ d’intervention ainsi que le risque d’être expulsé ou celui de saper la possibilité future d’intervenir.
Les missions au Sri Lanka permettent d’observer un renoncement à la parole critique, au nom d’urgences médicales. En 2009, l’armée sri lankaise brise les lignes de défense du mouvement rebelle des Tigres, qui contrôle un territoire de plus en plus restreint dans le nord de l’île. Plusieurs dizaines de milliers de civils sont évacués des zones rebelles vers un espace de transit, puis contraints à se regrouper dans des camps d’internement, officiellement dénommés « villages de bien-être » (welfare villages). MSF-France intervient d’abord à proximité de l’un de ces camps (celui de Menik Farm) avec l’installation d’un hôpital chirurgical ; ce programme a fait l’objet d’un accord avec le ministère de la Santé : cet accord avait un prix, l’acceptation d’une clause de confidentialité, par laquelle MSF s’interdisait tout « commentaire public » sans l’aval du ministère de la Santé. Rude contrainte pour MSF, et pourtant contrainte acceptée pour ne pas risquer l’expulsion et avec l’objectif de réduire les limitations d’accès à l’intérieur des camps afin de développer l’assistance médicale aux internés; ces restrictions furent maintenues. Le travail médical à accomplir et le projet de développer l’intervention dans les camps servaient à justifier cette persévérance, du moins aux yeux de ceux qui préconisèrent ce choix. En témoigne cette évaluation, rédigée à la suite d’une visite de responsables de MSF au Sri Lanka : « Le travail ne manque pas à la “ferme” [au camp de Menik Farm]. Nous devons devenir un rouage essentiel de son fonctionnement. C’est notre seule manière d’avoir une chance de l’enrayer (ou de nous retirer avec fracas) le jour où nous l’estimerons nécessaire ! »Fabrice WEISSMAN, « Bienvenue à la ferme. MSF et la politique d’interne- ment des déplacés du Vanni », MSF, Paris, juillet 2009.
La volonté d’assumer à tout prix la réponse aux « besoins médicaux » des populations et de ne pas abandonner « nos patients » a été de manière dominante le motif directeur du maintien en Birmanie. Un responsable de MSF-Hollande le déclarait très clairement en 2007 sur CNN : « Nous avons un programme très important. Nous avons traité, l’année passée, plus d’un million de patients, pour le paludisme et le sida. Ces activités sont toujours en cours. Nous prenons en charge des maladies mortelles. Il est donc très important pour nous de continuer à traiter ces patients. » Ce choix justifiait de renoncer aux attitudes pouvant mettre en péril les activités médicales, quoi qu’il se passe en Birmanie. Les responsables de terrain craignaient en outre que toute critique du régime ne se retourne contre le personnel birman de l’association et ne le mette en danger – cette crainte est également invoquée par les équipes travaillant au Sri Lanka. De fait, les dangers que courent les équipes légitiment ces craintes : ainsi, en Ogaden, des membres du personnel national furent accusés d’espionnage, certains furent même incarcérés ; en Palestine, deux employés gazaouis furent interrogés de manière agressive par la police du Hamas ; au Sri Lanka, en 2006, dix-sept employés de l’association Action contre la faim furent exécutés.
Nous avons déjà signalé la justification du renoncement au témoignage critique par l’affirmation de sa futilité, non pas en général mais dans des cas particuliers, comme au Sri Lanka lorsque le chef de mission de MSF-France estime que la communication « n’aura aucun impact sur les personnes auprès desquelles nous souhaitons intervenir ». La futilité de la dénonciation est également mise en avant à la suite de bombardements frappant la population civile au Yémen dans la ville d’Al Talh (septembre 2009). L’aviation gouvernementale en est responsable, MSF-France en a été témoin, elle est la seule organisation d’aide présente, en outre elle reçoit à l’hôpital plusieurs enfants grièvement blessés, dont seuls deux survivront. Pourtant, l’association choisit de ne pas condamner publiquement les bombardements, considérant qu’une telle dénonciation n’inciterait pas les belligérants à faire preuve de retenue dans leurs méthodes de combat, mais qu’elle mettrait ses activités médicales en péril et perturberait les relations avec le gouvernement yéménite, dont la marge de manœuvre de MSF dépend largement : c’est cette collaboration qu’il fallait préserver, elle rendait possible le déploiement des secours humanitaires.
D’autres circonstances conduisent à avancer l’argument de la futilité ; ce fut le cas, en 2001, lorsque l’équipe de MSF présente dans la bande de Gaza remit en cause le centre opérationnel parisien, en le critiquant parce qu’il ne prenait pas appui sur l’expérience de terrain, sur les témoignages recueillis pour dénoncer le sort fait aux Palestiniens par Israël. À cette critique, plusieurs membres du conseil d’administration de MSF-France rétorquèrent que la situation palestinienne était l’une des plus médiatisées au monde, que les témoignages recueillis par MSF traitaient de violences déjà connues et relatées de multiples fois. Le qualificatif « futile » n’était pas explicitement employé, il aurait choqué. C’était cependant le sens politique de la critique adressée à l’expression, par le biais de témoignages, d’un engagement émotionnel et politique, en l’occurrence aux côtés d’une population sans cesse exposée à la violence des opérations menées par l’armée israélienne.
Registre de l’affrontement. Le choix de l’affrontement prend appui sur plusieurs justifications : l’argument du « péril imminent », selon lequel « il ne suffit pas de montrer que la politique préconisée est juste, il faut encore insister sur sa nécessité absolue pour éviter quelque désastre »Albert O. HIRSCHMAN, Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, op. cit., p. 244. Hirschman attribue l’argument du péril imminent au « répertoire de la rhétorique progressiste ou libérale » ; en effet, « en règle générale [le progressiste] s’avise des dangers non pas de l’action, mais de l’immobi- lisme » (ibid., p. 243). ; le respect du droit international humanitaire ; la concordance de l’action avec les principes fixés par la charte de MSF et plusieurs « documents de référence » dans lesquels l’association a explicité ses règles d’intervention et ses raisons d’agir.
L’argument du péril imminent est présent de manière caractéristique lors de la crise nutritionnelle de 2005 au Niger. En avril, MSF-France constate et déclare publiquement qu’un nombre anormalement élevé d’enfants sont atteints de malnutrition aiguë sévère, l’association appelle alors à des « distributions générales de nourriture ». Puis, début juin, l’exigence devient plus pressante : « Des mesures exceptionnelles doivent être prises en urgence », avec pour objectif de permettre « aux populations les plus vulnérables un accès gratuit et direct à la nourriture ». Fin juin, nouvelle intervention publique, où l’annonce du péril imminent est encore plus nettement formulée que dans les précédentes prises de parole : « Il y a des milliers de morts évitables cet été », ce sont des enfants qui vont mourir alors qu’il existe des produits nutritionnels permettant de les sauverPour un récit des circonstances où l’argument du péril imminent était utilisé au Niger, cf. Marc LE PAPE et Isabelle DEFOURNY, « Politique des controverses », in Jean-Hervé BRADOL et Claudine VIDAL, Innovations médi- cales en situations humanitaires. Le travail de Médecins Sans Frontières, L’Harmattan, Paris, 2009.. Cette annonce d’un risque vital est courante de la part de MSF ; de manière générale, elle vise à alerter des autorités nationales et internationales pour qu’elles déclenchent des actions. C’est une annonce qui correspond à une attitude médicale ordinaire ; il s’agit d’un diagnostic auquel sont associées des prescriptions dont MSF, des spécialistes et des épidémiologistes ont évalué l’efficacité dans leur pratique et par leurs enquêtes. Exigence médicale ordinaire donc, justifiant un affrontement public lorsque l’association estime que les institutions résistent à la mise en œuvre de traitements dont les effets thérapeutiques sont pourtant attestés. MSF s’est engagée dans ce type d’affrontement en de nombreux cas pour faire accepter une nouvelle démarche thérapeutique, par exemple afin de justifier l’introduction et la prescription des antirétroviraux et des trithérapies contre le VIH ou celle des combinaisons thérapeutiques à base de dérivés d’artémisinine en réponse aux épidémies de paludisme, lorsque furent reconnues les résistances aux antipaludiques utilisés jusqu’alors en AfriqueA propos des affrontements liés à l’introduction des dérivés de l’artémi- sinine ainsi que des antirétroviraux, cf. Suna BALKAN et Jean-François CORTY, « Paludisme. Les résistances traitées par une médiation Sud-Sud », et Jean-Hervé BRADOL et Élizabeth SZUMILIN, « Sida : nouvelle pandémie, nouvelles pratiques médicales et politiques », in Jean-Hervé BRADOL et Claudine VIDAL, Innovations médicales en situations humanitaires, op. cit.. Certains lient ces initiatives et le travail politique qu’elles impliquent au respect de l’« éthique médicale universelle » à laquelle se réfère la charte de MSF, d’autres préfèrent considérer qu’il s’agit de déontologie : quoi qu’il en soit, l’annonce publique d’un péril négligé transforme inévitablement le constat médical en critique politique à laquelle les autorités ainsi dénoncées ne manquent pas de réagir, soit par l’interdiction de certaines activités ou l’accumulation d’obstacles bureaucratiques, soit par l’expulsion ou la menace d’expulsion.
La référence au droit international humanitaireCf. Françoise BOUCHET-SAULNIER, Dictionnaire pratique du droit humanitaire, La Découverte, Paris, 2006. est constante dès lors que des entraves sont posées au libre accès des populations que l’association estime devoir secourir. Ce fut notamment le cas au Sri Lanka, en Ogaden, au Pakistan. D’autres références normatives sont également invoquées, notamment celles formulées par l’ensemble des textes où MSF définit les principes de l’action médicale humanitaire qu’elle entend respecter : en particulier l’impartialité dans la délivrance des soins, l’interdiction des armes sur les lieux de soins, la « totale indépendance à l’égard de tout pouvoir ainsi que de toute force politique, économique ou religieuse » (charte de MSF). Le rappel public de ces principes, lorsqu’il appuie une argumentation, les pose comme des limites que l’association ne peut franchir. Cependant, même sur ce plan des principes, le parti du réalisme peut réussir à miner le parti de l’affrontement. Il arrive ainsi que soient acceptées des concessions aux règles présentées comme essentielles à l’action médicale humanitaire, comme la participation de MSF directe aux activités de soins, le choix final des priorités médicales sur lesquelles MSF s’engage ou le contrôle des programmes par les médecins de l’association.
Registre de l’abstention. L’argument régulièrement employé en faveur de l’abstention est condensé dans la formule : « Ce n’est pas le rôle de MSF ». Cette formule connaît plusieurs versions. L’une consiste à mettre en avant la référence à l’« identité » de MSF, l’autre recourt à un langage de praticien en arguant des savoir-faire de MSF et des priorités médicales pour exclure certaines activités. Dans ce dernier cas, l’abstention fait l’objet de controverses médicales qui risquent de se transformer en affrontements politiques internes dès lors que la thèse de l’identité est mobilisée pour imposer une décision ou la condamner.
On trouve peu d’exemples de ces affrontements dans les études de cas : en effet, les auteurs privilégient le récit de ce que les sections de MSF ont voulu faire, puis de ce qu’elles ont pu faire ; ils évoquent rarement les pathologies qu’elles ont renoncé à prendre en charge. La connaissance des choix d’abstention exigerait de nouvelles enquêtes, en particulier sur les débats qui émergent lors de la définition des programmes.
Entre réalisme et affrontement : les tensions inévitables et les interactions
Le registre réaliste prévaut-il dans les contextes de conflit armé et le registre d’affrontement dans les situations pacifiées ? Il est vrai qu’en l’absence de conflits armés, on constate un recours plus systématique à la critique publique, à l’affrontement, aux alliances avec d’autres associations : c’est le cas en Afrique du Sud et en France. Mais, dans les faits, si l’on observe le cours des missions, le recours à un registre unique est rare. De manière quasi générale, il y a passage d’une logique, d’un registre à l’autre. Et cela dans les deux sens : du réalisme à l’affrontement, de l’affrontement au réalisme. Ces variations sont en rapport avec les dynamiques des situations.
Il reste que les différentes logiques mises en œuvre par l’association font l’objet de qualifications contradictoires, provoquant des conflits, voire des crises, internes au mouvement et aux sections. Ainsi, le choix de l’affrontement et de la critique publique est valorisé par ceux qui y recourent quand il initie une transformation que certains évaluent comme un progrès des pratiques médicales, tandis qu’il est contesté par d’autres qui mettent alors en avant le blocage des programmes en cours. Quant au réalisme préconisé et pratiqué dans certaines situations, il lui est attribué une valeur positive par ceux qui estiment qu’il rend possible la réalisation de programmes médicaux, y compris dans des contextes extrêmement contraignants. Ceux qui le jugent au contraire de manière négative mettent en avant des concessions qu’ils déclarent inacceptables au nom des principes de l’action humanitaire et des objectifs médicaux qui, selon eux, caractérisent MSF. Enfin, ceux qui assument l’abstention s’appuient sur le fait que certaines pathologies nécessitent des soins de longue durée qu’ils n’estiment pas compatibles avec les formes d’action et les responsabilités de l’association MSF ; à partir des points de vue adverses, l’abstention ou l’abandon sont dénoncés comme une forme d’irresponsabilité par rapport aux patients, un refus de s’engager durablement, un conservatisme des pratiques médicales de MSF.
Constater ces renversements de valeur, cette instabilité des qualifications qui peuvent passer du positif au négatif et inversement ne signifie pas qu’il est impossible de résorber l’incertitude quant à la validité des choix effectués. À condition de ne pas se placer dans tous les cas du côté de « principes réputés universels » tels que les conventions de Genève, mais de composer cette attitude avec celle d’« acteur spécifique » invoquant son expérience singulière de praticien pour justifier les critiques de mesures gouvernementales ou la nécessité de s’en accommoder. En effet, « ces deux modes de légitimation ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Dans la plupart des cas, on peut même constater qu’ils sont tous deux requis pour former un grief ou justifier une action ».Michel FEHER, « Les gouvernés en politique », op. cit.
Plusieurs principes d’action ont été réaffirmés collectivement par le mouvement MSF en 2006, et d’abord celui-ci : « L’acte médical humanitaire individuel [...] constitue la pierre angulaire de l’action de MSF. »MSF, accord de La Mancha, 25 juin 2006. Cet accord constitue un « docu- ment de référence » qui décrit sur quels aspects de l’action « à la fois médicale et humanitaire » se déclarent d’accord l’ensemble des sections de MSF, http://www.msf.fr.
Il arrive que ce principe entre en tension avec un autre « rôle essentiel », celui de dénoncer publiquement des « crimes graves et ignorés », des « actes de violence massifs et négligés à l’encontre d’individus et de groupes »Ibid., dont peuvent témoigner les acteurs de terrain sur la base de données médicales et de leur expérience.
Nous avons vu que cette tension entre action médicale et prise de parole est de fait inhérente au travail de l’association et toujours susceptible de provoquer des appréciations contradictoires, plus ou moins radicales. C’est ce que j’ai voulu restituer par le rappel des diverses justifications auxquelles recourent les acteurs de MSF pour rendre des programmes médicaux acceptables ou, autrement dit, compatibles avec les multiples contraintes auxquelles, dans toute situation, les médecins humanitaires sont confrontés avant de pouvoir agir, puis durant le développement des programmes, et enfin au moment de mettre un terme à ces derniers. J’ai tenté de ne pas prendre parti, ce qui est une position parfaitement contestable, en particulier par ceux qui, engagés dans l’action, doivent faire des choix, les justifier, les défendre, en assumer les conséquences. Cette position distanciée (mais pas surplombante) est néanmoins utile, me semble-t-il, si elle permet de restituer la diversité des manières de répondre aux contraintes de l’action adoptées par MSF au cours des années 2000.
Période
Newsletter
Abonnez-vous à notre newsletter afin de rester informé des publications du CRASH.
Un auteur vous intéresse en particulier ? Inscrivez-vous à nos alertes emails.