Claire Magone, Michaël Neuman & Fabrice Weissman
Directrice de la communication de Médecins Sans Frontières, basée à Paris
Après des études de communication (CELSA) et de sciences politiques (La Sorbonne), Claire Magone a travaillé plusieurs années avec des associations humanitaires, notamment en Afrique au Libéria, en Sierra Leone, au Soudan ainsi qu'au Nigéria. En 2010, elle devient directrice d’études au Crash, puis directrice de la communication de MSF en 2014.
Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).
Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique.
Introduction : Agir à tout prix ?
MARIE-PIERRE ALLIÉ
Présidente de Médecins Sans Frontières
Entre 2004 et 2008, neuf membres de MSF ont été tués au cours de leur mission en Afghanistan, en République centrafricaine et en Somalie. En 2008 et en 2009, plusieurs sectionsMSF est un mouvement international comprenant dix-neuf sections, dotées de structures associatives et regroupées en cinq groupes dits opérationnels, basés en France, en Belgique, en Hollande, en Suisse et en Espagne. de MSF ont dû quitter le Niger et le nord du Soudan, sous le coup d’une suspension de leurs activités par les autorités ou d’une mesure d’expulsion. Également menacée d’expulsion au Sri Lanka, l’association a signé en 2009 un accord-cadre l’enjoignant de garder le silence – sans pour autant parvenir à accéder aux zones de combats. En janvier 2010, elle était contrainte de démentir des propos publics jugés inexacts et insultants par le gouvernement yéménite pour pouvoir maintenir ses activités dans le pays.
Faut-il conclure de ces événements que l’« espace humanitaire » se rétrécit, comme l’affirment depuis la fin des années 2000 de nombreux acteurs et observateurs de la scène humanitaire ? ONG, agences des Nations unies, bailleurs de fonds sont en effet unanimes à déplorer une « tendance croissante à fermer la porte aux humanitaires et à les empêcher de venir en aide aux victimes»ECHO, « The humanitarian space under pressure », http://ec.europa.eu.. Cette situation s’opposerait à un âge d’or durant lequel les acteurs humanitaires auraient occupé « une place à part dans l’échiquier politique international, au sein d’un espace privilégié, à la marge des considérations géostratégiques et politiques des États»« L’espace humanitaire en danger », Actes de l’université d’automne de l’humanitaire, 4eédition, 26 au 28 septembre 2006.. Depuis, cet espace se serait rétréci en raison de la « confusion des rôles entre organisations militaires et humanitaires, [de] la manipulation politique de l’assistance humanitaire [et de] la perception du manque d’indépendance des acteurs humanitaires à l’égard des bailleurs de fonds ou des gouvernements hôtes », affirment pour leur part les agences des Nations unies.Cité in OCHA, « Humanitarian action under siege », 18 août 2009.
Avec une vigueur croissante depuis la fin des années 1990, MSF dénonce également les effets délétères d’une « confusion des genres » accentuée par le regain d’interventionnisme militaire post-11 Septembre, le développement de la justice pénale internationale et l’assujettissement des opérations de secours aux stratégies politiques de gestion de crise des Nations unies. Assimilées aux formes militaires, judiciaires et politiques de l’interventionnisme libéral, les ONG seraient en butte à une montée générale de l’hostilité envers les organismes d’aide dans les pays du Sud. Elles feraient face à une réaffirmation de souveraineté des États postcoloniaux bénéficiant du soutien diplomatique et économique de puissances émergentes.
Il ne s’agit pas ici de nier les conséquences de l’utilisation de la rhétorique humanitaire par des belligérants, et encore moins le fait que les organisations d’aide occidentales sont confrontées à des difficultés spécifiques dans les États où des forces internationales sont engagées. Il s’agit en revanche d’en contester la portée, ne serait-ce qu’en constatant que le volume global d’aide humanitaire est en croissance continue. De 1988 à 2008, le budget des opérations humanitaires a plus que décuplé our atteindre 11,2 milliards de dollarsDon HUBERT et Cynthia BRASSARD BOUDREAU, « Shrinking humanitarian space ? Trends and prospects on security and access », The Journal of Humanitarian Assistance, 24 novembre 2010.. Les dépenses opérationnelles de MSF sont elles-mêmes passées de 260 millions d’euros en 2001 à 634 millions d’euros en 2010, entre autres au Niger et au Darfour (Soudan), où l’association a mené deux des plus importantes interventions de son histoire. En outre, évoquer un « âge d’or » au cours duquel les ambitions des acteurs de l’aide pouvaient se réaliser sans contraintes serait faire peu de cas des difficultés rencontrées, par exemple, face au processus de déplacements forcés des années 1980 en Éthiopie, ou dans les années 1990, lors des massacres en ex-Yougoslavie et du génocide au Rwanda.
Contrairement à l’idée véhiculée par le discours victimaire du « rétrécissement de l’espace », qui exonère les acteurs de secours de toute responsabilité dans la conquête et la défense de leur espace de travail, il n’y a pas de périmètre d’action légitime de l’humanitaire, valable en tout temps et en tout lieu, dont la reconnaissance irait de soi une fois le brouillard de la « confusion militaro-humanitaire » dissipé et les humanitaires protégés de toute contamination politique. Il y a en revanche un espace de négociation, de rapports de forces et d’intérêts entre acteurs de l’aide et autorités. La liberté d’action de MSF ne repose pas sur un espace de souveraineté juridico-moral dont il conviendrait de proclamer l’existence pour obtenir sa reconnaissance. Elle est le produit d’un processus de transactions permanent avec les forces politiques et militaires locales et internationales. Son étendue dépend notamment des ambitions de l’association et de sa façon de les justifier, des soutiens diplomatiques et politiques dont elle dispose et de l’intérêt des pouvoirs pour son action.
S’inscrivant dans la continuité de la réflexion initiée par MSF sous la direction de François Jean en 1992 avec la série d’ouvrages Populations en danger, ce livre a pour origine les discussions engagées au sein de l’association au sujet de l’évolution de son espace d’intervention. Huit ans après la publication de À l’ombre des guerres justesFabrice WEISSMAN (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Flammarion, Paris, 2003., il répond à la volonté d’examiner la question suivante : si la récupération politique de l’aide n’est pas un détournement de sa vocation, mais bien la condition première de son existence, comment s’assurer que les négociations dans lesquelles MSF s’engage débouchent sur un accord acceptable à ses yeux ? Car reconnaître qu’il n’y a d’action humanitaire possible qu’au confluent d’intérêts avec les pouvoirs ne doit pas conduire à se soumettre aux forces politiques au nom de ce principe de réalité. À une école de pensée qui envisagerait les principes dont MSF se réclame – indépendance, neutralité, impartialité – comme les sésames de l’espace humanitaire, nous ne souhaitons pas substituer une morale de l’action se revendiquant de l’ultrapragmatisme, ni faire de la seule adaptation aux circonstances une politique opérationnelle.
Mais comment juger qu’un compromis est acceptable ? Il nous a semblé que cette question devait être abordée à l’épreuve des expériences de négociation concrètes de MSF en menant une analyse critique des choix de l’organisation dans des situations d’affrontement et de collaboration. Les auteurs se sont appuyés sur les archives de l’association, des entretiens menés avec les protagonistes de chacun des récits et leur propre expérience, la grande majorité d’entre eux ayant également été acteurs de terrain avec MSF.
La première partie du livre est composée de chapitres illustrant des configurations de négociation particulières. Ils sont composés d’un récit principal et, dans certains cas, de récits plus courts, éclairant à partir d’autres situations les problématiques soulevées.
Dans chacune de ces études de cas, les auteurs ont fait apparaître les intérêts communs et les intérêts divergents entre une organisation médicale humanitaire et les acteurs avec lesquels elle doit traiter. Quels sont ces intérêts, ces logiques d’action qui se confrontent ? Pour l’association, il peut s’agir d’apporter des secours impartiaux aux victimes directes d’un conflit (Pakistan, Afghanistan, Territoires palestiniens, Somalie, Sri Lanka, Éthiopie) et de rendre compte des violences de guerre dans l’espoir de contribuer à leur diminution (Yémen, Éthiopie, Sri Lanka, Somalie, Territoires palestiniens). Il peut s’agir également de répondre aux conséquences de problèmes de santé publique négligés (épidémies récurrentes au Nigéria, malnutrition en Inde, sida en Afrique du Sud) ou de prendre soin de populations expressément écartées d’un système de prise en charge sociale et sanitaire (migrants en France, minorités ethniques en Birmanie).
Ces ambitions rencontrent tour à tour celles d’une armée ou d’une insurrection utilisant l’aide humanitaire pour construire sa légitimité locale et internationale (Afghanistan, Pakistan, Territoires palestiniens) ; celles d’États ou d’organisations internationales cherchant à isoler ou à renforcer un régime (Afghanistan, Somalie, Pakistan, Territoires palestiniens) ; celles de militaires ou d’insurgés refusant toute distinction entre combattants et non-combattants (Sri Lanka, Éthiopie, Yémen, Pakistan). Les objectifs de MSF peuvent aussi croiser ceux d’autorités que les conséquences politiques d’une épidémie préoccupent davantage que ses conséquences sur la santé (Nigéria, Afrique du Sud), ceux d’un État recherchant les services d’un agent sanitaire pour l’aider à gérer un système d’exclusion de ses indésirables (Birmanie, France,SriLanka),ou encore les ambitions de mouvements d’activistes défendant un projet de société (Afrique du Sud, Inde).
C’est de la rencontre entre ces intérêts, parfois opposés et parfois convergents, que naissent des compromis dont les justifications doivent s’examiner en situation, mais aussi dans l’environnement plus large qui les produit. Celui-ci est déterminé par les ambitions de l’association, les leçons qu’elle tire de ses expériences dans des configurations similaires, et la façon dont elle interagit avec d’autres acteurs impliqués dans la gestion de crises armées ou sanitaires.
Les auteurs des chapitres de la seconde partie du livre mettent ainsi en perspective l’évolution des choix de MSF dans les principales catégories d’intervention qui ont motivé la création, en 1971, d’une association de « médecins et [de] membres des corps de santé » dont l’activité s’adresse aux « victimes de catastrophes naturelles, d’accidents collectifs et de situations de belligérance»Première charte de MSF, 1971.. Les objectifs et les pratiques de l’association dans ces contextes se sont modifiés sous l’influence des affrontements idéologiques auxquels elle a participé tout au long de son existence, et avec eux la conception de son rôle au sein de la communauté internationale organisée – États, organisations interétatiques, ONG transnationales. Dans leurs chapitres respectifs, Fabrice Weissman, Jean-Hervé Bradol et Rony Brauman éclairent l’évolution de MSF tout au long de quarante ans d’histoires de guerres, de santé publique et de catastrophes naturelles.
Que nous révèle cette navigation dans les histoires contemporaines de MSF et dans son histoire longue ?
Tout est négociable
Comme l’illustre l’entretien avec Benoît Leduc sur la Somalie, « tout est négociable ». La sécurité du personnel, la présence physique d’expatriés, les priorités d’intervention de MSF, la qualité des secours, le degré de contrôle des ressources, etc., aucun de ces paramètres de l’action n’est fixé d’emblée, tous font l’objet de concessions consenties, pour certaines au nom du principe de réalité – le recours aux gardes armés –, pour d’autres au nom de leur caractère provisoire – la gestion du programme à distance. Il n’y a pas de curseur intégré à chaque objet de négociation, qui permettrait de repérer une ligne rouge à ne pas dépasser, mais des dynamiques qui nécessitent une capacité de révocation des compromis, acceptables uniquement parce qu’ils sont temporaires.
Juger par soi-même
La négociation sur les modalités de mise en œuvre de l’action de MSF a pour enjeu principal la possibilité de dialoguer librement avec la population, de contrôler la chaîne de secours et de réévaluer la situation en cours de route. Ces balises sont avant tout nécessaires au maintien de la capacité de discernement de ses équipes. Dans toutes les situations, il s’agit d’être en mesure de savoir à quelle politique l’association participe : ainsi, si les politiques d’exclusion des migrants en France ont des conséquences bien réelles sur leur santé, elles s’accompagnent aussi de filets sanitaires que le gouvernement incite les associations à gérer avec lui. « En traitant la souffrance des individus sans questionner ses origines politiques et sociales, MSF ne tient-elle pas exclusivement le rôle qui est attendu d’elle par les pouvoirs publics, à savoir administrer des territoires relégués ? », interroge le texte « Gérer les indésirables ? », qui évoque l’évolution des ambitions de l’association dans ses programmes en France.
Dans des situations extrêmes, maintenir sa capacité de discernement est une exigence que justifie la nécessité de se tenir éloigné de « la limite, floue mais bien réelle, au-delà de laquelle l’aide aux victimes se transforme insensiblement en soutien aux bourreaux»Rony BRAUMAN, rapport moral 1987, MSF-France., une nécessité qui s’est forgée au fil des expériences concrètes de MSF : l’impossibilité de rendre compte de l’utilisation de l’assistance fournie au Cambodge en 1980 ; la participation à une politique de déplacements forcés meurtrière en Éthiopie en 1985 ; l’horreur de servir d’appât et de faciliter le travail des tueurs en 1996-1997 au Zaïre/République démocratique du CongoCf. infra, Fabrice WEISSMAN, « Silence, on soigne… », p. 233-262.. Dans ces circonstances, l’enjeu pour un médecin humanitaire, comme le rappelle Paul Ricœur dans sa préface au livre Médecins tortionnaires, médecins résistantsPaul RICŒUR, « préface », in Commission médicale de la section française d’Amnesty International et Valérie MARANGE, Médecins tortionnaires, médecins résistants, La Découverte, Paris, 1989., est d’éviter la « grossière [contradiction] entre soigner un malade et déclarer un condamné apte à mourir. […] Ce n’est plus dans l’arsenal de ses compétences techniques que le médecin doit alors puiser, mais dans son jugement moral et politique ».
Mais aussi douloureux ce dilemme soit-il, il ne se pose jamais en termes purs au moment où se déroule l’événement. L’étude de cas consacrée au Sri Lanka, « MSF dans la guerre totale », montre ainsi la difficulté d’être sûr de ses choix, voire de ses observations : les camps d’internement de la population tamoule ne sont-ils pas en réalité des lieux destinés à la faire mourir à petit feu ? Comment s’assurer que MSF reçoit les cas les plus graves en priorité ? Son hôpital ne sert-il pas uniquement la propagande du gouvernement, cherchant à donner une apparence de normalité ? Existe-t-il un tri politique des patients ? Telles sont les questions qui se posent aux responsables de l’organisation, devenue de facto l’auxiliaire sanitaire du régime.
Se taire ?
À la lecture des études de cas, le renoncement le plus fréquent auquel MSF consent est celui de sa liberté de parole. L’association a par exemple choisi de faire « profil bas » face aux bombardements dont elle était témoin au Yémen et a décidé de se taire sur les conséquences de la guerre au Sri Lanka. En Birmanie, elle a également fait le choix de passer sous silence les contraintes auxquelles le régime la soumet, comme le décrit le chapitre « Contre la dictature, tout contre ».
Est-ce à dire qu’en refusant de s’exprimer sur les violences contre les civils MSF a perdu confiance dans le pouvoir agissant de sa parole ? Dans le chapitre « Silence, on soigne… », Fabrice Weissman analyse les rapports complexes entretenus par l’association avec la prise de parole publique – destinée à peser sur le cours d’un conflit ou d’une crise sanitaire, ou encore à lutter contre les détournements de l’aide – dans un contexte international successivement marqué par la guerre froide, l’effondrement de l’ordre bipolaire et le développement de la justice pénale internationale et des guerres dites humanitaires.
Rester à sa place
Négocier avec d’autres acteurs avec lesquels MSF partage un intérêt commun, aussi temporaire soit-il, c’est consentir à aménager ses plans et ses ambitions. Sauf à considérer que les intérêts des uns sont réductibles à ceux des autres, un accord est donc un compromis. La valeur de ce dernier ne se jauge pas d’un simple coup d’œil sur la nature des alliés (armée, État, groupes armés, organisation de la « société civile », etc.), mais bel et bien par l’examen des motivations qui le sous-tendent et des effets concrets qu’il produit sur les secours. Ainsi, l’armée pakistanaise est une entrave majeure lors des tentatives de l’association pour fournir des soins aux victimes de la guerre menée contre l’opposition armée depuis 2007 (voir « MSF dans le piège de la contre-insurrection »). En revanche, lors de la réponse au tremblement de terre au Cachemire pakistanais en 2005, elle fut non seulement un acteur de premier plan, mais aussi un partenaire constructif de MSF, comme le mentionne Rony Brauman dans le chapitre « Do something ! ».
Tandis que « dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre de justificationPaul RICŒUR, « Pour une éthique du compromis ». Propos recueillis par Jean-Marie MULLER et François VAILLANT, Alternatives non violentes, nº 80, octobre 1991.»,la compromission implique un « mélange vicieux des plans et des principes de référenceIbid.». Autrement dit, c’est quand MSF emprunte des raisons d’agir à d’autres ordres de justification (paix, stabilité, justice, croissance, etc.) que le sien qu’elle court le risque de transformer un compromis honnête en compromission : ainsi, comme le questionne le chapitre « Relations (de santé) publiques », l’association peut-elle justifier d’avoir organisé une campagne massive de vaccination contre la méningite dont l’impact médical fut très faible, au nom de l’entretien tactique de bonnes relations avec les autorités du nord du Nigéria ?
Justifier ses choix
Comment MSF justifie-t-elle ses choix, pour ellemême et face à ses interlocuteurs ? Marc Le Pape, dans le texte « Au nom de l’urgence », dresse « une cartographie partielle de la diversité des choix et des justifications effectivement adoptés au cours d’interventions de MSF durant les années 2000 sans indication des meilleurs parcours », qui montre que, face à ses interlocuteurs, l’association peut évoquer tour à tour ou simultanément son rôle d’« acteur spécifique » doté d’une expérience singulière et des« principesréputésuniversels »pour espérer gagner du terrain.
Vis-à-vis d’elle-même, il nous semble qu’elle ne peut justifier ses compromis qu’au nom d’une morale de l’action fondée sur un principe d’efficacité médicale, et sur le refus de participer à une entreprise de domination.
Si MSF ne peut espérer, par son action dans un contexte donné, diminuer « le nombre de morts, l’intensité des souffrances et la fréquence des déficits fonctionnels invalidants au sein de groupes humains habituellement mal servis par la santé publiqueVoir infra, Jean-Hervé BRADOL, « Soigner la santé », p. 288.», alors les compromis auxquels elle consent ne sont ni justifiables ni acceptables. En ce sens, aussi critique soit l’examen de l’intervention de MSF en Birmanie, force est de reconnaître que les concessions qu’elle a acceptées – limitation dans le choix des zones d’intervention ; restrictions d’accès du personnel international aux populations ; silence face aux politiques répressives du régime – ont abouti à des résultats. Ceux-ci sont mesurables en nombre de vies sauvées par un programme de traitement à grande échelle des patients infectés par le VIH.
Les interventions de MSF dans les catastrophes naturelles montrent à l’inverse que l’injonction « d’en être », dont Rony Brauman discute les présupposés, a longtemps été en conflit avec la nécessité d’y faire quelque chose d’utile d’un point de vue médical. Ce n’est qu’à partir de 2005, d’abord au Cachemire pakistanais puis à Haïti en 2010, que l’utilité pratique de MSF, et notamment sa capacité chirurgicale, apparaît dans la réponse aux séismes affectant des zones de logements précaires à forte densité urbaine et provoquant des blessés en grand nombre.
Refuser de se soumettre à une entreprise de domination est une ambition essentielle pour une organisation humanitaire engagée à fournir une aide impartiale et efficace. Toute société génère immanquablement son quota de victimes, d’exclus, de « sans-part » voués à une mort violente ou à la souffrance par privation d’éléments indispensables à leur survie (eau, nourriture, soins médicaux, abris) : les populations civiles massacrées au Sri Lanka dans le cadre d’une guerre totale menée au nom de l’émancipation du peuple tamoul pour les uns ou de la promesse d’une paix durable pour les autres, tout comme les populations exclues des secours ou bombardées en Afghanistan et au Pakistan dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, nous rappellent qu’imposer la paix, la démocratie, le développement se paie toujours au prix de la vie des autres. Dans ces conditions, « l’action humanitaire est subversive par nécessité, car les partisans de l’ordre établi acceptent rarement la solidarité en faveur de ceux dont ils décrètent ou tolèrent l’élimination. Autrement dit, la première condition du succès de l’action humanitaire est de refuser de collaborer au tri fatal entre ceux qui doivent vivre et ceux qui peuvent ou doivent mourirJean-Hervé BRADOL, « Introduction », in Fabrice WEISSMAN (dir.), À l’ombre des guerres justes, op. cit., p. 23-24.».Le parti pris subversif de l’action humanitaire telle que MSF la conçoit implique aussi une capacité de remise en cause des normes, des priorités et de la répartition des ressources établies par les acteurs les plus influents dans le champ de la global health, dont les grands slogans et les initiatives influencent les politiques de santé publique au gré des idéologies du moment. Dans le chapitre « Soigner la santé », Jean-Hervé Bradol revient sur quarante ans de tensions et de relations entre une association de médecins et des politiques de santé transnationales. Il éclaire notamment les moments où l’organisation a choisi de s’affranchir de ces dernières au nom de leurs effets négatifs sur les populations auprès desquelles elle intervenait. C’est à ce titre qu’elle a contesté la paupérisation sanitaire des réfugiés dans les années 1980, qu’elle s’est engagée à traiter les patients atteints de maladies infectieuses à une époque où les priorités de santé publique transnationale imposaient surtout des mesures de contrôle et de prévention, ou qu’elle a contribué au développement de protocoles de soins pour les personnes infectées par le VIH quand États et industries pharmaceutiques préconisaient encore de les laisser mourir.
Au terme de cette exploration apparaissent les conditions de l’autonomie politique de MSF : un engagement de praticiens à fournir les secours médicaux les plus efficaces possibles à des populations exclues au nom de la raison d’État ou de la raison marchande. C’est au regard de cet objectif que l’association doit pouvoir justifier ses alliances, les questionner, y débusquer les conflits d’intérêts, et maintenir une vigilance politique afin « de reconnaître, parfois d’anticiper, l’apparition de […] conjonctures favorables à des inflexions rapides et profondes des politiques de santé publique [qui] ne peuvent être ni permanentes ni induites mécaniquement par une activité de plaidoyerVoir infra, Jean-Hervé BRADOL, « Soigner la santé », p. 287.».
Antagonismes
Chercher à modifier une politique de santé publique, vouloir prendre les rênes de la gestion d’une épidémie, formuler de nouveaux droits pour une population exclue des soins, dénoncer les violences de guerre, et donc espérer modifier la conduite du conflit, c’est afficher une ambition de gérer une population, en concurrence, en complément ou en parallèle des pouvoirs. Ce qui rend possible l’horizon d’un accord entre MSF et ces derniers, c’est d’avoir en commun de s’intéresser à la façon dont une population est gouvernée. En ce sens, la « politique non gouvernementale [ne met pas en cause] la légitimité dont les gouvernants se prévalent […], et pas davantage les intérêts qu’ils servent, mais plutôt les modalités et les effets de leur gestionMichel FEHER, « Les gouvernés en politique », Vacarme, nº 34, hiver 2006.».
Que faire quand cet intérêt commun disparaît ? Quand les talibans mis en déroute par les forces internationales en 2001 ou des chefs de guerre afghans marginalisés dans un processus de reconstruction de l’État ne se donnent plus pour ambition d’administrer une population ou un territoire, mais de semer terreur et désordre, et que, au service de cette stratégie, les humanitaires leur sont plus utiles morts que vivants ? Quand le gouvernement éthiopien confine MSF en périphérie de la guerre qu’il mène contre le Front de libération nationale de l’Ogaden pour mener à huis clos ses opérations de représailles sur la population ? Quand le gouvernement sri lankais devient sourd au dialogue parce qu’il a décidé d’en finir militairement avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, pilonnant sans merci les combattants et sacrifiant ainsi les quelque 30 000 personnes dont l’insurrection se sert en guise de bouclier ? Dans la configuration extrême illustrée par le Sri Lanka, faut-il renoncer à toute forme d’action et privilégier une « stratégie de critique fracassante17», ou continuer à accumuler les renoncements, en attendant qu’à l’ordre de la guerre totale en succède un autre où l’action humanitaire ait sa place ?
Les « quarante ans d’indépendance » que MSF s’apprête à célébrer au moment où sort le présent ouvrage peuvent apparaître comme un slogan trompeur : en premier lieu, hormis dans des circonstances exceptionnelles et temporaires, dans des moments de grande désorganisation, MSF ne se voit jamais octroyer une totale liberté par des pouvoirs abdiquant totalement leurs responsabilités ; ensuite, elle a besoin des autres pour autoriser son action, certes, mais aussi pour la relayer, l’amplifier, la prolonger, aider à sa mise en œuvre. Enfin, elle est perméable aux influences extérieures et aux idéologies.
Il s’agit donc moins pour MSF de conquérir une totale liberté d’action que d’être en mesure de choisir ses alliances en fonction des objectifs qu’elle se fixe, sans lien d’allégeance ni souci de loyauté. En ce sens, elle est un partenaire instable et infidèle. Sa labilité se justifie par la nécessité de repérer l’ouverture d’espaces politiques qui lui sont favorables, lui permettant de saisir le bon moment, comme le souligne le chapitre « Afghanistan : retour négocié », qui raconte le retour de MSF dans ce pays à partir de 2008. Autrement dit, si l’action humanitaire n’est pas une science exacte mais un art, alors l’esprit de l’art, c’est précisément de créer et de maintenir les conditions de son existence – susciter l’intérêt, se rendre utile, repérer la conjoncture qui permet d’espérer la survenue du changement – en étant capable à tout moment d’infléchir un rapport de forces, de créer la rupture, bref, d’entretenir les conditions permanentes d’un conflit pacifique avec des formes de pouvoir qui peuvent être tour à tour partenaires ou adversaires de l’action. Au moment où les acteurs humanitaires interrogent leur capacité à surmonter les obstacles qu’ils rencontrent, nous espérons que ce livre contribuera à alimenter le débat sur leurs ambitions et les meilleurs moyens de les défendre.
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