Préface à l’ouvrage "Destinataire inattendu"
Rony Brauman
Passons dans la coulisse. Oublions un moment les discours vertueux, les formules toutes faites, les images préfabriquées et la publicité des bons sentiments. L'action humanitaire, qui a connu un essor sans précédent ces quinze dernières années, se prête admirablement à la scénarisation sommaire: victimes innocentes et secouriste énergique, enfant malnutri et infirmière attentive, chairs meurtries et mains expertes, souffrance et dévouement, scènes de désolation et de réconfort tout à la fois.
Ces images ne mentent pas. Elles disent une vérité, celle de l'action, dans son évidente simplicité. Mais elles ne disent pas toute la vérité, et comment le pourraient-elles? Elles ne racontent pas l'angoisse de la première mission commencée dans un Hercules C-130, ces avions de transport ventrus dont le vrombissement des hélices est familier aux vieux routiers des désastres. Elles ne racontent pas l’inquiétude de cette infirmière se demandant comment elle réagira devant une misère et un dénuement qu'elle imagine par avance, et ce qu'elle pourra bien changer dans ce camp de réfugiés "dont le reste du monde se fiche pas mal". Elle le sait bien, cela, elle qui ne connaissait pas plus que "le reste du monde" l'existence de ce camp avant d'y être propulsée par MSF.
La guerre nous est devenu un spectacle si familier que chacun pourrait s'imaginer en avoir fait l'expérience. Mais le journal télévisé ne nous dit pas que la violence reste une abstraction électronique, un théâtre d'ombres, tant que le fracas de la mitraille ne déchire pas nos tympans. Elles ne disent pas le sentiment éprouvé par le médecin devant le blessé aux membres déchiquetés dont l'arrivée annonce celle d'autres corps transpercés, mutilés à jamais.
Il fallait raconter cela. La solitude et l'angoisse qui étreignent lorsque tombe la nuit, la terreur de la mort qui oppresse dans le noir, la rétraction légitime et honteuse: "Mourir pour eux, pourquoi? Comment ferait ma mère pour vivre? Je ne savais pas qu'en venant ici, je risquais ma vie … Qu'ils me pardonnent", dit l'une des plus poignantes de ces lettres. Il fallait dire la peur de franchir les sept cents mètres qui séparent la maison de l'hôpital, la peur trompée par le rire puis noyée dans le travail. Il fallait expliquer comment les blessés sont triés, les "inopérables" mis à l'écart, le choix inhumain de ceux qui auront une chance et de ceux qui ne l'auront pas. Mais il fallait dire également comme il est difficile, souvent dangereux, de dégager des lits pour les nouveaux, ceux que la nuit trouée d'explosions apportera jusqu'au matin. Dangereux, oui, parce que l'hôpital, c'est la sécurité -toute relative- et que la sortie signifie le danger. Alors les blessés veulent rester, même guéris, et tant pis si la place manque. Il fallait que les volontaires -le sont-ils tous, et totalement?- puissent exprimer leur désarroi, leur écœurement devant la guerre, sa cruauté, sa folie. Et aussi ce terrible sentiment de découragement devant ces enfants décharnés: "ce ne sont plus des gens … ils ont déjà un pied dans un autre monde sur lequel je n'ai absolument aucune prise". Laissés à eux-mêmes, ils mourront. Pris en charge, beaucoup se relèveront, laissant là encore des sentiments mélangés. Le bonheur, d'abord, d'avoir arraché une vie à l'étreinte de la mort, d'avoir ajouté un peu de sens à sa propre vie, mais aussi les doutes sur le futur de cet enfant rendu à son existence. Lourdes interrogations, qui ne trouveront pas de réponse car le soignant ne connaît que le présent de son patient, à charge pour celui-ci, pour sa famille, de prendre en main son avenir. Insolubles et inévitables, donc, ces questions trouvent leur non-réponse dans l'amitié, la bière et Dire Straits. Cocktail classique, où l'on peut aussi noyer sa rage impuissante contre les "fous de guerre" et la "Somali music" faite de rafales de Kalashnikov ponctuées par les détonations des lance-roquettes…
Ces lettre disent tout cela, la fatigue et la révolte, le "ras-le-bol" d'une nourriture monotone, le sentiment d'"être les fossoyeurs du monde" et l'inquiétude de ne pas être à la hauteur. Mais elles disent aussi la joie de celui-ci, "follement heureux d'être médecin, du travail exténuant", son "plaisir d'être et d'agir là, avec une équipe chaleureuse, de se lever avec le soleil, de travailler avec des Somaliens attachants". Avec emphase et simplicité, avec humour et grandiloquence, elles révèlent le bonheur de la découverte comme celui de se faire envoyer du parfum et des fleurs dans le désert. Elles évoquent des histoires d'amour, les petites misères de la cohabitation d'individus rassemblés par le hasard, le choc des tempéraments et des rythmes, les petites querelles et les amitiés. On y voit l'idéaliste qui donne un sens à sa vie côtoyer le pragmatique, amoureux de l'ouvrage bien faite, quelque soit l'ouvrage. On y ressent la satisfaction de celui qui constate que, grâce à la présence de son équipe, le chirurgien afghan ou libérien restera pour travailler sur place, malgré l'exil de sa famille, le danger et la pénurie. On y éprouve l'émotion de voir des gardes somaliens prêts au sacrifice de leur vie pour assurer la protection des MSF contre les pillards.
Ces lettres racontent de petites histoires quotidiennes qui se déroulent dans la grande Histoire des peuples, cette chronique des passions humaines. On ne trouvera ni Robin des Bois ni le Père Noël, pas plus que Rambo ou le Dr Justice, mais des femmes et des hommes qui choisissent, à tâtons, de réaliser leur liberté en faisant de leur monde un espace un tout petit peu plus respirable. Par-delà les grands débats sur l'Ordre Mondial nouveau ou replâtré, sur le cynisme des puissants ou l'universalité de la morale, par-delà leurs peurs et leurs frustrations, ils savent que leur choix les range parmi les derniers privilégiés de la modernité: ceux qui ont pu donner un sens à leur vie.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Préface à l’ouvrage "Destinataire inattendu" », 1 octobre 1995, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/preface-louvrage-destinataire-inattendu
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