La communication des ONG : une affaire d’Etats ?
Rony Brauman
Propos recueillis par Olivier Da Lage le 7 septembre 2004
Olivier Da Lage : Fréquemment, les gouvernements se plaignent que l’agenda international ou leur diplomatie sont en partie dictés par les priorités des organisations non gouvernementales (ONG) et les pressions médiatiques qui les accompagnent. Cette crainte correspond-elle selon vous à la réalité ?
Rony BraumanAncien président de Médecins sans frontières (MSF), l’auteur est actuellement directeur de recherches à la Fondation MSF et professeur associé à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. L’auteur peut être contacté à l’adresse e-mail suivante : [email protected]: Je ne le crois pas. Il me semble que c’est une façon pour les diplomaties d’expliquer leurs atermoiements ou leurs difficultés à s’imposer. Pourquoi cette crainte n’est-elle pas crédible ? Parce qu’il n’existe rien qui puisse s’appeler « l’agenda des ONG ». Des ONG ont des agendas, certaines de manière très affirmée, d’autres de façon beaucoup plus diffuse. En tout cas, il n’y a pas un « parti des ONG » porteur d’un catalogue de décisions qu’elles chercheraient à imposer aux diplomaties par le truchement d’une presse qui ne serait plus que son porte-voix. Cela étant dit, il demeure que sur certains enjeux particuliers – par exemple la position de la France sur la guerre en Bosnie-Herzégovine, les massacres au Rwanda, ou encore au Kosovo – les ONG tiennent dans l’ensemble un discours interventionniste. En cela, elles contribuent au débat, d’ailleurs de façon souvent désordonnée et spontanée. On peut appeler cela des « pressions », mais on peut aussi y voir du débat démocratique !
Cependant, on a souvent entendu dire que la guerre du Kosovo avait eu lieu parce que les gouvernements européens avaient été mis sous la pression par les ONG, présentant dès lors cette intervention comme la « première guerre humanitaire »…
Rony Brauman: Souvenons-nous que l’intervention militaire en Somalie était aussi la « première guerre humanitaire »N.d.l.R. – En 1991, le départ du général Siad Barré, qui met un terme à vingt et un ans de pouvoir absolu, et la fin de la guerre froide, qui fait perdre son importance stratégique à la Somalie, et donc le soutien des États-Unis, conduisent à l’implosion de l’État somalien. Au cours de l’année 1992, l’Organisation des Nations unies (ONU) et la communauté internationale prennent très lentement conscience du drame qui s’y déroule. Le Secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, finit par convaincre George Bush de lancer une grande opération militaire de sauvetage. Mais la mauvaise définition des opérations et le problème du désarmement des factions conduisent à un véritable conflit armé entre les forces américaines et celles du général somalien Mohamed Farah Aïdid. Voir « Somalie, les dégâts d’une improvisation », in « L’ONU et la guerre, la diplomatie en kaki » Marie-Claude Smouts (dir.), Editions Complexe, 1994.. Si l’on veut bien se décentrer de l’Europe, on se rappellera également que, lorsqu’elle est intervenue au Pakistan oriental en 1971, l’Inde s’est lancée dans la première « ingérence humanitaire » moderne puisque, selon les propres termes d’Indira Gandhi, il s’agissait d’une guerre pour la défense des réfugiés et des droits de l’homme. Dans ces deux cas, aussi bien le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) que le Premier ministre indien ont voulu que ces interventions armées soit placées sous l’étiquette « humanitaire ». Il me semble qu’il en a été de même avec la guerre du Kosovo : ce sont des chefs d’État – à savoir Jacques Chirac, Tony Blair, William J. Clinton et Vaclav Havel – qui ont placé cette intervention sous le signe de l’humanitaire, et non des ONG. Sans doute parce que cela permettait l’économie d’un débat : on ne discute pas le bien-fondé d’un sauvetage. J’étais personnellement favorable à cette intervention militaire, mais très opposé à cet étiquetage « humanitaire ». D’une part parce que je ne crois pas que l’on puisse qualifier une guerre d’humanitaire, et d’autre part parce qu’il y avait de solides raisons politiques d’aller faire la guerre contre le régime serbe au sujet du Kosovo. Mais la thématique humanitaire a servi à évacuer tout débat public sur cette guerre.
Néanmoins, les diplomates qui se plaignent de ce que leurs ministres successifs ont l’œil rivé sur les télévisions et sont trop vulnérables à la pression médiatique des ONG ont-ils en partie raison ? Les politiques n’agissent-ils pas trop souvent par crainte d’être taxés d’indifférence ou de négligence ?
Rony Brauman: Comme je vous le disais, il ne me semble pas que les diplomates soient si troublés que cela dans leur travail par la pression des ONG. Le problème est qu’ils ont sans doute du mal à évoluer dans un monde plus ouvert aux interférences de toutes sortes que ne l’étaient les cercles diplomatiques d’antan. Quoiqu’il en soit, il est évident que les politiques tentent de saisir les courants dominants des opinions publiques ; il est normal qu’un gouvernement dans un pays démocratique – et même non-démocratique – cherche à savoir ce qui se dit et à être plus ou moins en phase avec son opinion publique.
Reprenons l’exemple du Kosovo. On peut parfaitement estimer qu’il y avait des raisons politiques décentes et présentables pour mener cette intervention, comme celle d’établir des limites à un pouvoir nationaliste fascisant se développant sur le sol de notre continent : l’Europe a décidé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qu’il n’y aurait plus de régimes fascistes en son sein. Compte tenu de son passé, de ce qu’est la construction européenne et de ses objectifs, il y a là pour l’Europe une forte légitimité politique, même si la légalité de l’intervention était discutable. Les opinions publiques européennes étaient, me semble-t-il favorables à une intervention. On peut, bien entendu, contester le bien-fondé de celle-ci, comme l’a fait Régis Debray, et l’on reste dans le débat démocratique. Il est parfaitement légitime d’estimer que le résultat recherché pouvait être atteint par d’autres moyens que la guerre. Mais dès lors que l’on affublait cette intervention militaire du qualificatif d’« humanitaire », on reléguait à l’arrière-plan toute considération politique, toute discussion sur l’idée que l’on se fait des moyens d’établir un ordre international décent. L’invocation démagogique de l’ « urgence humanitaire » permet de disqualifier le débat : c’est la vie qui est en jeu, le sauvetage impérieux, immédiat. Par conséquent, on raye tout ce qui peut faire problème. Qu’y a-t-il de plus politique que la décision de faire la guerre ? En l’occurrence, ce n’étaient pas les ONG qui demandaient une intervention militaire. Ce sont les politiques qui ont fait ce choix, en le drapant dans un manteau de vertu humanitaire, mais j’avoue que je n’en comprends pas les raisons.
Plus récemment, les atrocités commises au Darfour par le gouvernement du Soudan ont donné lieu à une surenchère de qualifications (purification ethnique, génocide) à laquelle une seule ONG a participé (Physicians for Human Rights, une organisation américaine), mais qui ont été le fait du Secrétaire général des Nations unies, du Congrès et du gouvernement américains, ainsi que du Parlement européen. Il me semble que si l’on peut reprocher quelque chose aux ONG, c’est leur silence sur cette question, mais certainement pas leur tapage. A part Médecins Sans Frontières, dont le président a réfuté l’existence d’un génocide, et Physicians for Human Rights, qui a au contraire soutenu la position du Département d’EtatVoir http://www.phrusa.org/research/sudan/release09092004.html et D'un génocide à l'autre ?, par Jean-Hervé Bradol, LE MONDE du 13 Septembre 2004., toutes sont restées muettes.
Voici quelques années, le ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine avait sévèrement critiqué les ONG à qui il reprochait un « déficit de légitimité », par opposition aux gouvernements qui procèdent d’un Parlement élu : n’est-ce pas une autre façon de présenter ce que vous venez de dire ?
Rony Brauman: Dans une certaine mesure, oui. L’article de Hubert Védrines [JE N’AI PAS RETROUVE LA REFERENCE] était très bien venu, même s’il a été perçu comme une agression par certains. La légitimité des ONG est une vraie question que trop peu de monde, dans les milieux concernés, prend au sérieux. Si les ONG n’ont aucune légitimité politique au sens strict, elles peuvent en invoquer une autre forme, issue de leur pratique. La légitimité d’Amnesty International ou de Greenpeace n’est évidemment pas celle d’un gouvernement élu. Elle est limitée à un champ, qui est celui de leur pratique, et tributaire de leur crédibilité, autrement dit de la solidité de leurs positions dans ce champ. Mais elle n’est pas nulle, même si elle n’est pas de même nature que celle d’un gouvernementCf Thierry Pech et Marc-Olivier Padis, « Les Multinationales du cœur, Les ONG, la politique et le marché », La république des idées, Seuil, 2004.. On peut par ailleurs s’interroger sur la légitimité des gouvernements non élus, qui sont encore la majorité dans le monde, et sur les limites de cette légitimité, lorsqu’ils sont régulièrement élus.
Souvent, les ONG rendent publiques des informations concernant des États avec lesquels les pays européens ont parfois des relations difficiles. Rendre publiques ces informations complique davantage encore ces relations et, de cette façon, les ONG contraignent les chancelleries à précipiter des choix qu’elles auraient souhaité différer…
Rony Brauman: C’est autre chose. L’ordre westphalien est, sinon brisé, du moins largement ébranlé. Les États ne sont plus les seuls sujets de la scène internationale, des acteurs privés en font désormais partie. Cela va d’Al-Qaïda à Microsoft en passant par les ONG internationales. Il y a désormais toutes sortes d’acteurs privés sur cette scène. Il est évident que des acteurs comme Oussama Ben Laden ou Bill Gates influent sur les décisions des gouvernements. La façon dont s’agencent les rapports de force, dont les problèmes sont posés, a changé. L’ordre étatique international a maintenant plus de trois siècles, il n’est pas surprenant qu’il se transforme du fait des évolutions techniques, sociologiques et politiques du monde. Ce n’est pas non plus véritablement nouveau. Cela fait bien une trentaine d’années, comme l’a montré le sociologue américain James N. Rosenau, que sous l’écume et les vagues de surface de l’ordre international, les courants de fond, à savoir l’individualisation – ce qu’il appelle la « révolution des capacités individuelles » à s’organiser pour parvenir à ses propres finsVoir James N. Rosenau, Turbulence in World Politics. A Theory of Change and Continuity, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1990. –, ont été décuplés par l’urbanisation, l’alphabétisation et le développement des techniques de communication. Cette évolution en profondeur, qui a d’ailleurs commencé avant le développement de l’Internet et la chute du mur de Berlin, ne fonctionne pas uniquement au bénéfice du bien public. Elle s’observe dans les réseaux terroristes ou mafieux au même titre que chez les ONG qui oeuvrent, par exemple, pour l’accès aux médicaments ou pour la lutte contre l’impunité. Les États doivent s’adapter à cette réalité. À peine J. Chirac avait-il été élu en 1995 qu’il a dû se justifier devant les critiques de Greenpeace, ce qui aurait été difficile à imaginer seulement vingt ans auparavant, mais qui pourtant paraissait aller de soi lorsque cela s’est produit. Je ne crois pas qu’il faille y voir une quelconque conspiration des nouveaux Tartuffe ou au contraire, comme pourraient l’affirmer certaines ONG, les prémices d’un nouvel ordre vertueux. C’est un nouvel agencement des rapports de force, des relations entre intervenants sur la scène internationale, rien de plus.
Pour revenir aux ONG, notamment dans le domaine humanitaire, depuis leur essor, à savoir depuis une trentaine ou une quarantaine d’années, les pratiques publicitaires ou de communication sont au cœur de leurs activités. Est-ce seulement dû à l’analyse selon laquelle, pour obtenir le soutien financier du public, il faut populariser, voire dramatiser une situation, ou y a-t-il une stratégie de communication plus élaborée ?
Rony Brauman: Il s’agit initialement d’une approche très pragmatique. Les nouvelles associations, celles qui se créent à partir des années 1970 (MSF, Médecins du monde, Action contre la faim, Handicap international, etc.), sont dépourvues de base sociale, contrairement par exemple aux organismes chrétiens comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), la Cimade (Service œcuménique d’entraide), Frères des hommes, ou encore le Secours populaire. Nous n’avions rien. Notre base, c’était le grand public. Comment y accéder ? Par la presse. Cela s’est d’autant plus vérifié qu’à l’époque, lorsque MSF était présent dans la presse et évoquait son action dans tel camp de réfugiés ou dans telle zone déshéritée, les chèques et les lettres d’encouragement affluaient. Il y avait un effet de levier immédiat qui induisait la conviction que communiquer c’est faire rentrer des ressources, c’est se renforcer et, par conséquent, que la communication en elle-même est une ressource. L’expérience a montré par la suite que c’était un peu plus compliqué, mais loin d’être entièrement faux. D’où l’idée que la communication devenait le gage de la possibilité d’action, et même mieux, de la possibilité d’action indépendante, puisque les recettes en provenance du grand public nous permettaient d’échapper aux contraintes éventuelles des bailleurs de fonds. À cette raison, il faut ajouter la gratification narcissique que la presse offre aux gens qui s’y expriment. Être vu ou entendu, c’est être reconnu, voir son prestige rehaussé aussi bien pour l’organisme que pour la personne qui l’incarne. L’effet « star » de Bernard Kouchner à la fin des années 1970 a été primordial dans la crise qu’a connue MSF en 1979, et qui a débouché sur la scission avec le départ de B. Kouchner et de ses fondateursN.d.l.R. – En 1978-79, moins de 7 ans après sa création, MSF se divise sur la nécessité et les risques d’une structuration de l’association, alors limitée à un petit groupe bénévole. Ce débat est envenimé par un conflit intercurrent portant sur la « starisation » de Bernard Kouchner dans le contexte de la mobilisation en faveur des boat people vietnamiens et sur le bien-fondé d’un navire de sauvetage pour ceux-ci.. À partir du moment ou une position est gratifiante, le penchant naturel est de la reproduire et d’en arriver à la communication pour la communication. Ce penchant est d’autant plus fort que les ONG œuvrent pour le Bien, ou du moins l’idée qu’elles s’en font, et que, selon la doxa, parler du Bien, c’est déjà faire le Bien et qu’il faut toujours en faire plus.
Quelle est la part du budget communication dans les dépenses des grandes ONG ?
Rony Brauman: Si on y inclut la collecte de fonds, on parvient à quelque chose comme 10 à 15 %, parfois 20 % du budget des ONG, et ce, parce que pour certains, les frais de collecte de fonds sont très élevés.
Ces ONG ont progressivement offert une fonction agence de presse aux médias, leur offrant un véritable « kit médiatique » en assurant le transport des journalistes, l’hébergement et la logistique sur place, facilitant l’accès à des contacts présélectionnés, etc. On est loin de la campagne de publicité destinée à récolter des fonds…
Rony Brauman: Effectivement. Au départ, il y a cet impératif pratique de collecte de fonds. Ensuite, il y a le plaisir institutionnel et personnel qui est retiré de cette position. Ce plaisir-là est anobli par des objectifs nouveaux assignés à la communication, comme faire passer des principes, des objectifs, ce qui rejoint votre première question sur le lobbying et la pression sur les États. On l’a vu l’an dernier au moment de la « crise irakienne », lorsque des ONG prenaient des positions, pour ou contre l’intervention américaine. Plutôt pour du côté des ONG américaines, et plutôt contre côté des européennes, ce qui montre, au passage, l’influence de l’environnement social et politique sur leurs positions. Celles-ci souhaitaient en effet participer à cette grande communion médiatique qu’est la préparation d’une guerre et ont commencé à communiquer au seul motif qu’elles voulaient être médiatiquement présentes, alors qu’elles n’avaient rien à dire sur la guerre d’Irak. On retrouve là cette question du territoire de légitimité des ONG : elles ne sont pas plus légitimes pour affirmer qu’une guerre est « juste » ou même « nécessaire », que pour en réfuter la justesse ou la nécessité.
Vous portez un regard sans indulgence sur les ONG et leurs stratégies de communication, mais que pensez-vous de l’attitude de la presse à l’égard des ONG, vous qui dans une vie antérieure pas si lointaine, avez été amené à traiter avec les journalistes, du point de vue de l’ONG que vous présidiez ?
Rony Brauman: Il n’y pas de « ligne du parti médiatique » à l’égard des ONG. Il y a eu des moments marqués par une certaine crédulité que l’on peut décrire de façon plus positive en la présentant comme une attitude de bienveillance et de surprise, l’effet de nouveauté et de sympathie que l’on éprouve vis-à-vis de gens qui se mobilisent pour faire des choses…
Il est difficile de critiquer des gens qui font le Bien…
Rony Brauman: Oui, mais c’est en même temps toute l’expérience du XXe siècle que de constater que l’aspiration au Bien n’est pas le Bien lui-même. Louis Althusser disait, à peu de choses près, que le « concept de couteau ne coupe pas », seul le couteau coupe. Le discours pour le Bien n’est pas le Bien, et la volonté de faire le Bien pas davantage. Il aurait fallu avoir plus de distance. Cette distance commence à être prise, avec un certain retard. Il faut maintenant souhaiter qu’elle ne se transforme pas en suspicion systématique !
On parle souvent, dans les réunions d’ONG, des rapports ONG-médias comme ceux d’un tandem. Je pense qu’il s’agit d’une grossière erreur, à tous points de vue. Les journalistes ne doivent pas plus servir la soupe aux ONG qu’à d’autres secteurs de la société.
Le fait que ces dernières aient souvent pris en charge le transport, l’hébergement et les communications des journalistes, alors que les budgets des reportages stagnaient ou régressaient dans les rédactions, a-t-il été un élément expliquant ce manque de distance critique ?
Rony Brauman: Bien sûr. Il y a d’abord le côté, disons psycho-sociologique : la société valorise le dévouement de ces nouveaux missionnaires, plus sexy que leurs prédécesseurs en soutane. Cette bienveillance-là est spontanée, il n’y a pas de calcul derrière. Et puis il y a un intérêt pratique, qui est de bénéficier de billets d’avion, ou de facilités d’accueil, de contacts et de transports sur place, parce qu’évidemment, certaines ONG ont une présence permanente dans de nombreux endroits auxquels les journalistes s’intéressent. Mais je ne crois pas que ce phénomène soit assez important en lui-même pour expliquer le manque de distance critique dont vous parlez.
Pour ma part, j’y vois d’abord une certaine paresse, l’acceptation passive d’un discours, facilitée par la bienveillance dont nous parlions à l’instant. Ainsi des affirmations très hasardeuses peuvent-elles être reproduites telles quelles, comme des faits avérés, sans vérification ou mise en question. Mais cette passivité ne se borne pas au seul discours des ONG. Ce sont les problèmes lointains du Tiers Monde qui sont traités, dans l’ensemble, avec un manque confondant de rigueur. Rappelez-vous les chiffres avancés par le Fonds des Nations unies de secours d’urgence à l’enfance (UNICEF) sur les conséquences de l’embargo en Irak. On parlait de 500 000 enfants morts de faim et de maladies curables du fait de l’embargo, ce qui était un grossier mensonge tout droit sorti de la propagande de Saddam Hussein, mais largement repris sans critique.
Je pense aussi à la Somalie : on lisait partout que le riz collecté par les enfants de France avait sauvé des dizaines de milliers de gamins en Somalie. Ce riz représentait en fait à peine trois jours de distribution à Mogadiscio… Il y a quelque chose d’insupportable dans cette fabrication de statistiques de style soviétique sur fond de désastre, et quelque chose de consternant à entendre ces « bonnes nouvelles » annoncées et reprises comme des faits. En revanche, toujours sur la Somalie, j’ai rarement lu qu’avant l’intervention des armées étrangères, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et le Croissant-Rouge somalien nourrissaient un million de personnes par jour. Le monde semblait tellement hypnotisé par la rhétorique du sauveteur – les guerriers du Bien – que tout ce qui pouvait rafraîchir les ardeurs interventionnistes était malvenu. Du pieux mensonge à l’instrumentalisation, le pas est vite franchi lorsque l’on commence à accepter de fabriquer des faits sur mesure, ou plutôt sur un critère d’opportunité. Comment comprendre le fiasco sanglant dans lequel s’est terminée cette « intervention humanitaire » à partir des récits qui en ont été faits, en particulier par les journaux télévisés ? C’est impossible. Pour revenir à votre question, je vois donc davantage un cadre mental, qu’un opportunisme matériel qui, certes, ne facilite pas les choses, mais n’est pas à l’origine du problème.
Si l’on esquisse un bilan de ces quarante dernières années, qui ont vu l’émergence des nouvelles ONG, on s’aperçoit qu’à leur naissance, elles se sont rebellées contre le système et arrivaient en intruses, alors qu’aujourd’hui, elles sont conviées aux conférences internationales et ont pignon sur rue. Est-ce la reconnaissance d’une activité et une intégration au système international, ou ont-elles dû renoncer à une part de ce qui faisait leur identité à leur naissance ?
Rony Brauman: L’ONG rebelle qui se crée à l’encontre d’un ordre international immoral, contre les vieilles Croix-Rouges, etc., est une fabrication a posteriori, cela n’a jamais existé, même si MSF est traditionnellement présenté ainsi. L’objectif des fondateurs de MSF était de créer un organisme médical reconnu par la Croix-Rouge qui, à terme, c’est-à-dire après avoir fait ses preuves durant quelques années, intégrerait la Croix-Rouge. Il n’y avait aucun rejet de type soixante-huitard. Il se trouve que, au fil du temps, un humanitaire plus turbulent s’est constitué, rénové dans certaines modalités d’action, parfois empêcheur de tourner en rond. Mais ce n’est pas l’accomplissement d’un projet, c’est une évolution dont l’histoire mouvementée est bien plus passionnante, au demeurant, que les récits épiques qui en tiennent lieuCf Anne Vallaeys, « Médecins Sans Frontières, la biographie », Fayard, 2004.. Dès la mise en place du nouveau système international en 1945 avec les Nations unies, les ONG en font partie. Leur nom même, « organisations non gouvernementales » vient des Nations unies, par opposition aux OIG, les organisations intergouvernementales. L’association ONG-organismes internationaux est inscrite dans l’histoire, même si ce n’est qu’à partir des années 1990 que des ONG ont été invitées à s’exprimer au Conseil de sécurité, ce qui est désormais une pratique courante. Je n’y vois pas une rupture, mais une continuité. Plus il y a d’activités internationales, plus il y a d’ONG, et plus il y a d’ONG, plus elles sont écoutées dans le système international ordonné. Leur identité est certainement un problème, qui doit s’envisager d’ailleurs en même temps que celui de leur légitimité, dont elle est indissociable. Mais il est vrai que cette configuration est une puissante incitation à la bureaucratisation. Participer à des réunions, préparer des motions, rédiger des rapports sur les réunions auxquelles on a participé, formuler des recommandations : l’engrenage bureaucratique est infernal. Non seulement par le gaspillage qu’il entraîne mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il impose ses propres catégories, celles de l’administration et de la gestion. Lutter contre cet envahissement est une bataille de tous les jours, comme dans beaucoup d’autres activités.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La communication des ONG : une affaire d’Etats ? », 1 novembre 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/la-communication-des-ong-une-affaire-detats
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