Civilisés et barbares
Rony Brauman
Droit à la santé, à la dignité, à l’éducation, droit au développement, au bien-être, à la démocratie, les ONG tendent à se ranger sous le drapeau de droits conçus comme autant de valeurs. Selon les termes de Hugo Slim, directeur d’études à l’Institute for Humanitarian Dialogue, elles traduisent ainsi « leur vision d’une société moralement juste« Les ONG au cœur de la polémique sur l'humanitaire », Libération du 25 décembre 2004. » Dans une précédente chronique, j’évoquais la production par les ONG de nouvelles régulations dans l’espace politique mondial et du rôle primordial qu’elles jouent désormais dans le débat publicAlternatives Internationales n°15 juillet 2004. Il s’agit d’un mouvement de fond que l’on peut comprendre comme un enrichissement de la démocratie dans un sens participatif, alors que ses formes traditionnelles électives semblent s’essouffler (au moins dans les pays où elle est anciennement installée). De fait, le champ de l’action et des discours publics des ONG n’a cessé de s’élargir au cours de ces dernières décennies. Cette évolution, pour salutaire qu’elle soit, soulève néanmoins des questions dérangeantes.
Fortes d’une légitimité acquise dans l’action, les ONG se réclament en effet d’un idéal dont les termes ne sont partagés par tous qu’à la condition de rester vagues. Personne – ou en tout cas très peu de monde – ne souhaite être malade, humilié, ignorant, misérable et il est très mal considéré de formuler de tels souhaits pour les autres. En revanche, les conceptions de la santé, de la dignité, du savoir et de la prospérité sont multiples et variables selon les moments, les sociétés et les individus.
Se soutenant de si généreuses et si faibles évidences, d’éminents représentants du monde humanitaire ont, par exemple, soutenu la guerre américaine en Irak puisqu’elle allait mettre à bas un régime criminel. D’autres représentants d’organismes de solidarité ont, à l’inverse, condamné cette guerre. Ils n’étaient pas mieux inspirés que leurs collègues de l’autre bord car c’est précisément à la même source qu’ils puisaient. Celle des prescriptions morales qui ne sont jamais que des convictions transformées en « valeurs ». Aider quelques uns de nos semblables, proches ou lointains, en tant qu’êtres humains, à se sortir de situations douloureuses, voilà le programme minimum qui réunirait sans doute tous les acteurs de l’aide, quel que soit leur domaine spécifique. Leurs raisons d’agir sont diverses, mélange variable de plaisir, de circonstances et d’idéal qui ne saurait être ramené à la défense d’un impératif catégorique qu’au prix d’une transformation en poncifs. Plus complexe qu’il ne semble, plus ambitieux qu’il ne s’affiche, ce programme est tout entier marqué par la coupure entre une minorité éclairée et une masse d’ayant-droits, ou pour le dire autrement, par l’asymétrie des positions de l’acteur et du bénéficiaire. C’est pourquoi il ne peut prétendre être une politique. Sous toutes les latitudes, aider est une position enviable, être aidé est dévalorisant. C’est bien ce que rappelle l’ambition la plus haute affichée par les acteurs de l’aide, qui est de se rendre inutile.
« La colonisation est légitime quand le peuple qui colonise apporte avec lui un trésor d'idées et de sentiments qui enrichira d'autres peuples; dès lors, elle n'est pas un droit, elle est un devoir (…)Cf « L’Idée coloniale en France, 1871, 1962 », Raoul Girardet, Ed. La Table ronde, 1972 », plaidait le radical Albert Bayet au congrès de la Ligue des droits de l’homme de 1931.
Nous sommes, avec les peuples qui furent inclus dans les empires coloniaux, les héritiers d’une histoire dans laquelle la « mission civilisatrice » a joué un rôle essentiel. Nous n’en sommes nullement coupables, mais la persistance de la rhétorique « développé/sous-développé » atteste la présence de cet héritage. Depuis les attentats du 11 septembre et la « guerre globale contre la terreur », la division entre civilisés et barbares connaît un regain de vigueur. Cette division est d’abord une description, c’est-à-dire une interprétation, mais il se trouve qu’elle est celle du pouvoir dominant qui a fait des valeurs de « la civilisation » une ressource primordiale. Qu’elles le veuillent ou non, les ONG vont devoir réfléchir à cette embarrassante ressemblance.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Civilisés et barbares », 1 avril 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/civilises-et-barbares
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