Question d’indépendance
Rony Brauman
En décembre dernier, suite aux violences mettant aux prises forces françaises et ivoiriennes, plusieurs ONG, dont la britannique Save the Chidren Fund (SCF), une des très grandes associations internationales, décidaient de quitter la Côte d’Ivoire. D’autres s’estimaient au contraire en mesure de maintenir une présence active. Motivé par des considérations de sécurité, ce retrait pourrait donc n’être qu’un détail regrettable dans un tableau d’ensemble qui ne présente par ailleurs que de bien sombres perspectives. Pourtant, si cette décision et les explications qui l’accompagnentIvory Coast is a case of too much U.N. coordination, Anna Jefferys and Toby Porter, 26 nov 2004, www.alertnet.org méritent qu’on s’y arrête, c’est parce qu’elles signalent une évolution significative des relations entre ONU et ONG.
Dans les années 90, celles de la multiplication des interventions de « maintien » et d’ « imposition de la paix », la plupart des ONG se percevaient comme parties prenantes à ces opérations. Elles fondaient sur leur identification aux buts de l’ONU – paix et prospérité des nations et des peuples – une identité de vues avec l’ONU sur les terrains de crises et de conflits. L’évidence de cette croyance semblait devoir résister à tous les démentis que la réalité lui infligea dès 1993 avec le fiasco somalien. C’est en son nom, par exemple, que la plupart d’entre elles acceptèrent en 2002 la mise en place d’un blocus total dans le sud de l’Angola. Décidé par le gouvernement et entériné par l’ONU, celui-ci visait à réduire les dernières forces de l’UNITA, provoquant une famine qui décima la population civile se trouvant sous le contrôle des rebelles. L’organisation internationale nia publiquement l’existence de cette famine, afin de conforter sa position de médiateur du processus de paix. Ce paradoxe n’avait alors pas choqué grand monde, y compris parmi les ONG. MSF se retrouva seule à intervenir (avec le feu vert du gouvernement d’ailleurs) et fut vertement critiquée par l’ONU pour avoir attiré l’attention sur cette situation. Pour limité qu’il soit au cercle des ONG, le débat réactivé par SCF à l’occasion de son retrait de Côte d’Ivoire indique une évolution salutaire.
Rappelons à ce stade la mission confiée aux 6000 soldats de l’opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) : assister le gouvernement dans la mise en œuvre du programme de désarmement, démobilisation et réinsertion des combattants ; protéger le personnel de l’ONU et «contribuer à assurer, en coordination avec les autorités ivoiriennes, la sécurité des membres du gouvernement» ; aider le gouvernement à préparer «des consultations électorales libres» et à rétablir «l’autorité de l’Etat et du système judiciaire» ainsi qu’une présence policière civile partout dans le pays. Les 5500 hommes des forces françaises de l'opération Licorne sont, entre autres, chargés de soutenir l’ONUCI par « tous les moyens nécessaires ». Forte de toutes ces prérogatives, l’ONUCI doit enfin « faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire ». Qu’est-ce qui distingue une telle mission d’un protectorat ? Peut-être l’incapacité à tenir ses promesses.
Quoiqu’il en soit, être associé à ce dispositif par le truchement des structures de « coordination humanitaire » onusiennes, c’est donner prise aux accusations de politisation et de dissimulation d’objectifs, activer la méfiance. Comment imaginer qu’il puisse en aller autrement ? Si les ONG se reconnaissent toujours dans l’idéal de l’ONU, un nombre croissant d’entre elles finissent par s’apercevoir qu’elles ne peuvent traduire cette communauté de vues en coopération concrète sous peine de perdre leur capacité d’action. L’ONU, de son côté, a tout à gagner à se recentrer sur des objectifs tenables, et à accepter enfin que ses alliés ONG ne soient pas nécessairement des partenaires.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Question d’indépendance », 1 janvier 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/question-dindependance
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