Guerre au Proche-Orient : "La politique du "deux poids, deux mesures" rend nos pays inaudibles à l'échelle de la planète
Rony Brauman & Agnès Levallois
L’inégalité de traitement des Occidentaux entre les guerres en Ukraine et celles à Gaza, en Cisjordanie et au Liban renforce l’idée que la diplomatie des pays du Nord est restée figée à l’heure coloniale, s’inquiètent plusieurs personnalités, dont Rony Brauman, Agnès Levallois et Noël Mamère, dans une tribune au « Monde ».
Avec l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 et la mort de son instigateur, Yahya Sinouar, un an plus tard, une dynamique de guerre tous azimuts est lancée, comme un chaos en expansion constante. Les frappes israéliennes sur l’Iran et tous ses alliés régionaux ainsi que l’offensive sur le Liban donnent en effet cette impression d’accélération.
Localement, la Cisjordanie est l’un de ces fronts de guerre. La coalition au pouvoir en Israël à laquelle participe l’extrême droite veut resserrer l’étau : nouvelles colonies, expulsions en série… on compte plus de 700 victimes palestiniennes depuis un an dans cette confrontation à bas bruit dont l’objectif est de rendre irrémédiable l’occupation de toutes les terres palestiniennes à l’ouest du Jourdain. Le Grand Israël est à l’ordre du jour.
Sur le plan régional, les raids israéliens ne connaissent aucune limite dans le ciel du Moyen-Orient. Le premier ministre israélien cible déjà l’Iran, ses installations militaires et, au-delà, le régime de Téhéran. En réalité, Benyamin Nétanyahou reprend ici un logiciel manichéen imaginé voici un quart de siècle par les néoconservateurs américains. Peu après l’attaque contre le World Trade Center, le 11 septembre 2001, les stratèges de la Maison Blanche ont lancé une « guerre contre le terrorisme ». Ils prétendaient remodeler le Moyen-Orient en imposant la démocratie par la force. On a vu une coalition conduite par Washington balayer le régime de Saddam Hussein, en Irak, créant ainsi un terreau fertile à l’expansion du djihadisme par la naissance de l’organisation Etat islamique, comme Al-Qaida était née de l’invasion russe en Afghanistan. A l’époque, le président de la République Jacques Chirac (1995-2007) n’avait pas souhaité que la France rejoigne cette coalition.
Une image restera, celle du 27 septembre. Dans son discours devant les Nations unies, Nétanyahou rejette un projet de trêve avec le Hezbollah présentée par Washington et Paris avec l’aval de plusieurs pays du Golfe. Peu après, il ordonne le bombardement sur Beyrouth qui allait tuer Hassan Nasrallah. Aujourd’hui, certains s’interrogent pour savoir si la disparition de Yahya Sinouar sera considérée par le premier ministre israélien comme une « victoire suffisante » pour modifier sa course folle.
Insupportable indignation sélective
Depuis le 7-Octobre, tous les appels au cessez-le-feu à Gaza ou au Liban sont restés lettre morte. Depuis un an, il n’est question que de la « sécurité d’Israël ». On a peu entendu parler du droit des Palestiniens à leur propre sécurité, qu’elle soit physique, alimentaire ou sanitaire.
Après l’attaque sanglante du Hamas, les pays européens ont estimé qu’Israël avait toute légitimité pour une riposte à sa manière, oubliant les quatre guerres meurtrières des précédents assauts israéliens sur Gaza et l’incessant grignotage des colonies. Personne n’imaginait l’ampleur du cyclone qui allait s’abattre sur les Palestiniens. Un an plus tard, l’enclave gazaouie est une immense croûte de gravats où plus de 40 000 personnes ont perdu la vie, les affrontements débouchent sur une dynamique de guerre régionale et le piège se referme sur les pays occidentaux.
Qu’ils parlent de cessez-le-feu, de trêve, de solution diplomatique ou d’aide humanitaire, la politique du « deux poids, deux mesures » rend nos pays inaudibles à l’échelle de la planète. La concomitance entre les guerres d’Ukraine et du Moyen-Orient braque les projecteurs sur l’inégalité de traitement des pays occidentaux concernant ces crises. D’un côté, un soutien appuyé à la volonté d’indépendance de l’Ukraine face à l’agression russe. De l’autre, un abandon quasi complet des droits du peuple palestinien depuis l’échec du compromis des accords Oslo [signés en 1993] doublé d’un appui décidé à la riposte israélienne, comme si tout avait commencé le 7-Octobre.
La crise globale du Moyen-Orient creuse plus profondément encore la fracture entre les pays du Nord et ceux du Sud. Pour la jeunesse de ces derniers, pour celle des universités américaines ou européennes, cette indignation sélective est insupportable. Beaucoup d’entre eux y voient la preuve que la diplomatie des pays occidentaux est restée figée à l’heure coloniale, la question palestinienne étant mise en avant comme l’expression emblématique d’une décolonisation inachevée.
Donner une chance à la justice
Dans ce chaos, l’Europe n’est pas aphone. Même interdit de séjour en Israël, le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, s’est souvent exprimé, les responsables français ou allemands parlent, les Espagnols et les Irlandais ont reconnu l’Etat de Palestine. Rien n’y fait. L’Europe, qui continue de verser de l’aide pour reconstruire les infrastructures palestiniennes détruites, n’a plus les moyens d’agir. Elle avait pourtant su se dresser, presque unanime, pour s’opposer à Vladimir Poutine lors de l’invasion de l’Ukraine.
Si les pays occidentaux veulent retrouver une voix crédible, il leur faut abandonner la logique du « deux poids, deux mesures ». Ils doivent tout faire pour donner une chance au retour du droit international et à la justice, admettre enfin que des sanctions sont nécessaires, et apporter un soutien sans faille à la Cour pénale internationale qui a demandé des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien et son ministre de la défense, Yoav Gallant. On voit déjà que des tractations sont en cours pour ralentir ou neutraliser les procédures enclenchées au mépris des engagements des pays signataires du traité de Rome.
L'Union européenne peut-elle assumer son consentement à la tragédie en cours, alors qu’elle impose des sanctions à la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, et à bien d’autres encore ? Peut-elle accepter, sans réaction notable, l’encerclement et les tirs contre les casques bleus des Nations unies stationnés dans le sud du Liban ? Faute de rétablir une cohérence face à l’embrasement incontrôlable actuel en prenant des mesures substantielles contre Israël et son gouvernement, c’en est fini de ce qui subsistait encore de l’Europe « championne » des droits humains.
Signataires : Olivier Abel, philosophe, ancien doyen de la faculté de théologie protestante de Paris ; Pierre Benoit, journaliste, ancien directeur adjoint de l’information de TV5Monde ; Rony Brauman, médecin, ancien président de Médecins sans frontières ; Alain Dugrand, écrivain ; Sylvain Fourcassié, écrivain ; Cécilia Joxe, sociologue ; Benjamin Joyeux, conseiller régional (Les Ecologistes, Haute-Savoie) ; Yvon Le Bot, sociologue, directeur de recherche CNRS ; Agnès Levallois, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée et Moyen-Orient ; Noël Mamère, écologiste, ancien député ; Gustave Massiah, économiste, ancien vice-président de l’association Attac France ; Philippe Pialoux, psychologue ; Eric Sarner, écrivain ; Anne Vallaeys, écrivaine.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, Agnès Levallois, « Guerre au Proche-Orient : "La politique du "deux poids, deux mesures" rend nos pays inaudibles à l'échelle de la planète », 12 novembre 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/guerre-au-proche-orient-la-politique-du-deux-poids-deux-mesures-rend-nos-pays
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