Innovations médicales en situations humanitaires
Jean-Hervé Bradol
Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).
L'urgence et les contraintes de certaines catastrophes contraignent les équipes MSF aux prises de risques, faute de se résigner à de nombreuses souffrances, à des handicaps et des morts jugés évitables. Renoncer à des habitudes devenues inefficaces, à des protocoles officiels, peut conduire à faire moins bien, à porter tort et dilapider des ressources, mais manquer d'initiative revient à accepter une situation médicale critique. Les auteurs de ce livre relatent et analysent les introductions de nouvelles pratiques médicales en situations humanitaires : comment créer des dynamiques de changement et en faire bénéficier les populations prises en charge ?
Se servir des leçons de l'expérience peut aider à mieux comprendre comment intervenir dans un environnement afin de le rendre propice au remplacement de pratiques sans qualités thérapeutiques dont, trop aisément, médecins et décideurs politiques s'accommodent : sous prétexte de pauvreté et d'ignorance des populations affectées, sous prétexte aussi de respecter des recommandations internationales, des contraintes économiques, des autorités publiques.
L'ensemble de cet ouvrage est le résultat d'un travail collectif et non l'addition de textes produits par des spécialistes travaillant séparément. Les rédacteurs sont sept médecins, un pharmacien et trois sociologues. Ils prennent appui sur un examen d'archives et de publications MSF ainsi que sur des entretiens avec d'anciens et actuels responsables qui furent ou sont impliqués dans des processus d'innovation.
Sommaire
- Innovations ? - Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape
- Les "satellites" de MSF. Une stratégie à l'origine de pratiques médicales différentes - Claudine Vidal et Jacques Pinel
- Mesurer, analyser, publier et innover - Emmanuel Baron
- Politique des controverses - Marc Le Pape et Isabelle Defourny
- Choléra : dépister et traiter hors des murs de l'hôpital - Jean-François Corty
- Méningite : du praticien au prescripteur - Eugénie d'Alessandro
- Trypanosomiase humaine africaine : en finir avec l'arsenic - Jean-François Corty
- Paludisme : les résistances traitées par une médiation Sud-Sud - Suna Balkan et Jean-François Corty
- Sida : nouvelle pandémie, nouvelles pratiques médicales et politiques - Jean-Hervé Bradol et Elisabeth Szumilin
- Contributions de Médecins Sans Frontières aux transformations de la médecine trans-nationale - Nicolas Dodier
Les chapitres "Innovations ?", "Politique des controverses" et "Contribution de Médecins Sans Frontières aux transformations de la médecine trans-nationale" sont disponibles au format EPUB.
Le premier chapitre, "Innovations ?", est disponible en bas de cette page. Vous pouvez également acheter le livre.
Innovations ?
L’usage du terme innovation a troublé nos premiers interlocuteurs à MSF. Quand nous leur parlions d’innovation, ils pensaient invention, sur le modèle de la découverte d’une molécule ou d’un test diagnostique ; en ce sens, ils doutaient que l’on puisse attribuer des innovations à MSF. De fait, il existe une perception courante de l’activité médicale humanitaire comme une médecine caritative qui récupère des outils anciens (vaccins, diagnostics, médicaments) développés dans des pays riches, outils dont l’usage est sur le point d’être abandonné au profit d’une nouvelle génération de produits médicaux. La médecine humanitaire est assimilée à une activité de récupérateurs de biens usagés intelligemment remis en circulation dans des contextes marqués par la précarité. Soit une pratique médicale à laquelle il serait prétentieux de reconnaître un rôle dans des processus d’innovation dont certains sont également pertinents pour des pays riches en ressources.
Si les contextes où se déploie l’action médicale humanitaire conduisent souvent à simplifier les protocoles de soins, pour autant cela ne signifie pas recourir à des pratiques rudimentaires. Soit l’usage d’un test rapide pour le diagnostic de l’accès simple de paludisme, plutôt que d’un microscope. Les tests rapides conduisent à la confirmation ou à l’infirmation biologique, en quelques minutes, sans passage au laboratoire, par le dépôt d’une goutte de sang sur un petit dispositif. La lecture du résultat, à l’œil nu, est possible pour tout un chacun. Ce test rapide bénéficie des acquis récents de l’immunologie, c’est un outil scientifique à la fois plus sophistiqué et plus simple à mettre en œuvre que le microscope. L’innovation a consisté à en systématiser l’usage dans les équipes MSF. Nous sommes passés d’une pratique où, faute d’un test simple réellement utilisable en situation précaire, alliant grand nombre de patients et déficit de personnel de laboratoire qualifié, l’accès de paludisme était traité sans confirmation biologique, c’est- à-dire à l’aveugle et donc à tort dans des proportions qui variaient suivant les endroits, les profils épidémiologiques, mais pouvaient atteindre deux cas sur trois. Soit également l’usage des combinaisons à dose fixe adopté par MSF pour les cas du sida ou du paludisme : ne pas avoir à prendre un trop grand nombre de comprimés dans la journée fait partie du dispositif qui favorise la réussite du traitement en contribuant à l’observance par les patients. La réunion de plusieurs principes actifs en un seul comprimé n’est pas un simple bricolage mais requiert un travail scientifique formel de recherche et de développement qui débouche sur une plus grande efficacité thérapeutique. Ce sont là deux exemples attestant que la médecine des populations en situation précaire pratiquée par MSF n’est pas une pauvre médecine, elle utilise des technologies récentes, des objets médicaux (un matériel médical et chirurgical) conformes aux standards préconisés dans les pays de haute technologie scientifique.
On l’aura compris, selon notre hypothèse de départ, MSF a bien pris part à des processus d’innovation et continue de le faire. Encore faut-il confirmer ce point de vue en évitant l’illusion rétrospective. Nous reconnaissons un tel risque et ce d’autant plus que les rédacteurs de ce livre sont impliqués dans les activités de l’Association, pour certains de longue date. Leur position n’est clairement pas celle d’observateurs transformant en terrain d’études une organisation où ils interviendraient tels des consultants ou des chercheurs. En outre, cette enquête a principalement pris appui sur des sources internes, documents et entretiens avec des acteurs MSF qui participaient aux programmes médicaux sur lesquels portent les analyses. Les ébauches de chaque article ont été communiquées, pour revue critique, à un groupe de lecteurs composé des auteurs des autres textes du livre et de collègues exerçant différents métiers (logisticien, pharmacien, médecin, infirmier, sociologue, historien, épidémiologiste, politologue) au sein de l'Association.
L’approche adoptée concorde avec une attitude de réflexivité critique par laquelle MSF tente de capitaliser les traits saillants de l’expérience et de renouveler les propositions d’action. Depuis le milieu des années 1980, une partie de ce travail de réflexion porte sur les objets médicaux [Destexhe, 1987 ; Brauman, 2000].
Le résultat normalement attendu de cette démarche réflexive est d’améliorer les pratiques médicales, de les faire évoluer, en tirant les leçons de l’expérience. Il s’agit aussi de se protéger contre la pente naturelle d’une part de l’oubli des expériences réalisées et d’autre part de leur restitution sous la forme d’une auto-histoire euphorisante, héroïque, idéalisée. De ce point de vue, l’exercice de réflexivité n’a pas pour but de mettre en valeur les actions positives, c’est plutôt l’inverse qui est recherché. Nous reconnaissons que cette démarche ne va pas de soi, qu’il y a des difficultés à s’y tenir. Parfois, nous n’échappons pas au penchant de mettre l’accent sur les seuls résultats positifs des interventions, même si le risque en a été reconnu, identifié : l’histoire institutionnelle glorifiante biaise la perception du travail humanitaire. Nous ne le dirons jamais assez, le renouvellement des pratiques médicales concernant les cinq maladies retenues dans cet ouvrage est le produit d’un travail collectif impliquant de nombreux acteurs et institutions. Or, au sein de cet ensemble, la participation des praticiens, chercheurs et institutions sanitaires des pays affectés est systématiquement sous-estimée. Par exemple, qui a conscience que le Niger, présenté comme le pays le plus pauvre du monde, a mis au point le standard international pour le traitement des cas de méningite lors des épidémies, et cela par deux fois (1991, 2005) ?
Contre-exemple
Le doute sur la capacité de la médecine humanitaire à innover nous a encouragés à décrire des protocoles de soins (choléra, méningite, trypanosomiase humaine africaine, paludisme et sida) dont l’évolution nous a semblé notable, positive et en rapport avec des contributions de MSF. Ces maladies, qui relèvent toutes de l’infectiologie, constituent une part importante des activités médicales humanitaires. L’apparition de nouvelles épidémies, la fréquence croissante des résistances aux traitements de référence, la perception par les États des pathologies infectieuses comme menaces pour la sécurité et pour la croissance économique, les tensions commerciales et politiques au sujet de l’accès aux médicaments essentiels expliquent, en partie, pourquoi l'infectiologie a connu un renouvellement de ses pratiques au cours des dernières années. D’autres spécialités médicales, auxquelles recourent les interventions humanitaires, ont connu des évolutions notables dont nous n’avons pas traité. Ainsi, la psychiatrie et la psychologie clinique sont-elles devenues des pratiques fréquentes sur les terrains et un ensemble de savoir-faire a été développé. Pour ne prendre que quelques exemples en chirurgie, le traitement des fractures par la pose de matériel interne d’ostéosynthèse et la reconstruction maxilo-faciale ont fait leur apparition dans la pratique chirurgicale de MSF. Les protocoles de soins pour les femmes victimes de viol ont été une évolution marquante en gynécologie. La pharmacie et la biologie ont également subi de profondes transformations, l’imagerie médicale numérisée a été utilisée sur le terrain. Le lymphome de Burkitt a été l'un des premiers cancers à faire l’objet d’un protocole de soins accessible aux équipes.
Le choix des cinq pathologies infectieuses retenues pour ce travail conduit à présenter des histoires de relatives réussites, ce qui est loin d'être toujours le cas. En contre-exemple, nous aurions pu envisager la tuberculose : les tests disponibles sur nos terrains ne permettent pas d’établir le diagnostic dans la moitié des cas. Principal outil diagnostique, la recherche de bacilles à l’examen microscopique direct après coloration date de la fin du 19e siècle. Mis au point au début du 20e siècle, le vaccin présente une efficacité trop limitée pour avoir un réel impact sur la transmission de la maladie bien qu’il restreigne la fréquence de certaines formes graves. Le protocole de traitement des formes communes est trop long et trop complexe pour être aisé à respecter. Enfin, la dernière introduction d’un nouvel antibiotique, dans le traitement des formes communes, date des années 1960. Depuis, des formes résistantes aux antibiotiques, parfois intraitables, sont apparues. Aujourd’hui, nous constatons que le développement de la pandémie de sida, dont la tuberculose est une des principales maladies opportunistes, a éloigné la perspective d’une mise sous contrôle de la maladie.
Pourtant, la lutte contre la tuberculose a été l’objet d’une stratégie innovante au début des années 1990. La nouvelle approche, Directly Observed Treatment Short-Course (DOTS, traitement de brève durée sous surveillance directe ), reposait sur cinq piliers : un engagement politique, le diagnostic par examen microscopique, un approvisionnement continu en médicaments, un recueil et une analyse des données d’activités et l’observation directe de la prise du traitement. L’approche DOTS peut être caractérisée comme une utilisation plus rationnelle des outils diagnostiques et thérapeutiques existants, outils aux performances limitées mais ayant le mérite d’être disponibles. Bien que constituant un progrès indéniable en regard des pratiques antérieures, cette stratégie, à laquelle les médecins humanitaires se sont associés, n’a pas permis le contrôle de l’endémie. Par ailleurs, elle a entraîné l’exclusion des soins de patients jugés non- prioritaires pour l’atteinte de l’objectif global de contrôle épidémiologique. Cet effet négatif souligne l’importance de saisir, par un travail de veille avant le lancement d’une politique innovante, les opportunités nouvelles induites par une évolution scientifique. Croire que le seul volontarisme politique, traduit en une injonction à adopter un comportement plus rationnel de la part des soignants et des patients, peut compenser un déficit scientifique, conduit à de dangereuses utopies. La poursuite d’une ambition irréaliste, a fortiori dans des contextes de rareté de l’offre, exige souvent d’exclure des soins un quota de malades jugés non essentiels par rapport à la réalisation d’un objectif pourtant hors de portée. En outre, les ressources englouties dans la poursuite de telles illusions auraient toujours pu être mieux réparties.
Études de cas
Paludisme
Soit l’exemple de la Thaïlande au début des années 1990 [Nosten et al, 2000]. Il s’agissait d’enjeux pratiques, de la participation de MSF à des études sur le traitement du paludisme effectuées à l’intérieur de quelques camps de réfugiés. Dans ce type de situation, les équipes de recherche, pour le recrutement de leurs cas comme pour le suivi de certains de ces cas, collaborent généralement avec des équipes curatives - et cela est signifié par la co-signature d’articles dans les revues scientifiques. Certains médecins humanitaires avaient des réserves à l’égard de la participation aux études, ils ne se référaient pas tant aux codes éthiques formalisés qu’à des arguments idéologiques généraux du type « les patients ne peuvent pas comprendre », en tant que réfugiés regroupés dans des camps « ils n’ont pas le choix », ils ne sont pas en situation d’exprimer leur libre consentement quand les institutions de secours agissent comme pourvoyeuses de sujets d’expérience. Quant à la pratique de tester les nouveaux protocoles successivement dans les mêmes camps, elle suscitait une objection éthique spécifique : la charge du risque de la recherche n’était pas également répartie, elle portait sur un nombre limité de camps, le risque de recherche était concentré sur une population, un groupe. Pourtant les médecins-chercheurs justifiaient cette pratique : la recherche apportait un bénéfice direct, immédiat aux réfugiés ; par l’accès à un nouveau traitement remplaçant des anti-paludiques qui avaient perdu de leur efficacité, ils devenaient les bénéficiaires des gains cognitifs obtenus par les études effectuées dans leur groupe – ils le furent effectivement.
Introduire des innovations bouscule les rapports existant entre institutions, entre praticiens, entre chercheurs, engendre des tensions, des changements d’alliances, des campagnes d’opinion. Chaque auteur a décrit ces jeux de forces et d’alliances en restituant de manière détaillée les péripéties des processus d’innovation, les arguments des uns et des autres, les actions entreprises, le travail politique effectué pour forcer l’introduction et la diffusion d’un traitement ou d’une organisation des soins, d’une stratégie thérapeutique. Il apparaît que MSF, dans les processus d’innovation, tient fréquemment un rôle spécifique en argumentant par des activités de plaidoyer pour accélérer le passage de la phase expérimentale de l’innovation à son usage thérapeutique. Faire accepter par les pays d’intervention une nouvelle démarche thérapeutique comme protocole national, faire modifier les recommandations de politiques publiques, de politiques industrielles et commerciales, c’est aussi cela qui doit être obtenu pour que l’innovation soit généralisée : il s’agit de lier la pratique médicale à un travail politique au risque de confrontations avec des pouvoirs établis, pouvoirs politiques, économiques et médicaux.
S’engageant à ce point dans la mise en œuvre de nouveaux traitements, MSF est confrontée, par la suite, aux conséquences de ces initiatives. En ce domaine, la réflexivité critique peut être considérée comme un impératif. Les innovations, une fois leur efficacité thérapeutique attestée, sont caractérisées, au nom d’une éthique minimaliste [Walzer, 2004] et de l’observation clinique, comme un bien en soi. Mais cette conviction, publiquement affirmée, en entraîne une autre, d’ordre politique, selon laquelle ce bien est transférable à l’ensemble de la société avec des conséquences globales positives. Ainsi, rechercher l’adoption des nouveaux traitements par les politiques nationales et internationales de santé présuppose que seront bénéfiques les effets des protocoles appliqués à un grand nombre d’individus, à une échelle de masse. C’est bien le présupposé qu’assumait MSF en recommandant, au début des années 2000, le traitement du paludisme par les ACT (Artemisinin-based combination therapy, combinaison thérapeutique à base de dérivés d’artémisinine) en Afrique subsaharienne. MSF a bataillé pour leur introduction dans les protocoles nationaux. Mais aujourd’hui, là où elle est recommandée par les ministères de la Santé, la diffusion des ACT n’a eu que peu d’impact sur la catégorie de la population dont la mortalité due au paludisme est la plus forte, les enfants de moins de deux ans. Ce constat ne remet pas en cause l’introduction des ACT dans les secteurs publics africains alors que, dans nombre de pays, ils étaient déjà commercialisés dans les secteurs privés. Mais, en même temps, force est de constater que les politiques publiques de santé étant ce qu’elles sont dans la plupart des pays d’Afrique, l’impact des ACT reste limité. Pour certains, opposés à la diffusion des ACT, ce fut un argument justifiant l’abstention ou, autrement dit, le refus de les introduire. Cette affirmation d’inanité a été retenue notamment par des syndicats de laboratoires pharmaceutiquesVoir, notamment, Jean-Jacques Bertrand, président-directeur général d'Aventis Pasteur, président du Syndicat national de l'industrie pharmaceutique [Bertrand, 2000]., au début des années 2000 : quand les conditions du succès ne sont pas réunies, la seule introduction d’un nouveau médicament est futile, condamnée à l’échec.
MSF combattait la politique d’abstention en revendiquant qu’il ne peut être futile, pour un praticien, de traiter correctement un patient et de le guérir. Cette forme d’engagement public est régulièrement adoptée, lors de l’introduction d’une innovation : face à des doutes, des blocages, voire des interdits, MSF présente l’accès à de nouveaux traitements dont l’efficacité est attestée, comme un bien en soi, comme un objectif qui ne peut être légitimement subordonné à d’autres fins [Dodier, 2003, p. 19-23] : leur efficacité thérapeutique exige qu’ils soient introduits immédiatement. On reconnaît là le registre d’une éthique minimaliste. Minimaliste en ce sens qu’il est fait appel à des arguments tenus pour « largement, sinon universellement accessibles », car ils suscitent, de manière générale, l’adhésion immédiate, spontanée : « tous ceux ou presque qui y prêtent l’oreille entendront là quelque chose qu’ils sauront identifier » [Walzer, 2004, p. 23]. Dans ce livre, plusieurs exemples sont présentés, illustrant comment MSF, confrontée à des oppositions puissantes, prend appui publiquement sur les exigences éthiques de la pratique médicale pour donner plus de force à ses choix thérapeutiques et parvenir à les faire adopter à la fois par les institutions internationales de santé et les ministères des pays d’intervention. On considère habituellement que ce type de débats devrait être cantonné à l’intérieur des comités d’éthique, à l’écart des arènes politiques, nos enquêtes montrent dans quelles circonstances et avec quels résultats MSF enfreint cette convention.
Il reste que, dans une perspective de santé publique, ce sont les facteurs de réussite à l’échelle globale qu’il faut prendre en considération pour apprécier la pertinence d’accepter et généraliser un nouveau traitement ; une fois celle-ci reconnue, le mode d’introduction est régulé par un ensemble de normes que l’OMS et les ministères de la Santé formalisent et légitiment. Confrontée à ce monde normatif, MSF négocie, argumente, recherche (et trouve) des alliés à l’intérieur des institutions internationales, des ministères de la Santé et des laboratoires pharmaceutiques, s’associe à des équipes de recherche, et, simultanément, recourt à une forme de critique publique visant sans ménagements les institutions et les firmes dont l’Association estime qu’elles bloquent des progrès thérapeutiques ou compliquent, voire interdisent, leur diffusion par des programmes publics.
Trypanosomiase humaine africaine
La résurgence de la trypanosomiase humaine africaine semble pour l'instant sous contrôle. Du début des années 1980 à aujourd'hui, l'effort a été réalisé en s'appuyant sur les méthodes et les médicaments de la médecine militaire coloniale tout en affinant le ciblage des zones prioritaires d'intervention grâce aux techniques contemporaines de l'épidémiologie médicale. Le résultat n'était pas acquis d'avance. Les productions des médicaments traditionnellement utilisés étaient en train de s'éteindre et les pistes thérapeutiques nouvelles laissées en friche. Nul doute que MSF ait joué un rôle important au regard du nombre de patients traités, de l'action pour préserver les outils classiques d'intervention (pentamidine, melarsoprol, équipes mobiles), du travail de codification des usages cliniques d'un test récent de dépistage (CATT) et du développement de nouvelles molécules (éflornithine et nifurtimox) pour le traitement. Mais, au delà de la satisfaction d'avoir évité de peu la catastrophe (une endémie en recrudescence et la disparition des médicaments pour la traiter), l'examen de l'activité des dernières années laisse une certaine amertume. Alors qu'une alternative (l'éflornithine) au médicament de référence (le melarsoprol) existait depuis le début des années 1980, la grande majorité des patients traités au stade 2 (neurologique) de la maladie l'a été avec un dérivé de l'arsenic, autrement dit un poison, qui n'éliminait pas le parasite dans environ un tiers des cas et était responsable du décès de 2 à 10% des patients, voire plus dans certaines séries. Ce pourcentage rapporté au nombre de patients traités ces deux dernières décennies signifie que plusieurs milliers de malades sont décédés en raison des effets secondaires du traitement. Les praticiens confrontés à cette situation ne se sont pas résignés puisqu'une alternative existe aujourd'hui. Mais il est nécessaire de garder en mémoire le dilemme éthique posé par ces travaux de recherche. La mise en place d'essais cliniques, au début des années 2000, dans lesquels des groupes de patients continuent à recevoir de l'arsenic est discutable. L'impératif méthodologique de comparaison d'un nouveau traitement (éflornithine, nifurtimox) au traitement de référence (le mélarsoprol) aurait pu être relativisé en prenant en compte l'évidence de la toxicité de l'arsenic.
L'imposition, dans ce cas particulier, de la méthodologie désormais classique des essais cliniques pose des questions que les procédures d'examen ainsi que les comités d'éthique nationaux et internationaux ne semblent pas avoir pris en compte avec rigueur. Que faut-il penser d’un essai clinique (3 Bitherapy Trial), en 2001, en Ouganda, qui induit cinq décès dans les deux groupes recevant du mélarsoprol ? Quelle information supplémentaire est apportée à la science par la mort de cinq personnes qui était prévisible en réaction à un traitement peu différent d'un poison ? L'objectif de la comparaison entre un nouveau traitement et un ancien qui est déjà en échec dans un tiers des cas, justifiait-il un tel coût humain ? A la suite de ces décès l’essai clinique a été modifié. Par ailleurs, la nouvelle génération de traitement présente les mêmes difficultés de mise en œuvre que la précédente. A la différence d'équipes spécialisées traitant de grands nombres de cas, les infirmiers en brousse auront des difficultés à manier en toute sécurité un traitement injectable même simplifié comme le note déjà l'expérience d'Iba, au sud du Soudan. Cela justifie de continuer à participer à l'effort de recherche pour un traitement administrable par voie orale et qui soit efficace sur les deux stades de la maladie.
Sida
Notons, dans le contenu des arguments de MSF, un changement de perspective politique. À la fin des années 1980, l’introduction de l’ouvrage Santé, médicaments et développement [Destexhe, 1987, p. 12] déclarait :
« La recherche est un processus long et coûteux que seules les firmes pharmaceutiques peuvent assumer et l’industrialisation pharmaceutique du Tiers-Monde n’est pas toujours la panacée ». Au début des années 2000, MSF affirme que la recherche ne peut être laissée en les seules mains des firmes pharmaceutiques et s’appuie sur l’exemple de la production publique brésilienne d’antirétroviraux génériques pour imaginer une réponse à la pandémie de sida là où elle est la plus meurtrière, en Afrique. Les monopoles que les multinationales de la pharmacie détiennent sur la commercialisation des médicaments, grâce à la mise en œuvre de règles internationales régissant la propriété intellectuelle, sont considérés par MSF comme un des principaux obstacles à l’accès aux médicaments dans les pays à bas revenu. Et l’industrialisation de ce qu’il était convenu d’appeler, vingt ans plus tôt, le Tiers-Monde, est aujourd’hui reconnue comme une source des progrès enregistrés dans la lutte contre le sida ainsi que le note Ellen F. M.’t Hoenhttp://www.msfaccess.org/main/access-patents/the-global-politics-of-pharmaceutical- monopoly-power-by-ellen-t-hoen/: « la majorité des antirétroviraux disponibles à des prix abordables vient de l’Inde » [’t Hoen, 2009, p. 7].
Ainsi, MSF a d’abord critiqué ce qu’elle considérait comme des utopies tiers-mondistes, en particulier l’utopie des projets d’industrialisation et celle qui, en célébrant le « médecin aux pieds nus », figure centrale de la politique sanitaire en Chine maoïste, a été à l’origine d’échecs sanitaires. Puis l’Association passa, au cours des années quatre-vingt dix, à une critique des effets dévastateurs du capitalisme pharmaceutique sur la santé publique. Cette critique vise surtout les avantages considérables accordés aux industriels du médicament sous la forme de brevets conduisant à des situations prolongées de monopole commercial. MSF remarque qu’en conséquence, là où les perspectives de commercialisation sont faibles, des pans entiers de la prévention, du diagnostic et de la thérapeutique ne sont plus couverts par la recherche de nouveaux produits et par la distribution de produits pharmaceutiques existants [Trouiller et al., 2002].
Le sida a été un cas emblématique pour porter cette critique au moment où les multinationales du médicament, les États et les Organisations internationales discutaient de la finalisation des règles de propriété intellectuelle adoptées en 1994 (ADPIC GATT). Mettre en place un prix unique mondial du médicament et la limitation drastique des possibilités de produire hors brevets, telle était alors la tendance dominante. Pourtant, la mobilisation d’États du Sud (Brésil, Inde, Thaïlande, Kenya…) et des ONG entraîna l’adoption, lors de la réunion de l’OMC à Doha, en novembre 2001, d’une déclaration affirmant la souveraineté des États qui prenaient ou prendraient des mesures de santé publique, incluant la possibilité de produire et d’utiliser un médicament sans l’accord du détenteur du brevet (licence obligatoire) et d’importer un médicament déjà produit à un prix plus bas dans un autre pays (importation parallèle), sans l’autorisation ni du bénéficiaire des droits de propriété intellectuelle, ni du producteur.
Dans ce contexte, la singularité de MSF n’est pas de faire le lien entre la disponibilité des produits pharmaceutiques dans les pays pauvres et les questions de propriété intellectuelle, mais elle tient au fait que ce lien soit affirmé par une association internationale de médecins témoignant publiquement que leurs patients décèdent en raison du mode de gestion des droits de propriété pharmaceutique proposé par les pays les plus riches. La capacité de MSF à exprimer cette opinion simultanément dans de multiples arènes (réunions de praticiens, d’opérateurs nationaux de santé publique, discussions médico-scientifiques, réunions OMS, OMC, participation aux phases préparatoires des G8 …) a été organisée, depuis l’automne 1999, par la création d’un dispositif institutionnel spécifique, la Campagne d’accès aux médicaments essentiels.
L’impact d’une approche associant la revendication de flexibilités dans l’application des règles de propriété intellectuelle et la mise au point de protocoles de prescription simplifiés est manifeste : des prix d’antiré- troviraux divisés par cent de 1999 à 2007, une augmentation du nombre de personnes traitées qui passent de 300 000 (2002) à 3 millions (2007) dans les pays à revenu intermédiaire ou faible. Toutefois, seul un tiers des patients qui le nécessitent reçoit aujourd’hui un traitement qui, en raison de sa toxicité et son efficacité limitée, a été abandonné par les pays à haut revenu. Actuellement, les données disponibles témoignent de l’accroissement du nombre de personnes traitées mais renseignent peu sur le succès ou l’échec de traitements désormais prescrits massivement dans des contextes marqués par la précarité. Aussi les échecs sont-ils probablement plus nombreux que le seul suivi clinique ne le suggère sans la vérification de la charge virale par un examen de laboratoire, rarement disponible. Il reste donc bien des progrès à réaliser : augmenter le nombre de malades traités, changer de médicaments pour en diminuer la toxicité et faire face à l’émergence de résistances. On peut donc prévoir de nouvelles tensions concernant la propriété intellectuelle et le financement des programmes.
Méningite et choléra
La réflexion critique ne doit pas se limiter aux stratégies du commerce pharmaceutique et à l’allocation internationale de fonds pour répondre à des catastrophes sanitaires. Ainsi, le volet vaccinal de l’action de MSF en réponse à l’émergence d’épidémies de méningite est-il discutable. L’Association a investi massivement dans la vaccination réactive au démarrage d’une épidémie de méningite. Puis elle a réalisé que cet investissement conduisait à des vaccinations trop tardives dans le cours de l’épidémie pour avoir un impact. Le travail de recherche a alors été orienté vers la définition de critères permettant de décider plus précocement d’une vaccination réactive. Or, quelle que soit la sophistication des outils de recueil, d’analyse et de transmission des données, la justesse de l’information et des décisions qu’elle provoque repose sur le bon état de ce qu’il est convenu d’appeler la surveillance épidémiologique. Cette dernière est rarement en meilleur état que l’administration sanitaire des pays. En d’autres termes, il est souvent illusoire de vouloir détecter rapidement une épidémie de méningite pour employer un vaccin dont la durée d’efficacité vaccinale n’autorise pas l’utilisation avant que ne surviennent les épidémies. Tout repose sur de bonnes capacités d’administration sanitaire, or celles-ci sont rarement présentes. Pour cette raison, la critique qui pointe la futilité d’une telle démarche vaccinale est recevable. Aussi, plutôt que de continuer à dépenser des sommes importantes pour des vaccinations réactives obtenant de maigres résultats, n’aurait-il pas été pertinent d’investir dans le développement d’une nouvelle génération de vaccins pouvant être utilisés préventivement ?
Une communication de l’OMShttp://www.who.int/mediacentre/news/releases/2007/pr28/fr/print.html(2007) indique les développement récents, en laissant dans l’ombre les raisons d’un progression aussi lente dans un domaine où l’état de la science et des technologies aurait permis une percée dès le début des années 1990 : « Le Projet Vaccins Méningite, partenariat entre l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l'organisation à but non lucratif PATH, basée à Seattle, collabore avec un fabricant de vaccins, Serum Institute of India Limited (SIIL), pour produire le nouveau vaccin contre Neisseria meningitidis (méningocoque) du sérogroupe A ». Le directeur du Projet Vaccins Méningite, le docteur F. LaForce, souligne le potentiel de l’entreprise : « Ce vaccin permettra d'éliminer les épidémies méningococciques dont souffre le continent depuis plus de 100 ans ».
Enfin, pour compléter ce tableau, il faut ajouter que les épidémies de méningite, si elles terrifient les populations, sont peu redoutables pour les gouvernants lorsqu’il n’existe pas de moyens préventifs : elles ne mettent pas en cause l’action des gouvernements quand elles touchent une société. Leur reconnaissance par les autorités en est facilitée. L’attention est alors centrée sur la capacité de réponse des ministères de la Santé. Non seulement le pouvoir politique ne peut être tenu pour responsable de l’apparition du fléau, mais il peut aisément se mettre en scène comme bienfaiteur par l’organisation de campagnes de vaccination de masse. Si les données épidémiologiques ne plaident pas toujours pour la vaccination réactive contre la méningite, le bénéfice politique est, lui, évident. La campagne massive de vaccination menée en 2009 dans les États du nord du Nigéria, habituellement hostiles à ce qu’ils caractérisent comme une intrusion d’organismes étrangers dangereuse pour la sécurité sanitaire de la population, confirme le constat de l’intérêt des gouvernants pour l’immu- nisation contre la méningite.
Concernant le choléra, la contribution de MSF à la standardisation des outils, des procédures de détection et de traitement « en milieu fermé » (camps de réfugiés, prisons …) est indéniable. Toutefois, l’enjeu principal de la lutte contre le choléra se situe « en milieu ouvert », urbain et rural, où la multiplication de petits centres périphériques de traitement s’accompagne inévitablement d’une surcharge de travail logistique et d’un affaiblissement de la supervision des soins, pourtant indispensable à leur efficacité, en particulier pour les cas sévères. De plus, l’efficacité de la stratégie en milieu fermé repose en grande partie sur la détection active des cas par la visite à domicile d’agents de santé. Technique plus facile à mettre en œuvre dans le périmètre limité d’un camp de réfugiés, par exemple. Or, c’est bien en milieu ouvert que s’exprime principalement l’actuelle pandémie de choléra.
EpicentreEpicentre est une association satellite de MSF, spécialisée dans l’épidémiologie d’intervention, la recherche et la formation.a étudié la faisabilité et l’efficacité de la vaccination anticholérique et participé à l’étude d’une alternative préventive au seul traitement réactif, une fois l’épidémie démarrée [Legros, Paquet, Perea, 1999]. En 1999, l’OMS affirmait que le recours au vaccin oral (B-Subunit- Whole Cell ou BS-WC et rBS-WC) pourrait être utile dans certaines situations à haut risque comme les bidonvilles et les camps de réfugiés [WHO, 1999]. Pourtant, en dépit de résultats encourageants, les habitants des régions où le choléra est endémique et occasionne des épidémies récurrentes attendront longtemps avant de pouvoir bénéficier d’une protection vaccinale. En effet, le choléra ne jouit pas d’un préjugé favorable au sein des gouvernements pour qui il représente une maladie honteuse, tant son irruption souligne les carences des services publics en matière d’hygiène. L’épidémie meurtrière survenue au Zimbabwe, en 2008, ne dément pas ce constat. Il est fréquent que les administrations interdisent l’usage du terme choléra sur les supports de communication internes aux professions de santé comme dans la presse. Les pressions augmentent si le pays tire du tourisme une part substantielle de ses revenus.
Cependant, même si l’espoir de contrôler cette maladie repose sur des possibilités techniques, la volonté politique apparaît faible. Ainsi, en 2007, le nombre de cas, sous-reportés pour des raisons politiques, est-il estimé, par l’OMS, à moins de 200 000 [OMS, 2008]. La même année, 4 000 décès sont rapportés, tandis que moins de 30 000 casWHO, Meningitis season 2007-2008 : moderate levels of meningitis activity, 9 juillet 2008, http://www.who.int/csr/disease/meningococcal/meningitisesepidreport2007_2008/en/index.htmlde la forme épidémique de la méningite, suivis de 2 500 décès, ont été notifiés et 2 millions de doses de vaccin administrées, pendant la saison 2007-2008. En termes de politiques publiques, la méningite, malgré les limites du vaccin, fait l’objet d’un effort bien supérieur à celui consenti pour le choléra, ce dernier étant pourtant responsable de plus de cas et de décès.
Des études de pathologies présentées dans cet ouvrage, il ressort que la médecine humanitaire contribue souvent à l’innovation médicale par la diffusion, après simplification, de progrès scientifiques et technologiques au sein de populations négligées où l’expression des maladies prend un tour catastrophique. Mais la réussite de cette démarche suppose un travail visant à infléchir les politiques publiques. En effet, quand la mise au point de nouvelles techniques d’intervention n’est pas associée à un tel travail, l’impact des innovations médicales sur le destin des plus pauvres demeure faible. En ce domaine, le mouvement MSF, de par sa nature et son expérience, manifeste plus d’habileté et de motivations à agir dans les arènes internationales plutôt que nationales où l’activité de l’Association est parfois perçue comme une ingérence étrangère peu consciente des subtilités de la scène médicale et politique locale.
Veille politique et scientifique
Quelle responsabilité se reconnaît l’Association, lorsque les innovations qu’elle a préconisées deviennent des pratiques médicales acceptées ? Cette préoccupation suscite régulièrement des controverses, voire des crises internes. En effet, à propos de cette responsabilité, MSF n’a pas stabilisé une stratégie partagée par tous. Néanmoins, des initiatives sont prises, en particulier pour assurer l’approvisionnement en molécules efficaces et réduire leur coût ; c’est ainsi que MSF-LogistiqueAu sujet de MSF-Logistique, association satellite de MSF, voir, dans ce livre, l’étude de C. Vidal et J. Pinel.assume le rôle de centrale internationale d’approvisionnement en médicaments pour l’ensemble des acteurs de la lutte contre la trypanosomiase humaine africaine.
Il est clair que le choix de ces actions, pour avoir des chances d’être pertinent, suppose un dispositif de veille et une activité d’analyse par rapport aux définitions de politiques médicales à l’échelle mondiale, une détermination des objectifs spécifiques sur lesquels engager MSF lorsqu’il s’agit de santé publique ainsi qu’une prise de parti sur les formes d’intervention dans les différentes arènes de débat.
La veille politique et scientifique se traduit notamment dans la capacité à déclencher des controverses publiques en prenant appui sur le travail médical effectué en situations de crises épidémiques. À cet égard, MSF se voit fréquemment opposer une contre-argumentation dominante qui met en avant l’examen des conséquences liées à la généralisation de nouvelles pratiques de santé et déclare indispensable cet examen pour la bonne conduite des interventions, reprochant à MSF de ne pas en tenir compte ou de manière simpliste, trop précipitée. MSF répond de manière générale par l’argument que traiter des malades aura forcément un effet global positif. Même si sa validité scientifique reste discutée, cet argument, venant de MSF, a de la force dans la sphère publique, lorsque l’Association engage des débats critiques avec des institutions internationales (OMS, agences des Nations unies…), des bailleurs de fonds, des laboratoires pharmaceutiques, des ministères de la Santé et diverses institutions du monde de la médecine (revues scientifiques, réseaux, groupes de spécialistes…). Les études de cas montrent que cette capacité à faire reconnaître la validité d’innovations tient pour beaucoup à la présence de l’Association en tous les points de la chaîne de légitimation : pratiques cliniques et thérapeutiques, épidémiologie, revues scientifiques, réseaux d’échanges (et de controverses) entre pairs, activités d’analyse et de plaidoyer. Plusieurs contributions rendent compte du dispositif qui permet à MSF d’intervenir ainsi dans les multiples lieux de légitimation.
La cohérence du dispositif est essentielle mais sa réactivité dépend aussi d’adhésions individuelles à l’attitude de veille : seule cette adhésion entraîne chacun à capter des outils médicaux, des stratégies thérapeutiques qui pourraient être importés sur les terrains de la réponse internationale aux urgences, et éventuellement transformés par les praticiens humanitaires.
Il reste que l’intégration des innovations médicales dans la pratique humanitaire nécessite la redéfinition et l’écriture des protocoles de soins, l’obtention des autorisations administratives, l’identification des sources d’approvisionnement, la gestion logistique et administrative d’importations de produits pharmaceutiques, la formation des personnels à de nouvelles pratiques, la supervision vigilante de leur mise en place et l’évaluation continue de leurs résultats. Soit un processus long, exigeant, au cours duquel l’enthousiasme de départ se mue en une usante incertitude au quotidien et parfois en désillusion. Quand l’innovation réussit, l’usage de la nouveauté devient une routine d’une telle évidence qu’il ne reste plus grand monde pour se souvenir de l’effort déployé.
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WHO/OMS, 2008, « Choléra, 2007 », Relevé épidémiologique hebdomadaire, 1er août 2008, 83 (31), p. 269–28.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, Claudine Vidal, Innovations médicales en situations humanitaires, 13 octobre 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/medecine-et-sante-publique/innovations-medicales-en-situations-humanitaires
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