Rony Brauman, poil à gratter de l'humanitaire
Rony Brauman
Dans cette interview menée par Adrien Renaud, Rony Brauman revient sur ses années d’études, de militantisme, et ses premières missions au sein de MSF. L’entretien a été publié le 8 mai 2022 sur le site What’s Up Doc.
Dans la famille des médecins humanitaires, vous apparaissez souvent comme l’intello. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette étiquette ?
Dans la mesure où j’ai essayé de penser l’humanitaire en réfléchissant aux questions qu’il soulève, oui je veux bien accepter cette épithète (rires).
Comment ce tropisme intellectuel vous est-il venu ?
C’est l’action qui m’a d’abord attiré. J’étais intéressé par le travail médical concret, en lui-même. Ce qui m’a amené à commencer à réfléchir, c’est une expérience rude, voire douloureuse, qui s’est déroulée au moment de la grande famine de 1984-1985 en Éthiopie. J’étais président de Médecins Sans Frontières, et je me suis aperçu que notre action était plus nuisible qu’utile, dans la mesure où elle était détournée par les autorités éthiopiennes et mise au service d’une politique de déportation. C’est à partir de ce moment que les notions de victime, de liberté d’action, de responsabilité des acteurs humanitaires ont commencé à devenir pour moi de véritables sujets de réflexion.
Vous avez même fini par développer une approche assez critique de l’humanitaire…
Je ne peux pas réfléchir sans que cette réflexion soit une réflexion critique. L’humanitaire se réclame de l’humanité, mais est-ce qu’il y a des valeurs morales universelles ? Pourquoi va-t-on à tel endroit plutôt qu’à tel autre ? Qu’est-ce qui fait qu’on peut travailler avec des autorités peu recommandables ? Toutes ces questions me tournaient dans la tête, et c’est pour cela que dès que je ne me suis pas représenté à la présidence de MSF, au milieu des années 1990, l’idée d’écrire de façon plus construite s’est imposée à moi.
Avant d’être un penseur de la médecine humanitaire, vous avez été médecin humanitaire. Or dans « médecin humanitaire », il y a « médecin » : comment en êtes-vous venu à ce métier ?
J’ai toujours voulu être médecin, ce qui peut paraître étrange, car je n’ai pas pratiqué la médecine très longtemps : une douzaine d’années tout au plus, et cela fait aujourd'hui bien longtemps que je ne la pratique plus. Mais aussi loin que je me souvienne, je ne me rappelle pas avoir envisagé un autre métier, même pas ceux auxquels rêvent bien des enfants : pompier, pilote, chauffeur de camion…
Et comment, durant vos études, vous êtes-vous orienté vers les maladies tropicales ?
J’ai suivi un cursus avec des sinuosités, en raison d’activités militantes qui me prenaient beaucoup de temps. Mais quand j’ai véritablement repris mes études, j’étais stimulé par l’idée que je pratiquerais une médecine qui ne serait pas nécessairement conventionnelle. Cela pouvait être une médecine sociale, dans les bidonvilles par exemple, une médecine marquée par les enjeux qui avaient été au cœur de mes activités militantes. Cette médecine-là je l’avais déjà apprise, et il me restait à apprendre des formes médicales me permettant de m’adapter à des environnements plus lointains. D’où une formation en médecine tropicale, en épidémiologie et en chirurgie, qui m’a outillé pour pouvoir partir loin avec un minimum de confiance.
En quoi consistait votre militantisme politique ?
J’avais commencé à la Fédération anarchiste et dans le militantisme anti-impérialiste, en rapport avec la guerre du Viêtnam. Puis j’ai rejoint la Gauche prolétarienne à la fin de 1968, alors que j’étais déjà à la fac de médecine. La Gauche prolétarienne avait ceci de particulier que c’était à la fois un mouvement marxiste-léniniste et anti-autoritaire. Moi, j’étais plus intéressé par le côté anti-autoritaire.
Quel était alors votre rapport à la violence, que vous avez ensuite beaucoup côtoyée dans votre vie d’humanitaire ?
La violence, je l’ai vécue, dans des bagarres avec d’autres groupes, notamment certains trotskystes ou le service d’ordre de la CGT, ou encore avec les flics. J’ai fait beaucoup de karaté pour me donner un peu de prestance, mais je ne crois pas avoir fait de mal à grand monde, parce que je retenais mes coups. La bagarre, c’est psychologique, il faut en avoir envie.
Comment parveniez-vous à concilier ces activités militantes avec vos études médicales ? Vous y alliez en dilettante ?
Oui, surtout que n’étant pas d’une famille aisée, je travaillais, d’abord comme aide-soignant, puis comme infirmier de nuit… Et à partir de la 3e année, à partir du moment où l’on commençait les stages, j’ai été très assidu dans les services, car j’éprouvais beaucoup de plaisir à apprendre la médecine dans le lieu de son exercice. Je n’allais pas en cours, mais j’adorais être à l’hôpital. Je m’y sentais bien, il n’y avait pas de bagarres, il y régnait une certaine autorité qui, elle, ne me dérangeait pas.
Le gauchiste que vous étiez n’a vraiment eu aucun problème avec l’autorité ?
Si, une fois, lors de la première semaine de mon premier stage, au Val-de-Grâce. J’avais fait une observ’ qui avait la qualité que l’on peut attendre de la part d’un étudiant qui ne connaît rien et qui débarque à l’hôpital. En arrivant dans la chambre au moment de la visite, le patron la regarde, la trouve nulle, et au lieu de m’expliquer comment il faut faire, il me l’envoie à la figure. Je la lui ai renvoyée, il y a eu des insultes et j’ai quitté le service pour m’inscrire ailleurs, à Cochin.
Vous alliez donc en stage, mais pas en cours. Comment avez-vous eu votre diplôme ?
C’est vrai que mon emploi du temps ne laissait aucune place aux examens. J’ai bénéficié d’un système singulier, qui devait être exclusif à Cochin, et qui permettait à tous les gens qui avaient validé leur stage de passer dans l’année supérieure. Je me suis donc retrouvé en 5e année, de manière tout à fait légale, avec zéro certif’. Il se trouve que c’est à ce moment-là que j’ai arrêté de militer, ce qui me donnait beaucoup plus de temps. J’avais déjà une expérience, j’avais participé à des dizaines de staffs… Et j’ai pu passer mes 12 certificats dans l’année.
Pourriez-vous maintenant nous parler de vos débuts dans l’humanitaire ? On vous associe souvent aux fondateurs de MSF, mais vous les avez en réalité rejoints quelques années après leurs débuts…
Oui, je dois dire que je regardais MSF avec beaucoup de dédain quand j’en ai appris l’existence en 1972-73. J’étais encore militant, et la médecine de ce type m’apparaissait comme un amusement de petit-bourgeois, loin de la tâche qui nous incombait qui était de faire la révolution. En revanche, quand je me suis réellement remis à la médecine, j’ai réalisé qu’avec une telle organisation, je pouvais me retrouver dans des lieux qui m’intéressaient. À la fin de mes études, en 1975, j’ai voulu partir avec eux au Liban dans le cadre de la guerre qui commençait… et je n'ai pas été pris. J’ai su plus tard, pour en avoir discuté avec Xavier Emmanuelli, qui était la personne qui m’avait reçu, que j’étais à leurs yeux encore un gauchiste aux cheveux longs qui n’avait pas sa place au Liban.
Mais vous avez tout de même réussi à partir…
Oui, je suis parti au Bénin. Il y avait un remplacement à assurer dans une organisation qui s’appelait Medicus Mundi. C’est comme ça que je me suis retrouvé pendant quelques mois médecin chef d’un petit hôpital de brousse. C’était un hôpital catholique, avec un petit bloc chirurgical, un petit laboratoire, et c’était exactement ce à quoi je m’étais préparé : je maîtrisais de petits éléments de labo qui m’aidaient bien, j’avais fait suffisamment de chirurgie pour gérer les blessures par balle car il y avait beaucoup d’accidents de chasse… Ça a été une expérience fondatrice pour moi.
Et votre première mission avec MSF a finalement été la Thaïlande, 2 ans plus tard…
Oui, je suis entre-temps allé à Djibouti, et en revenant, j’ai vu une annonce de MSF qui recrutait deux médecins pour partir en Thaïlande. Je suis donc retombé sur Emmanuelli, qui ne m’a pas reconnu (je m’étais coupé les cheveux !), et je suis parti pour 3 mois… Puis avec le Haut-Commissariat aux réfugiés, MSF et Terre des hommes, je suis allé monter un petit hôpital dans un camp de réfugiés à la frontière cambodgienne.
Et à votre retour, vous allez assez rapidement vous retrouver permanent, puis président de MSF. Est-ce à ce moment-là que vous avez arrêté de pratiquer la médecine ?
Non. J’étais posté à Paris, mais je passais énormément de temps sur le terrain : je faisais des missions exploratoires, ce qui passait par la mise en place de dispensaires, de petits blocs… Et les gens qui me rejoignaient prenaient le relais. J’ai donc continué à exercer, même quand je suis devenu président. Mais à la fin des années 1980, je me suis rendu compte que ma pratique médicale s’espaçant de plus en plus, j’avais peur de ne plus pouvoir assurer.
En quoi les jeunes médecins que vous voyez dans l’humanitaire aujourd'hui sont-ils différents de celui que vous avez été ?
Je les vois d’abord proches de ce que j’ai vécu. Je retrouve chez eux le goût de l’épreuve, la curiosité pour le monde, l’envie de se rendre utile… Là où il y a des différences, c’est qu’on n’a pas grandi dans les mêmes environnements. Ils sont dans un monde qui est à la fois moins violent et plus menaçant. De plus, quand on était sur le terrain jusqu’au début des années 1990, on était livré à soi-même. Cela avait beaucoup d’inconvénients, mais cela permettait de travailler à sa façon. Mais il faut surtout dire que la médecine qu’ils pratiquent est plus efficace, plus sûre… le service qu’ils rendent est bien plus substantiel.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune médecin qui veut faire de l’humanitaire ?
Je ne me suis pas encore résolu à m’installer dans la position du vieux sage, donc je donne très peu de conseils (rires). Mais je dis souvent de ne pas trop réfléchir, et d’y aller. Bien sûr, il faut savoir que parmi les acteurs qui se réclament de l’humanitaire, il y a une minorité, peu nombreuse mais qui existe, de gens qui sont des escrocs. Il faut aussi savoir qu’il peut y avoir des moments difficiles. Mais il ne faut pas attendre d’avoir lu tout ce que j’ai écrit ! Il faut faire sa propre expérience : même une expérience pas très réussie, cela reste une expérience.